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28 août 2023 1 28 /08 /août /2023 15:17

De plus en plus souvent, nous voyons l’adverbe employé avec le sens d’alors ou de puis, voire avec celui de maintenant.

« Madame Rocheteau avait failli hurler de rage au téléphone. [Son ex-mari] n’arrivait déjà pas à s’occuper de ses deux enfants la semaine où ils étaient chez lui, et voilà qu’il mettait en route le troisième ! Elle aurait tellement aimé avoir ce troisième enfant, tenir encore une fois un bébé au creux de ses bras. Et c’était l’autre idiote de 25 ans qui allait se pavaner avec un gros ventre. Quand on pensait qu’elle s’appelait Pimprenelle ! Pimprenelle, ça ne s’invente pas ! Et c’est là que le téléphone sonna. / – Madame Rocheteau ? J’espère que je n’appelle pas trop tard. Je suis Sauveur Saint-Yves. » (Marie-Aude Murail, Sauveur & Fils, saison 1 ; éditions l’École des loisirs, collection Médium grand format, 2016, p. 46.)

Déjà en 2000, dans son roman Oh, boy ! (l’École des loisirs, collection Médium poche, chapitre 11) : « Il [le mari] fit un pas vers elle [sa femme] et là, Bart vit ce qui pendait au bout de son bras. Un énorme couteau de cuisine »… Barthélemy (dit Bart) Morlevent est venu porter secours à sa voisine du dessus, qui fait face à une nouvelle crise de rage de son mari violent.

Hitler vient de lancer les armées allemandes à l’assaut de l’Union soviétique. Deux enfants russes de Leningrad, Viktor et Nadia (laquelle dit je dans cette page), sont sur le point d’être séparés de leurs parents pour toute la durée de la guerre : « Là, Viktor s’est énervé : / – Vous voulez vous débarrasser de nous ! / – Je ne partirai pas ! j’ai crié. » (Marc Lesage traduisant de l’italien Davide Morosinotto, L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, roman pour jeunes lecteurs, éditions l’École des loisirs, 2019, p. 72.) En français : « Alors Viktor s’est énervé » ; ou tout simplement : « Viktor s’est énervé » (oui, le verbe s’énerver est sans doute impropre).

Texte italien : « Allora Viktor si è arrabbiato : “Volete sbarazzarvi di noi !”. » (Davide Morosinotto, La sfolgorante luce di due stelle rosse : Il caso dei quaderni di Viktor e Nadya ; éditions Mondadori, 2017, collection Oscar Bestsellers, p. 62.) Oui, un point imprimé à l’extérieur des guillemets succède au point d’exclamation. Étrange usage.

Tandis qu’il se trouve dans un hôpital militaire, à Pikaliovo, où sa main mutilée a été soignée, Viktor apprend que la ville de Tikhvine vient de tomber aux mains des Allemands. Arrêtant la course d’une infirmière affolée, il l’oblige à lui répondre. « Là, elle m’a regardé. C’est à cet instant qu’elle s’est aperçue qu’elle parlait avec un gamin. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, l’École des loisirs, p. 395.) Texte italien : « Poi mi ha guardato. Solo in quel momento si è resa conto che stava parlando con un ragazzino. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, Oscar Bestsellers, p. 326.)

Je ne suis pas spécialiste de l’italien, mais il me semble que le fait de commencer une phrase par Poi et la suivante par Solo in quel momento alourdit le style. J’aurais ôté le Poi. De même, le texte français n’avait pas besoin du sur lequel s’ouvre la première phrase : le C’est à cet instant… placé au début de la phrase suivante suffit à marquer la surprise de l’infirmière.

Viktor veut quitter Pikaliovo pour atteindre la ligne de front, qui se trouve cinquante kilomètres plus à l’ouest, et tenter d’y rejoindre sa sœur Nadia. Ses amis, enfants et adolescents avec lesquels il a déjà traversé la moitié de l’U.R.S.S., refusent de l’y accompagner s’ils doivent faire la route à pied. « C’est là que j’ai indiqué un des camions : / – Du coup [sic], on prendra ça. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 399.) C’est-à-dire : « Nous voyagerons en camion. »

Texte italien : « Poi ho indicato uno dei camion e ho detto : “Prenderemo quello”. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 330.) Oui, le point a été imprimé à l’extérieur des guillemets… D’autre part : pourquoi, dans la traduction, avoir ajouté « Du coup » ? Pourquoi vouloir faire parler un jeune Russe de 1941 comme un Français d’aujourd’hui ? Mystère.

On voit souvent surgir ce quand une ligne de narration se glisse au milieu d’un dialogue pour mettre en relief la réplique suivante ou pour annoncer qu’un personnage supplémentaire y intervient : « Là, Youri s’est avancé » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 183) ; « Là, Mikhaïl a dit » (p. 447) ; « Là, Viktor a déclaré » (p. 450) ; etc. En italien : « In quel momento Yury si è fatto avanti » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 154) ; « Poi Mikhail ha detto » (p. 369) ; « ha detto Viktor » (p. 371 ; simple incise située à l'intérieur de la réplique). On le voit aussi figurer au milieu d’une conversation rapportée au discours indirect.

Mais ce apparaît aussi au milieu d’un récit, entre deux péripéties, toujours pour indiquer un revirement de situation, ou le surgissement d’un élément créant la surprise :

« Le temps de poser sa cigarette sur le rebord de la table, il [= un soldat allemand] s’est levé pour plonger ses yeux au fond des miens. Là, il a collé une gifle à Boris. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 361-362. Pour faire comprendre à Nadia – narratrice de ce chapitre – qu’elle devra répondre aux questions qu’il pose, l’Allemand frappe sous ses yeux un adolescent prénommé Boris.) « Poi ha dato uno schiaffo a Boris. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 300.) L’italien dit : donner une gifle (dare uno schiaffo), le français porte : coller une gifle. Tout est normal… En reprenant une expression de Renaud Camus, je dirai que Marc Lesage pratique une sorte de double traduction : il traduit bien d’une langue à l’autre, mais abaisse le niveau de langue en parsemant son texte de tournures familières.

Cette observation rejoint le sujet qui nous occupe. En traduisant allora (« alors »), poi (« puis ») ou in quel momento (« à ce moment ») par l’adverbe , dont l’emploi en tant que complément circonstanciel de temps relève de la langue familière, Marc Lesage ne fait que céder à son penchant pour la double traduction.

Mais comment faut-il interpréter la présence d’un au sein des paroles d’un personnage ? Dans les exemples suivants, le sens de l’adverbe est assez vague. Il ne signifie pas vraiment « alors », ni même « maintenant » :

« – Tu plaisantes, là ! Le père d’Anna a trahi l’Union soviétique ? » (Sous le coup de la stupeur, Viktor interrompt son camarade Mikhaïl. L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 285.)

En français, on s’est longtemps contenté de s’exclamer : Tu plaisantes ! C’était bien suffisant. L’action de ce roman étant située en 1941 et non pas en 2019, le traducteur devrait se garder des anachronismes de langage, surtout s’ils sont aussi flagrants. D’autant plus que celui-ci n’existait pas dans le texte original : « “Stai scherzando ? Il papà di Anna ha tradito l’Unione Sovietica ?” » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 237.)

On pourrait cependant gloser la phrase du traducteur ainsi : « Tu plaisantes, en disant ça ! » Les phrases de ce type sont devenues courantes à l’oral : Tu m’embêtes, là ! Ou dans l’autre sens : Là, tu m’embêtes ! On les comprend comme signifiant à peu près : « Tu m’embêtes, quand tu fais ça ! » Voire : « Maintenant j’en ai assez ! » (quand un comportement d’autrui se prolonge au point de nous agacer). On ne doit pas les confondre avec celles qui comportent un interjectif : Tu n’avais qu’à faire plus attention, là ! (Familièrement : na !) Mais ce utilisé en tant qu’interjection, et qu’on rencontre dans les dialogues des romans ou dans le théâtre des siècles passés, a cessé d’avoir cours.

Un certain Peter Selfridge, ex-pilote d’Espadon (le fameux avion amphibie et supersonique mis au point par le professeur Mortimer), vient d’être recruté par d’anciens nazis. Ceux-ci, s’étant alliés avec un haut responsable de l’IRA, ont le projet d’utiliser un Espadon volé pour bombarder le palais de Buckingham. Lorsque ses nouveaux employeurs lui ont expliqué sa future mission, Selfridge s’exclame aussitôt : « Exploser [sic] Buckingham Palace ?!? […] Vous êtes sérieux, là ?! » (Le dernier Espadon, album n° 28 des Aventures de Blake et Mortimer ; texte de Jean Van Hamme, dessins de Teun Berserik et Peter van Dongen ; éditions Blake et Mortimer, 2021, p. 52, septième case.) Sans doute s’agit-il là de la pire réplique jamais écrite par Van Hamme. Le même Selfridge récidive deux cases plus loin (début de la page 53) : « Là, j’ai besoin de boire quelque chose de fort. » Le premier peut s’interpréter comme signifiant : « quand vous dites ça », et le second : « Maintenant que je sais ce que vous attendez de moi… »

Le principal défaut des phrases citées précédemment est que l’adverbe y est superflu. Dans Vol 714 pour Sydney (éditions Casterman, 1968), le capitaine Haddock semble employer l’adverbe dans un sens voisin (p. 52) : « Dites donc, c’est bientôt fini, tous vos tremblements de terre, là ?!… » Or ce n’est pas le cas. Dans cette réplique, le capitaine Haddock parle des tremblements de terre qui se produisent autour de lui. L’adverbe exprime donc plutôt une idée de lieu.

En anglais, l’adverbe here peut avoir le sens de « alors, à ce moment-là » (dans des phrases au passé). En français, il ne faudrait pas abuser de cet emploi. Néanmoins, il paraît attesté par de bons auteurs. En voici quelques exemples assez anciens, que j’emprunte au Trésor de la langue française :

« [N]otre premier théâtre à la fois permanent et régulier ne s’ouvrit à Paris qu’en 1402 ; là seulement commence l’histoire de l’art […]. » (Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle.) « Puis il [Ernest Chevalier] a été reçu docteur. , le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. » (Flaubert, Correspondance, 15 décembre 1850.) « En un éclair il [un vieux chasseur indigène du Maghreb] fut debout et se mit à bondir. , je le crus fou, tant il mettait d’action dans son rôle. Il imitait à la fois la bête blessée qui fuit et le chasseur qui court après elle ; […]. » (Fromentin, Un été dans le Sahara, 1857.) On peut se demander si celui de Sainte-Beuve n’a pas un sens vaguement local, mais il faut se rendre à l’évidence : dans de telles phrases, l’adverbe possède bien les mêmes nuances que l’adverbe alors. Il peut être synonyme de l’expression « à ce stade », suggérer qu’un palier est franchi, comme il peut indiquer une simple succession chronologique.

Il arrive que l’adverbe accompagne le gallicisme de mise en relief « c’est », « ce sont », et ne serve qu’à y renforcer le sens démonstratif du pronom ce. Les formules suivantes sont familières à tout usager de la langue française : Ce sont là des erreurs impardonnablesC’est là le fond du problèmeJ’ai toujours aimé la bonne chère, c’est là mon moindre défaut… « La fourmi n’est pas prêteuse : / C’est là son moindre défaut » (La Fontaine). Dans cet emploi, le sens de l’adverbe n’a rien de temporel.

La phrase suivante, extraite d’un roman d’Echenoz intitulé 14, semble illustrer ce phénomène : « Par contre [= par opposition aux animaux domestiques] existaient aussi, bondissant ou se terrant alentour du plan fixe, immobile, enlisé de la tranchée, des animaux indépendants – et là c’était encore une autre affaire. » (Jean Echenoz, 14, roman ; éditions de Minuit, 2012, p. 90. Les animaux ainsi qualifiés d’« indépendants » sont les lièvres, les chevreuils ou les sangliers, que les combattants de la Grande Guerre n’hésitaient pas à abattre pour les manger.) Rapprochons cette phrase de deux énoncés qui avaient été cités plus haut : « C’est là que j’ai indiqué un des camions » ; « Et c’est là que le téléphone sonna ». L’adverbe joue-t-il le même rôle dans les trois passages ? Non, car dans les deux derniers son sens est indéniablement temporel.

Mais il ne l’est pas davantage que dans les extraits qu’on a lus de Sainte-Beuve, de Flaubert et de Fromentin…

On trouve aussi, en littérature, quelques ici et quelques indiquant le moment où un personnage fait tel geste, mais c’est généralement parce qu’il est en train de prononcer un discours. Cet ici ou ce signifie exactement : « à l’endroit du texte ou du discours où le locuteur en est arrivé ». Exemple hugolien : « – […] Et l’an prochain, si Dieu et Notre-Dame (ici il souleva son chapeau) nous prêtent vie, nous boirons nos tisanes dans le pot d’étain ! » (Notre-Dame de Paris, chapitre V du livre X.)

De même : Ici, je m’arrête ; Il ne s’agit pas ici de… ; Ce n’est point ici le lieu de… ; etc. Dans ces formules, notre adverbe de lieu est employé dans un sens plus local que temporel, puisqu’il signifie : « à ce stade de notre réflexion », « en ce point de mon livre », « (parvenu) à cette étape de mon travail ». Ces emplois ne sauraient être critiqués.

peut encore signifier « dans ce cas précis » ; voire : « cette fois ». Comme dans ce dialogue entre le commissaire Faroux et le détective privé Nestor Burma, en présence d’un peintre nommé Fred Baget ; l’échange de répliques porte sur un journaliste qui se fait appeler Jacques Ditvrai :

« – Ditvrai… Comme “dit vrai”… Ce n’est pas un nom, ça !  /  – Pourquoi pas ? Il y a bien, à la Radio, un gars bien sympathique, qui s’appelle François Billetdoux. Comme “billet doux”. Et ce n’est pas un pseudonyme.  /  – Mais là, je crois que c’en est un, intervient Baget. Toutefois, je n’ai jamais connu son vrai nom. » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, éditions Robert Laffont, 1958, chapitre III ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 41.)

 

Je recommande d’employer le moins possible un qui ne possède pas une valeur locale, même vague.

Dans bien des récits figurent des alors, des puis et des maintenant superflus, qui ne font que souligner un enchaînement chronologique évident. Mais on ne saurait atténuer cette redondance sémantique en remplaçant ces mots par un doté, pour l’occasion, d’une valeur temporelle passablement usurpée.

 

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