J’avais refusé de mettre un a majuscule à Allemand. M. Joseph m’en fit un juste grief et me rappela que la grammaire était indépendante du goût et de l’éthique.
Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre VI ; éditions de la Table Ronde, 1976.
1. Gaulle ou de Gaulle ? Gouges ou de Gouges ?
Depuis que les lycéens ont été massivement invités à étudier sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Olympe de Gouges est devenue une figure phare de la littérature et de la pensée françaises du XVIIIe siècle – et ce n’est que justice. Mais les professeurs de lettres et d’histoire se sont alors demandé quelle est la forme correcte de son nom lorsqu’il n’est précédé ni du prénom ni d’aucun titre de civilité (madame ou citoyenne). Doit-on dire « Gouges » ou « de Gouges » ?
Quand le général Giraud, à Metz, entre 1937 et 1939, a eu sous ses ordres le colonel de Gaulle, il paraît qu’il l’appelait « Gaulle », escamotant la particule… Cela n’est qu’une légende ; mais on sait que, pendant la guerre d’Algérie, quelques officiers réfractaires à sa politique, ainsi que des membres ou des sympathisants de l’O.A.S., se faisaient un plaisir d’égratigner de cette manière le nom du chef de l’État. Avaient-ils grammaticalement raison de le faire ? Est-ce le reste du peuple français qui se montrait ignorant en appelant l’homme du 18 juin « de Gaulle » ?
Eh bien non : ces militaires avaient tort. Il faut bien dire « de Gaulle » ; donc aussi « de Gouges ».
Qu’on dise « Musset » et non pas « de Musset », tandis qu’on dit en permanence « de Gaulle », n’est pas dû au fait que la particule serait dans ce dernier cas « une fausse particule », comme quelqu’un me l’a un jour affirmé : c’est parce que le nom Gaulle est monosyllabique, ou du moins se prononce en une syllabe. Revoyons la question des particules dans son ensemble, à partir de ce qu’en dit Le bon usage :
Le de […] se maintient pour unir le nom au prénom, au titre de noblesse ou aux titres de monsieur, madame, mademoiselle, abbé, cardinal, maréchal, amiral, etc., – au mot famille, aux noms de parenté (frère, oncle, tante, neveu, cousin, etc.) […]. Il disparaît normalement en dehors de ces conditions : Musset le dit. Vigny fut élu. Etc.
Maurice Grevisse et André Goosse,
Le bon usage, éd. 1988, § 1004.
On dit « Henry de Montherlant », mais « Montherlant » tout court, et il faut dire de même, en l’absence du prénom : « Villiers », ou « Villepin », et non pas imiter nos journalistes qui disent tous : « de Villiers » ou « de Villepin ». On parle de l’œuvre de Chateaubriand et non pas de l’œuvre « de de Chateaubriand ».
Le texte du Grevisse poursuit, et c’est le point qui nous intéresse : « Cependant, selon Littré, on laisse le de, même sans prénom, qualification ou titre : 1) devant les noms d’une syllabe ou de deux avec un e muet : de Thou a bien écrit, j’ai vu de Sèze ; 2) devant les noms qui commencent par une voyelle ou un h muet : l’“Armorial” de d’Hozier ; à moi d’Auvergne ; le fils de d’Orléans. Ces règles ne sont pas toujours rigoureusement observées. » (Le bon usage, § 1004). Il est conforme à la règle de parler de la fougue de d’Artagnan ou des livres de d’Ormesson, et c’est parce que cette règle existe qu’il faut dire, en l’absence du prénom ou d’un titre : de Roux (pour Dominique de Roux), de Gaulle ou de Gouges.
Exceptions notables mais assez récentes : le XXe siècle a dit « Sade » et non « de Sade », et il aura dit « Maistre » plus souvent que « de Maistre ». Sans doute avait-on alors oublié la règle énoncée (ou rappelée) par Littré, car le XIXe disait « de Maistre » et « de Sade » : « Ce sont ces décrets que de Maistre se flatte d’avoir pénétrés », lit-on dans un livre de 1860 ; « M. G. Flaubert est un disciple de de Sade », écrivait Flaubert, reprochant à Sainte-Beuve une insinuation que celui-ci avait émise contre lui dans sa critique de Salammbô.
En revanche, l’adjectif qu’on fait dériver de ces noms n’englobe pas la particule : maistrien, gaullien, rouxien, gougien, et non pas « demaistrien », « degaullien », « derouxien », etc.
2. Minuscule ou majuscule au « de » du Général ?
La graphie de Gaulle est restée la seule correcte jusqu’au début des années 2000, mais elle est en train de sortir de l’usage.
Je rencontre fréquemment de spécieux arguments en faveur de la nouvelle graphie « De Gaulle », avec D (majuscule) à la particule, censée refléter plus fidèlement l’étymologie de ce nom qui proviendrait du flamand Van de Walle, parfois écrit Vandewalle, lequel signifierait exactement « du mur » ou « du rempart ». Selon cette interprétation, de Gaulle signifierait « le rempart » (selon une autre, ce serait : « le Wallon »). Mais la discussion de l’étymologie n’est pas mon propos. Le fait est que ce nom de famille s’est écrit de Gaulle à partir du XVIIIe siècle. Il n’y a donc aucune raison pour que notre époque décide, de sa propre initiative, d’en modifier la graphie. Il existe en France bien d’autres noms à particule que personne ne s’avise de vandaliser, même lorsqu’ils sont portés par des familles non nobles. La particule peut fort bien n’être pas nobiliaire, puisque certains roturiers ont un nom à particule, et peut fort bien n’être pas liée non plus à la possession d’une terre. Olympe de Gouges, après tout, n’est que le nom de plume de Marie Gouze, fille d’un bourgeois de Montauban, devenue Marie Aubry par son mariage…
Certains auteurs de droite infligent cette majuscule comme une gifle à la mémoire du célèbre général. Ils accusent celui-ci de s’être fait passer pour l’incarnation de la France, de la « Gaule », en trafiquant son patronyme : « un nom qu’il avait rendu providentiel en remplaçant un D majuscule par un petit d », comme le fait dire Vladimir Volkoff à l’un des personnages du Berkeley à cinq heures. Mais ça, on sait que c’est faux : Charles de Gaulle a hérité cette particule de ses ancêtres, il ne se l’est pas donnée lui-même.
Néanmoins, je ne comprends pas que nos contemporains soient si nombreux à accepter cette substitution comme si elle allait de soi. Lorsqu’une revue reproduit dans ses pages la couverture d’un essai qui contient dans son titre le nom du Général, couverture sur laquelle on discerne le « de » correctement orthographié, l’équipe de rédaction se croit autorisée à recopier (dans ses articles ou en marge de cette reproduction de couverture) ledit titre en l’ornant de la fameuse majuscule. C’était de Gaulle devient ainsi C’était De Gaulle. Suis-je vraiment seul à me plaindre de cette incongruité ? Depuis quelques années, on dirait que tout le monde s’est entiché de la nouvelle graphie, même des gens qui n’ont pas pour objectif de réhabiliter l’action politique du maréchal Pétain. Cette graphie s’affiche souvent à la une des journaux régionaux, mais aussi dans des revues et des journaux diffusés à l’échelon national, qui ont acquis une certaine autorité. Par exemple la revue Cités, numéro du dixième anniversaire, hors-série de mars 2010. Un texte, rédigé spécialement pour cette livraison, sert de préambule à la transcription d’une lettre que Roland Barthes envoya à Maurice Blanchot en 1967, récemment retrouvée. Dans ce texte de présentation, le nom de Gaulle est imprimé avec un D (majuscule) au milieu d’une phrase. Marc Weitzmann fait imprimer la même majuscule, dans le Libération du jeudi 25 mars 2010, lorsqu’il rend hommage aux « valeurs de culture héritées de la IIIe République et reformulées, dans les années 1950, par tout le pays depuis De Gaulle jusqu’au Parti communiste ». Le site de l’Institut national de l’Audiovisuel (INA) a mis à la disposition du public un grand nombre de documents filmés où apparaissait l’homme du 18 juin. Dans le titre de ces vidéos, il est désigné tantôt comme étant « le général De Gaulle », tantôt comme « le Général De Gaulle ». Parmi les auteurs qui se sont mis à majusculer le de, on peut citer Michel Crépu : « Il y a quarante ans, Malraux semblait un monstre sacré qui servait de ministre au général De Gaulle. C’était une façon de faire sentir au pays qu’il y avait de la place pour ça. De la place pour quelqu’un qui parlait en direct aux statues de Sumer, parmi d’autres correspondants. » (Michel Crépu, « Après Malraux », « éditorial » de La Nouvelle Revue française, n° 624, mai 2017, p. 5.)
Laurent Jenny, dans Je suis la révolution, histoire d’une métaphore (1830-1975), essai d’histoire littéraire paru en 2008 aux éditions Belin (collection L’extrême contemporain, dirigée par Michel Deguy), fait imprimer systématiquement la graphie « De Gaulle » : « la prise du pouvoir par De Gaulle en 1958 » (p. 131) ; « Artisan des fausses continuités, De Gaulle, sous le masque de la Providence, commet le crime […] d’occulter la chance d’une interruption du temps historique » (p. 133) ; « Son intérêt se tourne rapidement vers De Gaulle » (p. 144). Laurent Jenny, citant un extrait de la Lettre à un jeune partisan de Jean Paulhan (1956), va jusqu’à s’octroyer la liberté d’introduire ce D (majuscule) dans un texte où il ne figurait pas : « C’est entre 44 et 45 que [la France] disposait en même temps d’un roi (ou, si vous préférez d’un dictateur), Charles De Gaulle ; d’un Parlement élu, la première Constituante ; d’un Conseil des Meilleurs, le Comité national de la Résistance » (p. 154)… en omettant au passage de transcrire la virgule qui figurait après l’incise « si vous préférez ». Laurent Jenny procède de même avec le nom de Joseph de Maistre, qui devient dans les pages 112 et 114 de son livre : « Joseph De Maistre ». Quel manque de sérieux universitaire !
J’ai mentionné ce personnage d’une nouvelle de Volkoff, le commandant de Kernavo, qui, racontant à ses commensaux du « Berkeley » un épisode particulièrement triste de la guerre d’Algérie, fortement inspiré de l’affaire Si Salah, décrit de Gaulle comme « un homme qui avait ses qualités et ses défauts et un nom qu’il avait rendu providentiel en remplaçant un D majuscule par un petit d ». (Le Berkeley à cinq heures, recueil de nouvelles coédité par Bernard de Fallois et l’Âge d’Homme, 1993 ; le Livre de Poche, p. 99, dans la nouvelle « La paix des braves ».) L’historien Dominique Venner, comme ce Kernavo, était persuadé qu’il fallait remettre sa majuscule à une fausse particule qui n’était qu’un De flamand… On trouve dans Grevisse quelques lignes sur ces fameux noms d’origine flamande. Elles figurent au § 100 de l’édition que j’ai sous la main : « Dans les noms néerlandais, de est un article [équivalent du the anglais] et devrait recevoir la majuscule ; mais, en France, le mot est souvent confondu avec la préposition française : Charles De Coster ; Louis De Potter. » Grevisse propose ensuite comme contre-exemples : Edgar de Bruyne ; de Witt ; Charles de Coster ; Pieter de Hoogh.
Or la famille de Gaulle est française depuis le XVIIe ou le XVIIIe siècle, et en français son nom s’écrit avec un d minuscule depuis des siècles. Pourquoi devrait-on aujourd’hui reconduire le nom du général de Gaulle à sa lointaine origine flamande et l’y enfermer ? En voulant imposer à son nom cette nouvelle graphie, on ne conteste pas tant l’appartenance (en effet douteuse) de l’homme à la noblesse que son appartenance à la France.
Parvenus à ce point, nous pouvons ouvrir une brève parenthèse. Dans le roman Capitaine Conan de Roger Vercel, nous lisons : « Je lui racontai la confrontation d’Erlane et de de Scève » ; « Depuis le P.C. de de Scève, ça fait une heure quarante qu’on marche » (Albin Michel, 1934 ; réédition dans le Livre de Poche, 1967, p. 170 et 204.) Scève se prononce en une syllabe, ce qui entraîne la conservation du de : pure application de la règle que Grevisse attribue à Littré. Mais j’invite à considérer la séquence « de de », qu’on a également pu observer dans la phrase de Flaubert citée plus haut.
De tels passages nous prouvent que rien n’oblige à adopter la convention typographique, jugée « fâcheuse » par Claude Duneton dans le Figaro littéraire du jeudi 17 juin 2010, qui fait mettre une capitale au second de dans « de de Gaulle », « de de Lattre », etc. Claude Duneton a sans doute raison de penser que la convention typographique consistant à écrire « de De Gaulle » ou « de De Lattre » a favorisé un certain flottement de l’usage et déclenché la controverse qui nous occupe.
Conclusion
Dans ses lettres comme dans ses livres, le Général lui-même signait : C. de Gaulle, sans la majuscule. Les journalistes et les écrivains qui, de son vivant et après sa mort, ont évoqué son action politique ou sa personnalité, pour les défendre ou pour les attaquer, ne mettaient pas l’intempestive majuscule. De son vivant ou après sa mort, ce sont Bernanos, Gary, Mauriac, Malraux, de Roux, Dutourd (tout comme Sartre, Servan-Schreiber, etc.) qui ont accepté la graphie de Gaulle (sans majuscule), parce qu’elle était devenue classique. Le choix de préférer la graphie « De Gaulle » (avec majuscule), d’écrire par exemple : « général De Gaulle », n’est imputable qu’à l’ignorance. Pourquoi cette ignorance est-elle aussi répandue ? Journalistes, fonctionnaires, hauts fonctionnaires, professeurs, simples particuliers… Ils sont si nombreux, aujourd’hui, ceux qui mettent une majuscule à chaque particule nobiliaire, ainsi qu’à tous les noms de fonction, pensant ainsi témoigner leur « respect », purement formel, aux hommes et aux fonctions. Sans doute croient-ils qu’une majuscule en trop fera toujours une faute moins grave qu’une majuscule en moins.