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31 décembre 2023 7 31 /12 /décembre /2023 17:38

Yves Ravey fait partie de ces écrivains modernes qui tentent d’estomper les marques de séparation, de disjonction, entre les parties narratives ou descriptives et les parties qui appartiennent au discours (parlé ou pensé). Dans la prose de ses romans, il s’efforce de fondre, sans aucun tiret, les dialogues avec la narration en paragraphes compacts. Son texte nous fait souvent passer sans transition d’un résumé de paroles à une parole rapportée au discours direct.

J’ai déjà souvent parlé des verbes introducteurs de parole (V.I.P.) utilisés par les romanciers et les journalistes lorsqu’ils composent ou restituent une conversation au discours direct. Or Yves Ravey, tout en se pliant à la discipline rigoureuse qu’imposent l’insertion et l’entrelacement des voix dans un type de roman dominé par Joyce et Faulkner, a l’art de forger de bien étranges incises de dialogue.

« Salazare [le nouveau compagnon de la mère du narrateur] a voulu savoir, avec un certain sans-gêne, si, pour en arriver là, j’avais commis des erreurs dans la gestion de l’entreprise. J’ai nié la moindre faute de parcours, simplement, ai-je justifié, j’ai envie de voir ailleurs, mais ne craignez rien, Salazare, elle sera rachetée, cette station. / Selon lui, appuyé contre le mur, faisant tourner, par désœuvrement, son verre vide dans le creux de sa main, ça arrivait souvent, ces faillites. Et si c’était le cas, on ne pouvait s’en prendre qu’à soi-même. Par exemple, lui, il avait été maçon. Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante, malgré mon départ. Et si je travaille encore, ici et là, a-t-il poursuivi, c’est pour arrondir les fins de mois. » (Yves Ravey, Adultère, roman, éditions de Minuit, 2021, collection Double, p. 27-28. Le narrateur, Jean Seghers, est propriétaire d’une station-service en faillite, dont il a été le gérant, pendant dix ans, aux côtés de sa femme Remedios.)

Le V.I.P. « ai-je justifié » est un raccourci abusif (il faudrait à la rigueur « ai-je dit pour me justifier », ce qu’on ferait bien de réduire à « ai-je dit », tout court, afin d’éviter une redondance avec le contenu des propos) ; au moins est-ce un verbe qui implique la notion de parole. Mais que faut-il penser de la séquence « a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve » ? Cette séquence énonce une action, que Salazare effectue tout en prononçant les mots « Quand j’ai pris ma retraite, mon entreprise est restée florissante… ». L’évocation d’une action occupe une place constitutivement vouée au verbe de parole (et à la désignation du locuteur). Cela me rappelle le « claqua des dents Chopin » que j’avais commenté autrefois dans Le dialogue selon Nathalie Sarraute, ainsi que les phrases « Bonjour, entra-t-il » ou « Salut, sortit-il de la pièce », dont se moque Daniel Pennac dans La petite marchande de prose (voir Ellipse ou redondance ?).

On trouve ainsi chez Ravey, en incise, tantôt un verbe redondant, qui explicite une intention au lieu de désigner l’acte de parler, le ton employé, etc. ; tantôt un verbe énonçant une action, donc normalement inemployable à cet emplacement. On devine que Ravey s’efforce de recourir le moins possible au verbe dire. Et c’est parce qu’il s’efforce d’y éviter le verbe dire que ses incises ont pris la forme d’énoncés saugrenus – auxquels Ravey semble, du reste, prêter une vertu humoristique, un caractère ludique.

Et ça continue tout au long du roman :

« J’ai inspecté du regard les alentours de la station, côté nationale, fenêtre ouverte, et j’ai poussé la porte battante du couloir conduisant au bar. J’ai appelé ma femme, à voix basse, mais c’est le visage de Walden qui m’est venu à l’esprit : le président du tribunal de commerce, c’est très bien, ai-je ressassé la même histoire, on peut dire que c’est un ami, et qu’il nous a déjà rendu service, je le reconnais, mais parfois, je préférerais qu’il ne se mêle pas de nos affaires. Je n’aimais pas beaucoup non plus sa façon de se comporter avec ma femme. Allons, Seghers, tu dérailles, me suis-je sermonné, on arrête, s’il te plaît, de parler de Walden. Ce que fait le président du tribunal ne te regarde pas, ça concerne d’abord Remedios, et j’ai ouvert la porte du bar. » (Adultère, p. 30-31.)

« Me suis-je sermonné » : redondance. Mais « ai-je ressassé la même histoire », c’est un commentaire, une glose, presque une paraphrase ! On ne saurait l’utiliser en tant que V.I.P. autrement que par étourderie, ou par un obscur désir de mal écrire…

(Je rappelle, une fois pour toutes, que les guillemets chevrons ne sont ajoutés que pour encadrer les citations. Ils ne figurent pas dans le texte de Ravey.)

Le V.I.P. est parfois astucieusement inclus dans une phrase au discours indirect libre. Les phrases suivantes figurent dans une conversation qu’ont Seghers et Remedios à propos de leur employé Ousmane, mécanicien et veilleur de nuit : « À ce titre, m’a-t-elle reproché, j’avais souvent manqué à ma parole. […] Progressivement, s’est-elle souvenue, nous [Ousmane et Seghers] nous étions attachés l’un à l’autre. » (Adultère, p. 39.) Il y a là deux redondances. On aurait préféré : À ce titre, a-t-elle dit, j’avais souvent manqué à ma parole. Et : Progressivement, a-t-elle ajouté, nous [Ousmane et Seghers] nous étions attachés l’un à l’autre. (Jusqu’à la fin du roman, ledit Ousmane n’est désigné que par son prénom.)

Autres verbe redondants utilisés comme V.I.P. : « Nous avons longuement discuté, Dolorès et moi, je vois mal cette femme mettre le feu au garage de son fils, s’est-elle amusée. » (P. 77-78. C’est Brigitte Hunter, enquêtrice pour une compagnie d’assurances, qui parle ; Dolorès est la mère de Jean Seghers. Le garage qui faisait partie de la station-service a été incendié et on a trouvé dans les décombres le cadavre d’Ousmane. Hunter soupçonne Seghers d’avoir allumé l’incendie.) « J’ai aussitôt détesté Salazare. Toi, l’ai-je maudit, c’est ton genre, quand tu vas voir un ami, on t’offre automatiquement, minimum un apéritif, c’est bien cela ? » (P. 91.) « J’avais besoin de me changer les idées, me suis-je justifié. » (P. 93. Non seulement le verbe se justifier fait un fort mauvais V.I.P., mais Ravey l’utilise trop souvent.) « On court toujours le risque de laisser échapper certains faits, ensuite, il est trop tard, on le regrette toute sa vie, s’est-il expliqué. » (P. 112. Le propos est de l’adjudant Bozonet.)

Quant à l’énonciation d’action, elle apparaît dans bien d’autres incises : « Et en quoi serais-je concernée, monsieur Seghers ? a-t-elle croisé les bras. » (Adultère, p. 44. Amina, la femme d’Ousmane, répond à Seghers.) « Puis il [l’adjudant Bozonet] s’est tourné vers moi : j’étais certainement le seul à pouvoir répondre à cette importante question. Je n’en sais rien, ai-je haussé les épaules. » (Adultère, p. 62. Un gendarme demande au narrateur, Seghers, si l’incendie de son garage était volontaire ou accidentel.)

Conversation entre Seghers et l’enquêtrice Hunter : « Venez avec moi, Seghers, vous permettez que je vous appelle Seghers… ? J’ai répondu, pas de problème, et je suis resté au bord des cendres. Ensuite, j’ai prétexté que je n’étais pas équipé pour la rejoindre. Mais venez donc ! vous ne risquez rien, passez par-là [sic], m’a-t-elle indiqué un passage parmi les matières calcinées, hors du secteur des gendarmes. » (Adultère, p. 70.) « Et ce mur de briques, là, juste en face, s’est-elle avisée après avoir gagné le pont élévateur, c’est le mur de séparation, et là, c’est le poste de soudure, je présume ? » (P. 71.) « Écoutez, Hunter, ai-je repris, vous êtes enquêtrice, je me dois de vous parler franchement : … [sic] voilà, je nourris des soupçons sur une liaison probable de ma femme avec Walden, l’ai-je lancée sur une fausse piste. » (P. 73.) « C’est à cette question que nous devons répondre, tous les deux, m’a-t-elle impliqué dans sa réflexion. » (P. 77.)

Enfin, réaction de Seghers après avoir reçu la visite de Salazare : « Vraiment, ce Salazare, me suis-je agité de nouveau, de quoi se mêle-t-il ? » (P. 92.)

Le narrateur mentionne en incise une action, un geste ou une attitude du locuteur ; il révèle le processus intellectuel qui est à l’origine du propos tenu ; il se hâte d’expliquer la signification d’un propos, et de vendre la mèche aux lecteurs… au lieu d’utiliser l’incise de dialogue pour faire savoir que quelqu’un parle (ou crie, ou pense, ou murmure, etc.) et pour indiquer l’identité de ce quelqu’un. Alors que les incises du dialogue devraient rester discrètes, l’écrivain moderniste les surcharge.

Une incise de parole peut même figurer au milieu d’une phrase qui ne rapporte pas un propos mais constate un état émotionnel : « Dans le fond, me suis-je rendu compte en m’éloignant, je n’étais pas totalement inquiet. Cette femme [Hunter], toute experte qu’elle fût, ne détenait aucune preuve. Elle m’a retenu dans le bureau en me demandant si c’était sérieux, mon voyage ? si je partais sans ma femme… ? Au fait, votre femme… ? » (P. 94. Chez Ravey, une interrogative indirecte s’achève fréquemment sur une ponctuation d’interrogative directe.)

Bien sûr, l’intrigue est intéressante. Mais le style de Ravey est un étalage de procédés ostensibles, qui fatiguent au lieu d’émerveiller – et qui, dans Adultère, ne sont que rarement mis au service de la véritable innovation littéraire du XXe siècle qu’est le monologue intérieur, la transcription des fluctuations d’une pensée, la radiographie des contradictions qui naissent entre pensée et parole. On n’observe pas non plus, dans ce style maniéré, tarabiscoté, la maîtrise syntaxique qui permet à un écrivain maniériste de subjuguer malgré leurs réticences l’esprit et la sensibilité de ses lecteurs. Peut-être Ravey veut-il pasticher les mauvais styles, pour produire un effet de distanciation. Le choix de donner aux personnages un nom exotique, une nationalité indéfinissable – Jean Seghers, sa femme Remedios Quintas, Xavier Walden, Brigitte Hunter, etc. – alors que l’histoire se passe en France puisque la station-service des époux Seghers appartient au « secteur Alsace-Franche-Comté », lit-on page 32, et que Jean Seghers dit avoir ambitionné de gérer une station d’autoroute qui se serait située dans la « vallée du Rhône » (même page), est un procédé qui contribue à entretenir cette distanciation.

Est-ce une forme d’humour au second degré ? Yves Ravey nous a-t-il livré un trompe-l’œil littéraire ? On dirait parfois que le romancier veut faire rire de son propre style.

 

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commentaires

M
"Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve, mon entreprise est restée florissante,"<br /> Autrefois, on se moquait de <br /> "Saperlipopette, se leva-t-il de son fauteuil, nous sommes joués !"<br /> Eh bien, nous y sommes ...
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L
… Quand j’ai pris ma retraite, a-t-il tendu son verre dans l’attente que je le resserve…<br /> <br /> « Bonne année », tendit-il son verre. <br /> Je ne crois pas à l'humour, c'est une facilité, une paresse et une tendance.
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