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31 août 2024 6 31 /08 /août /2024 13:21

La non-répétition de la préposition à ou de est autorisée dans le cas d’une énumération de noms de ville ou de village, surtout s’il y en a plus de deux.

Chez les écrivains du passé, le phénomène était rare et répondait à une intention stylistique précise : « Les morts se lèvent de leurs sillons ; ils accourent des tragiques plateaux, de Borny, Gravelotte, Saint-Privat, Servigny, Peltre et Ladonchamp… On les accueille avec vénération. » (Maurice Barrès, Colette Baudoche, 1908 ; texte consulté dans l’édition du Livre de Poche, 1968, p. 131. Pour traduire l’émotion avec laquelle on suivait la messe annuelle du 7 septembre en l’honneur des soldats français morts pendant le siège de Metz, l’auteur-narrateur les fait apparaître à nos yeux. Quelques années plus tard, le nom Ladonchamp se verra graphié : Ladonchamps.)

Partout ailleurs, dans le même texte, la préposition est répétée : « [L]es collines […] ont leurs têtes aplanies : c’est qu’elles sont devenues les forts de Plappeville, de Saint-Quentin, de Saint-Blaise et de Sommy. » (Colette Baudoche, le Livre de Poche, p. 14.) « Et sur l’autre rive, en face, derrière les deux énormes taupinières de Sommy et de Saint-Blaise, on voit se perdre à l’infini l’austère plaine de la Seille. » (P. 111.)

La phrase de Barrès que j’ai citée en premier, celle qui contient : « de Borny, Gravelotte, Saint-Privat, Servigny, Peltre et Ladonchamp », nous fournit le modèle suivi par Pierre Michon dans le passage suivant :

« [L’abbé Bandy] ne se départit jamais non plus, pour la messe, de la précision sonore des mots, de l’ampleur déclamatoire de prélat et du décorum gestuel hautement sobre, que j’ai dits ; sa diction trop belle, émaillée de mots incompréhensibles, résonna dix ans sous les voûtes aux saints frustes, guérisseurs de bestiaux, d’Arrènes, Saint-Goussaud, Mourioux ; et j’imagine sa rage secrète, lorsqu’il débitait ses pompeux sermons à des paysans respectueux qui n’y comprenaient goutte […]. » (« Vie de Georges Bandy », dans Vies minuscules de Pierre Michon, éditions Gallimard, 1984, collection NRF, p. 155, et Folio, p. 187-188.)

Pourtant, les phrases suivantes sont incorrectes : « Inconditionnelles / Kae Tempest // La mise en scène de Dorothée Munyaneza sera à Strasbourg, Le Creusot, Namur, Bruxelles, Lyon et Paris. // Déjà en librairie ! » (Extrait de la lettre d’information électronique des éditions l’Arche, août 2024.) « Le Poudlard Express entre en gare de Paris, Rouen et le Havre le [sic] 28 et 29 août » (titre d’un article paru sur le site Paris-Normandie.fr vendredi 27 août 2021).

Il faut dire : « La mise en scène de Dorothée Munyaneza sera à Strasbourg, au Creusot, à Namur, à Bruxelles, à Lyon et à Paris. » « Le Poudlard Express entre en gare de Paris, de Rouen et du Havre les 28 et 29 août ». Comme l’article défini masculin qui précède un nom de ville fusionne obligatoirement avec la préposition à ou de (ce qui ne se produit pas pour les noms propres de personne où figure un article défini, tel Le Dantec, Le Fanu, Le Clézio, Le Drian, etc.), il convient de répéter ladite préposition à ou de devant chaque nom d’une suite de noms propres de ville coordonnés – du moins lorsqu’on y trouve un ou plusieurs noms précédés de l’article défini masculin, voire de l’article défini pluriel. La non-répétition de la préposition n’est acceptable dans une suite de noms de ville que si aucun des deux articles définis n’y figure ; voir la phrase de Barrès citée plus haut.

Dès lors qu’on a remis les noms sur le rail de la préposition qui convient à tous, on peut s’abstenir de répéter à ou de : « Il y a dans le département 5 tribunaux de 1re instance : à Évreux (2 chambres), aux Andelys, à Bernay, Louviers, Pont-Audemer, et 4 tribunaux de commerce, à Évreux, Bernay, Louviers et Pont-Audemer. » (Abel Hugo, France pittoresque, tome second, 1835, p. 15, « Département de l’Eure ». Abel Hugo était le frère de Victor Hugo. L’écriture des nombres en chiffres et l’abréviation de l’ordinal sont de l’auteur.)

Il suffit donc de modifier légèrement la phrase tirée de l’infolettre de l’Arche pour qu’elle cesse d’être incorrecte : « La mise en scène de Dorothée Munyaneza sera à Strasbourg, au Creusot, à Namur, Bruxelles, Lyon et Paris. » La préposition à placée avant Namur reste nécessaire. Le seul problème de cet usage est qu’il suggère que les quatre dernières étapes de la tournée se succéderont à un rythme accéléré…

Que dans une suite de noms propres de personne il y en ait un qui comporte un article défini ne change rien au fait qu’il est permis de dire « à Pierre, Paul ou Jacques » ou « de Pierre, Paul et Jacques » ; l’article, dans les noms tels que Le Dantec, Le Fanu, Le Clézio, etc., ne fusionnant jamais avec la préposition. En revanche, l’article le qui précède un surnom fusionne toujours. Exemples de surnom : le Balafré, le Tigre, le Teigneux, le Raptor, mais aussi le Caravage, le Pérugin, le Corrège, etc. Attention : lorsqu’il est élidé avant un surnom commençant par une voyelle, l’article défini masculin ne fusionne pas avec de ou à. Exemple : La lecture de Machiavel, de l’Arioste et de Dante…

Si un seul surnom figure dans une suite de noms de personne, il convient de faire précéder chaque nom de la préposition : Le musée des Offices réunit un grand nombre d’œuvres de Botticelli, de Léonard de Vinci, de Titien et du Caravage.

C’est plus élégant que : Le musée des Offices réunit un grand nombre d’œuvres de Botticelli, Léonard de Vinci, Titien et du Caravage. La phrase à éviter absolument étant : « Le musée des Offices réunit un grand nombre d’œuvres de Botticelli, Léonard de Vinci, Titien et le Caravage » !

 

Comme je l’avais un jour signalé (dans Un sketch de les Nuls) : nos contemporains ont la fâcheuse tendance de ne pas répéter une préposition alors que la présence d’un article défini rendait cette répétition nécessaire.

« Les supporters de Paris et Le Havre pourront suivre la rencontre de Ligue 1 en direct texte [sic] sur notre site. » (Article publié sur le site Ouest-France.fr samedi 27 avril 2024.) Les supporters de Paris et du Havre…

« Joseph-Marie Guérin, lors de son voyage à Paris et Le Havre de deux mois en 1782, numérote même ses lettres à son épouse pour qu’elle soit sûre qu’aucune ne s’est perdue. » (Serge Chassagne, « Les réseaux d’affaires des marchands lyonnais au XVIIIe siècle », dans Autour [sic] des Van Loo : Peinture, commerce des tissus et espionnage en Europe (1250-1830), sous la direction de Christine Rolland, éditions Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, p. 151.) Lors de son voyage à Paris et au Havre de deux mois en 1782.

 

Le phénomène ne concerne pas seulement les noms de ville. Mais pour les noms de pays (Il voyagea en Espagne, au Portugal, au Maroc, en Iran, au Honduras…), c’est chaque nom qui est précédé d’une préposition : en pour les noms qui sont du féminin ou qui commencent par une voyelle ; au (à + le) pour ceux qui sont du masculin ou qui commencent par une consonne ; aux (à + les) pour ceux qui s’emploient au pluriel. Il semble difficile, en français moderne, de dire : « Il voyagea en France, Allemagne, Espagne… »

Le titre d’article que voici : « La figure du chef en France, Allemagne, Union soviétique et aux États-Unis de 1890 à 1940 » (publié par Yves Cohen, le 13 janvier 2023, sur le site Politika.io), apparaît comme une exception dans notre prose.

 

Bien d’autres noms de lieu exigent la présence d’un article défini, susceptible de fusionner avec à ou de. Qu’on songe à ceux des monuments historiques.

Un ministre du gouvernement français révèle les exigences d’un groupe de terroristes tapasambaliens, qui ont détourné un avion de ligne et pris en otage tout un groupe de vacanciers (dont les parents d’Achille Talon) :

« Pour se développer, le Tapasambal a choisi le tourisme. Or, il n’y a chez eux strictement rien à voir. Des cactus et des cailloux… […] / Voilà pourquoi, Messieurs, le Tapasambal ne nous rendra les otages que contre livraison de LA TOUR EIFFEL, LE TOMBEAU DE LÉNINE, LA STATUE DE LA LIBERTÉ, LA TOUR DE LONDRES, LE TAJ-MAHAL ET LE MANNEKEN-PIS ! » (Greg, Viva papa ! ; vingtième album de la série Achille Talon, éditions Dargaud, 1978, planche 10.)

J’aurais pu insérer cet extrait dans un précédent billet, Quand cesserez-vous d’engendrer des « de le » et des « de les » ?...

Bien sûr, la construction la plus correcte et la plus élégante eût été : « […] le Tapasambal ne nous rendra les otages que contre livraison de LA TOUR EIFFEL, DU TOMBEAU DE LÉNINE, DE LA STATUE DE LA LIBERTÉ, DE LA TOUR DE LONDRES, DU TAJ-MAHAL ET DU MANNEKEN-PIS ! »

Celui qui trouve qu’un tel énoncé contient trop souvent la préposition de pourrait en retrancher au mieux deux occurrences, à condition de remanier le texte et de faire dire au personnage : « le Tapasambal ne nous rendra les otages que contre livraison de LA TOUR EIFFEL, LA TOUR DE LONDRES, LA STATUE DE LA LIBERTÉ, DU TOMBEAU DE LÉNINE, DU TAJ-MAHAL ET DU MANNEKEN-PIS » (nous allons ainsi du proche au lointain, en finissant par le tout proche – enfin, tout proche pour un Français d’origine belge comme l’était Greg).

Il n’y a eu à déplacer dans la liste que la statue de la Liberté pour conserver le rapprochement, sans doute voulu par l’auteur, entre le monument emblématique des États-Unis et celui de l’Union soviétique. Et il n’a pas fallu ajouter un seul mot à l’énoncé initial.

 

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14 juillet 2024 7 14 /07 /juillet /2024 18:56

 

185 - Liaison et hiatus : inversion des usages

186 - Portes z-ouvertes ou portouvertes ? Liaison et élision du « s » antévocalique (1)

187 - Des crêpes z-au chocolat ou des crêpauchocolat ? Liaison et élision du « s » antévocalique (2)

188 - Liaison et élision du « s » antévocalique (3) : remarques

189 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (1)

190 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (2)

191 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (3)

192 - La préposition « avec » et le pronom pluriel, construction pléonastique (fin)

193 - La masculinisation du français

195 - Quand cesserez-vous d’engendrer des « de le » et des « de les » ?

196 - Qu’est-ce que le présent de narration ? (Emplois abusifs du futur dans la narration)

197 - Le présent de narration ne leur suffit plus (Emplois abusifs du futur dans la narration)

198 - Ils racontent ou résument une histoire au futur (Emplois abusifs du futur dans la narration)

199 - Ils préfèrent souvent le futur périphrastique (Emplois abusifs du futur dans la narration)

200 - Ils racontent au futur périphrastique (Emplois abusifs du futur dans la narration)

201 - Ils énoncent au futur des vérités générales (Emplois abusifs du futur dans la narration)

202 - L’adverbe « là » employé comme complément circonstanciel de temps

203 - Écrire, ce n’est pas devenir auteur de citations

204 - La mutation sémantique du préfixe « sur- »

205 - Quel pronom relatif employer lorsque l’antécédent est un mot de genre neutre ?

206 - Querelle orthographique et politique : de Gaulle contre De Gaulle

207 - Yves Ravey et les incises du dialogue

208 - Le poncif du « résolument moderne »

209 - Le subjonctif dans la subordonnée de subordonnée (1)

210 - Le subjonctif dans la subordonnée de subordonnée (2)

211 - Le subjonctif dans la subordonnée de subordonnée (3)

 

Consultez aussi :

131 - Première table des matières

184 - Deuxième table des matières

 

Sans oublier notre modeste…

194 - Tentative de résumé général

 

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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 20:27

« D’une certaine manière il n’y a pas de progrès en poésie, et le poème est répétitif, parce que, quel que soit le savoir (poétique par exemple) qu’il mette en œuvre, il ne se place pas dans la perspective du savoir. » (Michel Deguy, dans sa préface à Sources du vent de Pierre Reverdy, collection Poésie, éditions Gallimard, 1971, p. 14.) Au lieu de : « quel que soit le savoir qu’il met en œuvre » ; car tout poème met en œuvre un savoir.

Certes, le syntagme « mette en œuvre » est phonétiquement identique à « met en œuvre » prononcé avec la liaison du t, et la différence que remarquent les lecteurs du texte reste inaperçue de ceux qui ne font que l’entendre lire. Le subjonctif employé par Michel Deguy pourrait résulter d’une confusion avec cette autre construction : « quelque savoir qu’il mette en œuvre ».

En revanche, dans les derniers vers du poème « L’amour à Paris » de Banville (Odes funambulesques, 1857), le subjonctif « se ceigne » est justifié :

Quand il parle d’amour sans pleurer et crier,

Le plus heureux de nous, quel que soit le laurier

Ou le myrte charmant dont sa tête se ceigne,

Sent grincer à son flanc la blessure qui saigne,

Et se plaindre et frémir, avec un ris moqueur,

L’ouragan du passé dans les flots de son cœur !

Une tête n’est pas toujours ceinte d’une couronne : elle peut rester nue. Le subjonctif exprime donc une éventualité. (Contrairement à met dans « quel que soit le savoir qu’il met en œuvre », puisque dans un poème il y a toujours au moins une forme de savoir mise en œuvre.)

Dans une telle phrase, on n’a pas affaire à un subjonctif surgi par « attraction ». Le subjonctif y est porteur de sens.

 

Pour illustrer la pure attraction modale – le cas où un verbe subordonné peut être mis au subjonctif aussi bien qu’à l’indicatif –, je citerai :

« Quelle que soit l’action qu’il commette, il sera pardonné. » Le verbe commettre (qui dépend de soit) est au subjonctif par attraction modale. La construction est l’équivalent de : « Quelle que soit l’action qu’il aura commise (ou commettra), il sera pardonné. »

« Quel que soit le groupe vivant que nous considérions [parmi les poissons], il finit toujours par s’ennoyer [= être englouti] en profondeur dans le domaine du Mou. » (Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955, p. 141. Italique de l’auteur.) Le subjonctif peut ici se justifier, mais rien n’empêche de dire : « Quel que soit le groupe vivant que nous considérons ».

 

Peut-on encore parler d’attraction ou de contamination modale lorsque la subordonnée au subjonctif dépend d’une subordonnée de condition (nécessairement à l’indicatif) ?

« – […] Alors, désireux de me sonder, il s’est arrangé pour que nous entrions en conversation. M’aborder franchement pouvait me mettre la puce à l’oreille. Mais si c’était moi qui fasse les premiers pas… » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, chapitre XII ; texte consulté dans le volume de la collection 10/18, p. 171. Les points de suspension, marquant l’aposiopèse, sont dans le texte. C’est Nestor Burma qui parle, exposant à sa secrétaire les résultats provisoires de son enquête.) Le problème ne vient pas de la présence du subjonctif mais du fait que Malet se soit refusé à employer le plus-que-parfait du subjonctif. Il aurait pu écrire : « Mais si c’était moi qui eusse fait les premiers pas… » Pour éviter ce temps, rare et peu naturel dans le discours direct, il aurait pu recourir à l’indicatif : « Mais si c’était moi qui faisais les premiers pas… »

Exemple plus ancien de cet emploi du subjonctif dans une proposition dépendant d’une subordonnée de condition :

« – […] Si les idées sont une création propre à l’homme, si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre, elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines conditions. » (Balzac, Ursule Mirouët, 1842 ; Gallimard, collection Folio, p. 281. Extrait d’une réponse faite à la jeune Ursule par le vieil abbé Chaperon.)

Balzac fait parler un personnage. Si la phrase n’avait pas été au discours direct, le grand romancier aurait peut-être écrit : « si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur est propre ».

 

L’étiquette « attraction modale » est probablement trompeuse. Soit le subjonctif introduit une nuance sémantique plus ou moins nécessaire, et dans ce cas on a sans doute tort de parler d’un phénomène d’attraction, soit il surgit parce que le locuteur a cru pouvoir réutiliser (dupliquer) le mode employé dans la proposition mère.

Certains en font maintenant une habitude ou une facilité : « Le truc, avec elle, c’est de lui tendre la perche et de lui suggérer la bonne idée, pour qu’elle dise que ça vienne d’elle ! » (Au lieu de : « que ça vient d’elle ».) « Il fallait qu’on vienne comme on soit. » (Entendu dans l’émission Répliques du samedi 9 mars 2024. Au lieu de : « Il fallait qu’on vienne comme on est », ou « comme on était ».)

Lorsque la mise au subjonctif du verbe subordonné est manifestement anormale, que l’écart syntaxique ne saurait être légitimé, on devrait éviter de parler d’attraction modale. Pour que la qualification s’avère moins approbative, nous pourrions parler de contamination modale. La véritable attraction modale s’observe donc dans les cas où la présence du subjonctif n’est ni légitimée par le sens, ni anormale.

 

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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 19:51

Lorsque la tournure de mise en relief « c’est… que/qui/où… » s’intègre à une subordonnée concessive, elle devient « quel que soit… que/qui/où… ». L’adjectif conjonctif quel s’y accorde en genre et en nombre avec le nom ou le pronom qui se trouve mis en relief : quelle que soit, quels que soient, etc.

La plupart des auteurs font suivre cette construction tantôt de l’indicatif, tantôt du subjonctif, selon la nuance sémantique qu’ils veulent exprimer. Néanmoins il arrive que le subjonctif y soit choisi sans raison sémantique impérieuse, donc par pure attraction modale.

 

« – […] Quel que soit le rôle que tu aies joué dans cette affaire, Ferdinand est l’aîné, et, à ce titre, je le tiens pour responsable. » (Hervé Bazin, Vipère, 1948, chapitre XV.) Le rôle que tu as peut-être joué ? Le rôle que tu as joué. Car tu y as indéniablement joué un rôle. On attendait l’indicatif ! Mais il s’agit de paroles prononcées par un personnage (Folcoche, la mère), et ce personnage peut avoir mis le subjonctif par automatisme.

« Cette vipère, ma vipère, dûment étranglée mais partout renaissante, je la brandis encore et je la brandirai toujours, quel que soit le nom qu’il te plaise de lui donner : haine, politique du pire, désespoir ou goût du malheur ! » (Hervé Bazin, Vipère au poing, 1948, chapitre XXV. Le référent du pronom te, dans cette dernière page du roman, est Folcoche, mère du narrateur. Le narrateur-personnage est sur le point d’entrer en pension dans un collège.)

Pouvait-on écrire : « quel que soit le nom qu’il te plaira de… » ? Le subjonctif évite de situer dans le temps les reproches que pourrait exprimer la mère. Ce choix habile confère à celle-ci une sorte d’ubiquité : où que le narrateur aille, il est voué à entendre sa mère l’accuser.

 

« Quel que soit le genre auquel l’œuvre appartient… » : on choisit l’indicatif si l’on considère que toute œuvre écrite appartient à un genre littéraire. « Quel que soit le point de vue que l’on prenne… » Si nous considérons qu’il n’est pas possible de ne pas avoir un point de vue, nous dirons : « Quel que soit le point de vue que l’on prend » (ou « qu’on prend »).

« De quelque parti qu’on soit, à quelque hauteur ou à quelque profondeur qu’on soit placé, quel que soit le point de vue qu’on choisisse, on voit au sommet de cette assemblée trois hommes. Trois grands hommes ? non. Trois géants ? oui. Robespierre, Danton, Marat. » (Victor Hugo, reliquat de Quatrevingt-treize.) Si nous considérons qu’il est impossible de ne pas choisir un point de vue sur la Révolution française, nous dirons : « Quel que soit le point de vue qu’on choisit ». (En passant, notons qu’Hugo ne se croit pas obligé d’écrire « que l’on »…)

 

« [Q]uel que soit le mode de production dont ils sont la résultante, la saveur d’un fruit, le bouquet d’un vin, le parfum d’une rose sont des irréductibles ; […]. » (Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, tome 1 : La manière et l’occasion ; éditions du Seuil, 1980 ; collection Points-essais, p. 52.)

« Quel que soit le genre auquel un discours appartient, son principal mérite vient de l’unité. » (Jean-Joseph De Cloet, Tableau général ou analyse succincte de la rhétorique, 1819. Le soulignement est de l’auteur.) Écrivant un traité de rhétorique, De Cloet choisit l’indicatif parce qu’il considère que tout discours appartient nécessairement à l’un des trois « genres » de l’éloquence, qui sont : le démonstratif, le délibératif, le judiciaire.

« Quel que soit le genre auquel appartienne un chef-d’œuvre, quel que soit le nom illustre dont il est signé, soyez certains que la maîtrise vient d’imitations antérieures. » (Frédéric Dillaye, « Menus propos sur l’art en photographie », dans le Bulletin de l’Association belge de photographie, 1892. L’auteur demande à l’apprenti photographe de former et de développer son sentiment esthétique par la contemplation des tableaux de maîtres.)

Observons la phrase. Si « appartienne » est au subjonctif, « est signé » est à l’indicatif. Le choix du subjonctif pour le premier de ces verbes est donc porteur de sens : il exprime l’idée qu’on n’est jamais sûr de l’appartenance de tel ou tel un chef-d’œuvre à un genre précis. Les genres, en peinture du moins (peinture d’histoire, peinture religieuse, portrait, paysage, nature morte…), sont des catégories conventionnelles, déjà bien contestées à l’époque où la photographie est apparue.

 

« Donc, “quel que soit le jour où je sois dans la tribulation, inclinez votre oreille jusqu’à moi. Quel que soit le jour où je vous invoquerai, exaucez-moi sans tarder”. » (Saint Augustin, Discours sur les psaumes, traduction française par l’abbé Vincent, curé-archiprêtre de Vervins, 1872 ; extrait du Discours sur la première partie du Psaume CI.)

Les subordonnées relatives sont ici introduites par le pronom . La première est au subjonctif : le psalmiste cité par Augustin n’est pas sûr de se trouver un jour dans la tribulation, et espère ne jamais l’être. La deuxième est à l’indicatif : le psalmiste sait qu’il invoquera encore le Seigneur.

 

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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 19:29

La grammaire invoque l’attraction modale lorsqu’une proposition subordonnée dépendant d’un verbe au subjonctif a son verbe mis lui aussi au subjonctif, sans autre motif que cette dépendance. Le verbe subordonné est « attiré » vers le subjonctif, alors qu’il pourrait être mis à l’indicatif. L’attraction modale est particulièrement fréquente à l’oral. Le locuteur n’a pas le temps de penser que le retour à l’indicatif est possible : il met le subjonctif par automatisme.

En voici un exemple donné dans Le bon usage (édition de 1988, § 1073, e) : « Quoiqu’il [le cornac] prétende qu’ils [des Cafres] sachent un peu l’anglais, ils n’en comprennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques questions qui sont restées sans réponse. » (Lettre de Flaubert à Bouilhet, Croisset, 26 décembre 1853.) Flaubert aurait très bien pu écrire : « Quoiqu’il prétende qu’ils savent un peu l’anglais ».

 

Dans le même paragraphe, Grevisse nous signale que le cas se présente notamment quand le premier subjonctif concerne l’introducteur « c’est… que ».

En effet, les exemples que j’ai moi-même rassemblés comportent tous la tournure de mise en relief « ce soit… que/qui/où… » (formée du présentatif c’est – au subjonctif – et d’un pronom relatif). La mise au subjonctif du présentatif est souvent entraînée par la présence d’une tournure modalisatrice.

Le cas le plus fréquent est celui où ladite tournure modalisatrice est à la forme négative : Je ne pense pas que, Je ne crois pas que, etc. Le verbe qui en dépend directement est mis au subjonctif, mais aussi la subordonnée relative qui dépend de ce premier verbe subordonné : « Je ne crois pas que ce soit à cette époque que les choses aient commencé » ; tout comme on dit : « Je ne crois pas que les choses aient commencé à cette époque. » (Ne pas penser que, ne pas croire que, etc., étant normalement suivis du subjonctif.)

La mise en relief « ce soit… que… » est alors considérée comme un simple détour, n’exerçant par lui-même aucune influence sur le choix du mode du verbe de deuxième niveau. Ce dernier est mis au subjonctif simplement parce que le verbe principal est à la forme négative. Si telle est la bonne explication, nous avons là une règle.

Or il existe des phrases où, de la subordonnée au subjonctif, dépend une subordonnée à l’indicatif. Si l’indicatif est permis, il faut considérer que le subjonctif obéit plutôt à une tendance, donc à ce qu’on appelle l’attraction modale.

Examinons quelques exemples de mise à l’indicatif de la subordonnée de deuxième niveau :

« Cependant, il n’est pas du tout certain que ce soit en Grèce ou en Italie que la propriété individuelle a commencé. » (Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, « Conjectures sur l’histoire du droit de propriété » ; article du Journal des économistes, publié en 1878.) Si nous simplifions la phrase : « il n’est pas du tout certain que la propriété individuelle ait commencé en Grèce ou en Italie ». La subordonnée monte alors d’un niveau, et le subjonctif y devient obligatoire.

« Il n’est pas du tout certain que ce soit dans cette voie que veulent nous embarquer les promoteurs du Centre. » (Revue L’Arc, 1975, n° 63, p. 34, à propos du centre Beaubourg. La phrase est extraite de « Beaubourg vu de l’intérieur », document rédigé par la section C.F.D.T. du personnel de Beaubourg. La « voie » évoquée ici consisterait à susciter « l’éclosion de formes culturelles populaires nouvelles dans tous les domaines ».) Version simplifiée : « Il n’est pas du tout certain que les promoteurs du Centre veuillent nous embarquer dans cette voie. »

J’avoue n’être pas choqué par ces subordonnées à l’indicatif. De même, la phrase suivante ne me heurterait pas : « Je ne crois pas que ce soit à cette époque que les choses ont commencé. »

Peut-être la grammaire a-t-elle considéré que la négation affectant le verbe principal n’impose le subjonctif que dans la première subordonnée ? et que dans la seconde nous sommes libres de choisir l’indicatif lorsque le fait n’a rien de virtuel ?

Le verbe croire donne lieu à quelques surprises : Je ne crois pas que ce soit lui qui ait volé ta montre. Pour insister sur la réalité du vol : Je ne crois pas que ce soit lui qui a volé ta montre. Enfin, quand on connaît l’identité du voleur : Personne ne croit que c’est lui qui a volé ta montre.

L’indicatif est parfois prédominant dans un environnement où nous serions tentés de recommander le subjonctif : « Personne ne croira que c’est la peur qui me fait agir ; j’ai pour moi toute ma vie pour répondre à une pareille accusation. » (Lettre écrite par Méhémet Ali au roi Louis-Philippe en 1840. Le pacha sait que le compromis qu’il propose au roi des Français n’est pas dicté par la peur.) Mais on ne trouverait pas : Personne ne croira que « ce soit » la peur qui me fait agir. On dirait, à la rigueur : Personne ne croira que ce puisse être la peur qui me fait agir.

 

Lorsque la tournure modalisatrice est à la forme affirmative, la première subordonnée se met à l’indicatif ou au subjonctif selon le degré de probabilité du fait qui y est affirmé : « Je crois que c’est lui qui vous a dérobé. » (Molière, L’Avare, acte V, scène II.) Je suis sûr que c’est lui qui vous a dérobé. Il est certain que c’est lui qui vous a dérobé. Si le présentatif est à l’indicatif, le verbe qui lui est subordonné est aussi à l’indicatif.

Après le verbe impersonnel il me semble, l’indicatif s’impose : Il me semble que c’est lui qui vous a dérobé.

Mais après il semble, on choisit entre l’indicatif et le subjonctif : Il semble que c’est lui qui vous a dérobé. Il semble que ce soit lui qui vous ait dérobé.

On peut aussi écrire : Il semble que ce soit lui qui vous a dérobé. C’est attesté : « Il semble que ce soit lui [= un manuscrit] qui est ainsi désigné dans le catalogue des manuscrits du président de Mesmes […] » (Henri Omont, Catalogue des manuscrits grecs de Guillaume Pelicier, évêque de Montpellier, ambassadeur de François Ier à Venise, librairie Alphonse Picard, 1886, note 1 de la page 6).

Après il est possible, le subjonctif est fréquent : Il est possible que ce soit lui qui vous ait dérobé. L’indicatif dans la subordonnée de deuxième niveau n’est pas inconcevable : Il est possible que ce soit lui qui vous a dérobé.

Quand la principale est négative : Je ne peux pas affirmer que ce soit lui qui vous ait dérobé. L’indicatif sera choisi dans la subordonnée de deuxième niveau pour insister sur la réalité du fait : Je ne peux pas affirmer que ce soit lui qui vous a dérobé.

Toutes ces subtilités pourraient rendre fou… si un peu de réflexion ne permettait d’en trouver la clé.

 

On met l’indicatif ou le subjonctif selon le degré de certitude du fait évoqué dans la subordonnée de subordonnée – ou plutôt : selon son degré de réalité. Le subjonctif nous fait passer du réel au virtuel.

Le subjonctif qu’on trouve dans la phrase suivante obéit à un motif sémantique : « [I]l n’est pas du tout certain que ce soit Clément IV, ni une inspiration sacrée [citation] qui ait conseillé à Charles d’Anjou, devenu roi de Naples, par la mort de Conradin en 1268, de faire périr celui-ci par l’échafaud pour jouir en paix de ses états. » (L’esprit des journaux français et étrangers par une société de gens de lettres, tome XI, 1776-1778, p. 35.)

L’auteur de la phrase sur Charles d’Anjou (un dénommé Jacques Peuchet) refuse de croire que la décision, prise par celui-ci, de faire exécuter Conrad de Hohenstaufen, dit Conradin, ait été prise pour obéir au pape Clément IV ou à une inspiration divine : Charles d’Anjou, comte de Provence et frère du roi Saint Louis, n’a pris conseil que de lui-même pour ordonner froidement la mort d’un rival politique. Personne ne le lui a « conseillé », pas plus Clément IV qu’un autre.

En revanche, les membres de la section C.F.D.T. du personnel de Beaubourg, dont la déclaration a été citée plus haut, ont une idée assez précise des intentions des promoteurs du Centre, et, loin de mettre ces intentions en doute, ils les désapprouvent.

Voici encore un texte comportant cette construction syntaxique : « – À la réflexion, l’employé qui a pris, l’autre matin, la communication téléphonique de Ditvrai, n’est pas du tout certain que ce soit lui [= Jacques Ditvrai] qui ait téléphoné. Il est vrai que l’appel semblait venir de loin. » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, éditions Robert Laffont, 1958, chapitre XII ; collection 10/18, p. 191. La personne qui parle, une apprentie journaliste nommée Suzanne Rigaud, communique par téléphone à Nestor Burma le résultat d’une petite enquête qu’elle a menée à sa demande.)

Un appel téléphonique a bien été reçu, le doute ne porte que sur l’identité de l’émetteur. Donc on peut dire : « L’employé… n’est pas du tout certain que ce soit lui qui a téléphoné. » Pour mieux se faire comprendre, on peut mettre l’accent sur le pronom lui.

Dans la phrase prononcée par Suzanne Rigaud, le subjonctif semble avoir été adopté par automatisme, comme on le fait à l’oral parce qu’on n’a pas le temps de penser que le retour à l’indicatif est possible.

 

Dans l’extrait suivant, où figure une construction exprimant la double éventualité (« que… ou non »), on peut aussi se demander si la mise au subjonctif de la subordonnée de deuxième niveau était nécessaire :

« “Allons, allons. Pourquoi diable ne vous aiderais-je pas ? Et, à propos de Demessy, et que ce soit ou non à son insu que vous m’ayez téléphoné, qu’est-ce qu’il devient ?” » (Léo Malet, Les eaux troubles de Javel, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre premier ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 17. Nestor Burma s’adresse à sa cliente, compagne d’un de ses vieux amis nommé Paul Demessy. La conjonction de coordination et figure bien deux fois dans la phrase.)

Si l’on simplifie légèrement la construction de la phrase, on obtient : « et que vous m’ayez téléphoné à son insu ou non ». Cela signifie-t-il que le subjonctif « ayez téléphoné » s’impose de lui-même ? Je ne le crois pas. Malet aurait aussi bien pu écrire : « que ce soit ou non à son insu que vous m’avez téléphoné ». Le coup de téléphone est un fait réel.

Comme pour les exemples que j’ai cités en commençant, la grammaire n’impose le subjonctif que dans la première subordonnée, et nous sommes libres de choisir l’indicatif dans la deuxième, lorsque le fait n’a rien de virtuel.

 

Le tour impersonnel « il s’agisse de… qui/que/où… » s’utilise de la même façon que la mise en relief « ce soit… qui/que/où… ».

Simenon avait écrit, dans le premier chapitre du Passager du Polarlys (roman publié chez Fayard en 1932) : « Tout à coup, sans raison, un hauban éclate comme une corde de violon et arrache le bras d'un gabier. Ou bien le mousse s’ouvre le pouce en épluchant les pommes de terre et, le lendemain, le “mal blanc” le fait hurler. / À moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre loupée, d’un canot qui vienne se jeter étourdiment sur l’étrave. / Ce n’est pas encore le mauvais œil. Le mauvais œil exige la série. »

On aurait pu avoir : « qui vient ».

Non sans maladresse, José-Louis Bocquet récrit ces phrases ainsi (Le passager du Polarlys, bande dessinée de José-Louis Bocquet et Christian Cailleaux d’après Georges Simenon, éditions Dargaud Benelux, 2023, p. 14-15) : « Tout à coup, sans raison, un hauban éclate comme une corde de violon et arrache le bras d’un gabier. À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot qui vienne se jeter sur l’étrave. / Ce n’est pas encore le mauvais œil. Ce [sic] mauvais œil exige la série. »

Bocquet n’a pas compris que la virgule servait ici à séparer deux éventualités. Dans le texte original, le groupe manœuvre loupée, étant dénué de complément, peut désigner n’importe quelle manœuvre exécutée par le bateau et ayant des conséquences fâcheuses. Puis l’auteur-narrateur en évoque une, bien précise : le bateau, ayant mis à l’eau un canot, voit celui-ci revenir vers lui et le percuter (si j’ai bien compris).

Abrégée, la phrase sur le canot qui se jette sur l’étrave du navire devient lourde, avec ses deux verbes au subjonctif. La subordonnée relative aurait pu avoir son verbe à l’indicatif : « À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot, qui vient se jeter sur l’étrave » (une virgule est souvent bien utile avant la relative à valeur circonstancielle). Une autre remédiation possible, sans doute meilleure, serait d’écrire : « À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot venant se jeter sur l’étrave. » Enfin, pourquoi avoir remplacé le par ce avant mauvais œil ?

 

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27 janvier 2024 6 27 /01 /janvier /2024 22:27

« Écrit dans une langue élégante, bâti sur une structure narrative résolument moderne, ce roman né d’un chassé-croisé entre fiction et réalité a connu un immense succès à sa parution en 1906. » (Texte non signé, en quatrième de couverture des Désenchantées : roman des harems turcs contemporains, de Pierre Loti ; éditions Actes Sud, collection Babel, 2015 ; préface de Bruno Vercier et Alain Quella-Villéger.)

« En ce domaine [= la peinture] comme en beaucoup d’autres, Hergé se veut résolument moderne. » (Benoît Peeters, Hergé : Fils de Tintin ; 3e section du chapitre VII : « Une autre vie » ; éditions Flammarion, collection Grandes Biographies, 2002, p. 430.)

« Aussi Cézanne affirmait-il : “Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire.” Déclaration étonnante, car à la fin de cet impétueux XIXe siècle on se veut “résolument moderne” ; mais on ne se pose qu’en s’opposant, si du moins on se veut d’avant-garde ; l’artiste peut aussi moins brutalement se définir en se distinguant de ses maîtres, mais toujours il s’y [sic] réfère, avec ou sans révérence. » (L’œuvre d’art par elle-même, de Marie-Claire Kerbrat avec la collaboration de Maximine Comte-Sponville ; Presses universitaires de France, collection Major, 1993, p. 24.) Noter les guillemets qui encadrent « résolument moderne ». Ils indiquent que Marie-Claire Kerbrat suppose le lecteur capable de reconnaître sans aide la source de cette formule…

« [Bernard Babelain] professait ne croire qu’au vécu, mais sa vie se passait à consommer studieusement du vécu déjà vécu. Il voulait avant tout être de son temps, rester résolument moderne. Mais il se reprochait de ne pas parvenir à saisir la modernité à moins d’un délai de quarante ou cinquante ans. » (Claude Roy, La traversée du Pont des Arts, éditions Gallimard, NRF, 1979, collection Folio, p. 13-14. Les italiques sont de l’auteur. Le personnage de Bernard Babelain écrit une thèse sur le héros du roman, un compositeur nommé Charles Rivière.)

« La poésie grecque regorge d’images naturelles ; même chez les épigrammatistes d’époque tardive, qui vécurent pour la plupart dans ce monde “résolument moderne” que fut celui de l’Antioche ou de l’Alexandrie antiques, on rencontre sans cesse l’ombre d’un platane ou l’eau d’une source. » (Marguerite Yourcenar, « Présentation critique de Constantin Cavafy », texte daté de 1939-1953 ; dans Sous bénéfice d’inventaire, nouvelle édition, 1978, Gallimard, collection Folio-essais, p. 217.)

Résolument : éloge de la volonté, de ce volontarisme idiot manifesté par ceux qui ont une fumisterie à prôner. Culte de la volonté. Volonté de volonté.

Rimbaud, lui, faisait référence à un absolu : « Il faut être absolument moderne. » (Une saison en enfer, « Adieu ».)

Rimbaud ne dit pas qu’il faut se forcer à être moderne, mais qu’on doit être moderne absolument, c’est-à-dire en allant au bout d’une exigence de la sensibilité, en suivant une émotion jusqu’en ses retranchements les moins explorés – et sans craindre de n’être pas compris. Chaque artiste moderne ne peut qu’être moderne à sa façon. Quitte à en paraître énigmatique. Il trouve pour son œuvre la cohérence interne qui anime l’union de ses parties, au risque de la faire paraître impénétrable ou hermétique. L’œuvre moderne selon Rimbaud est singulière : elle a largué les amarres (ab-solutus : détaché, séparé du tout-venant).

Je suis sûr qu’on croit en toute bonne foi citer Rimbaud en employant la formule « résolument moderne ». De fait, les guillemets que nous y voyons dans l’ouvrage de Marie-Claire Kerbrat suggèrent que ces mots sont d’un auteur connu de tous les lecteurs cultivés.

A-t-on eu raison de modifier la formule initiale de Rimbaud ?

L’« absolument moderne » n’est pas une catégorie dans laquelle entrent tous les chefs-d’œuvre. Bien des œuvres sont grandes, voire modernes, sans l’être selon le critère rimbaldien. Mais les critiques prennent un gros risque en invoquant, pour célébrer le talent d’un artiste, la catégorie du « résolument moderne ». En peinture, en sculpture, en musique, en littérature… on ne compte plus les artistes qui se seront proclamés modernes et auront mis au monde des œuvres en toc.

 

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31 décembre 2023 7 31 /12 /décembre /2023 17:38

Yves Ravey fait partie de ces écrivains modernes qui tentent d’estomper les marques de séparation, de disjonction, entre les parties narratives ou descriptives et les parties qui appartiennent au discours (parlé ou pensé). Dans la prose de ses romans, il s’efforce de fondre, sans aucun tiret, les dialogues avec la narration en paragraphes compacts. Son texte nous fait souvent passer sans transition d’un résumé de paroles à une parole rapportée au discours direct.

J’ai déjà souvent parlé des verbes introducteurs de parole (V.I.P.) utilisés par les romanciers et les journalistes lorsqu’ils composent ou restituent une conversation au discours direct. Or Yves Ravey, tout en se pliant à la discipline rigoureuse qu’imposent l’insertion et l’entrelacement des voix dans un type de roman dominé par Joyce et Faulkner, a l’art de forger de bien étranges incises de dialogue.

« Salazare [le nouveau compagnon de la mère du narrateur] a voulu savoir, avec un certain sans-gêne, si, pour en arriver là, j’avais commis des erreurs dans la gestion de l’entreprise. J’ai nié la moindre faute de parcours, simplement, ai-je justifié, j’ai envie de voir ailleurs, mais ne craignez rien, Salazare, elle sera rachetée, cette station. / Selon lui, appuyé contre le mur, faisant tourner, par désœuvrement, son verre vide dans le creux de sa main, ça arrivait souvent, ces faillites. Et si c’était le cas, on ne pouvait s’en prendre qu’à soi-même. Par exemple, lui, il avait été maçon. Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante, malgré mon départ. Et si je travaille encore, ici et là, a-t-il poursuivi, c’est pour arrondir les fins de mois. » (Yves Ravey, Adultère, roman, éditions de Minuit, 2021, collection Double, p. 27-28. Le narrateur, Jean Seghers, est propriétaire d’une station-service en faillite, dont il a été le gérant, pendant dix ans, aux côtés de sa femme Remedios.)

Le V.I.P. « ai-je justifié » est un raccourci abusif (il faudrait à la rigueur « ai-je dit pour me justifier », ce qu’on ferait bien de réduire à « ai-je dit », tout court, afin d’éviter une redondance avec le contenu des propos) ; au moins est-ce un verbe qui implique la notion de parole. Mais que faut-il penser de la séquence « a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve » ? Cette séquence énonce une action, que Salazare effectue tout en prononçant les mots « Quand j’ai pris ma retraite, mon entreprise est restée florissante… ». L’évocation d’une action occupe une place constitutivement vouée au verbe de parole (et à la désignation du locuteur). Cela me rappelle le « claqua des dents Chopin » que j’avais commenté autrefois dans Le dialogue selon Nathalie Sarraute, ainsi que les phrases « Bonjour, entra-t-il » ou « Salut, sortit-il de la pièce », dont se moque Daniel Pennac dans La petite marchande de prose (voir Ellipse ou redondance ?).

On trouve ainsi chez Ravey, en incise, tantôt un verbe redondant, qui explicite une intention au lieu de désigner l’acte de parler, le ton employé, etc. ; tantôt un verbe énonçant une action, donc normalement inemployable à cet emplacement. On devine que Ravey s’efforce de recourir le moins possible au verbe dire. Et c’est parce qu’il s’efforce d’y éviter le verbe dire que ses incises ont pris la forme d’énoncés saugrenus – auxquels Ravey semble, du reste, prêter une vertu humoristique, un caractère ludique.

Et ça continue tout au long du roman :

« J’ai inspecté du regard les alentours de la station, côté nationale, fenêtre ouverte, et j’ai poussé la porte battante du couloir conduisant au bar. J’ai appelé ma femme, à voix basse, mais c’est le visage de Walden qui m’est venu à l’esprit : le président du tribunal de commerce, c’est très bien, ai-je ressassé la même histoire, on peut dire que c’est un ami, et qu’il nous a déjà rendu service, je le reconnais, mais parfois, je préférerais qu’il ne se mêle pas de nos affaires. Je n’aimais pas beaucoup non plus sa façon de se comporter avec ma femme. Allons, Seghers, tu dérailles, me suis-je sermonné, on arrête, s’il te plaît, de parler de Walden. Ce que fait le président du tribunal ne te regarde pas, ça concerne d’abord Remedios, et j’ai ouvert la porte du bar. » (Adultère, p. 30-31.)

« Me suis-je sermonné » : redondance. Mais « ai-je ressassé la même histoire », c’est un commentaire, une glose, presque une paraphrase ! On ne saurait l’utiliser en tant que V.I.P. autrement que par étourderie, ou par un obscur désir de mal écrire…

(Je rappelle, une fois pour toutes, que les guillemets chevrons ne sont ajoutés que pour encadrer les citations. Ils ne figurent pas dans le texte de Ravey.)

Le V.I.P. est parfois astucieusement inclus dans une phrase au discours indirect libre. Les phrases suivantes figurent dans une conversation qu’ont Seghers et Remedios à propos de leur employé Ousmane, mécanicien et veilleur de nuit : « À ce titre, m’a-t-elle reproché, j’avais souvent manqué à ma parole. […] Progressivement, s’est-elle souvenue, nous [Ousmane et Seghers] nous étions attachés l’un à l’autre. » (Adultère, p. 39.) Il y a là deux redondances. On aurait préféré : À ce titre, a-t-elle dit, j’avais souvent manqué à ma parole. Et : Progressivement, a-t-elle ajouté, nous [Ousmane et Seghers] nous étions attachés l’un à l’autre. (Jusqu’à la fin du roman, ledit Ousmane n’est désigné que par son prénom.)

Autres verbe redondants utilisés comme V.I.P. : « Nous avons longuement discuté, Dolorès et moi, je vois mal cette femme mettre le feu au garage de son fils, s’est-elle amusée. » (P. 77-78. C’est Brigitte Hunter, enquêtrice pour une compagnie d’assurances, qui parle ; Dolorès est la mère de Jean Seghers. Le garage qui faisait partie de la station-service a été incendié et on a trouvé dans les décombres le cadavre d’Ousmane. Hunter soupçonne Seghers d’avoir allumé l’incendie.) « J’ai aussitôt détesté Salazare. Toi, l’ai-je maudit, c’est ton genre, quand tu vas voir un ami, on t’offre automatiquement, minimum un apéritif, c’est bien cela ? » (P. 91.) « J’avais besoin de me changer les idées, me suis-je justifié. » (P. 93. Non seulement le verbe se justifier fait un fort mauvais V.I.P., mais Ravey l’utilise trop souvent.) « On court toujours le risque de laisser échapper certains faits, ensuite, il est trop tard, on le regrette toute sa vie, s’est-il expliqué. » (P. 112. Le propos est de l’adjudant Bozonet.)

Quant à l’énonciation d’action, elle apparaît dans bien d’autres incises : « Et en quoi serais-je concernée, monsieur Seghers ? a-t-elle croisé les bras. » (Adultère, p. 44. Amina, la femme d’Ousmane, répond à Seghers.) « Puis il [l’adjudant Bozonet] s’est tourné vers moi : j’étais certainement le seul à pouvoir répondre à cette importante question. Je n’en sais rien, ai-je haussé les épaules. » (Adultère, p. 62. Un gendarme demande au narrateur, Seghers, si l’incendie de son garage était volontaire ou accidentel.)

Conversation entre Seghers et l’enquêtrice Hunter : « Venez avec moi, Seghers, vous permettez que je vous appelle Seghers… ? J’ai répondu, pas de problème, et je suis resté au bord des cendres. Ensuite, j’ai prétexté que je n’étais pas équipé pour la rejoindre. Mais venez donc ! vous ne risquez rien, passez par-là [sic], m’a-t-elle indiqué un passage parmi les matières calcinées, hors du secteur des gendarmes. » (Adultère, p. 70.) « Et ce mur de briques, là, juste en face, s’est-elle avisée après avoir gagné le pont élévateur, c’est le mur de séparation, et là, c’est le poste de soudure, je présume ? » (P. 71.) « Écoutez, Hunter, ai-je repris, vous êtes enquêtrice, je me dois de vous parler franchement : … [sic] voilà, je nourris des soupçons sur une liaison probable de ma femme avec Walden, l’ai-je lancée sur une fausse piste. » (P. 73.) « C’est à cette question que nous devons répondre, tous les deux, m’a-t-elle impliqué dans sa réflexion. » (P. 77.)

Enfin, réaction de Seghers après avoir reçu la visite de Salazare : « Vraiment, ce Salazare, me suis-je agité de nouveau, de quoi se mêle-t-il ? » (P. 92.)

Le narrateur mentionne en incise une action, un geste ou une attitude du locuteur ; il révèle le processus intellectuel qui est à l’origine du propos tenu ; il se hâte d’expliquer la signification d’un propos, et de vendre la mèche aux lecteurs… au lieu d’utiliser l’incise de dialogue pour faire savoir que quelqu’un parle (ou crie, ou pense, ou murmure, etc.) et pour indiquer l’identité de ce quelqu’un. Alors que les incises du dialogue devraient rester discrètes, l’écrivain les surcharge.

Une incise de parole peut même figurer au milieu d’une phrase qui ne rapporte pas un propos mais constate un état émotionnel : « Dans le fond, me suis-je rendu compte en m’éloignant, je n’étais pas totalement inquiet. Cette femme [Hunter], toute experte qu’elle fût, ne détenait aucune preuve. Elle m’a retenu dans le bureau en me demandant si c’était sérieux, mon voyage ? si je partais sans ma femme… ? Au fait, votre femme… ? » (P. 94. Chez Ravey, une interrogative indirecte s’achève fréquemment sur une ponctuation d’interrogative directe.)

Bien sûr, l’intrigue est intéressante. Mais le style de Ravey est un étalage de procédés ostensibles, qui fatiguent au lieu d’émerveiller – et qui, dans Adultère, ne sont que rarement mis au service de la véritable innovation littéraire du XXe siècle qu’est le monologue intérieur, la transcription des fluctuations d’une pensée, la radiographie des contradictions qui naissent entre pensée et parole. On n’observe pas non plus, dans ce style maniéré, tarabiscoté, la maîtrise syntaxique qui permet à un écrivain maniériste de subjuguer malgré leurs réticences l’esprit et la sensibilité de ses lecteurs. Peut-être Ravey veut-il pasticher les mauvais styles, pour produire un effet de distanciation. Le choix de donner aux personnages un nom exotique, une nationalité indéfinissable – Jean Seghers, sa femme Remedios Quintas, Xavier Walden, Brigitte Hunter, etc. – alors que l’histoire se passe en France puisque la station-service des époux Seghers appartient au « secteur Alsace-Franche-Comté », lit-on page 32, et que Jean Seghers dit avoir ambitionné de gérer une station d’autoroute qui se serait située dans la « vallée du Rhône » (même page), est un procédé qui contribue à entretenir cette distanciation.

Est-ce une forme d’humour au second degré ? Yves Ravey nous a-t-il livré un trompe-l’œil littéraire ? On dirait que le romancier moderniste espère produire un effet de distanciation en faisant rire de son propre style.

 

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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 11:10

 

J’avais refusé de mettre un a majuscule à Allemand. M. Joseph m’en fit un juste grief et me rappela que la grammaire était indépendante du goût et de l’éthique.

 

Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre VI ; éditions de la Table Ronde, 1976.

 

 

1. Gaulle ou de Gaulle ? Gouges ou de Gouges ?

Depuis que les lycéens ont été massivement invités à étudier sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges est devenue une figure phare de la littérature et de la pensée françaises du XVIIIe siècle – et ce n’est que justice. Mais les professeurs de lettres et d’histoire se sont alors demandé quelle est la forme correcte de son nom lorsqu’il n’est précédé ni du prénom ni d’aucun titre de civilité (madame ou citoyenne). Doit-on dire « Gouges » ou « de Gouges » ?

Quand le général Giraud, à Metz, entre 1937 et 1939, a eu sous ses ordres le colonel de Gaulle, il paraît qu’il l’appelait « Gaulle », escamotant la particule… Cela n’est qu’une légende ; mais on sait que, pendant la guerre d’Algérie, quelques officiers réfractaires à sa politique, ainsi que des membres ou des sympathisants de l’O.A.S., se faisaient un plaisir d’égratigner de cette manière le nom du chef de l’État. Avaient-ils grammaticalement raison de le faire ? Est-ce le reste du peuple français qui se montrait ignorant en appelant l’homme du 18 juin « de Gaulle » ?

Eh bien non : ces militaires avaient tort. Il faut bien dire « de Gaulle » ; donc aussi « de Gouges ».

Qu’on dise « Musset » et non pas « de Musset », tandis qu’on dit en permanence « de Gaulle », n’est pas dû au fait que la particule serait dans ce dernier cas « une fausse particule », comme quelqu’un me l’a un jour affirmé : c’est parce que le nom Gaulle est monosyllabique, ou du moins se prononce en une syllabe. Revoyons la question des particules dans son ensemble, à partir de ce qu’en dit Le bon usage :

 

Le de […] se maintient pour unir le nom au prénom, au titre de noblesse ou aux titres de monsieur, madame, mademoiselle, abbé, cardinal, maréchal, amiral, etc., – au mot famille, aux noms de parenté (frère, oncle, tante, neveu, cousin, etc.) […]. Il disparaît normalement en dehors de ces conditions : Musset le dit. Vigny fut élu. Etc.

Maurice Grevisse et André Goosse,
Le bon usage, éd. 1988, § 1004.

 

On dit « Henry de Montherlant », mais « Montherlant » tout court, et il faut dire de même, en l’absence du prénom : « Villiers », ou « Villepin », et non pas imiter nos journalistes qui disent tous : « de Villiers » ou « de Villepin ». On parle de l’œuvre de Chateaubriand et non pas de l’œuvre « de de Chateaubriand ».

Le texte du Grevisse poursuit, et c’est le point qui nous intéresse : « Cependant, selon Littré, on laisse le de, même sans prénom, qualification ou titre : 1) devant les noms d’une syllabe ou de deux avec un e muet : de Thou a bien écrit, j’ai vu de Sèze ; 2) devant les noms qui commencent par une voyelle ou un h muet : l’“Armorial” de d’Hozier ; à moi d’Auvergne ; le fils de d’Orléans. Ces règles ne sont pas toujours rigoureusement observées. » (Le bon usage, § 1004). Il est conforme à la règle de parler de la fougue de d’Artagnan ou des livres de d’Ormesson, et c’est parce que cette règle existe qu’il faut dire, en l’absence du prénom ou d’un titre : de Roux (pour Dominique de Roux), de Gaulle ou de Gouges.

Exceptions notables mais assez récentes : le XXe siècle a dit « Sade » et non « de Sade », et il aura dit « Maistre » plus souvent que « de Maistre ». Sans doute avait-on alors oublié la règle énoncée (ou rappelée) par Littré, car le XIXe disait « de Maistre » et « de Sade » : « Ce sont ces décrets que de Maistre se flatte d’avoir pénétrés », lit-on dans un livre de 1860 ; « M. G. Flaubert est un disciple de de Sade », écrivait Flaubert, reprochant à Sainte-Beuve une insinuation que celui-ci avait émise contre lui dans sa critique de Salammbô.

En revanche, l’adjectif qu’on fait dériver de ces noms n’englobe pas la particule : maistrien, gaullien, rouxien, gougien, et non pas « demaistrien », « degaullien », « derouxien », etc.

 

2. Minuscule ou majuscule au « de » du Général ?

La graphie de Gaulle est restée la seule correcte jusqu’au début des années 2000, mais elle est en train de sortir de l’usage.

Je rencontre fréquemment de spécieux arguments en faveur de la nouvelle graphie « De Gaulle », avec D (majuscule) à la particule, censée refléter plus fidèlement l’étymologie de ce nom qui proviendrait du flamand Van de Walle, parfois écrit Vandewalle, lequel signifierait exactement « du mur » ou « du rempart ». Selon cette interprétation, de Gaulle signifierait « le rempart » (selon une autre, ce serait : « le Wallon »). Mais la discussion de l’étymologie n’est pas mon propos. Le fait est que ce nom de famille s’est écrit de Gaulle à partir du XVIIIe siècle. Il n’y a donc aucune raison pour que notre époque décide, de sa propre initiative, d’en modifier la graphie. Il existe en France bien d’autres noms à particule que personne ne s’avise de vandaliser, même lorsqu’ils sont portés par des familles non nobles. La particule peut fort bien n’être pas nobiliaire, puisque certains roturiers ont un nom à particule, et peut fort bien n’être pas liée non plus à la possession d’une terre. Olympe de Gouges, après tout, n’est que le nom de plume de Marie Gouze, fille d’un bourgeois de Montauban, devenue Marie Aubry par son mariage…

Certains auteurs de droite infligent cette majuscule comme une gifle à la mémoire du célèbre général. Ils accusent celui-ci de s’être fait passer pour l’incarnation de la France, de la « Gaule », en trafiquant son patronyme : « un nom qu’il avait rendu providentiel en remplaçant un D majuscule par un petit d », comme le fait dire Vladimir Volkoff à l’un des personnages du Berkeley à cinq heures. Mais ça, on sait que c’est faux : Charles de Gaulle a hérité cette particule de ses ancêtres, il ne se l’est pas donnée lui-même.

Néanmoins, je ne comprends pas que nos contemporains soient si nombreux à accepter cette substitution comme si elle allait de soi. Lorsqu’une revue reproduit dans ses pages la couverture d’un essai qui contient dans son titre le nom du Général, couverture sur laquelle on discerne le « de » correctement orthographié, l’équipe de rédaction se croit autorisée à recopier (dans ses articles ou en marge de cette reproduction de couverture) ledit titre en l’ornant de la fameuse majuscule. C’était de Gaulle devient ainsi C’était De Gaulle. Suis-je vraiment seul à me plaindre de cette incongruité ? Depuis quelques années, on dirait que tout le monde s’est entiché de la nouvelle graphie, même des gens qui n’ont pas pour objectif de réhabiliter l’action politique du maréchal Pétain. Cette graphie s’affiche souvent à la une des journaux régionaux, mais aussi dans des revues et des journaux diffusés à l’échelon national, qui ont acquis une certaine autorité. Par exemple la revue Cités, numéro du dixième anniversaire, hors-série de mars 2010. Un texte, rédigé spécialement pour cette livraison, sert de préambule à la transcription d’une lettre que Roland Barthes envoya à Maurice Blanchot en 1967, récemment retrouvée. Dans ce texte de présentation, le nom de Gaulle est imprimé avec un D (majuscule) au milieu d’une phrase. Marc Weitzmann fait imprimer la même majuscule, dans le Libération du jeudi 25 mars 2010, lorsqu’il rend hommage aux « valeurs de culture héritées de la IIIe République et reformulées, dans les années 1950, par tout le pays depuis De Gaulle jusqu’au Parti communiste ». Le site de l’Institut national de l’Audiovisuel (INA) a mis à la disposition du public un grand nombre de documents filmés où apparaissait l’homme du 18 juin. Dans le titre de ces vidéos, il est désigné tantôt comme étant « le général De Gaulle », tantôt comme « le Général De Gaulle ». Parmi les auteurs qui se sont mis à majusculer le de, on peut citer Michel Crépu : « Il y a quarante ans, Malraux semblait un monstre sacré qui servait de ministre au général De Gaulle. C’était une façon de faire sentir au pays qu’il y avait de la place pour ça. De la place pour quelqu’un qui parlait en direct aux statues de Sumer, parmi d’autres correspondants. » (Michel Crépu, « Après Malraux », « éditorial » de La Nouvelle Revue française, n° 624, mai 2017, p. 5.)

Laurent Jenny, dans Je suis la révolution, histoire d’une métaphore (1830-1975), essai d’histoire littéraire paru en 2008 aux éditions Belin (collection L’extrême contemporain, dirigée par Michel Deguy), fait imprimer systématiquement la graphie « De Gaulle » : « la prise du pouvoir par De Gaulle en 1958 » (p. 131) ; « Artisan des fausses continuités, De Gaulle, sous le masque de la Providence, commet le crime […] d’occulter la chance d’une interruption du temps historique » (p. 133) ; « Son intérêt se tourne rapidement vers De Gaulle » (p. 144). Laurent Jenny, citant un extrait de la Lettre à un jeune partisan de Jean Paulhan (1956), va jusqu’à s’octroyer la liberté d’introduire ce D (majuscule) dans un texte où il ne figurait pas : « C’est entre 44 et 45 que [la France] disposait en même temps d’un roi (ou, si vous préférez d’un dictateur), Charles De Gaulle ; d’un Parlement élu, la première Constituante ; d’un Conseil des Meilleurs, le Comité national de la Résistance » (p. 154)… en omettant au passage de transcrire la virgule qui figurait après l’incise « si vous préférez ». Laurent Jenny procède de même avec le nom de Joseph de Maistre, qui devient dans les pages 112 et 114 de son livre : « Joseph De Maistre ». Quel manque de sérieux universitaire !

J’ai mentionné ce personnage d’une nouvelle de Volkoff, le commandant de Kernavo, qui, racontant à ses commensaux du « Berkeley » un épisode particulièrement triste de la guerre d’Algérie, fortement inspiré de l’affaire Si Salah, décrit de Gaulle comme « un homme qui avait ses qualités et ses défauts et un nom qu’il avait rendu providentiel en remplaçant un D majuscule par un petit d ». (Le Berkeley à cinq heures, recueil de nouvelles coédité par Bernard de Fallois et l’Âge d’Homme, 1993 ; le Livre de Poche, p. 99, dans la nouvelle « La paix des braves ».) L’historien Dominique Venner, comme ce Kernavo, était persuadé qu’il fallait remettre sa majuscule à une fausse particule qui n’était qu’un De flamand… On trouve dans Grevisse quelques lignes sur ces fameux noms d’origine flamande. Elles figurent au § 100 de l’édition que j’ai sous la main : « Dans les noms néerlandais, de est un article [équivalent du the anglais] et devrait recevoir la majuscule ; mais, en France, le mot est souvent confondu avec la préposition française : Charles De Coster ; Louis De Potter. » Grevisse propose ensuite comme contre-exemples : Edgar de Bruyne ; de Witt ; Charles de Coster ; Pieter de Hoogh.

Or la famille de Gaulle est française depuis le XVIIe ou le XVIIIe siècle, et en français son nom s’écrit avec un d minuscule depuis des siècles. Pourquoi devrait-on aujourd’hui reconduire le nom du général de Gaulle à sa lointaine origine flamande et l’y enfermer ? En voulant imposer à son nom cette nouvelle graphie, on ne conteste pas tant l’appartenance (en effet douteuse) de l’homme à la noblesse que son appartenance à la France.

Parvenus à ce point, nous pouvons ouvrir une brève parenthèse. Dans le roman Capitaine Conan de Roger Vercel, nous lisons : « Je lui racontai la confrontation d’Erlane et de de Scève » ; « Depuis le P.C. de de Scève, ça fait une heure quarante qu’on marche » (Albin Michel, 1934 ; réédition dans le Livre de Poche, 1967, p. 170 et 204.) Scève se prononce en une syllabe, ce qui entraîne la conservation du de : pure application de la règle que Grevisse attribue à Littré. Mais j’invite à considérer la séquence « de de », qu’on a également pu observer dans la phrase de Flaubert citée plus haut.

De tels passages nous prouvent que rien n’oblige à adopter la convention typographique, jugée « fâcheuse » par Claude Duneton dans le Figaro littéraire du jeudi 17 juin 2010, qui fait mettre une capitale au second de dans « de de Gaulle », « de de Lattre », etc. Claude Duneton a sans doute raison de penser que la convention typographique consistant à écrire « de De Gaulle » ou « de De Lattre » a favorisé un certain flottement de l’usage et déclenché la controverse qui nous occupe.

 

Conclusion

Dans ses lettres comme dans ses livres, le Général lui-même signait : C. de Gaulle, sans la majuscule. Les journalistes et les écrivains qui, de son vivant et après sa mort, ont évoqué son action politique ou sa personnalité, pour les défendre ou pour les attaquer, ne mettaient pas l’intempestive majuscule. De son vivant ou après sa mort, ce sont Bernanos, Gary, Mauriac, Malraux, de Roux, Dutourd (tout comme Sartre, Servan-Schreiber, etc.) qui ont accepté la graphie de Gaulle (sans majuscule), parce qu’elle était devenue classique. Le choix de préférer la graphie « De Gaulle » (avec majuscule), d’écrire par exemple : « général De Gaulle », n’est imputable qu’à l’ignorance. Pourquoi cette ignorance est-elle aussi répandue ? Journalistes, fonctionnaires, hauts fonctionnaires, professeurs, simples particuliers… Ils sont si nombreux, aujourd’hui, ceux qui mettent une majuscule à chaque particule nobiliaire, ainsi qu’à tous les noms de fonction, pensant ainsi témoigner leur « respect », purement formel, aux hommes et aux fonctions. Sans doute croient-ils qu’une majuscule en trop fera toujours une faute moins grave qu’une majuscule en moins.

 

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27 novembre 2023 1 27 /11 /novembre /2023 22:19

Quoi est le seul pronom relatif avec lequel on peut renvoyer à la locution quelque chose.

Il faut dire : quelque chose à quoi on n’avait jamais pensé, et non pas : « quelque chose auquel on n’avait jamais pensé » (ni : « quelque chose à laquelle… »). Le français exprime souvent le neutre par la forme masculine du pronom personnel, mais lorsqu’une subordonnée relative dépend d’un nom neutre le français dispose, pour l’introduire, du pronom quoi. Or la locution pronominale indéfinie quelque chose est de genre neutre.

Quelque chose à quoi on s’est habitué.

Quelque chose à quoi on doit faire attention. (La question avait été rapidement évoquée dans Autres vices de la fabrication des propositions relatives.)

Et pourtant :

« – […] Une fois ado, je leur ai annoncé [à mes parents méthodistes] que je trouvais cette histoire de Christ tirée par les cheveux. Je ne voulais pas continuer à faire semblant de croire à quelque chose auquel je ne croyais pas. » (Catherine Gibert traduisant la romancière américaine Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, éditions Belfond, 2021, p. 208.) Il eût été judicieux de ne pas faire de la locution quelque chose un masculin.

« Il y a des objets dont on se sert pour faire quelque chose à laquelle personne n’avait jamais pensé. » (Anne-Flore Durand traduisant du portugais un texte de José Maria Vieira Mendes, À quoi ça sert ? ; album pour enfants illustré par Madalena Matoso ; éditions Gallimard, 2021, p. 22 – non numérotée.) Il eût été judicieux de ne pas faire de la locution quelque chose un féminin.

« Dans tout cela il y a quelque chose à laquelle nous n’avons pas pensé. » (Tif prononce cette phrase parce qu’il a deviné comment M. Choc avait fait pour s’emparer, au nez et à la barbe des policiers qui cernaient la place de la Concorde, de la valise contenant la rançon de deux tableaux volés au Louvre. Maurice Rosy et Will, Choc au Louvre, album Tif et Tondu n° 9, éditions Dupuis, 1964, planche 39.)

« L’abus sexuel est quelque chose contre lequel il faut se battre. » (Déclaration de Daniel Cohn-Bendit rapportée dans Libération le 23 février 2001.)

Il en est de même avec le pronom démonstratif neutre ce. « Leur aveu n’est pas ce auquel je m’attendais » ? Non : ce à quoi… « Ce n’est pas ce auquel je pensais » ? Non : ce à quoi… « Ce auquel nous assistons aujourd’hui est… » ? Non : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une conséquence des mécanismes fondamentaux du système. »

On entend parfois : « C’est ça auquel… », dans des phrases telles que : « C’est ça auquel on ne réfléchit pas assez ! » « C’est ça auquel les scientifiques se heurtent ! »… Il faudrait au moins dire : « C’est ça à quoi les scientifiques se heurtent » ; mais on s’exprime beaucoup mieux en disant : « C’est à cela que les scientifiques se heurtent. »

Il en va de même avec le pronom rien. Lui aussi exige d’être repris par ce relatif neutre : « Alors qu’il s’était vu retirer peu à peu ses troupes, ses chevaux, puis son influence sur la marche du monde, Makhno n’avait désormais plus rien que son passé glorieux auquel se raccrocher. » (Mikaël Hirsch, L’assassinat de Joseph Kessel, roman, éditions Serge Safran, 2021, p. 29.) Écrivez : « Makhno n’avait désormais plus rien que son passé glorieux à quoi se raccrocher. » Le véritable antécédent du pronom relatif est le mot rien et non pas le groupe « passé glorieux ». (Mikaël Hirsch a trouvé un sujet en or, mais son texte est plein de lourdeurs, de solécismes, de fautes grossières. Le suivi éditorial semble avoir été négligé.)

En revanche, le choix d’auquel est parfait dans le dialogue suivant : « – On devrait faire quelque chose, ai-je dit. / – Est-ce que ce quelque chose pourrait être : jouer à un jeu vidéo d’aveugle [le locuteur, Isaac, est aveugle] sur le canapé ? / – C’est exactement le genre de quelque chose auquel je pensais. » (Catherine Gibert traduisant John Green, Nos étoiles contraires, éditions Nathan, 2013 ; en collection Pocket Jeunesse, p. 331.) Auquel a ici pour antécédent le nom genre et non la locution quelque chose.

 

D’autre part, on ne fait pas suivre d’une virgule le pronom quoi lorsqu’il est inclus dans une locution prépositionnelle, même si cette locution figure en tête de phrase :

À la suite de quoi il…

Après quoi elle…

De même, l’archaïsme courant auquel cas (locution où l’antécédent du pronom relatif est incorporé à la subordonnée relative) n’est pas suivi de virgule : « Ce caractère [le caractère ­] est invisible jusqu’à ce qu’une césure soit réellement pratiquée, auquel cas il apparaît comme un trait d’union. » Il convient, après auquel cas, de ne mettre ni virgule à l’écrit (sauf présence d’un complément circonstanciel) ni pause à l’oral.

Un passage du Petit Poucet de Charles Perrault doit-il nous faire douter du bien-fondé de ces règles ? La plupart des éditions actuelles donnent le texte suivant, où apparaît une virgule superflue : « Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons ; après quoi, elle s’alla coucher elle-même dans son lit. » Mais cette virgule ne figurait pas dans l’originale de 1697 : « Il y avoit dans la même Chambre un autre lit de la même grandeur [:] ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons, aprés quoi elle s’alla coucher auprés de son mary. » (« Le petit Poucet », dans Histoires ou Contes du temps passé. Avec des moralitez ; à Paris, chez Claude Barbin ; 1697. La ponctuation manque après grandeur, l’imprimeur ayant placé trop de mots sur la ligne typographique.)

Les éditions suivantes, jusqu’à la fin des années 1860, rétablissaient après grandeur soit un double point soit un point-virgule ; elles ôtaient les majuscules qui avaient été mises aux mots chambre et ogre, et remplaçaient mary par mari ; on voyait parfois la graphie « septs » remplacer sept, mais aucune de ces éditions ne présentait une virgule entre quoi et elle. En revanche, la virgule intempestive est dans toutes les éditions des années 1870-1880.

Quant à Huysmans, ce merveilleux styliste, soit il n’était pas une flèche en orthographe, soit son texte a été défiguré par une coquille dès l’originale de 1879 : « À quoi, toutes ces appétences, toutes ces ardeurs l’avaient-elles mené ? aux ennuis sans nombre d’une liaison chaste, aux avanies, aux douleurs d’une passion exaltée par les obstacles, refoulée, affaiblie et comme usée par un heurt quotidien, par un frottement continu des caractères. » (J.-K. Huysmans, Les sœurs Vatard, chapitre XVII.) La virgule intempestive mise après le pronom relatif complexe à quoi s’est conservée jusque dans l’actuelle Pléiade (Huysmans, Romans et nouvelles, 2019, p. 213).

Ceux qui ont commencé à douter, ce sont les auteurs ou les imprimeurs de la fin du XIXe siècle.

 

Enfin, il peut arriver qu’on renvoie à la locution quelque chose au moyen d’un pronom personnel :

« Voir […] D. SEDLEY, “The Phaedo’s Final Proof of Immortality” […], qui considère que l’argument [de Straton] porte principalement sur la logique de l’énoncé [de Socrate] puisqu’il ne serait pas nécessaire que quelque chose existe encore pour qu’elle soit qualifiée de vivante. » (Paulin Ismard, Le miroir d’Œdipe : Penser l’esclavage ; éditions du Seuil, 2023, p. 199 ; extrait de la note 50 du chapitre 6.) Paulin Ismard résume ici un article dans lequel David Sedley analyse un argument émis par Straton de Lampsaque contre la thèse socratico-platonicienne de l’immortalité de l’âme, argument selon lequel l’âme est immortelle (athanatos) tant qu’elle existe mais que son immortalité n’implique pas qu’elle soit indestructible ou impérissable (anôlethros). « Rien ne saurait exclure en effet », écrit Ismard (Le miroir d’Œdipe, p. 146), « qu’une âme, soumise à des naissances et à des morts successives, finisse par ne plus être. » Oui, c’est subtil.

Mais dans sa note 50, pour renvoyer à la locution quelque chose, Paulin Ismard aurait dû employer le pronom personnel il, qui aurait été du neutre, et non le pronom elle. Et, mieux encore, mettre la dernière subordonnée à la voix active : « il ne serait pas nécessaire que quelque chose existe encore pour qu’on le qualifie de vivant ».

 

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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 10:49

Le préfixe sur- ne devrait s’employer que dans un contexte où se justifie la nuance plus ou moins péjorative qu’il renferme – ayant pour sens : en excès. Le nom surenchère, dans son emploi figuré, est clairement péjoratif.

Autre exemple : le verbe surentraîner, probablement calqué sur le verbe anglais to overtrain. Voici la définition qu’en donne le Trésor de la langue française : Entraîner d’une manière excessive (un cheval de course ou un athlète).

« Mon grand Fantec, / Tu as trop peur de ton examen. Je t’assure que tu exagères et qu’il ne faut pas y penser comme tu fais. Je te donne ce conseil sportif. Il ne faut pas arriver à être surentraîné, c’est-à-dire qu’il y a une limite au delà de laquelle on se claque. » (Jules Renard, en 1905, dans Correspondance 1864-1910, éditions Flammarion, p. 310.)

« Ram m’apparut sombre, peu sûr de lui […] ; il se mit au travail avec fatigue, visiblement surentraîné, bien qu’il n’appuyât pas les coups. » (Paul Morand, Champions du monde, éditions Grasset, 1930, p. 118-119.) La nuance péjorative de l’adjectif surentraîné est révélée par la présence du complément circonstanciel : « avec fatigue ».

Mais aujourd’hui :

« James savait que les mois passés à se faire corriger par les ceintures noires de CHERUB allaient enfin porter leurs fruits. Face à un agent surentraîné [= lui-même, James Adams], ces deux amateurs n’avaient aucune chance. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 1 : 100 jours en enfer ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2007 ; réédition au format de poche, p. 301.)

« Ian Rider était un agent de terrain, surentraîné et très courageux », dit Alan Blunt, directeur du Service des opérations spéciales du MI 6, à Alex Rider dans Stormbreaker (Anthony Horowitz, Stormbreaker, première aventure d’Alex Rider, traduction d’Annick Le Goyat, éditions Hachette, 2001 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 46).

Dans ces deux derniers passages, on pouvait simplement écrire : bien entraîné.

Et que penser d’une publicité vantant les qualités d’une voiture « suréquipée » ? « Toyota Yaris Millenium Diesel suréquipée à 10 990 € »… Nous voyons là le résultat d’une sotte confusion entre sur- et super-. Ce dernier préfixe indique seulement que ce dont on parle est « au-dessus du commun », « au-dessus de la moyenne ».

Il serait moins absurde de parler d’un agent superentraîné (voire hyperentraîné) que d’un agent « surentraîné ».

Car dire qu’une voiture a été équipée à outrance, qu’un homme s’est entraîné à outrance, est-ce en faire l’éloge ?

Des passagers en surnombre font courir des risques à l’ensemble des occupants d’un véhicule (voiture, bateau, avion…). En revanche on a tort de parler d’un « ennemi en surnombre », quand cet ennemi est simplement supérieur en nombre. Il faudrait ne parler de surnombre que pour critiquer un excès. L’erreur, hélas, se répand.

En voici une autre :

« Les douze soldats présents à bord étaient des agents de la CIA, surarmés et prêts à envahir l’île. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Arkange, sixième aventure d’Alex Rider, éditions Hachette, 2005 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 268.) Surarmés… comme des criminels qui s’attaqueraient à plus faible qu’eux ? La nuance péjorative ne semble pas avoir été voulue par l’auteur.

« Les forces chinoises SWAT (Special Weapons and Tactics), sont des troupes d’élite de la police auxquelles fut confiée la sécurité des JO de Pékin. Leur tenue de combat comporte un gilet pare-balles, un casque couvrant, et ils [sic] sont surarmés. » (Sandrine Couprie-Verspieren, Les costumes du monde expliqués aux enfants ; éditions de la Martinière, 2009-2016 ; p. 39.) En français courant cela se dit : lourdement armés. De plus il y a une virgule intempestive après la parenthèse fermante, qui aurait mieux fait d’apparaître avant le relatif « auxquelles ». Cela fait beaucoup de bourdes en quatre lignes.

On utilise, de même, l’adjectif surdiplômé pour qualifier les personnes qui ont atteint un niveau d’études élevé, voire très élevé, sans jugement péjoratif : « Je ne suis pas surdiplomé mais j’adore les maths. » (Extrait d’une petite annonce.) « Le bogoss surdiplomé Thomas Pesquet [célèbre spationaute français] va sortir son autobiographie. » « Un jeune surdiplomé, obligé de faire un job qui le gave, veut tout quitter pour enfin vivre sa vie. » Ces individus qu’on qualifie ou qui se qualifient de surdiplômés sont-ils titulaires de diplômes trop nombreux, ou trop élevés, par rapport au niveau exigé par l’employeur qui les a recrutés ou par rapport aux besoins de la profession qu’ils exercent ? Manifestement non.

Entre parenthèses : on notera que, dans la plupart de ces phrases, lues sur Internet, l’accent circonflexe est omis, alors qu’il se voit maintenu dans diplôme. Ça fait penser au cas de fantôme et fantomatique.

Indépendamment de la question orthographique, les auteurs de ces phrases auraient mieux fait de parler de personnes hautement diplômées.

En outre, quand on a été admis à un concours, il est normal d’être « surdiplômé ». La concurrence entre candidats de haut niveau fait que ceux qui le réussissent ont généralement atteint un niveau de diplômes supérieur à celui qui était requis pour s’y présenter (et auquel le concours correspond officiellement).

Néanmoins, il est possible d’employer cet adjectif sans trahir le sens du préfixe sur- : « Attention toutefois, car si vous êtes surdiplomé, cela peut vous renvoyer plutôt vers des postes d’encadrement, ce qui n’est pas forcément votre souhait. » « Tu es certainement surdiplomé par rapport aux tâches dévolues à ton grade. » « Ce nouveau travail correspond un peu mieux à mes capacités, même si certes je parais toujours surdiplomé pour le faire. » (Autres phrases relevées sur Internet.)

Les auteurs qui font à certaines personnes l’hommage de les déclarer surdiplômées négligent souvent de préciser le domaine ou le champ de connaissances dans lequel les hauts diplômes ont été obtenus. Or il y a des gens qui ne sont surdiplômés par rapport à l’emploi qu’ils ont fini par obtenir que parce qu’ils s’étaient spécialisés dans un champ intellectuel pointu ou qu’ils s’étaient voués à un cursus aux débouchés professionnels incertains…

Dans le même contexte on dit aussi : surqualifié. Contrairement à ce qu’ils font souvent de l’adjectif surdiplômé, nos contemporains emploient à bon escient les mots surqualifié (« Il ne sert à rien de postuler à des emplois que vous n’obtiendrez pas parce que vous êtes surqualifié ») et surqualification (« On constate une certaine surqualification des femmes par rapport aux fonctions qu’elles occupent »). Le préfixe sur- y conserve son sens précis.

 

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