Nathalie Sarraute a publié en 1956, dans la Nouvelle Revue française, un essai consacré aux dialogues dans le roman, qui s’intitule Conversation et sous-conversation. Cet essai a ensuite été inclus dans L’ère du soupçon, paru la même année.
Dans Conversation et sous-conversation, ainsi que dans les trois autres articles que regroupe L’ère du soupçon, Sarraute s’efforce de définir sa propre esthétique romanesque, en insistant sur la continuité qui existe entre son œuvre et celles de Proust, de Kafka, de Virginia Woolf ou d’Ivy Compton-Burnett, mais aussi sur son rejet de certaines techniques, de certaines « conventions », qu’elle déclare héritées de Stendhal ou de Tolstoï (mais qui, en réalité, sont beaucoup plus anciennes).
Je me permets d’extraire de Conversation et sous-conversation la page que voici, spécialement consacrée au problème des verbes introducteurs du discours direct :
« [R]ien n’est moins justifié que ces grands alinéas, ces tirets par lesquels on a coutume de séparer brutalement le dialogue de ce qui le précède. Même les deux points et les guillemets sont encore trop apparents, et l’on comprend que certains romanciers (Joyce Cary notamment) s’efforcent de fondre, dans la mesure du possible, le dialogue avec son contexte en marquant simplement la séparation par une virgule suivie d’une majuscule.
» Mais plus gênants encore et plus difficilement défendables que les alinéas, les tirets, les deux points et les guillemets, sont les monotones et gauches : dit Jeanne, répondit Paul, qui parsèment habituellement le dialogue ; ils deviennent de plus en plus pour les romanciers actuels ce qu’étaient pour les peintres, juste avant le cubisme, les règles de la perspective : non plus une nécessité, mais une encombrante convention.
» Aussi est-il curieux de voir comment aujourd’hui ceux mêmes des romanciers qui ne veulent pas se mettre – inutilement, pensent-ils – martel en tête, et continuent à se servir avec une heureuse assurance des procédés du vieux roman, semblent ne pas pouvoir échapper sur ce point précis à un certain sentiment de malaise. […]
» Tantôt – comme les gens qui préfèrent afficher et même accentuer leurs défauts pour courir au-devant du danger et désarmer les critiques – ils renoncent avec ostentation à ces subterfuges (qui leur paraissent aujourd’hui trop grossiers et trop faciles) dont se servaient ingénument les vieux auteurs et qui consistaient à varier continuellement leurs formules, et exhibent la monotonie et la gaucherie du procédé en répétant inlassablement, avec une négligence ou une naïveté affectées : dit Jeanne, dit Paul, dit Jacques, ce qui n’a d’autre résultat que de fatiguer et d’agacer encore davantage le lecteur.
» Tantôt ils essaient d’escamoter ce malencontreux “dit Jeanne”, “répliqua Paul”, en le faisant suivre à tout bout de champ des derniers mots répétés du dialogue : “Non, dit Jeanne, non” ou : “C’est fini, dit Paul, c’est fini.” Ce qui donne aux paroles des personnages un ton solennel et chargé d’émotion qui ne répond visiblement pas à l’intention de l’auteur. Tantôt encore, ils suppriment autant que possible cet appendice encombrant en introduisant à tout instant le dialogue par le plus factice encore, et qu’aucune nécessité interne, on le sent, n’exige : Jeanne sourit : “Je vous laisse le choix” ou : Madeleine le regarda : “C’est moi qui l’ai fait.” »
Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, « Conversation
et sous-conversation », Gallimard, 1956.
À la suite du Sartre de Situations I et à l’instar du jeune Roland Barthes, qui avait publié, trois ans plus tôt, Le degré zéro de l’écriture, Nathalie Sarraute entend rompre avec un art qu’elle juge périmé. Elle ne veut pas faire partie de ces romanciers qui « continuent à se servir avec une heureuse assurance des procédés du vieux roman ».
Bien sûr, je ne partage pas du tout l’agacement que ressent Sarraute devant le verbe dire mis en incise. J’avoue que, lorsque les dialogues arrivent à me donner l’illusion de la vie, je remarque à peine les « dit » ou « répondit Untel » dont ils sont parsemés.
De plus, comme je l’ai personnellement constaté, le piètre « subterfuge » consistant « à varier continuellement leurs formules » n’a jamais été adopté par les grands romanciers, mais par leurs disciples moins talentueux. Pour se persuader que le procédé de la variation incessante des incises avait appartenu à la forme classique ou traditionnelle du roman, Sarraute n’a pas dû observer de trop près le fonctionnement du dialogue chez nos vieux auteurs, lesquels avaient au moins, nous dit-elle avec un soupçon de morgue, l’excuse de l’ingénuité.
Aujourd’hui, qu’en est-il des techniques conventionnelles dénoncées par Sarraute ? Je l’ai signalé en commençant cette série d’articles : la plupart des romanciers actuels, pour insérer des dialogues dans le tissu narratif, recourent à des méthodes nettement plus maladroites que celles que fustigeait en son temps L’ère du soupçon, y compris les écrivains qui se déclarent solidaires des classes populaires et qui écrivent des romans dont la critique loue le caractère « engagé » ou « subversif ».
Qu’en est-il, en particulier, des jeunes romanciers de la maison Minuit ? Celle-ci est encore considérée par beaucoup comme l’éditeur par excellence de la littérature d’avant-garde. Les romanciers qu’elle publie se soucient-ils des ambitions affichées par Sarraute dans L’ère du soupçon ?
Voici Jean Echenoz faisant dialoguer Franck Chopin, espion occasionnel, qui est aussi un entomologiste spécialisé dans l’étude des mouches, et le petit Jim, six ans, fils de la femme dont Chopin est devenu l’amant. Nous sommes dans le roman Lac, paru en 1989 :
– Alors, fit Jim inopinément, elle vous plaît, ma mère ?
La cuiller de Chopin tournait seule dans sa tasse, il essaya de l’en extraire tout en réfléchissant à cette question.
– Les enfants ne parlent pas à table, se borna-t-il à suggérer.
– Les lois ont changé, rappela le jeune Jim.
Lac, éditions de Minuit, 1989 ;
collection Double, p. 49-50.
Dialogue tout en retenue et en sobriété…
Constamment, et comme dans un roman traditionnel, les dialogues sont assaisonnés de verbes introducteurs de parole. Ainsi, dans le dialogue de la page 71, nous trouvons successivement : « reprit Veber après un silence », « répondit l’autre [= le secrétaire et chiffreur de Veber] », « fit observer le secrétaire général [= Veber] », « suggéra le chiffreur », « s’alarma Veber », « dit calmement le chiffreur », « conclut Veber en tirant sur le frein à main ». Tout cela dans une seule page d’un livre au format de poche, et pour encadrer le dialogue de seulement deux personnages ! Certains d’entre eux sont tout à fait classiques. D’autres, en explicitant des émotions qui se devinaient aisément à travers les propos rapportés au discours direct, s’avèrent indiscrets.
Ailleurs, nous tombons sur :
(Page 81.) « – C’est qui, votre type sur place ? voulut savoir Chopin. »
(Pages 156-157.) « – Et puis j’ai laissé des affaires à l’hôtel, argumenta Chopin […]. / – Mais je peux très bien m’occuper de ça, moi, fit valoir Mouezy-Éon tout en repliant son triangle de détresse. Vous êtes crevé, enfin, vous voyez bien. Passez la main. / – Non non, claqua des dents Chopin. Non. / […] / – Bon, dut-il finir par s’attendrir, je vais voir avec le docteur ce qu’on peut faire. »
(P. 159.) « – Content de vous revoir, assura-t-il en faisant glisser la porte du box. »
(P. 160.) « – Je vais tâcher de faire vite, s’imagina Chopin. »
L’auteur veut nous faire sourire avec son désinvolte « claqua des dents Chopin », puisque cette proposition énonce un acte que le personnage effectue tout en répétant un monosyllabe (« Non non. Non »). La formulation normale, qui serait par exemple : « fit Chopin en claquant des dents », ne ferait sourire personne, mais le tour choisi par Echenoz produit dans la syntaxe un court-circuit capable de faire disjoncter la lecture. Quant à son « dut-il finir par s’attendrir », en voilà une trouvaille : associer un modalisateur (« dut ») à un verbe comme s’attendrir, qui déjà explicite l’émotion reflétée par les propos rapportés ! C’est beaucoup pour une incise du dialogue.
Dans ses romans des années 2000, Jean Echenoz, à la manière de Beckett et pour rendre plus discrète la césure entre parole narrative et parole des personnages, prendra l’habitude d’introduire cette dernière par un simple retour à la ligne, sans faire apparaître l’habituel tiret (et sans ouvrir non plus les guillemets).
Parfois, un même paragraphe constitue un bloc compact de plusieurs répliques, les changements d’interlocuteur n’étant signalés que par les verbes introducteurs en incise. Cette technique est déjà utilisée dans Lac, notamment à la page 64, lorsqu’un jeune homme prénommé Frédéric rend visite inopinément à Suzy Clair, mère du petit Jim. Quant à Chopin, dont Suzy est la maîtresse, il est absent ce matin-là. (Ma transcription respecte le découpage en paragraphes du texte imprimé. Dans ma transcription comme dans le texte, le passage composé en capitales présente de grandes capitales à l’initiale des noms propres et après la ponctuation forte. Seule est de mon fait la mise en italique, qui me permet d’éviter les guillemets de citation.)
C’est urgent, dit le jeune homme dès que Suzy parut. Plus tard, fit-elle doucement avec un geste discret, un regard de biais vers Jim – tout à l’heure. Elle versait des corn-flakes dans le bol de l’enfant qui soudain sauta de sa chaise en reconnaissant un générique de jeu télévisé repéré comme rigolo. Non, Jim, protesta Suzy, on n’aura pas le temps. C’est très court, c’est très très court, assura Jim en montant brusquement et démesurément le son, ET QUELLE EST LA PROFESSION DE VOS PARENTS, FABIENNE ? EH BIEN MON PÈRE EST AGENT DE MAÎTRISE ET MA MÈRE EST AU FOYER. FORMIDABLE, FABIENNE, C’EST MAGNIFIQUE ET VOICI MA PREMIÈRE QUESTION, Suzy dut se mettre à crier non, non, baisse – vous voulez une pomme, Frédéric ? ça fait du bien, le matin. Il allait accepter mais elle regardait ailleurs déjà, groupant les tasses sur un plateau. Ça va être l’heure, dit-elle, habille-toi, va vite t’habiller. Puis-je vous aider, suggéra Frédéric dans le tumulte. Je te dis d’éteindre la télé, commanda fermement Suzy. AH, FABIENNE, JE SUIS DÉSOLÉ.
– Bon, dit-elle à Frédéric une demi-heure plus tard, ce n’était pas si urgent, finalement.
Ils revenaient d’accompagner Jim, ils marchaient plus lentement qu’à l’aller.
Plus loin (Lac, p. 137) :
À l’autre bout du fil on décroche aussitôt.
C’est moi, dit Chopin, et comme Suzy ne répond pas tout de suite il répète que c’est lui, Franck. Sans doute va-t-elle s’exclamer c’est toi ? mais où es-tu ? comment sais-tu que je ? C’est ce qu’elle dit en effet, mais à voix basse.
– Je suis tout près, répond Chopin, l’étage au-dessous, je t’expliquerai. Il faut que je te voie.
Et page 139 :
Arrivé devant l’appareil [de télévision] il [= Chopin] se tourna vers l’autre pièce, tout occupée par un grand lit blanc. Je t’avais dit de ne pas venir, rappela très calmement Suzy dans la pénombre.
Variante du dialogue sans tirets ni guillemets (variante dont on aura remarqué la présence dans l’extrait de la page 137 cité précédemment) : les tournures propres au discours direct peuvent être encastrées dans une phrase contenant l’amorce d’une construction de discours indirect. En voici une illustration, tirée de Lac, collection Double, p. 99-100 :
On frappa à la porte. […] C’était un groom rouge et or caché derrière un énorme bouquet, un alleluia de glaïeuls pourpres […]. Veber ouvrit un œil et demanda qu’est-ce que c’est que ça. C’est pour qui.
– Monsieur Veber, dit le groom.
– Il n’y a pas de carte ?
Le chiffreur avait saisi le bouquet, il le faisait pivoter en disant non, pas de carte.
Notons que ces procédés, qui se veulent modernes, ne conservent au dialogue son intelligibilité que si les verbes introducteurs y sont nombreux. Les artifices du romancier de Minuit ne sont donc que de surface : ils n’empêchent pas ses dialogues d’être on ne peut plus classiques, et ses verbes introducteurs d’être fréquemment redondants.
La présence des alinéas et des tirets favorisait, au contraire, la raréfaction des verbes introducteurs.
Dans ses derniers livres, Echenoz semble avoir voulu se débarrasser des dialogues, peut-être pour échapper aux difficultés qu’entraîne leur insertion dans le récit. Malgré l’exaspérant tarabiscotage de certaines phrases, Des éclairs (éditions de Minuit, 2010) raconte une histoire qui captive et entraîne, sans que l’auteur ait recouru une seule fois au discours direct.