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16 mars 2023 4 16 /03 /mars /2023 08:23

Il semble que ce futur « factice » en vienne aujourd’hui à se substituer non seulement au présent de narration mais aussi à certains emplois du présent de vérité générale.

Une partie de texte vouée au commentaire ou à la description peut ainsi dériver vers le futur :

« Une fugue, c’est un entrelacement de plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, vont se superposer pour constituer un ensemble cohérent. La forme la plus connue de la fugue est le canon. Qui n’a pas chanté, enfant, “Frère Jacques”, en mettant à contribution une bande d’amis, qui vont entonner la mélodie en décalage les uns des [sic] autres, constituant un ensemble sonore riche et ravissant ? Ce canon est donc une sorte de fugue rudimentaire. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique, Buchet-Chastel, 2022, p. 135.) À quoi sert ici le futur ? Et pourquoi, dans la troisième phrase, n’y a-t-il aucune concordance entre le temps de la principale et celui de la subordonnée ?

Écrivez plutôt : « plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, se superposent » ; et : « … en mettant à contribution une bande d’amis, qui entonnaient la mélodie en décalage les uns par rapport aux autres » (à la rigueur : « qui entonnent »). Le fait d’avoir fait dépendre un verbe au futur (périphrastique) d’un verbe au passé composé est particulièrement maladroit.

Le phénomène est observable dans la conversation orale, lorsque quelqu’un se met à raconter une expérience personnelle qui reflète une habitude collective : « Dans les restaurants de Mongolie, on ne va pas laisser de pourboire. » Mais il est possible que le locuteur soit en train d’imaginer son auditeur visitant à son tour la Mongolie et s’y rendant au restaurant. Il y a dans cette phrase un « Si tu te rends en Mongolie… » sous-entendu. Ou alors il est simplement en train de revivre par la pensée l’expérience qu’il décrit. En la revivant, il la transforme en une narration.

« Quand on est stressé, on va avoir tendance à respirer dans le haut de la cage thoracique plutôt que d’activer notre abdomen et de respirer dans le bas du ventre. » (Lu sur yogitsimple.fr : « Les 3 bienfaits du Yin Yoga pour diminuer sa charge mentale [sic] et son stress ».) Dans ces phrases où nous décrivons un comportement dont tout un chacun a déjà fait l’expérience, la tentation est grande d’employer le futur : on se projette dans l’existence d’un interlocuteur qu’on a en face de soi – ou dans celle du lecteur comme si on avait celui-ci en face de soi. On invite autrui à vérifier pour lui-même le bien-fondé de notre affirmation, comme s’il ne l’avait pas encore fait. Ou bien nous revivons par la pensée un de ces moments où le processus organique ou physiologique que nous décrivons s’est opéré en nous.

La tentation de mettre au futur de tels énoncés doit être combattue, car le présent de vérité générale y est plus conforme à la logique. La phrase évoque une « tendance », c’est-à-dire un comportement adopté par un vaste groupe humain, donc elle énonce une généralité. Une généralité se vérifie dans le présent et non dans l’avenir.

Anne Cordier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine, est interrogée (au téléphone ?) par Guillaume Erner dans son émission Les Matins, sur France Culture, lundi 6 mars 2023 : « On néglige en fait souvent cette pratique-là des réseaux sociaux – elle est pourtant réelle, effective, à travers les enquêtes – des enfants, des adolescents, qui accèdent à de l’information sur les sujets qui les intéressent à leur âge… – [Guillaume Erner] Par exemple ? – … et aussi sur l’actualité. Ah ben par exemple, vous allez avoir des enfants qui vont suivre les résultats des matchs de football sur les réseaux sociaux, qui vont suivre les chanteurs ou les chanteuses qu’ils aiment, toute la culture K-pop, hein, qui est la culture aussi qui vient du monde asiatique qui est extrêmement importante à l’âge adolescent aujourd’hui. » Un peu plus tard : « Chaque époque a un peu son réseau social qui va stigmatiser… va cristalliser un certain nombre d’inquiétudes, hein, il y a quelques années c’était davantage Instagram, encore avant on était sur [= sur le dos de] Facebook. »

Anne Cordier décrit une réalité qu’elle a scrutée à travers des « enquêtes de terrain » (elle dit qu’elle les « réalise personnellement »). Lorsqu’on l’a fait passer par le crible de travaux universitaires, le monde qui nous entoure est objectivement connu. Les phrases par lesquelles on en rend compte sont des affirmations vérifiables, donc des vérités générales. Mais ces observations sont en même temps de petites narrations.

Ordinairement, on parle de futur de vérité générale à propos de phrases dont le verbe au futur est accompagné d’un adverbe comme toujours, souvent ou jamais (« Un chien ne miaulera jamais », « Deux et deux feront toujours quatre »). Mais les exemples examinés précédemment signifient autre chose. Ce sont des phrases où nous généralisons une observation personnelle, une expérience, une information. Le futur y est superflu. Les mêmes raisons qui l’ont imposé dans nos narrations le font s’insinuer dans nos affirmations généralisantes.

 

* * *

 

Le présent de narration ne suffit plus. Aurait-il trop servi ? Le trouverait-on usé ? Nos contemporains, naïvement, ont cru pouvoir le régénérer en lui associant le futur. Alors qu’ils continuent de mettre spontanément au présent les passages de leur discours qui sont voués à l’analyse, à l’explication ou à la description, ils se servent volontiers du futur – futur simple de l’indicatif ou futur périphrastique – dans ses moments narratifs.

Certes, on aurait tort de parler de ce futur « de narration » comme d’un nouveau temps verbal qui serait voué à se substituer au présent de narration dans tous les emplois de celui-ci. Mes observations montrent que ce futur a plutôt tendance à s’immiscer dans un récit qui a commencé au présent et qui peut à n’importe quel moment se remettre sur le rail du présent.

Néanmoins, nos contemporains y recourent dès qu’ils sont tentés de hâter le cours d’un récit, de mettre l’accent sur une transformation ou sur un revirement. Que ce revirement ait des conséquences durables ou éphémères, le verbe qui l’exprime risque de se voir mis au futur.

Je devine les raisons qui, à l’oral, nous incitent à employer un futur intempestif, mais je ne comprends pas qu’on le trouve si fréquemment à l’écrit.

Nous devons nous répéter cette règle : Lorsque le futur ne sert pas à exprimer une véritable postériorité, mettre la phrase au présent. Ayant déjà son rôle à jouer dans le système du présent, le futur – morphologique ou périphrastique – n’est pas compatible avec la nouvelle valeur que certains lui font endosser.

En privilégiant le présent de narration, et en évitant tout « futur de narration », nous rendons tout récit plus agréable à lire ou à écouter. Nous y faisons mieux entendre le sens.

Un raconteur d’histoires est quelqu’un qui a des choses à dire, mais en général il possède aussi une certaine idée du style. Quelle est l’idée que se fait du style un écrivain ou un orateur qui laisse ses phrases dériver vers un futur ornemental, voué à outrer le relief de la trame événementielle ? Quand on pilote un dispositif à trois étages, on doit rester maître de ses nerfs.

 

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