« D’une certaine manière il n’y a pas de progrès en poésie, et le poème est répétitif, parce que, quel que soit le savoir (poétique par exemple) qu’il mette en œuvre, il ne se place pas dans la perspective du savoir. » (Michel Deguy, dans sa préface à Sources du vent de Pierre Reverdy, collection Poésie, éditions Gallimard, 1971, p. 14.) Au lieu de : « quel que soit le savoir qu’il met en œuvre » ; car tout poème met en œuvre un savoir.
Certes, le syntagme « mette en œuvre » est phonétiquement identique à « met en œuvre » prononcé avec la liaison du t, et la différence que remarquent les lecteurs du texte reste inaperçue de ceux qui ne font que l’entendre lire. Le subjonctif employé par Michel Deguy pourrait résulter d’une confusion avec cette autre construction : « quelque savoir qu’il mette en œuvre ».
En revanche, dans les derniers vers du poème « L’amour à Paris » de Banville (Odes funambulesques, 1857), le subjonctif « se ceigne » est justifié :
Quand il parle d’amour sans pleurer et crier,
Le plus heureux de nous, quel que soit le laurier
Ou le myrte charmant dont sa tête se ceigne,
Sent grincer à son flanc la blessure qui saigne,
Et se plaindre et frémir, avec un ris moqueur,
L’ouragan du passé dans les flots de son cœur !
Une tête n’est pas toujours ceinte d’une couronne : elle peut rester nue. Le subjonctif exprime donc une éventualité. (Contrairement à met dans « quel que soit le savoir qu’il met en œuvre », puisque dans un poème il y a toujours au moins une forme de savoir mise en œuvre.)
Dans une telle phrase, on n’a pas affaire à un subjonctif surgi par « attraction ». Le subjonctif y est porteur de sens.
Pour illustrer la pure attraction modale – le cas où un verbe subordonné peut être mis au subjonctif aussi bien qu’à l’indicatif –, je citerai :
« Quelle que soit l’action qu’il commette, il sera pardonné. » Le verbe commettre (qui dépend de soit) est au subjonctif par attraction modale. La construction est l’équivalent de : « Quelle que soit l’action qu’il aura commise (ou commettra), il sera pardonné. »
« Quel que soit le groupe vivant que nous considérions [parmi les poissons], il finit toujours par s’ennoyer [= être englouti] en profondeur dans le domaine du Mou. » (Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955, p. 141. Italique de l’auteur.) Le subjonctif peut ici se justifier, mais rien n’empêche de dire : « Quel que soit le groupe vivant que nous considérons ».
Peut-on encore parler d’attraction ou de contamination modale lorsque la subordonnée au subjonctif dépend d’une subordonnée de condition (nécessairement à l’indicatif) ?
« – […] Alors, désireux de me sonder, il s’est arrangé pour que nous entrions en conversation. M’aborder franchement pouvait me mettre la puce à l’oreille. Mais si c’était moi qui fasse les premiers pas… » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, chapitre XII ; texte consulté dans le volume de la collection 10/18, p. 171. Les points de suspension, marquant l’aposiopèse, sont dans le texte. C’est Nestor Burma qui parle, exposant à sa secrétaire les résultats provisoires de son enquête.) Le problème ne vient pas de la présence du subjonctif mais du fait que Malet se soit refusé à employer le plus-que-parfait du subjonctif. Il aurait pu écrire : « Mais si c’était moi qui eusse fait les premiers pas… » Pour éviter ce temps, rare et peu naturel dans le discours direct, il aurait pu recourir à l’indicatif : « Mais si c’était moi qui faisais les premiers pas… »
Exemple plus ancien de cet emploi du subjonctif dans une proposition dépendant d’une subordonnée de condition :
« – […] Si les idées sont une création propre à l’homme, si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre, elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines conditions. » (Balzac, Ursule Mirouët, 1842 ; Gallimard, collection Folio, p. 281. Extrait d’une réponse faite à la jeune Ursule par le vieil abbé Chaperon.)
Balzac fait parler un personnage. Si la phrase n’avait pas été au discours direct, le grand romancier aurait peut-être écrit : « si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur est propre ».
L’étiquette « attraction modale » est probablement trompeuse. Soit le subjonctif introduit une nuance sémantique plus ou moins nécessaire, et dans ce cas on a sans doute tort de parler d’un phénomène d’attraction, soit il surgit parce que le locuteur a cru pouvoir réutiliser (dupliquer) le mode employé dans la proposition mère.
Certains en font maintenant une habitude ou une facilité : « Le truc, avec elle, c’est de lui tendre la perche et de lui suggérer la bonne idée, pour qu’elle dise que ça vienne d’elle ! » (Au lieu de : « que ça vient d’elle ».) « Il fallait qu’on vienne comme on soit. » (Entendu dans l’émission Répliques du samedi 9 mars 2024. Au lieu de : « Il fallait qu’on vienne comme on est », ou « comme on était ».)
Lorsque la mise au subjonctif du verbe subordonné est manifestement anormale, que l’écart syntaxique ne saurait être légitimé, on devrait éviter de parler d’attraction modale. Pour que la qualification s’avère moins approbative, nous pourrions parler de contamination modale. La véritable attraction modale s’observe donc dans les cas où la présence du subjonctif n’est ni légitimée par le sens, ni anormale.