Pour franciser un verbe anglais et pouvoir l’employer à toutes les personnes et à tous les temps, il suffit souvent de lui ajouter une désinence verbale.
Tout le monde connaît le verbe filmer : je filme, tu filmes, il filme, il se filme, etc. On n’a jamais écrit : « Il film », « Il se film ». Et il s’agit bien d’un verbe formé à partir d’un mot anglais (un nom : film, un verbe : to film). L’anglais film, « membrane, peau, pellicule » (du vieil anglais filmen, d’origine germanique), est attesté en français depuis les années 1890 pour désigner une bande de pellicule sensible sur laquelle s’enregistrent des images photographiques.
On connaît le verbe boycotter : je boycotte, tu boycottes, il boycotte, nous boycottons…
Ou encore le verbe bluffer : « Vous croyez que je bluffe ? »
En langage militaire, on emploie depuis les années 1980 le verbe débriefer (d’après l’anglais to debrief) : faire le bilan d’une mission avec les hommes et/ou les femmes qui y ont participé. C’est le pendant du briefing qui précède la mission. Nous l’avons francisé au point de le pourvoir d’un accent aigu fort utile pour signaler que son e n’était pas caduc. Ce verbe s’est répandu dans le parler courant : « Il faut qu’on débriefe » ; « On débriefe quand tout le monde sera là » ; « Le chef débriefe son équipe »…
De nos jours on peut même débriefer quelqu’un au sujet d’une réunion à laquelle ce quelqu’un n’a pas participé (lui rapporter ce qui s’y est dit).
Alors pourquoi, depuis quelques années, lit-on partout sur Internet des phrases où l’étymon anglais n’est pas francisé ?
« On te debrief sur les 5 styles de streetwear incontournables en 2021. »
« Va falloir que je la brief sur l’art et la manière de surfer. »
Tous les verbes empruntés à l’anglais sont touchés :
« On rap et ça résonne dans les murs de chez toi. » « On rap à l’ancienne. » Il faut écrire : on rappe !
« Nous on boycott KFC. »
« Ça bug tout le temps. »
« Un député clash Mathilde Panot. »
« Nos ancêtres ils nous watch sûrement. »
Aux trois premières personnes du singulier du présent de l’indicatif, ainsi qu’à la troisième personne du pluriel, on croit pouvoir se dispenser d’écrire la désinence sous prétexte qu’elle ne s’entend pas.
« Il test » ; « Il me clash » ; « Elle me ghost ». « Alors, les jeunes, ça boum ? »
Parfois, c’est même le participe passé ou l’infinitif qui se voient privés de désinence !
« T’as beaucoup de meufs sur ton tel parce qu’elles t’ont juste friendzone. » « Les mecs se sont fait friendzone. »
« Lui il est vraiment beau, j’l’ai date hier ! » (Où le mot date est le participe passé d’un verbe qu’on prononce à l’anglaise.)
« Mon nom s’est fait blacklist, je suis blacklist sur mon réseau. »
Pourquoi dites-vous qu’une info(rmation) « a été debunk » et non pas « a été débunkée » ? (Du verbe débunker, qui peut fort bien devenir un verbe français du premier groupe.) Si vous aimez tant parler anglais, vous pourriez au moins dire : « Ça a été debunked »… De même : « Untel a été cancelled. »
Autres phrases lues sur Internet :
« Une nouvelle fois, la France trust les premières places du classement des plus grandes entreprises de luxe du monde en 2021 […]. » « Il troll des conservateurs (et se prend une leçon) ». « Il est bien, le journaliste qui interview Macron. Très pro. »
« Ce qu’il dit choc Internet » ; « Son habillement choc la classe ».
« Statue de Napoléon : Rouen va-t-il cancel l’empereur ? » (Allusion au démontage pour restauration de la statue équestre en bronze de Napoléon Ier, œuvre du sculpteur Vital-Dubray, située place du Général-de-Gaulle à Rouen : suite à une consultation civique lancée par la mairie, évoquant la possibilité de la remplacer par une statue ou une œuvre d’art qui honorerait une femme, la statue de Napoléon a failli ne pas être réinstallée.)
Évidemment, le verbe « cancel » (je cancel, tu cancel, il cancel, nous cancel, etc.) n’existe pas en français. Il eût fallu le pourvoir d’une désinence et le conjuguer : je cancelle, tu cancelles, il cancelle, nous cancelons…
C’est normal qu’Untel se fasse canceler (plutôt que : « se fasse cancel »).
Il trolle.
Il choque.
L’une des séries de la romancière canadienne Lisi Harrison a été traduite de l’anglais par Julie Lopez pour les éditions de La Martinière Jeunesse. Cette série, Collégiennes, compte à ce jour trois tomes, dont le second s’intitule en français Ça crush ! (paru en 2024). Dans cet énoncé figure le verbe « crusher » (qui signifie : tomber sous le charme de quelqu’un), et il semble être à la troisième personne du singulier, sur le modèle du titre du premier volume de la série (Ça promet !, paru en 2023). Continuant sur sa lancée, et proposant de la sorte un équivalent de la répétition qui caractérisait les titres de la trilogie originale (Girl stuff – Crush stuff – Awkward stuff), la traductrice intitule le troisième volume Ça craint ! (paru la même année que le précédent, en 2024). Bien évidemment, le deuxième aurait dû s’intituler : Ça crushe !
Il est bon de franciser les mots anglais lorsqu’on les emprunte, mais il est préférable de les éviter carrément lorsque la chose est possible.
Peut-être devrions-nous dire un mot du verbe spoiler, dont le radical anglais ne peut se prononcer qu’à l’anglaise. Je vous spoile la solution, tu nous spoiles le film, ce résumé spoile tous les rebondissements… Faut-il en refuser la traduction ?
Ce n’est pas parce qu’un mot anglais a la même origine latine qu’un mot français qu’il ne se traduit pas. Sinon le français se trouvera bientôt réduit à peau de chagrin… Devons-nous laisser les bottines se faire rebaptiser « boots », par exemple ? Qu’y gagnons-nous ?
Ainsi, je trouve que le verbe divulgâcher est un mot-valise correctement formé et bien trouvé.
Pour la même raison, je me refuse à qualifier de « préquel » un film ou un roman qui, écrit ou réalisé après une série ayant déjà eu sa conclusion, raconte des événements qui ont précédé la série. Je préfère parler d’antésuite, mot qui intègre toutes les significations du terme anglais (en général, une antésuite prend tout son sens pour ceux qui connaissent déjà la série). Le paradoxe que renferme le mot anglais est ainsi préservé dans le mot français.
Précisons que celui-ci n’est pas un mot-valise, mais un simple dérivé.