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14 mai 2024 2 14 /05 /mai /2024 19:29

La grammaire invoque l’attraction modale lorsqu’une proposition subordonnée dépendant d’un verbe au subjonctif a son verbe mis lui aussi au subjonctif, sans autre motif que cette dépendance. Le verbe subordonné est « attiré » vers le subjonctif, alors qu’il pourrait être mis à l’indicatif. L’attraction modale est particulièrement fréquente à l’oral. Le locuteur n’a pas le temps de penser que le retour à l’indicatif est possible : il met le subjonctif par automatisme.

En voici un exemple donné dans Le bon usage (édition de 1988, § 1073, e) : « Quoiqu’il [le cornac] prétende qu’ils [des Cafres] sachent un peu l’anglais, ils n’en comprennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques questions qui sont restées sans réponse. » (Lettre de Flaubert à Bouilhet, Croisset, 26 décembre 1853.) Flaubert aurait très bien pu écrire : « Quoiqu’il prétende qu’ils savent un peu l’anglais ».

 

Dans le même paragraphe, Grevisse nous signale que le cas se présente notamment quand le premier subjonctif concerne l’introducteur « c’est… que ».

En effet, les exemples que j’ai moi-même rassemblés comportent tous la tournure de mise en relief « ce soit… que/qui/où… » (formée du présentatif c’est – au subjonctif – et d’un pronom relatif). La mise au subjonctif du présentatif est souvent entraînée par la présence d’une tournure modalisatrice.

Le cas le plus fréquent est celui où ladite tournure modalisatrice est à la forme négative : Je ne pense pas que, Je ne crois pas que, etc. Le verbe qui en dépend directement est mis au subjonctif, mais aussi la subordonnée relative qui dépend de ce premier verbe subordonné : « Je ne crois pas que ce soit à cette époque que les choses aient commencé » ; tout comme on dit : « Je ne crois pas que les choses aient commencé à cette époque. » (Ne pas penser que, ne pas croire que, etc., étant normalement suivis du subjonctif.)

La mise en relief « ce soit… que… » est alors considérée comme un simple détour, n’exerçant par lui-même aucune influence sur le choix du mode du verbe de deuxième niveau. Ce dernier est mis au subjonctif simplement parce que le verbe principal est à la forme négative. Si telle est la bonne explication, nous avons là une règle.

Or il existe des phrases où, de la subordonnée au subjonctif, dépend une subordonnée à l’indicatif. Si l’indicatif est permis, il faut considérer que le subjonctif obéit plutôt à une tendance, donc à ce qu’on appelle l’attraction modale.

Examinons quelques exemples de mise à l’indicatif de la subordonnée de deuxième niveau :

« Cependant, il n’est pas du tout certain que ce soit en Grèce ou en Italie que la propriété individuelle a commencé. » (Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, « Conjectures sur l’histoire du droit de propriété » ; article du Journal des économistes, publié en 1878.) Si nous simplifions la phrase : « il n’est pas du tout certain que la propriété individuelle ait commencé en Grèce ou en Italie ». La subordonnée monte alors d’un niveau, et le subjonctif y devient obligatoire.

« Il n’est pas du tout certain que ce soit dans cette voie que veulent nous embarquer les promoteurs du Centre. » (Revue L’Arc, 1975, n° 63, p. 34, à propos du centre Beaubourg. La phrase est extraite de « Beaubourg vu de l’intérieur », document rédigé par la section C.F.D.T. du personnel de Beaubourg. La « voie » évoquée ici consisterait à susciter « l’éclosion de formes culturelles populaires nouvelles dans tous les domaines ».) Version simplifiée : « Il n’est pas du tout certain que les promoteurs du Centre veuillent nous embarquer dans cette voie. »

J’avoue n’être pas choqué par ces subordonnées à l’indicatif. De même, la phrase suivante ne me heurterait pas : « Je ne crois pas que ce soit à cette époque que les choses ont commencé. »

Peut-être la grammaire a-t-elle considéré que la négation affectant le verbe principal n’impose le subjonctif que dans la première subordonnée ? et que dans la seconde nous sommes libres de choisir l’indicatif lorsque le fait n’a rien de virtuel ?

Le verbe croire donne lieu à quelques surprises : Je ne crois pas que ce soit lui qui ait volé ta montre. Pour insister sur la réalité du vol : Je ne crois pas que ce soit lui qui a volé ta montre. Enfin, quand on connaît l’identité du voleur : Personne ne croit que c’est lui qui a volé ta montre.

L’indicatif est parfois prédominant dans un environnement où nous serions tentés de recommander le subjonctif : « Personne ne croira que c’est la peur qui me fait agir ; j’ai pour moi toute ma vie pour répondre à une pareille accusation. » (Lettre écrite par Méhémet Ali au roi Louis-Philippe en 1840. Le pacha sait que le compromis qu’il propose au roi des Français n’est pas dicté par la peur.) Mais on ne trouverait pas : Personne ne croira que « ce soit » la peur qui me fait agir. On dirait, à la rigueur : Personne ne croira que ce puisse être la peur qui me fait agir.

 

Lorsque la tournure modalisatrice est à la forme affirmative, la première subordonnée se met à l’indicatif ou au subjonctif selon le degré de probabilité du fait qui y est affirmé : « Je crois que c’est lui qui vous a dérobé. » (Molière, L’Avare, acte V, scène II.) Je suis sûr que c’est lui qui vous a dérobé. Il est certain que c’est lui qui vous a dérobé. Si le présentatif est à l’indicatif, le verbe qui lui est subordonné est aussi à l’indicatif.

Après le verbe impersonnel il me semble, l’indicatif s’impose : Il me semble que c’est lui qui vous a dérobé.

Mais après il semble, on choisit entre l’indicatif et le subjonctif : Il semble que c’est lui qui vous a dérobé. Il semble que ce soit lui qui vous ait dérobé.

On peut aussi écrire : Il semble que ce soit lui qui vous a dérobé. C’est attesté : « Il semble que ce soit lui [= un manuscrit] qui est ainsi désigné dans le catalogue des manuscrits du président de Mesmes […] » (Henri Omont, Catalogue des manuscrits grecs de Guillaume Pelicier, évêque de Montpellier, ambassadeur de François Ier à Venise, librairie Alphonse Picard, 1886, note 1 de la page 6).

Après il est possible, le subjonctif est fréquent : Il est possible que ce soit lui qui vous ait dérobé. L’indicatif dans la subordonnée de deuxième niveau n’est pas inconcevable : Il est possible que ce soit lui qui vous a dérobé.

Quand la principale est négative : Je ne peux pas affirmer que ce soit lui qui vous ait dérobé. L’indicatif sera choisi dans la subordonnée de deuxième niveau pour insister sur la réalité du fait : Je ne peux pas affirmer que ce soit lui qui vous a dérobé.

Toutes ces subtilités pourraient rendre fou… si un peu de réflexion ne permettait d’en trouver la clé.

 

On met l’indicatif ou le subjonctif selon le degré de certitude du fait évoqué dans la subordonnée de subordonnée – ou plutôt : selon son degré de réalité. Le subjonctif nous fait passer du réel au virtuel.

Le subjonctif qu’on trouve dans la phrase suivante obéit à un motif sémantique : « [I]l n’est pas du tout certain que ce soit Clément IV, ni une inspiration sacrée [citation] qui ait conseillé à Charles d’Anjou, devenu roi de Naples, par la mort de Conradin en 1268, de faire périr celui-ci par l’échafaud pour jouir en paix de ses états. » (L’esprit des journaux français et étrangers par une société de gens de lettres, tome XI, 1776-1778, p. 35.)

L’auteur de la phrase sur Charles d’Anjou (un dénommé Jacques Peuchet) refuse de croire que la décision, prise par celui-ci, de faire exécuter Conrad de Hohenstaufen, dit Conradin, ait été prise pour obéir au pape Clément IV ou à une inspiration divine : Charles d’Anjou, comte de Provence et frère du roi Saint Louis, n’a pris conseil que de lui-même pour ordonner froidement la mort d’un rival politique. Personne ne le lui a « conseillé », pas plus Clément IV qu’un autre.

En revanche, les membres de la section C.F.D.T. du personnel de Beaubourg, dont la déclaration a été citée plus haut, ont une idée assez précise des intentions des promoteurs du Centre, et, loin de mettre ces intentions en doute, ils les désapprouvent.

Voici encore un texte comportant cette construction syntaxique : « – À la réflexion, l’employé qui a pris, l’autre matin, la communication téléphonique de Ditvrai, n’est pas du tout certain que ce soit lui [= Jacques Ditvrai] qui ait téléphoné. Il est vrai que l’appel semblait venir de loin. » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, éditions Robert Laffont, 1958, chapitre XII ; collection 10/18, p. 191. La personne qui parle, une apprentie journaliste nommée Suzanne Rigaud, communique par téléphone à Nestor Burma le résultat d’une petite enquête qu’elle a menée à sa demande.)

Un appel téléphonique a bien été reçu, le doute ne porte que sur l’identité de l’émetteur. Donc on peut dire : « L’employé… n’est pas du tout certain que ce soit lui qui a téléphoné. » Pour mieux se faire comprendre, on peut mettre l’accent sur le pronom lui.

Dans la phrase prononcée par Suzanne Rigaud, le subjonctif semble avoir été adopté par automatisme, comme on le fait à l’oral parce qu’on n’a pas le temps de penser que le retour à l’indicatif est possible.

 

Dans l’extrait suivant, où figure une construction exprimant la double éventualité (« que… ou non »), on peut aussi se demander si la mise au subjonctif de la subordonnée de deuxième niveau était nécessaire :

« “Allons, allons. Pourquoi diable ne vous aiderais-je pas ? Et, à propos de Demessy, et que ce soit ou non à son insu que vous m’ayez téléphoné, qu’est-ce qu’il devient ?” » (Léo Malet, Les eaux troubles de Javel, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre premier ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 17. Nestor Burma s’adresse à sa cliente, compagne d’un de ses vieux amis nommé Paul Demessy. La conjonction de coordination et figure bien deux fois dans la phrase.)

Si l’on simplifie légèrement la construction de la phrase, on obtient : « et que vous m’ayez téléphoné à son insu ou non ». Cela signifie-t-il que le subjonctif « ayez téléphoné » s’impose de lui-même ? Je ne le crois pas. Malet aurait aussi bien pu écrire : « que ce soit ou non à son insu que vous m’avez téléphoné ». Le coup de téléphone est un fait réel.

Comme pour les exemples que j’ai cités en commençant, la grammaire n’impose le subjonctif que dans la première subordonnée, et nous sommes libres de choisir l’indicatif dans la deuxième, lorsque le fait n’a rien de virtuel.

 

Le tour impersonnel « il s’agisse de… qui/que/où… » s’utilise de la même façon que la mise en relief « ce soit… qui/que/où… ».

Simenon avait écrit, dans le premier chapitre du Passager du Polarlys (roman publié chez Fayard en 1932) : « Tout à coup, sans raison, un hauban éclate comme une corde de violon et arrache le bras d'un gabier. Ou bien le mousse s’ouvre le pouce en épluchant les pommes de terre et, le lendemain, le “mal blanc” le fait hurler. / À moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre loupée, d’un canot qui vienne se jeter étourdiment sur l’étrave. / Ce n’est pas encore le mauvais œil. Le mauvais œil exige la série. »

On aurait pu avoir : « qui vient ».

Non sans maladresse, José-Louis Bocquet récrit ces phrases ainsi (Le passager du Polarlys, bande dessinée de José-Louis Bocquet et Christian Cailleaux d’après Georges Simenon, éditions Dargaud Benelux, 2023, p. 14-15) : « Tout à coup, sans raison, un hauban éclate comme une corde de violon et arrache le bras d’un gabier. À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot qui vienne se jeter sur l’étrave. / Ce n’est pas encore le mauvais œil. Ce [sic] mauvais œil exige la série. »

Bocquet n’a pas compris que la virgule servait ici à séparer deux éventualités. Dans le texte original, le groupe manœuvre loupée, étant dénué de complément, peut désigner n’importe quelle manœuvre exécutée par le bateau et ayant des conséquences fâcheuses. Puis l’auteur-narrateur en évoque une, bien précise : le bateau, ayant mis à l’eau un canot, voit celui-ci revenir vers lui et le percuter (si j’ai bien compris).

Abrégée, la phrase sur le canot qui se jette sur l’étrave du navire devient lourde, avec ses deux verbes au subjonctif. La subordonnée relative aurait pu avoir son verbe à l’indicatif : « À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot, qui vient se jeter sur l’étrave » (une virgule est souvent bien utile avant la relative à valeur circonstancielle). Une autre remédiation possible, sans doute meilleure, serait d’écrire : « À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot venant se jeter sur l’étrave. » Enfin, pourquoi avoir remplacé le par ce avant mauvais œil ?

 

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commentaires

R
Bonjour ! Bravo pour cet article (je n’ai encore lu que le premier de la trilogie), qui expose bien la complexité de la question.<br /> On voit assez qu’invoquer “l’attraction modale” est loin de clarifier toute la question. De même se montre insuffisant le recours aux notions de doute, d’incertitude, de virtuel dans le vocabulaire de la phrase. De même la négation grammaticale.<br /> Une étude diachronique des faits serait intéressante. On peut peut-être penser que des habitudes stylistiques se sont installées dans l’usage selon les contextes : selon l’intention argumentative du locuteur qui, d’après ce qu’il pense ou veut laisser penser, poursuit ou non le subjonctif jusque dans la subordonnée de la subordonnée, présentant à l’indicatif son point de vue. Un peu comme, selon le parti pris, l’intention du locuteur, on recourra ou non à l’accord par syllepse (“Un groupe de manifestants s’est réuni / se sont réunis”). À ce titre, l’opposition “il semble que” vs “il me semble que” est parlante.<br /> Dans ce cadre le conditionnel est une alternative au subjonctif dans le cas de rejet de la part du locuteur, ou simplement de non parti pris. “À moins qu’il ne s’agisse de la manœuvre ratée d’un canot, qui vient se jeter sur l’étrave”, ou “qui serait venu se jeter”.<br /> Mais j’ai conscience que cette “intention argumentative” est bien loin, elle aussi, de suffire !
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