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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 01:02

Les écrivains ne sont pas des auteurs de citations, mais des auteurs de livres, de textes, de phrases, de lignes, de vers, etc.

« L’homme fort dit : je suis. / Et il a raison. Il est. / L’homme médiocre dit également : je suis. / Et lui aussi a raison. Il suit. // Victor Hugo, / Citation parue dans le recueil posthume Océan » (Bertrand Puard, Les Effacés, Opération 3 : Hors-jeu ; éditions Hachette, 2012, p. 284. Absence de point final respectée.)

Victor Hugo n’écrit pas des « citations ». Une citation, cela voudrait dire qu’il cite… autrui. Or il est l’auteur de cet aphorisme, de ce texte, de ce fragment.

« Franc Schuerewegen [professeur de littérature française] peut m’aider à formuler ce qui me retient [= ce qui me captive dans Honorine de Balzac]. Il part d’une citation de Proust concernant Balzac, dans Contre Sainte-Beuve : “Balzac ne cache rien, il dit tout. Aussi est-on étonné de voir que cependant il y a de beaux effets de silence dans son œuvre.” Mais, selon Schuerewegen, Balzac ne disposerait pas lui-même de ce génie du sous-entendu qu’il prête au peuple français, puisqu’il parlerait “trop bas” pour que le sens soit perceptible par les lecteurs. » (Marina Daniélou, agrégée de lettres modernes ; Balzac et la différence des sexes : D’Honoré à Honorine ; éditions l’Harmattan, 2023, p. 19.) Le texte comporte une inexactitude de transcription (Proust n’a pas écrit « Balzac ne cache rien », mais : « Il ne cache rien », donc le nom Balzac aurait dû être mis entre crochets), mais ces lignes sont bien une réflexion de Proust, et non pas une réflexion que Proust aurait empruntée à quelqu’un d’autre.

Le mot citation signifie d’abord : action de citer. Il appartient au métalangage du typographe (« Une citation se met entre guillemets ») ou de l’enseignant donnant à ses élèves des conseils de méthode (« Toute citation doit être accompagnée d’un commentaire »). Un professeur ne doit jamais écrire, dans un sujet de dissertation : « Vous commenterez cette citation de Stendhal. » Il doit écrire : Vous commenterez cette phrase de Stendhal, ces lignes de Stendhal, cette affirmation de Stendhal, etc.

Les modifications que nous apportons éventuellement aux pronoms, aux déterminants ou à la terminaison des verbes doivent être placées entre crochets, pour que le lecteur puisse reconnaître ce qui appartient à l’auteur cité et ce qui vient de la plume du commentateur. Le commentateur doit s’efforcer de signaler toute erreur commise par l’auteur cité en la faisant suivre de l’adverbe sic (« formulé ainsi »), qu’il met entre crochets. Si l’auteur cité a employé un mot, un nom propre ou une construction syntaxique pouvant susciter le doute, voire l’étonnement, nous devons faire savoir à notre lecteur que cette bizarrerie figure dans le texte d’origine. Le lecteur ne doit pas nous soupçonner de l’avoir introduite parce que nous aurions recopié ce texte trop hâtivement. La citation exige exactitude et probité.

Les citations sont des passages empruntés à autrui que nous convoquons à l’appui de notre réflexion. De notre point de vue d’auteur, ces extraits pris en bloc sont, certes, des citations (et il est permis de conclure une liste d’indices ou de preuves qu’on a constituée au service d’une démonstration, par une formule du type : « Nous terminerons ce relevé de citations par l’explication que X a lui-même donnée… »). Mais, du point de vue de chaque auteur cité, tout élément extrait de son œuvre est une affirmation, un jugement, une observation, une analyse, etc., et non une « citation ».

L’auteur d’un essai critique adopte rarement la position du scripteur surplombant qui a réuni plusieurs citations sur un sujet donné, de tel auteur ou de tel autre. Ordinairement il convoque un auteur puis un autre puis encore un autre, afin de vérifier ou de réfuter tel jugement émis par chacun d’entre eux. Il vaut mieux éviter d’appeler citation un fragment de texte qu’on prend la peine de commenter. Parler de citation, c’est mettre l’accent sur l’acte de transcrire (éventuellement pour faire constater le nombre des éléments concordants qu’on a pu rassembler à l’appui d’une démonstration). Or il est presque toujours préférable d’orienter le lecteur ou l’auditeur vers le contenu de ce qu’on cite.

En attribuant aux écrivains des « citations », les professeurs semblent les considérer comme de simples bricoleurs. Une citation n’est qu’une sorte de bibelot littéraire. En revanche, qualifié de phrase ou d’extrait, le même fragment garde un lien avec l’œuvre dont on l’a séparé.

Bref, en dehors du cas où l’on fournit une liste ou un relevé, et hormis le cas où l’on tient à certifier l’exactitude d’une transcription : « Chaque citation a été vérifiée sur les textes mêmes, sur le manuscrit », le mot citation est à éviter dans un texte relevant de la critique littéraire.

De plus, il faut parler d’une citation de tel auteur, et non d’une « citation écrite par » tel auteur : un auteur n’« écrit » pas des « citations ». Ces termes sont contradictoires.

On peut dire de quelqu’un qu’il émaille ses propos de citations. De citations littéraires, philosophiques ; de citations grecques et latines ; de citations de tel poète, romancier ou penseur ; de citations inattendues, de citations pertinentes ; de citations pédantes ou inopportunes… La personne qui fait une citation est censée restituer avec le maximum d’exactitude le fragment d’un texte préexistant, ou un propos entendu de la bouche d’une tierce personne. Elle imprime dans sa parole la trace d’un texte ou d’un propos. C’est pourquoi une phrase qui est citée dans le feu de la conversation ou d’une improvisation orale impressionne l’auditoire. Le contenu du propos fait moins d’effet que sa restitution. Quelqu’un a jugé ce propos digne d’être mémorisé, et nous le fait entendre en respectant (si possible à la lettre) le style de son auteur.

« Saïd chercha une citation d’un écrivain français qui avait dit cela, ou à peu près. [Que c’était par hygiène que le Prophète avait imposé à ses fidèles de ne pas boire ni fumer.] C’était peut-être bien Gide. Mais la citation lui échappait. » (Michel Déon, La carotte et le bâton, Plon, 1960, nouvelle édition à la Table Ronde, 1980 ; texte de la collection Folio, p. 99.)

Néanmoins, même lorsqu’il est ainsi employé pour désigner un acte effectué à l’oral, le mot citation est un peu désobligeant. Il suggère que l’exercice est vain et que la personne qui cite fait de l’esbroufe. Si nous mettons l’accent sur la quantité, ou sur la seule performance, nous dirons, par exemple, que Fabrice Luchini émaille sa conversation de citations de Céline ; alors que si nous rendons hommage à la qualité ou à la pertinence des extraits qu’il choisit, nous dirons : Luchini émaille sa conversation de phrases de Céline, de formules de Céline. (La phrase « Fabrice Luchini aime à citer Céline » est neutre, tandis que « Fabrice Luchini aime à faire des citations de Céline » est péjorative.)

Une œuvre musicale peut contenir la citation d’une autre œuvre musicale. Alors tout est fait pour que l’auditeur, même s’il n’identifie pas le morceau d’où elle est tirée, entende que les musiciens jouent un air écrit par quelqu’un d’autre. Une césure, un changement d’instrumentation, font office de guillemets immatériels.

Un propos ou un texte d’autrui figure parfois en tête d’un écrit, ou apparaît sur l’écran au début d’un film (il est rarement mis entre guillemets, l’auteur cité n’y est pas nécessairement nommé, et le titre du texte d’où provient l’extrait est souvent absent). Ainsi, Le rouge et le noir commence par une citation de Danton – ou, plutôt, attribuée à Danton : « La vérité, l’âpre vérité. » Le nom de la rose commence par une citation de l’Évangile de saint Jean. Le film Conan le barbare s’ouvre sur une citation (approximative) de Nietzsche.

N’étant pas intégré au flux du texte écrit ou de la narration filmée, il est extérieur à l’œuvre. Son contenu n’a qu’un rapport indirect, ou oblique, avec le texte narratif ou argumentatif qu’il précède. Ce propos est à lire comme une sorte de commentaire : il suggère le sujet de l’œuvre ou son esprit, il inscrit l’œuvre dans telle ou telle tradition littéraire, il possède un sens caché qui se dévoilera plus tard, au cours de notre lecture ou à l’issue de celle-ci… Si l’on met l’accent sur sa situation, simplement pour désigner le caractère extérieur ou hétérogène du propos transcrit, on l’appelle citation. Mais pour en gloser la signification, mieux vaut parler de phrase, de vers, de formule, etc.

À l’oral comme à l’écrit, on parle de citation lorsqu’on veut insister sur la qualité de la transcription qui est faite d’un propos d’autrui, ou sur le fait qu’une démarcation est perceptible entre le style de l’auteur principal et le style d’un auteur invité. Évitons d’utiliser ce mot lorsque l’intérêt se porte sur la pensée qui s’y exprime, ou sur la beauté qui s’y manifeste.

 

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commentaires

C
Comme relecteur-correcteur, j'ai souvent affaire à des mises en exergue en début de roman ou en tête de chapitre. Chacune demande un travail de vérification – intéressant mais long – mais Dieu merci la typographie aide à séparer visuellement le bon grain de l'ivraie : les citations textuelles se voient gratifiées de guillemets et de la mention de leur source, les approximations d'une simple mise en italique, sans annotations.<br /> Merci pour vos articles toujours si bien affutés...
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L
Je recommence (commentaire précédent à supprimer).<br /> Citations arrangées.<br /> Journacloches et journacuistres ignorent quotidiennement la règle de base : les guillemets sont censés garantir l’authenticité d’une citation.<br /> Souvent le contenu entre guillemets est un résumé libre des propos de la personne citée, et équivaut à un voici-ce-qu'elle-a-dit-en-substance.
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F
En effet, je l’ai déjà constaté. La « presse en ligne » est coutumière du fait.<br /> D’autre part, Internet fait circuler de nombreux aphorismes non sourcés mais attribués à des penseurs prestigieux (Einstein par exemple). Certains de ces aphorismes se retrouvent ensuite, entre guillemets, dans des copies d’étudiants, ou mis en exergue d’un roman.<br /> Merci, JMF, pour votre commentaire.