« Écrit dans une langue élégante, bâti sur une structure narrative résolument moderne, ce roman né d’un chassé-croisé entre fiction et réalité a connu un immense succès à sa parution en 1906. » (Texte non signé, en quatrième de couverture des Désenchantées : roman des harems turcs contemporains, de Pierre Loti ; éditions Actes Sud, collection Babel, 2015 ; préface de Bruno Vercier et Alain Quella-Villéger.)
« En ce domaine [= la peinture] comme en beaucoup d’autres, Hergé se veut résolument moderne. » (Benoît Peeters, Hergé : Fils de Tintin ; 3e section du chapitre VII : « Une autre vie » ; éditions Flammarion, collection Grandes Biographies, 2002, p. 430.)
« Aussi Cézanne affirmait-il : “Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire.” Déclaration étonnante, car à la fin de cet impétueux XIXe siècle on se veut “résolument moderne” ; mais on ne se pose qu’en s’opposant, si du moins on se veut d’avant-garde ; l’artiste peut aussi moins brutalement se définir en se distinguant de ses maîtres, mais toujours il s’y [sic] réfère, avec ou sans révérence. » (L’œuvre d’art par elle-même, de Marie-Claire Kerbrat avec la collaboration de Maximine Comte-Sponville ; Presses universitaires de France, collection Major, 1993, p. 24.) Noter les guillemets qui encadrent « résolument moderne ». Ils indiquent que Marie-Claire Kerbrat suppose le lecteur capable de reconnaître sans aide la source de cette formule…
« [Bernard Babelain] professait ne croire qu’au vécu, mais sa vie se passait à consommer studieusement du vécu déjà vécu. Il voulait avant tout être de son temps, rester résolument moderne. Mais il se reprochait de ne pas parvenir à saisir la modernité à moins d’un délai de quarante ou cinquante ans. » (Claude Roy, La traversée du Pont des Arts, éditions Gallimard, NRF, 1979, collection Folio, p. 13-14. Les italiques sont de l’auteur. Le personnage de Bernard Babelain écrit une thèse sur le héros du roman, un compositeur nommé Charles Rivière.)
« La poésie grecque regorge d’images naturelles ; même chez les épigrammatistes d’époque tardive, qui vécurent pour la plupart dans ce monde “résolument moderne” que fut celui de l’Antioche ou de l’Alexandrie antiques, on rencontre sans cesse l’ombre d’un platane ou l’eau d’une source. » (Marguerite Yourcenar, « Présentation critique de Constantin Cavafy », texte daté de 1939-1953 ; dans Sous bénéfice d’inventaire, nouvelle édition, 1978, Gallimard, collection Folio-essais, p. 217.)
Résolument : éloge de la volonté, de ce volontarisme idiot manifesté par ceux qui ont une fumisterie à prôner. Culte de la volonté. Volonté de volonté.
Rimbaud, lui, faisait référence à un absolu : « Il faut être absolument moderne. » (Une saison en enfer, « Adieu ».)
Rimbaud ne dit pas qu’il faut se forcer à être moderne, mais qu’on doit être moderne absolument, c’est-à-dire en allant au bout d’une exigence de la sensibilité, en suivant une émotion jusqu’en ses retranchements les moins explorés – et sans craindre de n’être pas compris. Chaque artiste moderne ne peut qu’être moderne à sa façon. Quitte à en paraître énigmatique. Il trouve pour son œuvre la cohérence interne qui anime l’union de ses parties, au risque de la faire paraître impénétrable ou hermétique. L’œuvre moderne selon Rimbaud est singulière : elle a largué les amarres (ab-solutus : détaché, séparé du tout-venant).
Je suis sûr qu’on croit en toute bonne foi citer Rimbaud en employant la formule « résolument moderne ». De fait, les guillemets que nous y voyons dans l’ouvrage de Marie-Claire Kerbrat suggèrent que ces mots sont d’un auteur connu de tous les lecteurs cultivés.
A-t-on eu raison de modifier la formule initiale de Rimbaud ?
L’« absolument moderne » n’est pas une catégorie dans laquelle entrent tous les chefs-d’œuvre. Bien des œuvres sont grandes, voire modernes, sans l’être selon le critère rimbaldien. Mais les critiques prennent un gros risque en invoquant, pour célébrer le talent d’un artiste, la catégorie du « résolument moderne ». En peinture, en sculpture, en musique, en littérature… on ne compte plus les artistes qui se seront proclamés modernes et auront mis au monde des œuvres en toc.