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3 septembre 2012 1 03 /09 /septembre /2012 15:07

J’ai déjà évoqué les pièges qu’il convient d’éviter lorsqu’on fait s’emboîter plusieurs subordonnées relatives ou qu’on les coordonne.

Mais plus généralement, à la lecture d’une phrase donnant à un même nom plusieurs expansions, nous sommes perturbés si une conjonction de coordination s’avère intempestive, ou si quelque chose manque à la symétrie des éléments coordonnés par cette conjonction.

« Et me voilà de nouveau seul. Je vieillis, beau verbe aux teintes d’anciens émaux limousins, et qui me rappelle qu’un jour, beaucoup plus tôt que je ne l’imagine, je reposerai dans la terre de Siom, à côté de ma mère qui vient de mourir, à Lausanne, sous les yeux de personne, comme elle disait, et comme elle a toujours vécu. » (Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, 2011, collection NRF, p. 13.)

Si le mot « verbe » (apposé à « vieillis ») est bien l’antécédent du premier qui, la conjonction et ne crée pas d’incorrection mais elle est tout à fait superflue. « Je vieillis, beau verbe aux teintes d’anciens émaux limousins, qui me rappelle… » Le mot sur lequel porte le commentaire du narrateur pourrait être mis en italique.

 

La longue phrase qu’on va lire s’achève sur une obscurité, à cause d’une conjonction de coordination hâtivement placée devant un pronom relatif :

« La médecine, Mathilde s’y était résolue pour être non pas libre (“On ne l’est jamais vraiment, mon petit Meaulnes, vous devez commencer à le savoir !”) mais pour ne pas épouser un des hommes auxquels ses parents songeaient pour elle, devenue l’unique héritière depuis que son frère avait trouvé la mort dans ce qu’on a appelé la Drôle de Guerre et qui n’avait de drôle que l’ironie dont le sort frappe certains pays, surtout quand l’héritier mâle meurt non pas au combat mais dans la déroute de l’armée française, soit dans une forme de honte, et que la fille décide non pas de reprendre un jour l’affaire familiale mais d’entreprendre des études de médecine, et non pas à Paris, mais à l’autre bout de la France, à Montpellier, je crois, où elle fut arrêtée en 1944, puis déportée à Ravensbrück, à peine âgée de dix-neuf ans, et où elle resterait une année. » (La fiancée libanaise, p. 118-119. À l’époque où elle le fréquentait, la dénommée Mathilde appelait Pascal Bugeaud, narrateur du roman, son « petit Meaulnes ».)

L’ajout de la conjonction et devant le dernier fait se placer sur le même plan ces deux subordonnées relatives : « où elle fut arrêtée en 1944 », « où elle resterait une année ». Or le premier a pour antécédent Montpellier et le second a pour antécédent Ravensbrück.

Mais la phrase comporte une autre faute, car avec quel mot subordonnant peut donc être construit le verbe « [fut] déportée » ? Les mots que la logique permet de sous-entendre n’apportent pas le sens attendu : « puis où elle fut déportée à Ravensbrück ». Il y a une contradiction entre « où » et « à Ravensbrück ». Le seul moyen de remettre d’aplomb ce passage est d’y incorporer la locution d’où, en écrivant : « d’où elle fut déportée à Ravensbrück ». Notons qu’il devient alors maladroit d’y maintenir l’adverbe puis.

Pour tout corriger, je propose de récrire ainsi le passage : « … mais d’entreprendre des études de médecine, et non pas à Paris, mais à l’autre bout de la France, à Montpellier, je crois, où elle fut arrêtée en 1944, d’où elle fut ensuite déportée à Ravensbrück, à peine âgée de dix-neuf ans, Ravensbrück où elle resterait une année. » La répétition du bon antécédent est imposée par la syntaxe, à moins que l’écrivain ne consente à couper la phrase en deux (ce qui aurait l’avantage de varier momentanément le rythme de cette prose ondoyante) : « … d’où elle fut ensuite déportée à Ravensbrück, à peine âgée de dix-neuf ans. Elle y resterait une année. » Barrer le cours de ce fleuve peut accroître la force de son flux.

 

Un contre-exemple pour conclure :

« Je vais vous raconter une histoire. […] Celle d’un journal de bande dessinée dédié aux imbéciles qui, contre vents et marées, en toute liberté, perdure depuis près de trente ans. » (Olivier Ka, « L’humour crétin du Psikopat », dans Beaux Arts magazine, hors-série, décembre 2011 : Humour & BD ; p. 28.)

Ici, en revanche, il serait bon d’ajouter un et devant le pronom relatif ! Dans l’idée de l’auteur, la relative se situe sur le même plan que l’adjectif dédié. (Regrettable adjectif, ce « dédié », devenu funeste depuis que, sous l’influence de l’anglais, il a perdu chez nous tout sens précis.) L’antécédent du qui devrait être « un journal », et certainement pas le mot imbéciles.

 

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28 août 2012 2 28 /08 /août /2012 01:57

À Roland, l’aîné des frères Bakroot, sont régulièrement offerts des livres dont la splendeur fascine le narrateur des Vies minuscules. Il y a d’abord eu un Michelet illustré de gravures en noir et blanc. Puis un recueil de nouvelles de Kipling : « C’était une édition magnifique, illustrée celle-ci aussi, non pas de grisailles épiques à la façon des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet, mais d’aquarelles délicates, fouillées comme des temples barbares […]. » (Pierre Michon, « Vies des frères Bakroot », dans Vies minuscules, Gallimard, 1984, collection NRF, p. 93, et Folio, p. 115.)

Bien que la page entière soit d’une grande perfection stylistique, bien qu’elle soit puissamment poétique, il y a quelque chose de bancal dans la construction du passage que j’ai cité. Le pronom relatif qui a-t-il vraiment un antécédent ? Ce pourrait être le nom émules, si seulement celui-ci désignait des dessins au lieu de désigner des dessinateurs. Ce ne sont pas les émules qui enténèbrent, ce sont les grisailles (illustrations tout en tons gris).

Écrire alors : « illustrée celle-ci aussi, non pas de ces grisailles épiques faites par des émules de Gustave Doré, qui enténébraient le Michelet » ; ou bien : « non pas de ces grisailles épiques faites à la façon de Gustave Doré, qui enténébraient le Michelet » (le relatif qui a alors clairement pour antécédent le mot grisailles ; de plus, émules cesse de faire pléonasme avec « à la façon »). Ou encore, pour conserver la forme réduite de l’article indéfini (fusionnant avec la préposition de) : « non pas de grisailles épiques à la façon de celles des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet » (ce tour permet de conserver la locution « à la façon », tout en donnant au qui un nouvel antécédent : le pronom celles). Plus lourd : « non pas de grisailles épiques semblables à celles des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet ».

 

Employer correctement les pronoms relatifs dits composés devient pour nous une tâche redoutable, tant nous sommes assaillis d’énoncés où ils apparaissent sous une forme incongrue.

Pour aider son ami Larry Bash à mener une enquête, le jeune Dennis Watts, rédacteur en chef de Links, le journal de leur lycée, rend visite à l’imprimeur de l’Atlanta Institution, qui est également chargé de la composition typographique du journal lycéen. Voici les paroles que Dennis Watts adresse, pour le saluer, au prote de l’Atlanta Institution :

« Monsieur Shaw, […] je voudrais d’abord vous remercier de la gentillesse et du talent avec lequel vous composez toujours notre journal Links. » (Lieutenant X [alias Vladimir Volkoff], Comment j’ai capturé un fantôme, dixième aventure de Larry J. Bash, éditions Hachette, collection Bibliothèque verte, 1984, p. 131.) De la gentillesse et du talent avec lesquels vous composez…

Normalement, le pronom relatif lequel est une forme qui ne vaut que pour le masculin singulier. Mais nos contemporains ont tendance à l’employer pour reprendre un nom féminin ou un nom au pluriel :

« Il y a des choses que vous dites, avec lequel on ne peut être d’accord… »

« C’est la raison pour lequel… »

« Il y a des principes sur lequel on ne peut pas transiger. »

De plus, on a maintenant l’air de croire qu’il existe un mot qui s’écrirait « auquelle » (il remplace à laquelle) :

« … il y a une sorte de pression idéologique auquel [auquelle ?] on a le sentiment que l’enseignement de l’histoire obéit, ou en tout cas auquel [auquelle ?] il ne résiste pas vraiment. » (Ces mots sont d’Alain Finkielkraut, s’exprimant sur le thème : « Quelle histoire enseigner à nos enfants ? », dans l’émission Répliques diffusée le 24 septembre 2011 sur les ondes de France Culture.)

Une psychanalyste interrogée par Alain Finkielkraut en 2009, également dans Répliques, a improvisé les propos suivants : « En fait, j’avais pensé au départ appeler ce livre Attachements, parce que c’était plutôt toutes les sortes d’attachement dont je voulais parler, et aussi de… de cette re… de cette pénombre dans lequel se trouve l’analyste très souvent, qui me semble être souvent la plus fertile, à savoir quand il ne sait pas, quand il est bousculé dans sa propre vie, ses propres affects, quand il est dans cette espèce de nuit à partir duquel il répond lui aussi à ce qui est dit sur le divan par son patient. »

On favorise ainsi, par négligence ou par mimétisme, l’effacement de la différence entre le masculin et le féminin, donc l’anglicisation du français.

 

Le tour « quelque chose auquel… » (« C’est quelque chose auquel on n’est pas habitué ») est lui aussi incorrect. Il faut écrire et il faut dire : quelque chose à quoi. La locution pronominale quelque chose n’appartient ni au genre féminin ni au genre masculin. Profitons du fait que la langue française possède un pronom relatif de genre neutre.

Houellebecq semble ignorer ce détail : « À quoi comparer Dieu ? […] À quelque chose de toute façon dans lequel l’esprit puisse devenir possible, parce que le corps est saturé de contentement et de plaisir, et que toute inquiétude est abolie. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 157-158.) À quelque chose de toute façon dans quoi

 

Comme cet outil grammatical possède des formes fléchies, les risques d’erreur sont multipliés. On devrait faire particulièrement attention lorsqu’on rédige un texte destiné à être lu par des milliers de téléspectateurs, surtout s’il fait partie d’un film réalisé par un écrivain :

« Nous tenons à remercier : / Frank CHAMPOU, / pour son hospitalité et sa grande disponibilité, / sans lesquels ce film n’aurait pas été possible » (extrait du générique final du court-métrage La rivière, de Michel Houellebecq ; coproduction : Canal+, Son et Lumière ; diffusé sur Canal+ en 2001, dans la série « L’érotisme vu par… »). Le pronom lesquels ne peut avoir pour antécédents que les noms hospitalité et disponibilité.

L’extrait suivant n’a pas été relu avec assez d’attention avant d’être envoyé à l’imprimeur. On y reconnaîtra l’une des évocations de la Loire qui interrompent de temps en temps l’action de L’ange et le réservoir de liquide à freins : « La Loire est franche, mais farouche ; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu’on l’aime – mais seulement d’amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d’ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d’engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu’elle charriera jusqu’à la mer avec les rats et les chats crevés. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, éditions Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 112.)

D’une part, ajouter une virgule entre « dimanche » et « qu’elle » ne serait pas du luxe. D’autre part, je pense que l’auteur a plutôt voulu dire ceci : « d’ausculter les moindres remous de ses eaux, par lesquels… ».

 

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26 août 2012 7 26 /08 /août /2012 04:49

Du reste, Richard Millet n’est pas seul à recourir à une construction qui fait « loucher » le lecteur.

Dans La carte et le territoire, qui n’est pas le mieux écrit des livres de Houellebecq, une journaliste d’Art Press s’entretient avec le peintre-photographe-vidéaste Jed Martin, vers le milieu des années 2050 (ou 2060, la chronologie, dans les derniers chapitres du roman, n’étant plus très claire) : « Une interview remarquable, où la jeune journaliste “s’effaçait derrière son sujet”, comme le commenta sèchement Le Monde, qui crevait de jalousie d’avoir manqué cette exclusivité, et qui lui valut d’être nommée quelques mois plus tard rédactrice en chef adjointe de son magazine – le jour, précisément, où fut annoncée la mort de Jed Martin. » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu, p. 407.)

Il est fâcheux d’avoir mis « commenta » dans l’incise destinée à indiquer la source des propos cités par l’auteur-narrateur, car ce verbe est purement redondant par rapport au résumé de l’interview qui vient d’être fait (« comme l’écrivit sèchement le – ou la – critique d’art du Monde » aurait fait une formulation plus naturelle et plus élégante). Mais surtout, quel est l’antécédent du second qui ? Pas le même que celui du premier, en tout cas…

 

Pierre Michon lui-même, dans les années 1980, nous avait ainsi brouillé la vue, en nous forçant à chercher l’antécédent d’un pronom relatif ailleurs qu’à l’endroit où nous croyions l’avoir laissé.

Le narrateur de Vies minuscules vient de faire le portrait d’un professeur de latin qui avait l’allure ridicule d’un vieux castrat. Chahuté par toutes ses classes, il était surnommé Achille : « Achille devint plus tard le correspondant de Roland [= l’aîné des deux frères Bakroot], c’est-à-dire qu’il venait le chercher au lycée les jeudis et dimanches vers deux heures et que l’enfant passait l’après-midi avec lui, dans son foyer sans enfant, près de sa femme que je n’ai jamais vue, mais dont je crois deviner ce qu’elle était, pâtissière et patiente, soutien sans faille d’un homme ridicule dont la disgrâce l’atteignait et que jadis sans doute elle lui avait amèrement reprochée en secret, mais qui, avec l’âge dont le ridicule égalitaire atteint chacun, s’était muée en une compassion souriante pour toutes choses et une gaieté, oui, cette gaieté un peu folle de s’être si souvent vue battue en brèche, qu’on voit aux nonnes antiques et aux vieilles poivrotes. » (Pierre Michon, « Vies des frères Bakroot », dans Vies minuscules, Gallimard, collection NRF, p. 89, et Folio, p. 110.)

Les deux pronoms relatifs coordonnés, dont et que, devraient avoir le même antécédent, mais ce n’est pas le cas ici. Qu’avait voulu dire Michon ? Probablement ceci : la femme de notre Achille creusois était le « soutien sans faille d’un homme ridicule dont la disgrâce l’atteignait – disgrâce que jadis sans doute elle lui avait amèrement reprochée en secret ».

Puis surgit un troisième pronom relatif – le pronom qui –, et on se demande quel nom peut bien lui servir d’antécédent, à celui-là.

 

Désiré Lognon, inspecteur des Renseignements généraux, familièrement surnommé Grandes Oreilles par les membres du Club des Incorrigibles Optimistes, vient surveiller les activités de ces Russes exilés joueurs d’échecs, qui se réunissent dans l’arrière-salle d’un restaurant de Paris : « Il fit demi-tour et s’éloigna de son pas de chat vers la table voisine où Vladimir et Tomasz jouaient et ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait. » (Le club des Incorrigibles Optimistes, Livre de Poche, p. 338.) Assister en kibitz à une partie d’échecs, ou « kibitzer » une partie d’échecs (ou encore kibitzer les joueurs qui disputent cette partie), c’est la suivre en simple spectateur, sans parler ni intervenir.

Nous retrouvons ici deux relatives coordonnées : « où Vladimir et Tomasz jouaient » ; « ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait ». Or, si l’on rétablit dans la deuxième le pronom subordonnant et le sujet qui sont actuellement sous-entendus, obtenons-nous vraiment une proposition relative ? Le résultat – « où ils ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait » – s’avère pour le moins étrange. En outre, les verbes étant à des temps différents alors qu’ils figurent dans des propositions coordonnées, donc placées sur le même plan, l’énoncé nous heurte par son absence de cohérence aspectuelle.

Plutôt que de coordonner les relatives, il faudrait les faire s’emboîter : « Il […] s’éloigna de son pas de chat vers la table voisine où jouaient Vladimir et Tomasz, qui ne se rendirent pas compte qu’il les kibitzait. »

 

Voici un autre extrait de Vies minuscules. Il comporte un passage qui ne peut pas s’analyser autrement que comme la succession de deux propositions relatives, coordonnées par et :

« [Marianne] vint une autre fois à Mourioux, et ce fut la dernière. J’étais alors au comble de la disgrâce ; des barbituriques pris à longueur de jour s’ajoutaient à l’alcool ; vitreux, je chancelais dès le matin et avais à peine la force encore de balbutier pour la millième fois mes poèmes fétiches ou, bavochant, des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant aux éclats et, invisibles, m’abandonnaient à mes limbes ; dans l’absence de l’Écrit, je ne voulais plus vivre, ou seulement gavé, somnolent et niais […]. » (Pierre Michon, « Vie de Georges Bandy », dans Vies minuscules, collection NRF, p. 141, et Folio, p. 170-171.) L’adjectif vitreux mis en apposition suggère que le narrateur laisse ici, fort maladroitement, sa conscience s’échapper de son corps et observer du dehors ses yeux vitreux

Le pronom relatif que a pour antécédent « des Abracadabras joyciens ». Au verbe « entendaient » est coordonné un autre verbe, « abandonnaient », et celui-ci ne peut appartenir qu’à une deuxième proposition relative, dont le pronom subordonnant, sous-entendu, est nécessairement identique à celui de la relative précédente. Pareillement sous-entendu, le sujet d’« abandonnaient » ne peut être que « les anges ».

Évidemment, ça ne va pas. Si l’on essaie de faire apparaître le contenu implicite de la deuxième proposition relative, on se trouve confronté à ceci : les anges « m’abandonnaient des Abracadabras joyciens à mes limbes » !

Des mots ont-ils disparu entre le stade du manuscrit et celui des épreuves ? En tous cas, pour que sa phrase devienne grammaticale et claire, l’écrivain devrait y changer quelque chose : « [J’]avais à peine la force encore de balbutier […] des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant aux éclats – eux qui, invisibles, m’abandonnaient à mes limbes » (la seconde relative serait alors incluse dans la première, et non plus vaguement coordonnée à elle). Ou bien il faudrait couper la phrase en deux : « … des Abracadabras joyciens que les anges entendaient en riant aux éclats. Invisibles, les anges m’abandonnaient à mes limbes ».

 

La phrase la plus compliquée, celle où s’entrelacent les idées et les images, l’écrivain s’efforce de la tendre comme une corde suspendue et d’y faire danser le lecteur, si possible en le préservant des faux pas. Il s’agit pour lui, grâce à sa science des constructions, de faire penser le lecteur, de le faire rêver, de le fasciner, et non de l’égarer sur de fausses pistes ni de le faire trébucher inutilement. C’est normalement à l’écrivain d’être grammairien pour deux, – pas au lecteur.

 

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26 août 2012 7 26 /08 /août /2012 04:46

Il est permis de coordonner une subordonnée relative avec un adjectif qualificatif (C’est un élu compétent et qui a fait ses preuves), avec un participe présent ou passé (Plusieurs brevets détenus par l’entreprise X et dont la validité a été reconnue sur le sol américain…), voire avec un nom (Tous étaient des hommes, et qui savaient supporter la fatigue – il y a peut-être là une ellipse) ; Pascal est allé jusqu’à coordonner une relative et un adjectif en plaçant celui-ci en seconde position : « Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir » (fragment Infini-Rien, ou « argument du pari »). Bref, il est permis de coordonner une subordonnée relative avec la plupart des éléments ou des locutions pouvant exercer la fonction d’épithète ou d’attribut, voire de complément du nom (un enfant en pleurs et qui refuse d’avancer…).

Certes, dans la plupart des cas, on coordonne une proposition relative avec une autre proposition relative, et les deux pronoms relatifs ont le même antécédent. C’est logique.

Logique, mais de moins en moins su. Il est devenu nécessaire de le redire : Mesdames, Messieurs, jeunes gens, jeunes filles, si vous voulez coordonner deux propositions subordonnées relatives, veillez à ce que les pronoms relatifs aient bien le même antécédent !

 

« Je pourrirai à l’ombre des grands hêtres et des sapins, moi qui, enfant, dans la pente du pré Saint-Martin qui longe le cimetière et je gardais les vaches, aimais tant observer, jour après jour, la décomposition d’insectes […]. » (Richard Millet, La fiancée libanaise, éditions Gallimard, 2011, collection NRF, p. 13.) La construction est correcte, puisque nous pouvons considérer que les pronoms relatifs qui et renvoient tous deux au syntagme « la pente du pré Saint-Martin » (c’est donc tout le pré Saint-Martin qui est en pente, qui forme cette pente dont il est question). Si la conjonction et manquait, le narrateur serait en train de nous dire qu’il gardait les vaches dans un cimetière.

La conjonction de coordination n’est pas nécessairement et. Ce peut être un mais, comme dans cette phrase tirée de « Vie d’Antoine Peluchet » (le père Peluchet imagine que son fils disparu mène une existence prospère en Amérique) : « [I]l vivait en bourgeois d’un petit métier, dans un pavillon de planches à l’orée du désert avec une femme qu’on prenait pour son épouse légitime, qui allait à la messe en gants blancs dans l’église baptiste, mais qu’il avait gagnée aux dés dans un bordel de Galveston ou de Baton Rouge. » (Pierre Michon, « Vie d’Antoine Peluchet », dans Vies minuscules, Gallimard, 1984, collection NRF, p. 44, et Folio, p. 55-56.) Il n’y a là aucune incorrection et pas la moindre ambiguïté.

 

Ce n’est pas toujours le cas.

Dans La fiancée libanaise, la sœur du narrateur a introduit au salon une jeune visiteuse : « [L]es deux femmes trouv[aient] à s’accorder sur mon dos, comme il se doit entre femmes, dès lors qu’elles n’entrent pas en concurrence, la visiteuse parce qu’elle était dépitée de ne pas trouver celui qu’elle avait fait tant de kilomètres pour rencontrer [sic], ma sœur parce qu’elle était heureuse de lui répondre que je suis un personnage impossible, comme tous les écrivains, même ceux qui semblent avoir renoncé à tout rôle social, sinon à la littérature, reprenant alors une phrase : “Tu n’es pas vivant ! Tu vis avec les morts !”, que j’avais entendue [sic] prononcer à tant de femmes blessées, et même à certains hommes, et qui en concluaient, les uns et les autres, que les écrivains n’ont pas tout à fait la même constitution que le commun des mortels, et qu’ils sont plus proches des idiots, des autistes ou des défunts que du reste de l’humanité. » (La fiancée libanaise, p. 19.)

Bien que coordonnés, les deux pronoms relatifs ont ici deux antécédents distincts. Il faudrait donc ôter la conjonction et, tout simplement. Bien sûr, il ne faudrait pas vouloir remplacer « et qui » par le pronom « lesquels », car le qui avait précisément été choisi parce qu’il pouvait renvoyer à la fois aux hommes et aux femmes précédemment évoqués (le syntagme « les uns et les autres » achève de dissiper les doutes que nous pourrions avoir eus sur ce point précis).

 

Pénétrant dans le hall de l’hôtel où il est descendu, Pascal Bugeaud, le narrateur, respire le parfum d’une femme inconnue de lui, une femme qui est accoudée au comptoir de la réception : « […] ; un parfum que je ne connaissais pas et qui n’avait rien de vulgaire, quoique rien de remarquable, et qui m’a fait regarder la femme non pas sur-le-champ (elle se trouvait bien trop près de moi et la dévisager m’aurait […] donné l’air d’un voyageur de commerce en quête de bonne fortune), mais après avoir gravi quelques marches de l’escalier menant aux chambres, et que (ces marches) j’avais préférées à l’ascenseur afin de vérifier si le visage de l’inconnue s’accordait à son parfum : elle s’était alors tournée vers moi et me regardait comme si je n’étais pas tout à fait misérable, sans effronterie ni sourire, mais avec, je crois, de la curiosité […] » (La fiancée libanaise, p. 74). J’ai délibérément conservé à cet extrait les parenthèses que l’auteur y a glissées, à sa manière habituelle.

Pouvons-nous considérer que, dans ce passage, l’auteur a coordonné un participe (« menant ») et une subordonnée relative (« que j’avais préférées à l’ascenseur ») ?

Hélas non, car c’est l’escalier qui mène aux chambres. En réalité, Millet coordonne ici un complément du nom (« l’escalier menant aux chambres ») et une subordonnée relative.

L’écrivain a tenu à faire du nom marches l’antécédent du relatif que, quand le mouvement naturel de la phrase, et les règles de la syntaxe courante, auraient dû conduire le lecteur à penser que cet antécédent était le nom escalier. Certes, la mention des marches nous aide à saisir que le narrateur, intrigué par l’inconnue du hall et cherchant à deviner ses intentions, interrompt son ascension pour la regarder depuis le milieu de l’escalier.

Mais pour empêcher tout flottement, l’auteur aurait pu situer au bon endroit l’antécédent qu’il a choisi pour le relatif que, en répétant « marches » ailleurs que dans une parenthèse, en écrivant par exemple : « mais après avoir gravi quelques marches de l’escalier menant aux chambres, – marches que j’avais préférées à l’ascenseur », etc.

La gaucherie et la lourdeur semblent assumées, puisque soulignées par l’ajout entre parenthèses de l’antécédent correct. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement entre la page, globalement remarquable, qui vient d’être citée, et ces autres passages du même roman où l’assemblage anarchique de deux relatives me paraît beaucoup moins volontaire.

 

La même gaucherie volontaire ou assumée m’avait déjà frappé dans un passage comme celui-ci, extrait de La confession négative :

« Je me trouvais là, dans cette maison sépulcrale, au cœur d’une nuit agitée par le vent marin, devant une femme [= ma mère] endormie sur un canapé pour avoir trop bu et que j’avais couverte de la gabardine qu’elle avait lancée sur un fauteuil en entrant, et qui, ma mère, a tressailli quand je l’ai posée sur elle, moi qui aurais aussi bien pu la tuer, alors, pour l’amour qu’elle ne m’avait pas donné, oui, lui défoncer le crâne avec la nymphe de bronze posée sur une petite table ronde, près de la bouteille de calvados presque vide […]. » (Richard Millet, La confession négative, Gallimard, collection NRF, 2009, p. 355, et collection Folio, « édition révisée par l’auteur », 2010, p. 341-342.)

La reprise entre virgules de l’antécédent correct de qui, au sein même de la proposition relative introduite par qui, remet la phrase sur les rails de la bonne syntaxe, en empêchant le lecteur de croire coordonnées ces deux relatives : « qu’elle avait lancée » et « qui a tressailli ». Quant à moi, je me serais appliqué à ne pas alourdir inutilement la phrase, quitte à recourir aux parenthèses : « … une femme endormie sur un canapé pour avoir trop bu et que j’avais couverte de la gabardine qu’elle avait lancée sur un fauteuil en entrant (elle a tressailli quand je l’ai posée sur elle), moi qui aurais aussi bien pu la tuer… ».

Millet aime à rappeler dans la relative l’antécédent du pronom relatif. Dès qu’il en a l’occasion, il imprime cette construction dans la cire de ses phrases comme une marque de fabrique.

 

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26 août 2012 7 26 /08 /août /2012 03:18

« Igor devint taxi pour le compte de Victor qui avait une notion de l’honnêteté élastique et qui ne s’appliquait pas à ses clients, surtout les étrangers. » (Jean-Michel Guenassia, Le club des Incorrigibles Optimistes, éditions Albin Michel, 2009 ; réédité dans le Livre de Poche, p. 164.) L’épisode se situe à Paris en 1954 ou 1955. Victor Volodine, propriétaire d’un taxi, ne se montre jamais très honnête envers ses clients, puisque tous les moyens lui sont bons pour allonger la durée des trajets et retenir ses clients à bord, pendant que le compteur tourne, en les captivant par ses fabulations.

Il y a manifestement un problème de préposition ici : en raison de la présence d’une négation dans la proposition encadrante, on devrait soit répéter dans l’incidente le à et le pas (sa notion de l’honnêteté « ne s’appliquait pas à ses clients, surtout pas aux étrangers »), soit, plus simplement, y supprimer l’article défini (« … ne s’appliquait pas à ses clients, surtout étrangers »). En outre, nous nous heurtons à un problème de construction. Lisant « et qui », nous coordonnons spontanément les deux subordonnées relatives l’une à l’autre, alors que l’auteur voyait en la seconde une épithète, coordonnée en réalité à l’adjectif élastique. L’auteur aurait pu écarter le risque de mésinterprétation en remplaçant le premier qui par le pronom lequel (à faire précéder d’une virgule).

Mais quel est au juste l’antécédent du second qui ? C’est plutôt honnêteté que notion ; de sorte que nous ne pouvons pas considérer la proposition relative et l’adjectif qualificatif comme étant coordonnés. Il faudrait écrire : « Igor devint taxi pour le compte de Victor, qui avait une notion de l’honnêteté élastique honnêteté qui ne s’appliquait pas à ses clients » (ou plutôt : « honnêteté qu’il n’appliquait pas à ses clients », « honnêteté qu’il n’appliquait de toute façon pas à ses clients »).

 

« Victor lui apprit les multiples astuces pour arrondir son mois qui lui avaient permis de se payer cette maison blanche dont il était si fier sur les hauteurs de L’Haÿ-les-Roses d’où il voyait Paris, la tour Eiffel et le Sacré-Cœur. » (Le club des Incorrigibles Optimistes, Livre de Poche, p. 165-166.)

Trois subordonnées relatives s’emboîtent l’une dans l’autre. Les deux premières sont déterminatives, la dernière est plutôt « explicative », ou alors coordonnée à la précédente – ce qui deviendrait plus évident par l’ajout d’une virgule.

Remarque : dans « les multiples astuces pour arrondir son mois qui lui avaient permis de se payer cette maison blanche », l’article défini les est mis en corrélation avec le relatif qui ; il constitue l’amorce de la relative déterminative. Cet article n’est donc pas corrélé avec le groupe infinitif prépositionnel « pour arrondir » (comme il peut l’être dans la langue familière : Je connais les trucs pour avoir moins froid). Si la phrase s’arrêtait après « son mois », c’est l’article indéfini qui devrait s’imposer : « Victor lui apprit de multiples astuces pour arrondir son mois ».

Cela dit, bien que la syntaxe y soit parfois relâchée, et que ses dialogues, censés avoir lieu dans les années 1950 et 1960, comportent quelques tournures trop récentes, Le club des Incorrigibles Optimistes est un roman magnifique.

 

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25 juin 2012 1 25 /06 /juin /2012 23:36

 

1.

L’hésitation entre qui et qu’il se présente aussi en l’absence du démonstratif ce :

« JULIEN : […] Je prendrai le ton qui me plaira. » (Jean Anouilh, Colombe, premier acte, dans Théâtre, volume I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 925.)

On dit généralement « quoi qu’il arrive », et il n’y a guère que Montherlant pour oser le « quoi qui arrive ». Néanmoins, toujours dans son article (bien que cette construction ne contienne pas le ce), J. Hanse donne pour parfaitement équivalentes l’une de l’autre les propositions « Quoi qu’il advienne » et « Quoi qui advienne ».

Quand le sujet réel d’un verbe comme arriver est du féminin, l’absurdité du détour par la tournure impersonnelle se révèle encore plus criante :

« [Jeanne Penderwick avait] la sensation qu’elle vivait la chose la plus excitante qu’il lui soit jamais arrivée. » (Florence Budon traduisant Jeanne Birdsall, Les Penderwick et compagnie, éditions Pocket Jeunesse, 2010, p. 239.)

Est-ce qu’on écrit : « la chose qu’il vous est arrivé », ou bien : « la chose qu’il vous est arrivée » ? N’y a-t-il pas dans cette phrase traduite par Florence Budon une grossière faute d’orthographe ? En effet, le sujet réel (que) ne commande pas l’accord du verbe. Tentons de la corriger : « elle vivait la chose la plus excitante qu’il lui soit jamais arrivé ».

On peut alors imaginer que la traductrice sous-entend l’infinitif du verbe précédent : « elle vivait la chose la plus excitante qu’il lui soit (fût !) jamais arrivé de vivre ».

Pourvue de cet ajout, la phrase n’a plus rien à se reprocher, mais cette tournure nous fait faire un détour particulièrement inutile. Pourquoi réduire le verbe arriver à n’être qu’un impersonnel dont le sens est incomplet par lui-même ? Car il y est question d’un événement qui arrive, au plein sens du terme. Cet événement est sujet. Écrivons plutôt : « qui lui fût jamais arrivée ».

Malheureusement, si Jeanne Penderwick avait la sensation qu’elle « vivait la chose la plus excitante qu’il lui soit jamais arrivé », sans que soit explicité l’infinitif prépositionnel « de vivre », c’est plus grave qu’un détour superflu. La traductrice n’a pas commis une insignifiante faute d’orthographe, car le phénomène d’hypercorrection aboutit en l’occurrence à une véritable faute de syntaxe.

Il existe donc des cas où l’impersonnel est inséparable de l’infinitif qui le complète, et où il n’est pas permis de sous-entendre cet infinitif. Peut-on savoir avec précision quels sont ces cas ? Cela doit dépendre du verbe. Avec il arrive, l’infinitif du verbe précédent doit être explicité. Mais revenons à la phrase de Marcel Aymé citée plus haut : « Ma vie et mon visage sont ceux que Dieu m’a donnés pour en faire ce qu’il me plaît. » Avec l’impersonnel il plaît, l’ellipse de l’infinitif s’effectue sans causer à la phrase le moindre dommage.

 

2. Autres subtilités :

A-t-on vraiment le choix entre « Arrive ce qui pourra » et « Arrive ce qu’il pourra » ? Dans le fameux article qui m’a servi de point de départ, Hanse juge les deux constructions aussi correctes l’une que l’autre. Pour ma part, je trouve que la deuxième est lourde et maladroite, et que le détour par le pronom il impersonnel ne s’y justifie pas du tout.

Pour saisir ce qui les distingue, nous ne pouvons pas invoquer la différence qui existe entre « Fais ce qui te plaît » et « Fais ce qu’il te plaît », puisque l’infinitif arriver est sous-entendu dans la subordonnée de l’une comme de l’autre : « Arrive ce qui pourra (arriver) », « Arrive ce qu’il pourra (arriver) ».

Or le syntagme « il peut » n’est pas un verbe impersonnel. Pouvoir n’est pas un verbe impersonnel mais un semi-auxiliaire. Dans « Arrive ce qu’il pourra », l’ellipse de l’infinitif « arriver » m’apparaît comme agrammaticale parce que le pronom il est moins le sujet de « pourra » que celui de l’impersonnel il arrive mis à l’infinitif (le même phénomène se produit avec d’autres verbes : « il peut y avoir » = il y a + le semi-auxiliaire pouvoir). Si l’on tient à garder le pronom il, on doit aussi garder « arriver ».

Mais la phrase devient alors lourde et gauche : « Arrive ce qu’il pourra arriver », et chacun devrait lui préférer « Arrive ce qui pourra », phrase parfaitement grammaticale.

Joli raisonnement. Malheureusement pour moi, plusieurs éditions du Dictionnaire de l’Académie française citent la phrase : « Il en arrivera ce qu’il pourra. » Mon analyse en perd-elle toute pertinence ? Je me tirerai de ce mauvais pas en invoquant l’archaïsme de cette construction et je persisterai à en refuser la généralisation.

Pour qu’un ce qui et un ce qu’il puissent se révéler équivalents l’un de l’autre, il faut au moins que le pronom il soit le sujet d’un verbe impersonnel exprimé et non sous-entendu.

 

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25 juin 2012 1 25 /06 /juin /2012 23:11

 

2.

Le pléonasme syntaxique analysé précédemment constitue une manifestation supplémentaire de notre irrépressible tendance à l’hypercorrection (celle qui nous fait employer « lorsque l’on » là où nous devrions nous contenter de « lorsqu’on »). Un ce qu’il mis pour ce qui résulte d’une erreur de logique et produit une inélégance.

« C’est plutôt inattendu, ce Verlaine qui, dans ses Confessions, exprime le regret qu’on récite le benedicite en français. / – Mais qu’est-ce qu’il lui prend ! A-t-on idée ? S’occuper de ces bêtises ! » (André Blanchard, Autres directions : carnets 2006-2008 ; éditions du Dilettante, 2011, p. 167.)

Certains trouvent le ce qu’il plus joli, plus chic. Mais dirions-nous vraiment, dans le feu de la conversation : « Qu’est-ce qu’il te prend ? » Pourquoi ce il qui ne sert à rien et qui, comble d’absurdité, rend l’exclamation plus difficile à articuler ?

Voilà pourquoi les impersonnels qu’on trouve dans les extraits suivants me paraissent tous incongrus :

« Cette mimique un peu théâtrale [de Lili] m’irrita, et je dis sévèrement : / “Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu deviens fou ? Qu’est-ce que c’est que nous avons oublié ?” » (Marcel Pagnol, Le château de ma mère, éditions de Fallois, 1958 ; collection Fortunio, p. 85. Lili, ou Lili des Bellons, est un jeune paysan, ami du narrateur.)

« Le petit Larousse, c’est ce qu’il reste quand on a tout oublié. » (Publicité entendue sur les ondes en 2010. Mais reprendre le célèbre aphorisme : La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié, en y remplaçant culture par petit Larousse, cela n’offre déjà pas grand sens.)

En 2001, une femme serbe habitant Sarajevo s’est plainte auprès d’Alix de Saint-André de ce que tous les intellectuels français invités par le centre culturel André-Malraux de cette ville prissent parti pour les Bosniaques : « Vaincue, elle n’était pas convaincue. Tout ce qu’il lui restait était la certitude d’avoir raison, seule face à tous les discours qu’elle entendait toute la sainte journée… » (Alix de Saint-André, Il n’y a pas de grandes personnes, éditions Gallimard, 2007 ; collection Folio, p. 319.)

Une jeune femme a disposé sur une table des fruits et des légumes qu’elle espère vendre aux passants : « Suzy a froncé les sourcils, elle a pris un air grave en regardant la table et puis son visage s’est soudain illuminé. / – Je sais ce qu’il manque ! / Elle a pris un autre carton de sous la table et a tracé, d’une belle écriture : “Commerce équitable”. Elle a placé le carton en évidence sur la table. Et alors là ! cohue ! folie ! coup de frein sur la chaussée ! […] Les touristes se garaient sur le bas-côté, se précipitaient sur la table, raflaient tout ! » (On y croit… Le roman est d’Olivier Maulin, il s’intitule Les Évangiles du lac ; éditions l’Esprit des péninsules, 2008, p. 168.)

 

3.

Arriver, se produire, se passer sont de plus en plus souvent construits de cette façon.

« – Qu’est-ce qu’il vous arrive ? / – J’ai le mal de ventre ! » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, éditions Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 125.)

« – […] On est en France ! Il y a des lois, bordel de merde. J’ai le droit de savoir ce quil lui est arrivé. » (Jean-Michel Guenassia, Le club des Incorrigibles Optimistes, éditions Albin Michel, 2009 ; réédité dans le Livre de Poche, p. 335.)

« Mais déjà le public l’applaudissait [= Alex] et le poussait vers la scène. La foule s’écarta et, avant même de comprendre [ou plutôt : qu’il eût compris] ce qu’il lui arrivait, il gravit [ou : avait déjà gravi] quelques marches. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Jeu de tueur, quatrième aventure d’Alex Rider, Hachette, 2003 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 113.) La lecture de cette traduction suscite en moi de multiples interrogations, qui ne se limitent pas au problème du ce qu’il ; voir mes remarques entre crochets.

Le docteur Watson s’apprête à retrouver sa jeune épouse, Mary, qui revient à Londres en train : « Je me devais de lui expliquer ce qu’il s’était produit durant son absence et l’informer que, à mon regret, il pourrait se passer un peu de temps avant que nous ne soyons réunis de façon durable. » (Michel Laporte traduisant Anthony Horowitz, La Maison de Soie, éditions Calmann-Lévy, 2011, p. 275.)

Cette traduction est agaçante de bout en bout : sans même parler du ce qu’il lourdement substitué à ce qui, la préposition de est omise devant le second infinitif, et la locution avant que est suivie d’un ne superflu. En outre, le traducteur se refuse à employer l’imparfait du subjonctif (remplacé par le présent du même mode), même lorsqu’il met en français un texte censé avoir été écrit à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe.

« Alors ramenez-nous en arrière et racontez-nous ce qu’il vous est arrivé de l’autre côté de l’Atlantique. » (La Maison de Soie, p. 29.) « En voyant ce qu’il se passait, James Devoy se désespéra […]. » (La Maison de Soie, p. 36.) « Trevelyan est venu en personne dans ma cellule m’informer de ce qu’il venait de se passer puis il est rentré chez lui chercher les quelques accessoires que je lui avais demandés et dont j’aurais besoin. » (La Maison de Soie, p. 284.) « [L’inspecteur Harriman] était tellement certain que je me trouvais dans le cercueil qu’il n’a même pas jeté un second coup d’œil à l’aide-soignant peu doué qui, apparemment, était responsable de ce qu’il s’était passé. » (La Maison de Soie, p. 285.) Nous nous imaginions être à la fin du XIXe siècle, mais ces passages nous ramènent au XXIe aussi brutalement que des anachronismes !

Le remplacement de ce qui par ce qu’il devient un automatisme. Pourtant, « Qu’est-ce qu’il se passe ? » est beaucoup moins facile à articuler que la formule habituelle : « Qu’est-ce qui se passe ? » (Mais n’oublions pas qu’en français soigné cela se dit aussi bien : Que se passe-t-il ? En l’absence du pronom démonstratif ce, la construction avec il n’a rien de pléonastique.)

En général, je trouve la substitution pénible :

« – […] Ce n’est pas en écoutant les commentaires de la télé que tu comprendras ce qu’il se passe. » (Benjamin et Julien Guérif, Le petit sommeil, éditions Syros, collection Rat noir, 2011, p. 81.) « Ça va me retomber dessus, je serai viré de mon stage et je n’ose même pas imaginer ce qu’il va se passer au bahut. » (Le petit sommeil, p. 106.)

« Dans ce collège, lieu de formation, d’apprentissage, les personnages de Fabrice Melquiot – comme ceux que Rémi Brossard tente de mettre au monde, sont en devenir. Mais quel est leur avenir dans un lieu de latence, d’attente, de perte ? Days of nothing nous parle de ce qu’il se passe aujourd’hui en France. » (Présentation, faite par l’éditeur, de la pièce Days of nothing de Fabrice Melquiot ; l’Arche éditeur, 2012, p. 3.) L’omission du second tiret, bizarrement remplacé par une virgule, rend ce passage confus à première lecture.

Après tout, la plupart des locuteurs hésitent encore à dire : « Raconte-moi ce qu’il vient de se passer » ou « Explique-moi ce qu’il va se passer » ; presque tous emploient ce qui. Pourquoi admettre : « ce qu’il se passe », alors qu’on ne dit pas : « ce qu’il va se passer », « ce qu’il vient de se passer » ?

[Paragraphe ajouté en 2021.] Depuis quelques années, la télévision sous-titre les propos des personnes interviewées et, très souvent, le sous-titrage nous fait lire : « ce qu’il se passe » et « ce qu’il s’est passé », là où l’homme ou la femme qui parle devant la caméra a clairement articulé « ce qui… » !

 

Un dernier point reste à élucider.

La phrase suivante est tout à fait correcte : Qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ? Pour la bâtir, on n’a apparemment rien fait d’autre qu’insérer « vous croyez que » au milieu du « Qu’est-ce qu’il va se passer ? » que nous avons jugé maladroit. Dans cette phrase, le deuxième que de « Qu’est-ce que » est un pronom relatif, et le que de « vous croyez que » est une conjonction de subordination. L’interrogation indirecte correspondante est : J’ignore ce que vous croyez qu’il va se passer. En voici une autre, semblable quoique introduite par un verbe à l’impératif : Dis-moi ce que tu penses qu’il puisse arriver.

On pourrait difficilement remplacer notre phrase par : Qu’est-ce que vous croyez qui va se passer ? Pourtant, les phrases de ce type ont existé, et leur construction a parfois été décrite comme une imbrication de subordonnées relatives. En voici des exemples datant respectivement de 1844 et 1785 : Je t’interroge sur ce que tu dis qui vient de m’arriver ; Voici ce que je crois qui se passe dans ces opérations. Ces phrases où s’imbriquent deux subordonnées relatives sont pratiquement impossibles à analyser. Du reste, le deuxième que (ou le qui) de ces phrases est-il vraiment un pronom relatif ? Il paraît plutôt résulter de la fusion entre un pronom relatif et une conjonction de subordination…

Si, dans les phrases du type Qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ?, on trouve depuis longtemps un qu’il plutôt qu’un qui, c’est d’abord parce que le pronom impersonnel empêche la phrase d’afficher une allure archaïsante.

Cela dit, on peut faire commencer la question par le seul interrogatif que, à condition de postposer le pronom sujet. On obtient alors : Que croyez-vous qu’il va se passer ? – d’où est absente toute trace du démonstratif ce.

 

On aura aussi noté que, dans plusieurs des passages qui ont été cités, le pronom il renvoyant à un être humain alterne avec le pronom il de telle ou telle tournure impersonnelle. Difficile de faire plus inélégant que cette succession de pronoms qui rendent le même son mais changent de statut grammatical.

Quand il n’y a pas d’infinitif à exprimer ou à sous-entendre après son verbe, on n’a aucune raison de faire un détour par la construction à pronom impersonnel. Ce détour – ce pléonasme – est donc à éviter dans l’écrit comme, spontanément, nous l’avons longtemps évité à l’oral.

 

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25 juin 2012 1 25 /06 /juin /2012 21:18

 

Cet article est dédié à V.
puisque son amicale requête m’a incité à le terminer.

 

Écrit-on : Fais ce qu’il te plaît ou Fais ce qui te plaît ? Et pourquoi ?

Face à certaines phrases, il y a longtemps que je me demande si on doit employer la séquence ce qu’il ou la séquence ce qui ; si les deux sont équivalentes ou si une méthode permet, selon le contexte, d’en choisir une de préférence à l’autre.

Excluons d’emblée les cas où le pronom il renvoie à un être animé, homme ou animal : « Ce qu’il préfère, c’est la viande » (il = mon cousin, mon chat, etc.), « Il peint fidèlement ce qu’il a vu », « Veux-tu savoir ce qu’il est vraiment ? », « Veux-tu savoir ce qu’il devient ? »… La difficulté qui nous intéresse est absente de ces phrases.

Occupons-nous seulement des cas où ce qu’il et ce qui peuvent susciter le doute et l’hésitation. Chacun est-il libre de faire « ce qu’il lui plaît » ou libre de faire « ce qui lui plaît » ?

Les deux constructions font appel au pronom démonstratif ce. Dans la première, le démonstratif est l’antécédent du pronom relatif que. Ce dernier est suivi du pronom il, sujet d’un verbe impersonnel (un il qu’on appelle donc pronom impersonnel).

Dans la seconde construction, le pronom démonstratif est l’antécédent du pronom relatif qui. Fonction de ce pronom relatif : sujet du verbe.

Qui ou que n’est pas un pronom relatif dans toutes les phrases comportant ce qui ou ce qu’il. En effet, il s’agit parfois d’un élément de pronom interrogatif, comme dans : « Sa femme lui demanda ce qui s’était passé » ; « Pierre se demande ce qu’il reste à faire ». Le qui ou le que (qu’) est alors indissociable du ce. Dans ce type de phrases, la différence entre pronom relatif et pronom interrogatif est parfois subtile. En effet, il me semble que dans « Demande-moi ce qu’il te plaira (de demander) », le qui et le qu’ sont des pronoms relatifs. Pour que la subordonnée soit une interrogative indirecte, il faut que le verbe demander y signifie « poser la question de… ».  Lorsque demander se rapproche de réclamer, et signifie « solliciter en vue d’obtenir », le qui ou le que (qu’) est un pronom relatif. La subordonnée est interrogative indirecte dans « Dis-moi ce qui te manque » ; elle est relative dans « Je dis ce qui me passe par la tête ». Les phrases suivantes comportent aussi une interrogative indirecte : « Je ne sais pas ce qu’il reste à faire » ; « J’ignore ce qui va lui arriver »… Il est parfois difficile de s’en convaincre.

Pour que la subordonnée soit identifiée comme interrogative indirecte, le verbe principal doit exprimer un doute, le besoin d’obtenir une information supplémentaire. Les grammaires que je consulte ne sont pas très explicites sur ce point. Heureusement, le distinguo qu’on peut faire entre ces deux catégories de pronoms est sans utilité pour l’étude qui va suivre.

 

Je commence par résumer l’article que Joseph Hanse a consacré à notre problème dans Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (troisième édition, Duculot, 1994, p. 206 ; l’article a pour titre : « Ce qui, ce qu’il, ce que, ce dont »).

Si le verbe est toujours impersonnel, on doit employer ce qu’il : « Il faut ce qu’il faut » ; « Vous ferez ce qu’il faut » (sous-entendu : faire).

Lorsque le verbe n’est pas systématiquement impersonnel, on peut hésiter mais les deux constructions sont permises : « Voilà ce qui m’arrive » (= voilà la chose qui m’arrive) et « Voilà ce qu’il m’arrive » (corollaire de la phrase : Il m’arrive quelque chose).

« Fais ce qui te plaît » : fais ce qui te donne ou te donnera du plaisir. En revanche, « Fais ce qu’il te plaît » sous-entend l’infinitif du verbe précédent : Fais ce qu’il te plaît de faire. Mais dans les deux cas on veut dire : Fais ce que tu voudras.

Rester se prête facilement aux deux tours : « Il sait ce qui lui reste à faire » et « ce qu’il lui reste à faire. » On peut dire en effet : Telle chose lui reste à faire ou Il lui reste à faire telle chose. De même, sans le démonstratif ce : « Toutes les démarches qui me restent à faire » ou « qu’il me reste à faire ». De même encore : « ce qui lui reste d’argent » ou « ce qu’il lui reste d’argent ».

Les constructions suivantes seraient équivalentes et, du point de vue grammatical, irréprochables (du point de vue de l’euphonie c’est autre chose) : « Qu’est-ce qu’il lui prend ? » et « Qu’est-ce qui lui prend ? » ; « Voilà ce qu’il en est résulté » et « Voilà ce qui en est résulté » ; « Faites ce qu’il convient » et « Faites ce qui convient ».

J. Hanse nous fournit quelques citations démontrant que les écrivains ne se privent pas d’employer ce qu’il, là où spontanément j’aurais mis ce qui : « Sans que Nicole pût seulement se douter de ce qu’il se passait » (A. t’Serstevens, L’amour autour de la maison, Poche, p. 206) ; « Si vous saviez ce qu’il se passe là-bas » (Fr. Chalais, Les chocolats de l’entracte, Poche, p. 164) ; « Elle ne comprend pas ce qu’il lui arrive » (Aragon, La mise à mort, p. 314).

J’observe que les extraits que cite J. Hanse sont peu nombreux et qu’ils appartiennent tous au XXe siècle. Du reste, Hanse précise qu’on emploie plus souvent ce qui.

Dans ce même article, le linguiste belge affirme que la locution ce qu’il est prononcée familièrement et couramment « ce qui ». Couramment ? La difficulté qui nous occupe n’était-elle donc qu’apparente ? Quant à moi, j’ai plutôt l’impression que nos contemporains prennent un malin plaisir à bien faire entendre le il ; mais dans ce cas précis je pense qu’ils n’ont pas tort de faire en sorte que le ce qui et le ce qu’il soient prononcés comme ils s’écrivent. Mieux vaut ne pas se cacher derrière l’argument spécieux de la prononciation si l’on veut analyser les cas dans lesquels la substitution de ce qu’il à ce qui s’avère fâcheuse.

Tentons, en étudiant d’autres exemples, d’aboutir à quelques certitudes sur ce délicat problème.

 

1.

Le verbe plaire donne du fil à retordre.

« Ma vie et mon visage sont ceux qu’il [= Dieu] m’a donnés pour en faire ce qu’il me plaît. » (Marcel Aymé, La belle image, éditions Gallimard, 1941, chapitre XIV ; réédition dans le Livre de Poche, p. 224.) La fin de la phrase est correcte, « ce qu’il me plaît » étant mis pour : ce qu’il me plaît d’en faire. L’autre possibilité existe-t-elle : ceux qu’il m’a donnés pour en faire « ce qui me plaît » ? C’est-à-dire, en toute rigueur : quelque chose qui me plaît ? Le sens n’y est plus entièrement.

Cette variante, Montherlant l’admettrait, lui qui écrit : « Je m’abandonne à vous. Faites de moi ce qui vous plaira. » (Les lépreuses, éditions Grasset, 1939 ; et Gallimard, collection Folio, p. 173. Costals parle à Solange.) Du reste, l’article de J. Hanse indiquait que, dans le cas de plaire, les confusions sont fréquentes.

Néanmoins, je préfère préciser les choses. La formule « ce qui me plaît » sert à désigner une action, ou un état, qu’on peut exprimer par un nom comme par un verbe. Voulez-vous savoir ce qui me plaît ? Lire, fumer, aimer. Ou bien : la sieste, le combat, les bouffonneries.

En revanche, dans « ce qu’il me plaît », la tournure impersonnelle sert à sous-entendre le verbe précédemment exprimé, on l’a dit, mais elle introduit aussi l’idée qu’une volonté s’exerce. Il plaît à quelqu’un de… est généralement synonyme de quelqu’un veut (« Fais ce qu’il te plaît de faire » = « Fais ce que tu veux faire »). Par conséquent, dans la phrase de Marcel Aymé, « ce qu’il me plaît » signifie précisément : ce que je veux en faire, ce que je décide d’en faire.

Mais ne quittons pas si vite l’examen de cette phrase, car sur un point elle prête le flanc à la critique. En effet, plutôt que « ceux qu’il m’a donnés pour en faire… », Marcel Aymé aurait dû écrire : « ceux qu’il m’a donnés pour que j’en fasse… ». Telle qu’elle se présente, la phrase est équivoque : elle donne à penser que c’est Dieu qui fait de la vie et du visage du narrateur ce qu’il plaît… au narrateur (d’en faire).

Si les phrases « Faites ce qu’il convient » et « Faites ce qui convient » peuvent être jugées équivalentes, c’est que la première sous-entend un infinitif : « Faites ce qu’il convient (de faire) », et non la deuxième.

À l’instar de Montherlant, qui aimait se rendre intéressant, Dutourd a choisi la tournure rare, et probablement archaïque : « Souvent un démon me pousse à poser des questions stupides, dont je connais d’avance la réponse. Ce qui serait intéressant de savoir, c’est pourquoi je les pose. » (Jean Dutourd, Henri ou l’éducation nationale, éditions Flammarion, 1983, p. 224.) Le verbe « serait » a pour sujet le relatif qui, tandis que le verbe savoir n’a pas de COD exprimé. Avec un sage ce qu’il, nous aurions disposé d’un il impersonnel, sujet de « serait », et d’un que, objet direct, complément de « savoir ».

Or je me demande si la construction est seulement rare, ou si elle est incorrecte. Certes, on dit très bien : « Ce qui serait bon à prendre, c’est… » ; où l’infinitif prendre n’a pas d’autre COD que le pronom ce. Mais avec la préposition de, pour obtenir le même sens, on est forcé de dire, du moins en français moderne : « Ce qu’il serait bon de prendre, c’est… » ; prendre ayant alors pour COD le pronom que. L’infinitif construit avec la préposition à est l’équivalent d’une forme passive (bon pour être pris), tandis que l’infinitif construit avec de est de sens actif (dont le sujet serait un on ou d’un nous sous-entendu : ce qu’il serait bon que nous prenions). J’ignore encore si la langue du XVIe et du XVIIe siècle permettait de dire : « Ce qui serait bon de prendre, c’est… ». Mais rappelons l’exemple fourni par J. Hanse dans son article (résumé plus haut) : « Il sait ce qui lui reste à faire », « Tu sais ce qui te reste à faire », etc. Dans ces phrases, l’infinitif faire n’a pas le sens passif. Donc c’est uniquement parce que l’infinitif est introduit par la préposition à qu’on emploie plutôt ce qui.

Dutourd aurait mieux fait d’écrire : « Ce qui serait intéressant à savoir, c’est… ».

En français moderne, le ce qu’il est manifestement la seule construction possible dans une phrase comme celle-ci : « – […] Il vient d’apercevoir ce qu’il lui est possible d’accomplir pour son pays, en marge des tripotages, copinages, et mesquineries de toutes sortes. » (San-Antonio, Y a-t-il un Français dans la salle ?, éditions Fleuve Noir, 1979, p. 335 ; la phrase au discours direct est un éloge d’Horace Tumelat, homme politique tourmenté par son passé mais avide de rédemption.) Impossible d’écrire aujourd’hui, sans jeter le lecteur dans la perplexité : « ce qui lui est possible d’accomplir », – ou même : « ce qui lui est possible à accomplir »…

« Tout ce qu’il m’arrive de vaguement conceptualiser, ou de voir en imagination, je le note dans des carnets. » (Pierre Michon, décrivant l’une de ses méthodes de travail, dans un film de Pierre-Marc de Biasi et Pierre-André Boutang, tourné et diffusé en 2003 : Pierre Michon, retour aux origines.) On aura reconnu une construction courante : il arrive à quelqu’un de faire. Le complément indirect (à quelqu’un) fait apparaître le sujet de l’action exprimée par le verbe à l’infinitif. Mais ici, la mise en relief du COD (« Tout ce ») du verbe « note » rend la présence du pronom il particulièrement heureuse. C’est elle qui fait que l’esprit du lecteur ou de l’auditeur s’attend à trouver au verbe « arrive » un complément à l’infinitif qui aura que pour COD. Ce complément est double : « conceptualiser », « voir ».

Dans bien des cas, le ce qu’il est pleinement justifié.

 

Revenons à l’analyse grammaticale. Au sein de la construction ce qu’il, le pronom relatif que ne joue le rôle d’un complément d’objet direct que lorsqu’un infinitif – tantôt exprimé, tantôt sous-entendu – dépend du verbe impersonnel. Que est alors le COD de cet infinitif. Dans les autres constructions (« ce qu’il lui reste [ne pèse pas lourd] », « ce qu’il lui prend », « ce qu’il en est résulté »…), le que du ce qu’il occupe la fonction de sujet réel du verbe impersonnel ; le pronom il en étant le sujet apparent.

Au fond, telle est la question que nous devrions nous poser : est-il bien nécessaire de faire du relatif que le sujet réel d’un verbe impersonnel ?

En utilisant cette construction, ne commet-on pas, tout bonnement, un pléonasme syntaxique ?

On l’a vu : lorsque le démonstratif ce est l’antécédent du COD de l’infinitif qui dépend du verbe conjugué, la présence du pronom impersonnel il s’avère utile, voire nécessaire. Une telle phrase est tout à fait correcte : « Je sais ce qu’il nous reste à faire. » Le relatif que y étant le complément d’objet direct de faire et non de reste, la construction n’est nullement pléonastique. C’est parce que falloir est toujours suivi d’un infinitif, ou sous-entend toujours après lui un infinitif, que ce verbe (comme le signalait J. Hanse) est toujours impersonnel : « Vous ferez ce qu’il faut. »

En revanche, lorsqu’aucun infinitif ne dépend du verbe conjugué, la présence d’un il impersonnel forme avec le que du « ce qu’ » un pléonasme car la phrase donne au verbe subordonné un sujet réel (qu’) et un sujet apparent (il) soudés l’un à l’autre, et s’entravant l’un l’autre. C’est pour éviter ce pléonasme que nous devons construire : « Je sais ce qui en est résulté », « Prends tout ce qui reste », « Voilà ce qui m’est arrivé ».

 

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2 mai 2012 3 02 /05 /mai /2012 15:39

Au pluriel, l’article indéfini apparaît sous sa forme pleine, qui est des, ou sous sa forme réduite, qui est de (ou d’ s’il y a lieu de faire l’élision de la voyelle).

 

Voici des phrases où l’emploi de la forme réduite de cet article ne se justifie pas :

« Elle n’a pas l’intention d’avoir d’enfants pour le moment. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 196.)

Le seul choix possible n’était-il pas entre « d’avoir un enfant » et « d’avoir des enfants » ? Ne fallait-il pas résister à la tentation d’adopter ici la forme réduite de l’article indéfini ?

Victor Volodine vient d’engager son compatriote Igor Markish pour qu’il conduise durant la nuit son taxi parisien : « Igor et Victor n’éprouvèrent pas le besoin de signer de contrat. Ils ont topé et ils se sont embrassés. » (Jean-Michel Guenassia, Le club des Incorrigibles Optimistes, éditions Albin Michel, 2009 ; le Livre de Poche, p. 166.) C’est exactement la même construction que dans l’extrait tiré de Plateforme. J’aurais mis : de signer un contrat.

Est-ce la succession de plusieurs de qui nous gêne ?

Le problème serait-il d’ordre plutôt stylistique que grammatical ?

Les phrases suivantes ne me paraissent pas incorrectes, et pourtant il y a en elles les mêmes détails qui perturbent la lecture :

« Vivant dans ce département depuis toujours abandonné, laissé à l’écart qu’est la Creuse, il n’avait presque pas eu l’occasion de photographier d’inaugurations de bâtiments, ni de visites d’hommes politiques d’envergure nationale. » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, éditions Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu, p. 38.)

Laissons de côté la virgule fâcheusement omise après « à l’écart ». Pour éviter la succession des de (tantôt forme réduite de l’article indéfini, tantôt préposition), j’aurais mis : « il n’avait presque pas eu l’occasion de photographier les inaugurations de bâtiments, ni les visites d’hommes politiques d’envergure nationale ».

« Je pourrirai à l’ombre des grands hêtres et des sapins, moi qui, enfant, dans la pente du pré Saint-Martin […], aimais tant observer, jour après jour, la décomposition d’insectes au fond de rigoles et de flaques étincelant au crépuscule comme des feuilles d’or sur le crâne d’un roi mort. » (Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, 2011, collection NRF, p. 13.) On a ici affaire à la forme réduite de l’article indéfini, mais ayant  fusionné avec la préposition de.

On peut écrire : « la décomposition des insectes ». Mais je penche pour une autre transformation : « la décomposition d’insectes au fond des rigoles et des flaques », puisque ces noms sont suivis d’un participe présent qui en restreint et en précise la signification.

 

Dans d’autres circonstances, on emploie des là où il faudrait un simple de : « Il n’est donc pas surprenant que François Furet ait dépoussiéré des “hommes complets” comme Tocqueville et Guizot, qui avaient été à la fois journalistes, historiens et hommes de gouvernement, mais que les historiens “méthodistes” ne considéraient pas comme des véritables savants. » (Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question ; éditions Agone, 2010, p. 186.) Mais de cela j’ai déjà parlé ailleurs.

 

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16 avril 2012 1 16 /04 /avril /2012 09:02

Chacun sait que le titre A midsummer night’s dream se traduit en français par : Le songe d’une nuit d’été ; et cela, bien que le titre original commence par l’article indéfini (certes, j’ignore si cet a – l’article indéfini de la langue anglaise – est ici le déterminant de night ou celui de dream…). Une autre traduction serait : Un songe de nuit d’été ; mais un tel titre serait peu élégant, et surtout il serait fort peu intelligible à l’oreille. Une autre traduction encore consisterait à dire : Songe d’une nuit d’été, sans article devant le premier nom. La fluidité, la musicalité de l’original anglais seraient perdues, mais l’énoncé resterait du français.

Celle qu’il faut éviter à tout prix, c’est la « traduction » qui, mettant l’indéfini devant les deux termes emboîtés, aboutirait à ce monstre : Un songe d’une nuit d’été. Il y aurait là une double indéfinition, ou indétermination, structure par laquelle on ne fait que poser du flou sur du flou. Avant une époque récente, tout le monde aurait évité de pareils énoncés, à l’écrit comme à l’oral.

« L’allitération est une répétition d’un même son consonne. » Cette définition, dont je ne connais pas l’auteur, est citée par plusieurs sites différents, tous destinés à des élèves de collège et de lycée. Sa formulation est d’une gaucherie qui étonne, car c’est à l’article défini qu’il convient de recourir lorsque le nom est suivi d’un complément qui le détermine : « L’allitération est la répétition d’un même son consonne. »

« En jetant un coup d’œil par une porte entrebâillée, Lauren eut une vision furtive d’un bar bondé de clients. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 7 : À la dérive ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2009 ; réédition au format de poche, p. 257.) Eut la vision furtive d’un bar…

« [Le grand-père de Jed Martin] avait gagné sa vie en photographiant le plus souvent des mariages, parfois des communions, ou des fêtes de fin d’année d’une école de village. » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, éditions Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu, p. 38.) Ou les fêtes de fin d’année d’une école de village. L’auteur s’est laissé porter par la répétition de l’article indéfini devant les deux noms qui précèdent.

« [V]enait un moment où la chanteuse, sur le point de finir, tenait les auditeurs en haleine, dans une impatience admirablement entretenue d’un retour du thème. » (Pascal Bruckner, Parias, éditions du Seuil, 1985, réédité dans la collection Points, p. 184.) Dans l’impatience d’un retour… Mais ici, le choix de la double indétermination n’endommage pas autant le style que dans les extraits déjà cités, car la phrase suivante montre que l’auteur connaît le bon usage : « Et l’affaissement chromatique de sa voix, à peine soutenue par le pincement d’une corde, préludait à la naissance d’une nouvelle variation. » Il n’est donc pas impossible que la fausse note initiale ait été voulue.

« Je crois que j’avais envie d’être une femme, c’est-à-dire de ressembler à une idée qu’on peut se faire d’une femme, au sens social du mot, en tout cas à l’idée que je m’en faisais […]. » (François Taillandier, Option Paradis, éditions Stock, p. 65. Propos d’un personnage féminin, rapportés au discours direct.)

« Alex remarqua, sur un portique, deux harnachements qui ressemblaient vaguement à des survêtements […]. Probablement des tenues portées par des astronautes. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Arkange, sixième aventure d’Alex Rider, 2005 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 248.) La traductrice n’a pas respecté le texte original, où nous lisons : « He supposed they must be the outfits worn by astronauts. » Ce qui devrait se traduire ainsi : « Il se dit que ce devait être la tenue que portaient les astronautes. » (Penser au singulier distributif du français.)

« Hemingway avait aussi mis au point une “théorie de l’iceberg” : les faits flottent sur l’eau, la structure doit être invisible (“seul un huitième d’un iceberg dépasse de la mer”). Le lecteur comprend tout ce qui n’est pas écrit sur la page. » (Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, éditions Grasset, 2011, p. 63.) Le traducteur qui s’est occupé de cette phrase d’Hemingway a-t-il vraiment écrit cela ? J’aurais mis : Seul un huitième de l’iceberg…

« Pour Mannoni, ce qui a poussé l’homme blanc à la conquête du monde et au colonialisme qui en a résulté, ce n’est pas, principiellement, la poursuite économique du profit. Cette passion du gain n’est qu’une manifestation d’une psyché plus globale, celle de Prospero, le conquérant, poussé par le désir de surpasser le père (i. e [sic] par le complexe d’infériorité adlérien). » (François Vatin, « Dépendance et émancipation : retour sur Mannoni » ; dans la Revue du MAUSS, n° 38, second semestre 2011, p. 119.) N’est que la manifestation d’une psyché plus globale. Car il est superflu d’indiquer que ce n’en est – de cette « psyché » globale – qu’une manifestation parmi d’autres.

La prudence intellectuelle ne doit pas nous inciter à accumuler les indéfinis.

« En se renseignant sur Internet, [Jed] avait appris que Dignitas (c’était le nom du groupement d’euthanasieurs) faisait l’objet d’une plainte d’une association écologiste locale. » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, J’ai lu, p. 357.) On ne pourrait pas mettre l’article défini à la place du premier indéfini, car celui-ci fait partie d’une locution plus ou moins figée : faire l’objet d’une plainte. Je propose donc de mieux hiérarchiser les éléments syntaxiques qui complètent le verbe « faisait », et d’écrire : « Dignitas […] faisait l’objet d’une plainte de la part d’une association écologiste locale », ou « faisait l’objet d’une plainte émanant d’une association écologiste locale ».

Dans la longue liste que dresse Françoise Héritier des choses, des actes, des sentiments qui font le sel de la vie, il y a ceci : « s’obnubiler un temps sur une rencontre à venir ou sur un point précis d’un argument qu’il faut encore débrouiller ou sur la meilleure façon d’exposer une idée » (Françoise Héritier, Le sel de la vie, éditions Odile Jacob, 2012, p. 46). On aurait dit naguère : « sur tel point précis d’un argument ».

Un récent volume de la série de bande dessinée XIII mystery (au fait, comment doit-on prononcer ce titre ?) nous donne à lire un dialogue où il est rapporté que la CIA a découvert dans l’appartement occupé par un suspect « une copie d’un document confidentiel du FBI », et qu’auparavant la NSA avait capté « des bribes d’une conversation » entre deux personnages politiques israéliens. (Dessins de François Boucq, scénario de Didier Alcante, Colonel Amos, éditions Dargaud, 2011, p. 9.) Dans le français normé de mon enfance, tout le monde disait encore : les bribes d’une conversation ! Et parler de la copie d’un document n’implique pas qu’il s’agisse de la seule copie existante dudit document !

Mais la double indétermination figure déjà dans Simenon : Betty Etamble essaie d’imaginer à quoi ressemble l’appartement que sa nouvelle amie Laure Lavancher, veuve d’un grand médecin, possède encore à Lyon. « Y avait-il [= dans cet appartement] une horloge qui marquait des minutes plus longues que partout ailleurs et, dehors, nuit et jour, comme un rappel d’une autre vie, le passage bruyant des autos ? » (Georges Simenon, Betty, éditions Presses de la Cité, 1961 ; réédition dans la collection Presses Pocket, p. 74.) La phrase est belle, pourtant.

 

N’étant pas redoublée, l’indétermination semble admise lorsqu’un groupe nominal précédé de l’article indéfini possède un complément précédé de l’article défini :

« Le salon Verdurin passait pour un temple de la musique. » (Proust, Sodome et Gomorrhe, 1922 ; dans À la recherche du temps perdu, éditions Gallimard, collection Quarto, p. 1412.) « La gare neuve où l’on débarque [= la gare de Metz inaugurée en 1908] affiche la ferme volonté de créer un style de l’empire, le style colossâl, comme ils disent en s’attardant sur la dernière syllabe. » (Maurice Barrès, Colette Baudoche, 1908 ; texte consulté dans l’édition donnée par le Livre de Poche en 1968, p. 15-16.)

Dans certains textes traduits de l’anglais, cette forme d’indétermination est moins justifiable :

« À la fin de sa première semaine à Pointe Blanche, Alex dressa une liste des six autres pensionnaires. » (Anthony Horowitz, Pointe Blanche, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, Hachette, 2001 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 153.) Dressa la liste des six autres pensionnaires.

Face à la construction de la phrase suivante, en revanche, j’avoue être dubitatif : « Damian Cray est un porte-parole de Greenpeace et il a conduit le mouvement de protestation contre les forages de pétrole sur les territoires sauvages d’Alaska […]. » (Anthony Horowitz, Jeu de tueur, quatrième aventure d’Alex Rider, traduction d’Annick Le Goyat, éditions Hachette, 2003 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 94.) Il serait inexact d’affirmer : « est le porte-parole de Greenpeace », Greenpeace ayant toujours eu de nombreux porte-parole ; mais est-on obligé de dire : « est l’un des porte-parole de Greenpeace » ? Il semble que la traductrice a simplement retrouvé le modèle qu’illustrait la phrase de Proust.

L’indétermination me paraît dommageable dans la phrase suivante : « En fréquentant la cour, le sieur provincial de Vaugelas a été mis en contact avec des milieux qui avaient une obsession du “bien parler”. » (Gilles Siouffi, Penser le langage à l’Âge classique, éditions Armand Colin, collection U, 2010, p. 34.) Il serait préférable d’écrire : « qui avaient l’obsession du “bien parler” » ; ou alors : « qui avaient une véritable obsession du “bien parler” ».

En effet, la présence d’un adjectif épithète atténue la contradiction, comme dans cet extrait d’une traduction de L’Orateur de Cicéron, parue au XIXe siècle : « C’est que l’oreille éprouve un véritable besoin de sentir la pensée bien renfermée dans le cercle de la phrase. » Et comme dans cette phrase de Musset : « Pendant qu’il [= Desgenais] parlait, j’éprouvai une tentation violente d’aller encore chez ma maîtresse, ou de lui écrire pour la faire venir. » (Musset, La confession d’un enfant du siècle, Première partie, chapitre III.)

Que le nom ait pour complément un verbe à l’infinitif ne modifie pas foncièrement les données du problème. Il y a de la préciosité dans cette phrase de Barrès : « Et quand [M. Asmus] visita la charmante église romane de Saint-Maximin, où Bossuet a prêché contre les protestants avec la manière d’un général refoulant une armée ennemie, il lui vint un désir d’entendre ces fameux orateurs français. » (Colette Baudoche, le Livre de Poche, p. 47.) L’indéfini n’a pourtant pas été choisi sans raison : il suggère que le désir d’entendre parler quelque orateur français est fort peu avouable, quand il est éprouvé par un jeune Allemand en visite dans une ville – Metz – où ses compatriotes sont considérés comme des envahisseurs…

C’est parfois une subordonnée relative qui complète le nom : « En parlant ou en écrivant, [Lamartine] sort du vrai et y rentre sans y prendre garde ; uniquement préoccupé d’un certain effet qu’il veut produire à ce moment-là. » (Alexis de Tocqueville, Souvenirs, deuxième partie, chapitre VI.) S’ajoutant à l’indéfini, l’adjectif fait contrepoids au complément qui se développe à la droite du nom. Sans l’adjectif, nous devrions dire : « uniquement préoccupé de l’effet qu’il veut produire à ce moment-là ». C’est alors à l’article défini de jouer ce rôle de contrepoids.

 

Il y a des cas où la présence d’un article indéfini entre en contradiction avec l’idée exprimée par les mots qui suivent le nom :

« Le courant continu ne peut d’autre part être véhiculé à plus de trois kilomètres [de distance] dans ces câbles, inaptes à supporter des tensions élevées indispensables aux transmissions lointaines. » (Jean Echenoz, Des éclairs, éditions de Minuit, 2010, p. 23.) Pour que la phrase soit correcte, et logique, il faudrait : « inaptes à supporter les tensions élevées indispensables aux transmissions lointaines ». Pour conserver l’indéfini, il faudrait transformer la phrase et dire par exemple : « inaptes à supporter des tensions élevées, celles-ci étant pourtant indispensables aux transmissions lointaines ».

Il en est de même dans les énoncés que voici : « C’est un jeu favori des enfants », « C’est un cinéaste sur lequel on a le plus écrit »… Formulations que nous entendons couramment à l’oral et que parfois nous lisons. Certes, la dernière de ces phrases pourrait être améliorée ainsi : « C’est un des cinéastes sur lesquels on a le plus écrit. »

Mais en général l’article indéfini est peu compatible avec le superlatif (« le plus ») ou avec un adjectif impliquant une idée superlative (« indispensables », « favori »…).

« [Horace Tumelat] a gardé de son enfance plus que modeste la peur des lieux snobs où un certain maniérisme est de rigueur. Et pour lui, ce salon de thé chic, plein de vieillardes enfanfreluchées, constitue un temple de la futilité triomphante. » (San-Antonio, Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants, éditions Fleuve Noir, 1981, p. 30.) L’indéfini mis devant temple s’accorde mal avec la présence de l’adjectif triomphante dans le complément ; triomphant étant voisin de suprême.

L’omission de tout article devant le premier nom donne à la contradiction un aspect encore plus étrange : « [J]’aime médiocrement [le Concerto pour violon de Brahms], sauf dans l’interprétation qu’en a donnée Ginette Neveu : je le trouve d’un drapé assez lourd, et interminable son exposition orchestrale, presque aussi morbide que le Double Concerto pour violon et violoncelle, que j’avais tant aimé, autrefois, comme exemple même de la profondeur. » (Richard Millet, La fiancée libanaise, éditions Gallimard, 2011, collection NRF, p. 83.) Il serait tellement plus logique d’écrire : « comme l’exemple même (autrement dit : l’exemple par excellence) de la profondeur ».

Autre bizarrerie de syntaxe : « morbide » paraît d’abord se rapporter au groupe « son exposition orchestrale » (mais dans ce cas l’auteur aurait oublié un celle : « presque aussi morbide que celle du Double Concerto… »), alors que cet adjectif qualifie en réalité tout le Concerto pour violon, comme le prouve, dans la forme « avais aimé », l’accord du participe passé – au masculin. Il semble que le segment « et interminable son exposition orchestrale » soit un ajout de dernière minute, ayant accidentellement faussé la construction initiale de la phrase.

 

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