Du reste, Richard Millet n’est pas seul à recourir à une construction qui fait « loucher » le lecteur.
Dans La carte et le territoire, qui n’est pas le mieux écrit des livres de Houellebecq, une journaliste d’Art Press s’entretient avec le peintre-photographe-vidéaste Jed Martin, vers le milieu des années 2050 (ou 2060, la chronologie, dans les derniers chapitres du roman, n’étant plus très claire) : « Une interview remarquable, où la jeune journaliste “s’effaçait derrière son sujet”, comme le commenta sèchement Le Monde, qui crevait de jalousie d’avoir manqué cette exclusivité, et qui lui valut d’être nommée quelques mois plus tard rédactrice en chef adjointe de son magazine – le jour, précisément, où fut annoncée la mort de Jed Martin. » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu, p. 407.)
Il est fâcheux d’avoir mis « commenta » dans l’incise destinée à indiquer la source des propos cités par l’auteur-narrateur, car ce verbe est purement redondant par rapport au résumé de l’interview qui vient d’être fait (« comme l’écrivit sèchement le – ou la – critique d’art du Monde » aurait fait une formulation plus naturelle et plus élégante). Mais surtout, quel est l’antécédent du second qui ? Pas le même que celui du premier, en tout cas…
Pierre Michon lui-même, dans les années 1980, nous avait ainsi brouillé la vue, en nous forçant à chercher l’antécédent d’un pronom relatif ailleurs qu’à l’endroit où nous croyions l’avoir laissé.
Le narrateur de Vies minuscules vient de faire le portrait d’un professeur de latin qui avait l’allure ridicule d’un vieux castrat. Chahuté par toutes ses classes, il était surnommé Achille : « Achille devint plus tard le correspondant de Roland [= l’aîné des deux frères Bakroot], c’est-à-dire qu’il venait le chercher au lycée les jeudis et dimanches vers deux heures et que l’enfant passait l’après-midi avec lui, dans son foyer sans enfant, près de sa femme que je n’ai jamais vue, mais dont je crois deviner ce qu’elle était, pâtissière et patiente, soutien sans faille d’un homme ridicule dont la disgrâce l’atteignait et que jadis sans doute elle lui avait amèrement reprochée en secret, mais qui, avec l’âge dont le ridicule égalitaire atteint chacun, s’était muée en une compassion souriante pour toutes choses et une gaieté, oui, cette gaieté un peu folle de s’être si souvent vue battue en brèche, qu’on voit aux nonnes antiques et aux vieilles poivrotes. » (Pierre Michon, « Vies des frères Bakroot », dans Vies minuscules, Gallimard, collection NRF, p. 89, et Folio, p. 110.)
Les deux pronoms relatifs coordonnés, dont et que, devraient avoir le même antécédent, mais ce n’est pas le cas ici. Qu’avait voulu dire Michon ? Probablement ceci : la femme de notre Achille creusois était le « soutien sans faille d’un homme ridicule dont la disgrâce l’atteignait – disgrâce que jadis sans doute elle lui avait amèrement reprochée en secret ».
Puis surgit un troisième pronom relatif – le pronom qui –, et on se demande quel nom peut bien lui servir d’antécédent, à celui-là.
Désiré Lognon, inspecteur des Renseignements généraux, familièrement surnommé Grandes Oreilles par les membres du Club des Incorrigibles Optimistes, vient surveiller les activités de ces Russes exilés joueurs d’échecs, qui se réunissent dans l’arrière-salle d’un restaurant de Paris : « Il fit demi-tour et s’éloigna de son pas de chat vers la table voisine où Vladimir et Tomasz jouaient et ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait. » (Le club des Incorrigibles Optimistes, Livre de Poche, p. 338.) Assister en kibitz à une partie d’échecs, ou « kibitzer » une partie d’échecs (ou encore kibitzer les joueurs qui disputent cette partie), c’est la suivre en simple spectateur, sans parler ni intervenir.
Nous retrouvons ici deux relatives coordonnées : « où Vladimir et Tomasz jouaient » ; « ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait ». Or, si l’on rétablit dans la deuxième le pronom subordonnant et le sujet qui sont actuellement sous-entendus, obtenons-nous vraiment une proposition relative ? Le résultat – « où ils ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait » – s’avère pour le moins étrange. En outre, les verbes étant à des temps différents alors qu’ils figurent dans des propositions coordonnées, donc placées sur le même plan, l’énoncé nous heurte par son absence de cohérence aspectuelle.
Plutôt que de coordonner les relatives, il faudrait les faire s’emboîter : « Il […] s’éloigna de son pas de chat vers la table voisine où jouaient Vladimir et Tomasz, qui ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait. »
Voici un autre extrait de Vies minuscules. Il comporte un passage qui ne peut pas s’analyser autrement que comme la succession de deux propositions relatives, coordonnées par et :
« [Marianne] vint une autre fois à Mourioux, et ce fut la dernière. J’étais alors au comble de la disgrâce ; des barbituriques pris à longueur de jour s’ajoutaient à l’alcool ; vitreux, je chancelais dès le matin et avais à peine la force encore de balbutier pour la millième fois mes poèmes fétiches ou, bavochant, des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant aux éclats et, invisibles, m’abandonnaient à mes limbes ; dans l’absence de l’Écrit, je ne voulais plus vivre, ou seulement gavé, somnolent et niais […]. » (Pierre Michon, « Vie de Georges Bandy », dans Vies minuscules, collection NRF, p. 141, et Folio, p. 170-171.) L’adjectif vitreux mis en apposition suggère que le narrateur laisse ici, fort maladroitement, sa conscience s’échapper de son corps et observer du dehors ses yeux vitreux…
Le pronom relatif que a pour antécédent « des Abracadabras joyciens ». Au verbe « entendaient » est coordonné un autre verbe, « abandonnaient », et celui-ci ne peut appartenir qu’à une deuxième proposition relative, dont le pronom subordonnant, sous-entendu, est nécessairement identique à celui de la relative précédente. Pareillement sous-entendu, le sujet d’« abandonnaient » ne peut être que « les anges ».
Évidemment, ça ne va pas. Si l’on essaie de faire apparaître le contenu implicite de la deuxième proposition relative, on se trouve confronté à ceci : les anges « m’abandonnaient des Abracadabras joyciens à mes limbes » !
Des mots ont-ils disparu entre le stade du manuscrit et celui des épreuves ? En tous cas, pour que sa phrase devienne grammaticale et claire, l’écrivain devrait y changer quelque chose : « [J’]avais à peine la force encore de balbutier […] des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant aux éclats – eux qui, invisibles, m’abandonnaient à mes limbes » (la seconde relative serait alors incluse dans la première, et non plus vaguement coordonnée à elle). Ou bien il faudrait couper la phrase en deux : « … des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant aux éclats. Invisibles, les anges m’abandonnaient à mes limbes ».
La phrase la plus compliquée, celle où s’entrelacent les idées et les images, l’écrivain s’efforce de la tendre comme une corde suspendue et d’y faire danser le lecteur, si possible en le préservant des faux pas. Il s’agit pour lui, grâce à sa science des constructions, de faire penser le lecteur, de le faire rêver, de le fasciner, et non de l’égarer sur de fausses pistes ni de le faire trébucher inutilement. C’est normalement à l’écrivain d’être grammairien pour deux, – pas au lecteur.