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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 02:16

Laurent Mauvignier fait imprimer, dans Des hommes (éditions de Minuit, p. 148) : « Ils essaient de lui arracher la photo, de se la passer les uns les autres, et les commentaires volent entre deux rires. » Cette construction est-elle incorrecte ? Mauvignier aurait-il dû écrire : « se la passer les uns aux autres » ?

Certes, dans Les mots et les choses de Michel Foucault, on lisait déjà, au cœur d’une phrase splendidement bâtie (Gallimard, 1966, p. 353) : « [À] travers une critique philologique, à travers une certaine forme de biologisme, Nietzsche a retrouvé le point où l’homme et Dieu s’appartiennent l’un l’autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort de l’homme. »

Foucault aurait-il mieux fait d’écrire : « s’appartiennent l’un à l’autre » ?

Dans Les testaments trahis, qu’il a rédigé directement en français, Milan Kundera affirme que « la plus grande partie de la production romanesque d’aujourd’hui est faite de romans hors de l’histoire du roman : confessions romancées, reportages romancés, règlements de comptes romancés, autobiographies romancées […], romans ad infinitum, jusqu’à la fin du temps, qui ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique, n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l’un l’autre » (Gallimard, 1993, rééd. Folio, p. 28). Kundera aurait-il dû écrire : « se ressemblent l’un à l’autre » ?

Dans les phrases que je viens de citer, j’ai longtemps cru que la préposition à, déjà contenue dans le pronom réfléchi indirect se, devait être répétée au sein de la locution l’un l’autre. Or Maurice Grevisse et André Goosse, dans Le bon usage (édition de 1988, § 993), affirment que cette répétition n’est pas obligatoire. « L’un l’autre se construit parfois sans préposition quand cette expression est redondante par rapport à un pronom personnel réfléchi mis devant le verbe : Le soir d’une défaite qu’ils s’attribuent L’UN L’AUTRE (BARRÈS, Union sacrée, p. 211). – Ils se prêtent leur livret L’UN L’AUTRE (DORGELÈS, Réveil des morts, p. 28). –  Ils se lancèrent L’UN L’AUTRE à la tête de multiples écrits (DANIEL-ROPS, Église des temps classiques, t. I, p. 448). »

Cette particularité de la syntaxe française méritait d’être rappelée, mais on ne la rencontre que dans des conditions précises, qu’il faut aussi décrire.

Ayant poursuivi mon investigation, j’ai pu constater que, s’il est permis de se passer de la préposition à dans l’un l’autre lorsque le se du verbe pronominal est un complément d’attribution, il est interdit de le faire quand l’un l’autre est mis au pluriel et devient les uns les autres. J’ignore pour quelle raison mon édition du Grevisse et Goosse ne mentionne pas ce point. L’adjonction du à transforme nécessairement un les en aux. Ne pouvant faire l’ellipse du les, on est bien forcé de faire apparaître noir sur blanc la préposition, fondue dans la composition du mot aux.

Chacun peut aller le vérifier grâce au Trésor de la langue française informatisé, dictionnaire mis en ligne sur Internet, à l’accès non payant. Cet outil extraordinaire rend possible des recherches très fines qu’aucun dictionnaire sur papier ne permettait. En tapant dans la fenêtre de recherche : « les uns les autres », on obtient la liste de cent six occurrences de l’expression. Les liens hypertexte internes permettent de consulter chacune des phrases qui contiennent la locution recherchée, quel que soit l’article où elle est citée. On se retrouve donc avec une centaine de constructions pronominales, la plupart attestées par des écrivains. Mais les verbes y sont tous transitifs directs : s’abhorrer les uns les autres, s’aimer les uns les autres, se manger les uns les autres, se quitter les uns les autres, s’inviter les uns les autres, se dénoncer les uns les autres, se vomir les uns les autres

En revanche, en réponse à la recherche « les uns aux autres », le Trésor de la langue française informatisé donne accès à cent sept attestations de l’expression, la plupart comportant une construction pronominale. Voici quelques-uns de ces verbes pronominaux transitifs indirects que suit l’expression « les uns aux autres » : s’ajuster les uns aux autres, se livrer les uns aux autres, se montrer les uns aux autres, s’unir les uns aux autres… Bilan de nos recherches : dans près de deux cents phrases consultées, aucun verbe pronominal transitif indirect n’a été trouvé qui soit suivi de « les uns les autres ».

La cause est donc entendue. C’est dommage pour la phrase de Mauvignier.

Mais ce que Goosse et Grevisse ne disent pas, c’est si on peut employer l’un l’autre lorsqu’il est question de plus de deux individus. Les exemples qu’ils citent ne nous permettent pas de nous prononcer. Kundera a-t-il eu raison d’écrire : « se ressemblent l’un l’autre » ? N’aurait-il pas dû dire : « se ressemblent les uns aux autres » ?

Affaire à suivre.

 

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2 mai 2010 7 02 /05 /mai /2010 19:02

L’écrivain François Bégaudeau a fait d’un jeune professeur de français le narrateur de son roman Entre les murs, paru en 2006. Comme l’auteur à l’époque, ce professeur travaille dans un collège classé en zone d’éducation prioritaire. Du reste, quand il parlait de son livre à des journalistes, Bégaudeau expliquait qu’il avait en quelque sorte composé une autofiction et que son narrateur-personnage n’était guère différent de lui-même.

Ce narrateur, ou l’auteur, tel qu’il se décrit, est un professeur qui n’admet pas la plus petite offense faite à son autorité, mais qui éprouve beaucoup de lassitude à chaque fois qu’il doit consacrer son énergie et son intelligence à une leçon de grammaire. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il renonce sans trop de scrupules à l’impératif de transmettre des connaissances, oh non… Pourtant, le seul pouvoir qui reste au « prof », dans Entre les murs, ce n’est plus le pouvoir d’enseigner et d’évaluer des connaissances, c’est celui d’avoir le dernier mot lors des discussions animées et parfois tendues qui naissent entre lui et ses élèves.

Mon intention, en recopiant cet extrait, n’est pas de fustiger le langage des « jeunes de cités », que l’écrivain restitue et recrée avec une précision hallucinante. Je désire simplement donner un aperçu de la leçon de grammaire, scène récurrente du livre. Bégaudeau s’efforce d’en tirer à chaque fois le maximum d’effets comiques, en n’épargnant ni les adolescents, ni le professeur évidemment incapable de défendre le bien-fondé de son propre enseignement. On en jugera par cet extrait, dans lequel le narrateur se dépeint face à une classe de troisième.

Que pense François Bégaudeau, professeur de français, de la disparition des temps antérieurs ou de l’inflation du subjonctif ? Pas grand-chose. Au fond, il ne voit pas le problème.

 

J’errais entre les tables, posant sans regarder mes yeux sur les cahiers masqués par les coudes à mon passage. Je m’ennuyais.

– Bon allez on corrige. Donc, une phrase avec « après que ». Hadia qu’est-ce que tu nous proposes ?

Boucles d’oreilles en plastique noir tachetées de cœurs roses.

– Après qu’il soit allé à l’école, il rentra chez lui.

Ayant noté au tableau sur [sic] sa dictée, je me suis reculé. […]

– Hier j’ai dit qu’après « après que » on met l’indicatif. Pourquoi ? Parce que le subjonctif exprime des choses hypothétiques, des actions pas sûres. […] Quand on utilise « après que », c’est que l’action a eu lieu puisqu’on est après, donc on met l’indicatif. Donc là comment on va faire ? Cynthia encore.

Pink [brodé en rose sur le tee-shirt noir de Cynthia].

– Euh. Après qu’il alla à l’école, il rentra chez lui.

Je notais à mesure au tableau.

– Bon, tu as mis l’indicatif, c’est bien. Le seul petit truc, et c’est la deuxième chose qui allait pas dans la phrase d’Hadia, c’est qu’en fait on utilise pas le passé simple dans ce cas-là. On utilise plutôt le passé composé [sic], donc ça donne ?

Pink.

– Euh… après qu’il est allé à la piscine, il rentra.

– Oui mais non. Il faut le mettre partout, le passé composé.

– Euh… après qu’il est allé à la piscine, il a rentré.

[…]

C’est à ce moment qu’Alyssa s’est dressée.

– Mais m’sieur, c’est pas obligé l’action elle est déjà faite quand on utilise après que.

Merde.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Ben par’emple si je dis il faudra que tu manges après que… après que j’sais pas, à ce moment-là ça veut dire le gars il a pas encore fait, alors là on utilise le subjonctif normalement.

– C’est vrai que dans ce cas-là on pourrait utiliser le subjonctif [sic], mais en fait non. Dans ce cas, on utilise un drôle de temps qui s’appelle le futur antérieur. Après que tu auras fait du sport, il faudra que tu manges.

– C’est pas logique.

– On peut dire ça, oui, mais tu sais cette règle avec « après que » personne la connaît et tout le monde fait la faute, alors c’est pas la peine de trop se casser la tête dessus.

   

F. Bégaudeau, Entre les murs, éditions Verticales

(Gallimard), 2006, p. 24-26. Ponctuation respectée,

ainsi que l’omission de la négation ne.

 

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28 avril 2010 3 28 /04 /avril /2010 00:39

Dans les livres que publient les grands éditeurs parisiens, nous découvrons de plus en plus de mots très mal coupés en fin de ligne. La césure graphique est parfois pratiquée avec un laisser-aller qui ne s’observait jusque-là que dans les colonnes des journaux, où ces négligences semblent inévitables.

Dans les journaux, ça peut aboutir à ceci : « ainsi que le dit justement Co-hn-Bendit » (article de Marc Weitzmann, journal Libération, jeudi 25 mars 2010). La coupure en bout de ligne intervient entre « Co » et « hn ». Vous avez dit bizarre ?

Dans les livres, c’est désormais la même chose : « dés-olante » (Jean Dutourd, Au Bon Beurre, l’École des loisirs, 2008, édition illustrée par Philippe Dumas, p. 67) ; « retro-uverons » (Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires ; éditions du Seuil, collection la République des Idées, 2002, p. 51) ; « devai-ent » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, 2010, p. 138) ; « Il avait marché dans la combine, comme un chiot en rut, il y avait foncé, ouah, ouah ! Avec tant d’autres chi-ots ! » (ibid., p. 310 ; normalement on ne coupe pas entre deux voyelles, même lorsqu’elles forment une diphtongue ou qu’elles sont en hiatus) ; « nous avi-ons vingt ans » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, 1994, collection J’ai lu, p. 31) ; « Antial-lemand forcené, le patron de l’Action française n’en avait pas moins vu, dans la défaite de juin 1940, “une divine surprise” » (ibid., p. 311 ; la coupure aurait dû se faire entre le préfixe anti et la base) ; « qu’ils faisaient partie d’un complot de Mexic-ains anarchistes » (quatrième de couverture de Little Egypt, par Thomas McMahon, Calmann-Lévy, 2010) ; « que nos mômes se fassent rac-ketter » (Matthieu Jung, Principe de précaution, Stock, 2009, p. 266) ; « sur toute l’étendue où portent les ray-ons du soleil » (Pascal Quignard, Triomphe du temps, Galilée, 2006, p. 53 ; on ne peut couper ni avant ni après le y, lorsque cette lettre non seulement forme diphtongue avec la voyelle qui suit, mais influe aussi sur la prononciation de la voyelle qui précède).

Dans les extraits suivants, les mots seront bien coupés entre deux syllabes graphiques. Mais il faut savoir que la typographie soignée s’interdisait de rejeter au début d’une ligne la syllabe finale si celle-ci comportait une consonne et un e muet. Cette contrainte n’avait jamais pu être imposée dans les journaux, en raison de l’étroitesse des colonnes. Aujourd’hui, les professionnels de l’édition de livres semblent ne pas avoir à leur disposition d’autres logiciels de traitement de texte que ceux conçus pour les imprimeurs de journaux quotidiens.

Observez comme chaque coupure de ce type nuit à la perception immédiate de l’unité du mot et menace de fausser la prononciation : « ravis de faire leurs emplettes culturel-les » (Benoît Duteurtre, Le retour du Général, Fayard, 2010, p. 56) ; « de soli-des amis » (Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010, p. 221) ; « toutes les maîtres-ses » (Pierre Pelot, L’Ange étrange et Marie McDo, Fayard, 2010, p. 211). Et dans les années 1980 déjà : « les antagonis-mes individuels » (André Malraux, Œuvres complètes, volume I, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 775).

La coupure était évidemment proscrite dans un mot de deux syllabes s’il se prononçait comme un monosyllabe. Cette règle de bon sens est-elle encore en vigueur ? On peut en douter, lorsqu’on voit l’adjectif chaque coupé ainsi : « à cha-que personne » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 30-31) ; ou lorsqu’on lit : « de tra-ces écrites » (Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, éditions de Minuit, 2002, p. 27) ; « dès qu’el-le ouvrait la bouche » (Pierre Gripari, Patrouille du Conte, l’Âge d’Homme, réédité dans la collection Revizor en 2010, p. 149) ; « qu’el-le n’a loisir ni liberté » (ibid., p. 150) ; « c’est lui-mê-me » (ibid., p. 164).

Dans un nom propre, la coupure était également proscrite. Aujourd’hui nous lisons : « les collines de Bourgo-gne » (Le dernier mort de Mitterrand, p. 17) ; « Grossou-vre » (ibid., p. 108).

Rappelons aussi qu’il n’existe que deux façons correctes de couper en fin de ligne un mot comme aujourd’hui : « au-jourd’hui » et « aujour-d’hui ». La partie élidée d’un mot (en l’occurrence : aujourd’) ne doit pas béer au bord de la marge. Hélas fréquent dans l’écriture manuscrite de tout un chacun, le phénomène reste rare dans l’édition. Je l’ai toutefois observé dans Céline et le grand mensonge, essai d’André Rossel-Kirschen (éditions Mille et une nuits, 2004), où la préposition de apparaît en fin de ligne, p. 69, sous la forme « d’ ».

Plusieurs nombres en chiffres, multiples de mille, apparaissent dans le texte. Avec raison, André Rossel-Kirschen a libellé en chiffres ces grands nombres. Mais l’imprimeur et l’éditeur se sont montrés fort négligents, en laissant certains de ces nombres se répartir sur deux lignes d’imprimerie par l’effet d’une séparation graphique incongrue : « je dois 600 / 000 francs au fisc » (citation d’une lettre de Céline, p. 54), « Il réclame des droits sur 40 / 000 exemplaires » (p. 62).

C’est le massacre du texte à la tronçonneuse.

 

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Published by Forator
26 avril 2010 1 26 /04 /avril /2010 12:03

J’enlève énormément de majuscules lorsque je relis un manuscrit destiné à la publication, j’en raye beaucoup, par pur agacement, lorsque je lis un livre ou un document déjà imprimé. Nous vivons à une époque qui en met dix fois trop, généralement par ignorance. Il paraît que Luther a décrété que tous les substantifs de la langue allemande prendraient la majuscule, pour que les hommes qui avaient appris à lire et à écrire ne fussent plus hantés par la crainte de confondre les noms communs et les noms propres. Eh bien, les Français d’aujourd’hui en sont presque venus à recourir au même pis-aller, ayant perdu tous leurs repères dans l’usage de la langue écrite.

On met tant de majuscules à tort et à travers aujourd’hui, que les élèves des écoles et des collèges n’arrivent plus à s’en passer et écrivent « Complément d’Objet Direct », « Complément du Nom », et ainsi de suite. Ils y sont parfois encouragés par leurs maîtres et par leurs professeurs… Mais c'est puéril : comme si on risquait d’oublier le lien entre l’abréviation COD et l'expression en toutes lettres ! Ce n’est pas parce qu’on écrit P.S. (ou PS) en capitales qu’on doit cesser de parler d’un post-scriptum, avec une minuscule à chacune des initiales. Ce n’est pas parce qu’on écrit ZEP en capitales qu’on doit cesser de parler d’une zone d’éducation prioritaire, ni parce qu’on emploie le sigle PCF qu’on doit cesser de parler du parti communiste français.

Ni les noms des jours, ni ceux des mois ne devraient s’écrire avec une majuscule en français. C’est par américanisme que nos contemporains écrivent et font imprimer : « en ce Lundi 26 Avril… ». Le même genre d’usage aberrant s’est imposé dans les titres de chansons. Sous prétexte qu’à l'intérieur des livrets accompagnant les disques compacts on trouve The Man Who Sold The World, on imprime désormais : Elle A Les Yeux Révolver, absurdité que les éditeurs de livres eux-mêmes ont commencé à imiter. J’en vois la preuve dans l’album Les Bêtes d’Ombre, par Anne Sibran et Stéphane Blanquet (Gallimard Jeunesse, collection Giboulées, 2010), dont le titre est imprimé sur la couverture toutes majuscules sorties, alors qu’à l’intérieur du livre, dans le texte, on trouve sagement écrit : « bêtes d’ombre ».

Une Assemblée nationale, une Éducation nationale… peuvent bien s’abréger A.N. ou É.N., l’adjectif national ne prend pas la majuscule en français. Dès lors qu’il signifie : « qui appartient à tous les citoyens », laissons cet adjectif être modeste et démocratique. On a toujours écrit Assemblée nationale, Éducation nationale, selon la même règle qui veut qu’on écrive la Troisième République ou la Grande Armée, l’adjectif ne prenant une majuscule que quand il est placé avant le nom avec lequel il forme locution.

Certes, il existe une majuscule employée par déférence. Ainsi, on écrit Monsieur le Comte (plutôt que monsieur le comte) quand on s’adresse à lui, le titre étant mis en apostrophe. Mais quand on parle du même individu à la troisième personne, il convient d’écrire le comte de X (ou le comte tout court), sans majuscule au titre nobiliaire. Ces subtilités sont de moins en moins connues. On pourrait juger admissible la suppression de la majuscule dans les deux cas (à condition d’ôter aussi, dans l’apostrophe, celle mise à l’initiale de Monsieur, pour l’équilibre), mais la tendance sera plutôt à l’ajout d’une majuscule intempestive dans le cas de la phrase à la troisième personne. Remarque : lorsque le général de Gaulle n’est désigné que par son grade, le mot a droit à une majuscule de révérence : le Général ; mais ce traitement de faveur est réservé à un petit nombre de figures historiques (dans le cas du maréchal Pétain, le traitement de faveur aura été de courte durée).

Hélas, les médias et une partie des imprimeurs croient que la majuscule, ailleurs qu’à l’initiale d’un nom propre, est toujours un ornement, une marque de respect, une manière d’ennoblir une dénomination, quand elle sert essentiellement à personnifier un abstrait. Nous aussi, les instruits, nous nous mettons à écrire « Éducation Nationale », « Président de la République », « Service National » ou « Marine Nationale », alors qu’il faudrait écrire président de la République, service national, marine nationale ; aucun des noms président, service et marine n’étant un abstrait personnifié, contrairement à République ou à Éducation. C’est pour susciter une personnification que Baudelaire met une majuscule au nom d’un mois, dans le célèbre vers : « Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres… »

Mais n’encombrons pas les esprits de subtilités excessives. Il n’est pas interdit d’écrire : la Gendarmerie nationale, la Marine nationale. L’essentiel est de ne pas mettre de majuscule à l’adjectif, puisqu’il suit le nom.

 

L’abus actuel des majuscules me semble lié au besoin qu’ont les spécialistes de toute espèce de s’exprimer par sigles et par abréviations.

Il y a encore quelques années, le conférencier considérait comme un manque d’éducation le fait d’infliger à son auditoire des suites de lettres qui ne seraient pas comprises de tous. La faculté d’abréger était encore, comme chez les Romains et chez les copistes du Moyen Âge, une commodité de l’écriture. Elle n’était guère admise à l’oral. On avait tendance à restaurer, pendant la lecture à voix haute, les lettres manquantes des expressions abrégées.

Maintenant les journalistes, les sociologues, les psychologues, et tous les fonctionnaires, nous obligent à entendre chaque jour des dizaines de sigles dont on est obligé ensuite d’aller avouer humblement qu’on en ignore la signification, quand on l’ose. L’orateur croit-il qu’il gaspillerait son souffle vital s’il parlait quelques secondes de plus, se contraignant à articuler l’énoncé complet ? Il faut sans doute voir dans ce goût pour les sigles et pour les abréviations une forme d’intimidation culturelle. Depuis que la science s’est démocratisée, le conférencier redoute de paraître trop peu supérieur à son auditoire et multiplie les signes extérieurs de scientificité. Les abréviations font maintenant partie de ce répertoire de gadgets, elles appartiennent à la panoplie du terrorisme intellectuel.

Dans un contexte à peine différent, certains fonctionnaires prennent plaisir à remplacer la dénomination d’Éducation nationale par celle d’« Éhenne » (É.N.), comme si ces deux initiales étaient plus aptes à exprimer la gloire de la science pédagogique, ou comme si l’adjectif national s’était chargé de connotations trop négatives pour rester associé plus longtemps à la notion d’éducation. L’abréviation nouvelle peut aussi faire sourire : on croit y entendre le mot géhenne. Ce choix n’est pas inapproprié, si l’on songe à l’ambiance qui règne dans certains de nos collèges et de nos lycées…

 

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24 avril 2010 6 24 /04 /avril /2010 11:00

Le C.O.D. antéposé, éventuellement sous la forme du pronom relatif que, entraîne de moins en moins souvent l’accord du participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir :

« Il y a des choses que je savais et que je n’ai pas mis dans mon livre. »

« La betterave qui a sauté du camion, je me la suis pris en plein front. »

« La directrice de la pension s’est pris d’affection pour Marianne Oswald. »

« Elle ne s’est jamais plaint. »

« Je suis vraiment content que tu évoques Annie Ernaux, que j’ai récemment découvert avec La place. »

« Dans aucune des lettres que j’ai écrits, je n’ai demandé l’interdiction de ce reportage. » Mais peut-être faudrait-il transcrire cette phrase en dépossédant le participe écrit de toute marque d’accord, y compris celle du pluriel : « aucune des lettres que j’ai écrit » ?

« Je vais vous répéter exactement la phrase qu’il a dit. »

« Les librairies de centre-ville sont soumis à des loyers exorbitants. » (Entendu sur France Culture le 24 avril 2010. L’interviewée a prononcé : « soumi’ à ».)

Plus aucune femme ne dit : « Ce qui m’a séduite dans ce livre, c’est… », etc. Non, les femmes disent maintenant : « Ce qui m’a séduit dans ce livre ».

En 1971 déjà, Serge Gainsbourg chantait : « Ça c’est l’histoire / De Melody Nelson / Qu’à part moi-même personne / N’a jamais pris dans ses bras / Ça vous étonne / Mais c’est comme ça ». (Premier couplet de la chanson Ballade de Melody Nelson ; texte de Serge Gainsbourg, musique de Jean-Claude Vannier, 1971.) Mais on se rappelle peut-être que Brassens enregistra en 1954 la chanson La première fille, dans laquelle figurait ce même non-accord du même participe passé : « Jamais de la vie / On ne l’oubliera / La première fille / Qu’on a pris dans ses bras »… La version de l’album fait clairement entendre l’omission du son s (« pri »).

Dès l’année suivante, où il réenregistra cette chanson dans le studio d’Europe 1 pour une série d’émissions diffusées à l’antenne entre novembre 1955 et février 1956, Brassens rectifia l’accord et le fit entendre. Cette fois, il laissa au vers sa longueur de six syllabes (en prononçant le s mais en omettant le e du participe passé : « priz’ dans »). Plus tard, lorsqu’il reprenait cette chanson en concert, il le transformait en vers de sept syllabes dans le premier couplet où il apparaissait (la prononciation du e du participe prise, tout à fait légitime devant l’initiale consonantique du mot suivant, entraînant cet allongement du vers), puis il revenait aux six syllabes (toujours en faisant entendre le s) dans les autres couplets, variations que l’organisation métrique assez libre du texte permettait sans inconvénient.

En 1972, Michel Sardou : « Les pauvres ont besoin de l’Église / C’est un peu là qu’ils sont humains / Brûler leur Dieu est la bêtise / Qu’ont déjà commis les Romains »… (Danton, paroles de Michel Sardou et Maurice Vidalin, musique de Jacques Revaux.) Un peu plus tard, en 1974, le président Giscard d’Estaing évoquait publiquement : « les décisions que j’ai pris » et « toutes les réformes que je vous avais promis ».

Nous voyons ce déni d’accord se répandre dans les livres que publient les maisons les plus prestigieuses :

« Sur le terrain éducatif, en particulier, les réformes que les contestataires des années 1960 ont revendiqué, puis mis en œuvre dans les décennies suivantes, ont suivi une voie que les États-Unis avaient déjà tracée. » (Olivier Rey, Une folle solitude : Le fantasme de l’homme auto-construit ; éditions du Seuil, 2006, p. 235.)

« Danielle Mitterrand, se piquant d’avoir gardé les idéaux de gauche que son président de mari paraît avoir sacrifié à la realpolitik, soutient publiquement les opposants du Polisario. »

« Plus tard, lorsque des collaborateurs s’étonneront tout haut des incessants allers-retours du conseiller à Tunis, dans des avions du Glam, François Mitterrand les arrêtera d’un geste : “Quand Ben Ali a été élu président, Grossouvre a été la première personne qu’il ait appelé !” » (Ces deux derniers extraits sont tirés de la page 108 de l’essai de la journaliste Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010.) Et puis, bien sûr, il faudrait parler d’allers-retours entre un lieu et un autre, plutôt que d’allers-retours « à » tel endroit.

« Le train avait atteint sa vitesse lorsque Victor remarqua la petite sacoche qu’avait laissé son éphémère compagnon de voyage. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 394.)

« [Des dessins et des lithographies oubliés depuis des lustres au fond de son atelier, Thierry Blin aurait pu tirer] un bon prix chez un brocanteur spécialisé et peu regardant sur l’origine, mais la redoutable Brigitte, sa comptable, se serait vite aperçu de leur disparition. » (Tonino Benacquista, Quelqu’un d’autre, éditions Gallimard, collection NRF, 2002 ; collection Folio, p. 208.)

« [L’]idée du Trickpack [= un objet inventé par le personnage] avouait une certaine fantaisie, celle qu’il laissait s’exprimer quand il était éméché, mais son esprit créatif s’arrêtait là, dans un surplus d’absurdité dont l’humanité se serait bien passé. » (Ibid., p. 274.)

Même dans la prose romanesque très travaillée de Pierre Jourde :

« On s’attarde sur les traits d’une voisine de compartiment, on est certain de l’avoir vue, on ne sait plus où, le train s’arrête, elle descend, elle disparaît avec la petite énigme irrésolue. Ce n’était peut-être que l’énigme de sa singularité, qu’un moment on a pris pour une reconnaissance. » (Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 13.) L’antécédent du pronom relatif que étant le nom énigme, le participe pris ne pouvait être mis qu’au féminin. « François disait que sa mère avait tenté une fois, alors qu’il devait avoir six ans, de supprimer presque complètement les séjours chez l’aïeule. Elle s’y était pris trop tard. » (Ibid., p. 198.) Jourde se montre parfois plus attentif : « À aucun moment il [François] ne m’a donné d’explications sur la direction qu’avait prise sa vie […]. » (Ibid., p. 208.)

Et on voit surgir sous la plume de Charles Dantzig, que la lecture de son Dictionnaire égoïste de la littérature française devrait nous faire considérer comme un orfèvre de la langue française :

« Cette star de cinéma a joué dans L’Autre Femme de Tarzan, La Barcarolle de Broadway et une adaptation de La Lettre écarlate [sic pour l’italique appliquée seulement aux deux derniers mots] qu’elle a produit elle-même non sans la transformer en histoire d’amour entre une étudiante et un champion universitaire de football américain. » (Charles Dantzig, préface au roman Tante Mame de l’Américain Patrick Dennis, p. X ; Flammarion, 2010.) La star de cinéma que cet extrait évoque est un personnage de fiction, imaginé par le romancier Patrick Dennis. J’ai tout respecté, le style, la ponctuation, le participe passé non accordé avec le C.O.D. antéposé, et même cette incroyable négligence typographique que j’ai signalée entre crochets. Oui, le texte est vraiment imprimé ainsi dans le livre.

Simple coquille d’imprimerie ? Résultat d’un repentir qui n’a pas été étendu à toute la phrase ? Dans ce fameux Dictionnaire égoïste de la littérature française, on lit ceci, à propos de Jean Giono (Grasset, 2005, p. 340) : « [I]l est resté en prison jusqu’en janvier 1945 sans avoir été inculpé ; il avait abrité des résistants et sa pièce Le Voyage en calèche avait été interdit par les Allemands ». J’en suis moi-même tout interdit… Certes, dans un aussi gros livre, quelques défaillances sont inévitables.

Ce qui me frappe le plus, dans cette disparition des accords, est précisément que les locuteurs ne sentent plus leur utilité, leur nécessité. Les accords se sont mis à heurter. Font-ils trop entendre le genre, trop entendre le sexe ? Mais les mêmes qui refusent ces accords élémentaires, par exemple les femmes qui parlent d’elles-mêmes en laissant au masculin tous les participes passés (« Mon mari m’a beaucoup surpris », « Je me suis inscrit sur Facebook »), se mettent à faire des accords inédits, interdits par la grammaire, prononçant ou écrivant des phrases telles que : « Je me suis faite draguer par un tas d’imbéciles », « Franck m’a faite rire pendant tout le repas », etc. ; alors que le participe fait, en tant que semi-auxiliaire (dans la périphrase faire + infinitif ou se faire + infinitif), avait été décrété invariable en toute circonstance.

La phrase suivante, en revanche, est parfaitement correcte :

« Et je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je me suis mise à pleurer sur mon plateau, mes choux de Bruxelles et ma crème au caramel. » Celle qui parle est la narratrice du roman de Jérôme Leroy La grande môme (2007, éditions Syros, coll. Rat noir, chap. 5, p. 80). Le pronom personnel me n’est pas le C.O.D. du verbe a pris, mais un complément d’objet indirect, comme dans Qu’est-ce qui lui prend, J’ignore ce qui leur a pris, etc. On sait que quelques bons auteurs ont écrit : « ce qui les a pris », « ce qui l’a prise », « Qu’est-ce qui les prend ». Mais la construction précédente est plus courante et, probablement même, plus classique.

 

Dans les exemples rassemblés pour le présent billet, l’accord du participe passé des verbes pronominaux n’a pas été distingué de celui des autres participes. Or les gens ont tendance à penser que, dans le cas des verbes pronominaux, l’accord du participe passé obéit à une logique particulière. Pour vous convaincre qu’il n’en est rien, et surtout pour vous enseigner les bonnes questions qu’il faut se poser face à un verbe pronominal employé à un temps composé, lorsqu’on doit y faire l’accord du participe passé ou lorsqu’on veut vérifier si le participe passé y est correctement accordé, je vous invite à lire cet article plus récent : L’accord du participe passé : stade terminal (4). (Remarque ajoutée en 2020.)

 

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18 avril 2010 7 18 /04 /avril /2010 17:33

Je viens de lire Pensées d’un philosophe sous Prozac (éditions Milan, 2002), un essai bref et percutant de Frédéric Schiffter. Je recopie à votre intention quelques extraits de son cinquième chapitre, parce qu’ils prolongent et enrichissent certaines idées développées dans ce blog. Le chapitre s’intitule : « Pédagogie de la misère, misère de la pédagogie ».

 

« Pour n’avoir affaire qu’à des gens en fin de parcours dans l’enseignement secondaire, je crois être bien placé pour témoigner de ce déficit d’instruction élémentaire si fréquent chez le lycéen moyen. Son incapacité à rédiger une dissertation en bon français en est la plus criante des preuves. La faute d’orthographe et de grammaire, l’imprécision du vocabulaire, l’oubli des différents registres du langage, sont les mauvais génies qui animent la copie courante […]. Encore une fois, je n’évoque pas le cas du “jeune” issu de l’immigration, mais du “jeune” de souche française, qui non seulement baragouine sa propre langue maternelle comme s’il s’agissait d’une langue étrangère, mais qui, de plus, parce qu’il ne peut pas la comprendre, ne veut plus l’entendre parler correctement – à tel point que lorsqu’on demande à cet ami professeur de lettres quelle est sa discipline, il répond désormais : “J’enseigne le F.L.M., français langue morte.” »

 

« Considéré naguère comme la voie royale menant au savoir, voilà le livre pour cela même rabaissé au statut de simple “support écrit” à égalité de prestige avec les autres “supports” – audio-visuels, informatiques – ; et dès lors la lecture, qui implique – les sociologues s’en souviennent peut-être – solitude, silence, effort personnel de compréhension, devient suspecte d’élitisme et d’incivisme. Un lycéen qui s’élève au-dessus de son âge par le plaisir intelligent de la lecture, se voit accusé par ses congénères, préférant barboter dans la jubilation cucul de la fête, de vouloir s’élever au-dessus d’eux. Mais qu’il ne soit pas un vrai jeune, cela heurte aussi ses professeurs. Pourquoi s’isoler pour lire quand tout le moderne attirail de la communication permet “un travail en groupe” ? Pourquoi se cultiver, quand on peut s’informer de connaissances utiles pour un futur emploi, et cela dans une atmosphère agréable et détendue ? Par nature individuelle, la culture par le livre singularise ; s’adressant à tous, l’information par l’écran socialise. L’important, c’est de participer. »

 

Et Schiffter de stigmatiser, à juste titre, « la déconcertante souplesse d’échine avec laquelle les maîtres se plient au sabotage technocratique de leur enseignement. On savait déjà qu’ils avaient renoncé à leurs titres d’instituteurs et de professeurs en se laissant désigner, et en se désignant eux-mêmes, comme des enseignants – ayant oublié qu’un instituteur est ce maître qui fait tenir debout l’esprit d’un enfant, et le professeur ce maître qui transmet son savoir à un élève afin qu’il puisse, éventuellement, à son tour, le transmettre ».

 

« [L’instruction est] le moyen contre nature par lequel on fait goûter [les hommes] au savoir et cela dans le but qu’ils en éprouvent par la suite le manque et, donc, le désir.

» Mais l’école n’existe pas seulement parce que les hommes, surtout quand ils sont très jeunes, ne désirent rien moins que le savoir, mais aussi parce qu’elle est un lieu où ils se civilisent, c’est-à-dire où ils apprennent la coexistence pacifique et égalitaire des névroses. »

 

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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 22:44

On constate dans la prose narrative des quinze dernières années, notamment dans les romans, un refus obstiné, voire maniaque, de l’imparfait du subjonctif, alors que c’est parfois le seul temps syntaxiquement acceptable. Mais ce temps choque les générations d’étudiants en lettres qui ont acquis, sous l’influence de la critique littéraire des années 1950 et 60, une hostilité de principe à la culture bourgeoise, et peut-être aussi les directeurs de collection qui se veulent fidèles à l’esprit antibourgeois de leur propre formation intellectuelle au temps du structuralisme… Ils le remplacent alors par le subjonctif présent, sans jamais se demander si le surgissement de ce temps ne faussera pas la cohérence interne de toute la phrase.

Prenons quelques exemples. Voici Jean-Michel Delacomptée, Langue morte : Bossuet (Gallimard, collection L’un et l’autre, 2009), p. 57 : « [Sa belle-soeur] était douée d’une intelligence supérieure et menait son existence à sa guise, sans souci de la rumeur. Bossuet aurait préféré qu’elle entre au couvent. »

C’est entrât qui convient ici.

« Alex n’avait jamais désiré devenir espion […]. Crawley était la dernière personne qu’il souhaitait rencontrer. » (Anthony Horowitz, Skeleton Key, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, 2002, Le Livre de Poche jeunesse, p. 25.) La phrase aurait dû comporter : « souhaitât rencontrer », ou « eût souhaité rencontrer », seuls choix admissibles dans son contexte. Le présent du subjonctif aurait créé une incohérence temporelle trop criante (« était la dernière personne qu’il souhaite… »). La traductrice l’a donc rejeté instinctivement, puis elle a cherché une autre solution. Elle s’est décidée pour l’un des temps passés de l’indicatif, mais le mode indicatif est un choix aussi peu acceptable dans ce contexte que l’aurait été le choix du présent du subjonctif. Le souhait n’a pas été formulé par Alex avant sa rencontre avec Crawley, ce n’est pas un souhait formulé dans le réel et portant sur le réel (comme dans les phrases du type : « Mon frère est la dernière personne que ma mère a souhaité voir avant de partir »). C’est un souhait dont la possibilité même n’est envisagée que rétrospectivement, après l’apparition de Crawley. D’où l’impérieuse nécessité du subjonctif ; et pas du subjonctif présent !

Lu dans La traque, par Muriel et Patrick Spens (Le Cherche-Midi, 2010, p. 45) : « Car Eberhardt n’en faisait pas mystère, il était un nazi de la première heure […] ! Il avait connu, dans des cercles ésotériques bavarois, les Goering, Hess, Rosenberg et consorts, avant même qu’Adolf Hitler ne les rencontre lui-même et n’en fasse les cadres de son mouvement. » La phrase est parfaitement conforme à la norme actuelle, mais j’aurais préféré lire : « avant même qu’Adolf Hitler ne les rencontrât lui-même et n’en fît les cadres de son mouvement ». Pourquoi des romanciers qui situent leur histoire dans le contexte des années 1930 se privent-ils de ce moyen simple de crédibiliser la langue parlée et entendue par leurs personnages ?

Bien sûr, c’est par peur de paraître affecté, pompeux. Or le rôle de la syntaxe est de faire tenir les mots ensemble, solidement et durablement. Sauf en cas de recours volontaire à des archaïsmes ou à des formes de préciosité, la syntaxe n’est pas porteuse de sens par elle-même. Veut-on simplifier les usages du français, donner naissance à un outil de pure communication, à une langue artificiellement neutralisée, qui soit débarrassée de toutes les locutions considérées comme « bourgeoisement » marquées ? Ce n’est pas en ignorant les contraintes imposées par la syntaxe qu’on y parviendra. L’histoire de la langue ne peut pas être extirpée de la langue, sans que des dommages irréversibles soient infligés à celle-ci. Toute langue est majoritairement composée de contraintes héritées, dont on peut déjouer certains effets, mais qu’on ne peut pas se contenter d’ignorer.

Le présent du subjonctif est un temps. À ce titre, il est inclus dans un système. Il exprime la simultanéité, mais aussi le futur proche (dans le cadre de l’expression du vœu, du souhait ou de la concession). Cela fait déjà un éventail assez ouvert. Il existe bien quelques cas où le verbe d’une subordonnée se met au subjonctif présent par attraction modale, mais il ne faut pas forcer ce temps à exprimer, en plus des siennes propres, toutes les nuances naguère associées au subjonctif imparfait.

 

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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 20:49

Depuis une bonne vingtaine d’années, le mot homme est dans le collimateur de toutes les ligues anti-oppression et anti-discriminations. Il n’est presque plus jamais pris dans son sens courant d’« être humain, en général, sans distinction d’âge ni de sexe ». Nous entendons de moins en moins souvent parler de « droits de l’homme », ou alors à l’écrit, avec une majuscule crétinisante : « droits de l’Homme » (comme si le mot homme était un abstrait personnifié). Car on préfère aujourd’hui parler de « droits humains ». C’est un pur anglicisme, mais la formule passe pour n’exclure personne et pour ne plus encourir la suspicion de machisme ou de masculinocentrisme.

« [Le lieutenant de police Bob Single] ne se sentait pas prêt à suivre ces pistes ténébreuses, méprisées par les détectives ordinaires, dont il craignait qu’elles ne le conduisent vers ce que l’Homme redoute de plus terrifiant. » (Michel Honaker, Chasseur Noir III : L’Enchanteur de Sable ; éditions Flammarion, collection Tribal, 2010, p. 135.) Je me sens pris pour un idiot par ce h majuscule, que je suis toujours tenté d’entendre comme un h fortement aspiré…

Mais depuis dix ans, la réfection bien-pensante de la langue sous l’influence du politically correct anglo-saxon semble avoir franchi une nouvelle étape. Les intellectuels, imités par le commun des mortels, s’interdisent maintenant de parler d’« hommes » ou de « femmes » ; l’existence d’une différence des sexes étant subitement apparue, à certains penseurs de carrière, comme un intolérable enfermement. Ils vous feront donc entendre vingt fois dans le même exposé le mot « personne(s) », plutôt que d’assigner un sexe aux individus dont ils parlent. Personnes est jugé plus neutre. Quant au mot gens, qu’on employait si couramment pour évoquer un mélange d’hommes et de femmes, on le trouve moins souvent lui aussi. Trop courant, pas assez savant, il n’exprimait pas assez explicitement notre volonté de tolérance… Cet effacement de la différence entre les deux genres avait été rêvé, en leur temps, par Maurice Blanchot et par Roland Barthes, et il s’incorpore aujourd’hui dans la lutte (« citoyenne ») contre toutes les frontières, contre toutes les discriminations, contre toutes les exclusions.

Peu à peu, la langue française devient transgenre.

Sauf que, dans le lexique français, le mot personne n’est pas du genre neutre mais du genre féminin ! C’est pourquoi, parallèlement, le nom personne se voit souvent utilisé, dans le parler courant, comme un synonyme du nom femme. On constatera que lorsque l’anglicisme personnes est mis pour hommes et pour gens, il est repris, dans le français spontané d’aujourd’hui, par un pronom masculin et que l’adjectif qualificatif qui éventuellement l’accompagne est mis au masculin : « La moitié des personnes en situation d’illettrisme sont âgés de quarante-cinq ans et ils ont un emploi », ai-je entendu dire à la radio. En revanche, lorsque personnes est employé à la place de femmes, il est bien repris par le pronom personnel elles. On finira peut-être par se rendre compte que ce nouveau système est moins simple, et beaucoup moins logique, que celui des grammaires traditionnelles.

Le petit bleu de la côte Ouest, roman noir de Jean-Patrick Manchette publié en 1976, est réputé, à juste titre, pour la qualité de son style. On y lit à la page 44 de l’édition Folio (chapitre 6 du roman) : « Le mensuel s’intitulait Strange et racontait les aventures du Captain Marvel, de l’intrépide Daredevil, de l’Araignée et d’autres personnes. L’homme lisait avec concentration, en remuant les lèvres. Une succession d’émotions se lisait sur son visage. Il s’identifiait vachement. »

C’était alors une provocation calculée. L’homme qui lit avec sérieux des comic-books dans sa voiture est un assassin professionnel. Le style du paragraphe nous fait deviner le langage qu’il parle et sa façon de voir le monde. Si le mot personnes est employé à la place de (super-)héros ou de personnages, c’est pour suggérer que le tueur aimerait bien voir s’abolir la frontière qui sépare de la réalité ses beaux héros de bande dessinée, mais c’est aussi pour indiquer qu’il essaie de bien parler, en s’exprimant dans la langue de la classe moyenne de l’époque (ce qui ne l’empêche pas de connaître l’adverbe vachement).

Plus d’un siècle auparavant, George Sand avait eu recours au mot personnes dans un contexte où ce choix se révélait aussi contestable qu’il l’est dans les proses d’aujourd’hui (Légendes rustiques, 1858, « Le Meneux de loups ») : « Mais deux personnes riches, ayant reçu de l’éducation, gens de beaucoup de sens et d’habileté dans les affaires, vivant dans le voisinage d’une forêt où elles chassaient fort souvent, m’ont juré, sur l’honneur, avoir vu, étant ensemble, un vieux garde forestier de leur connaissance s’arrêter à un carrefour écarté et faire des gestes bizarres Ces deux personnes se cachèrent pour l’observer […]. » Paragraphe suivant : « Les deux personnes qui m’ont raconté le fait ci-dessus l’ont-elles rêvé simultanément, ou le prétendu sorcier avait-il apprivoisé treize loups pour son plaisir ? » Lorsque nous voyons que ces « deux personnes » sont désignées dans la même page par les expressions : « les deux témoins » et « les deux narrateurs », nous pouvons conclure, sans grand risque de mésinterprétation, qu’il s’agit de deux hommes. Cette façon d’employer le mot personnes est pour le moins étrange.

Proust utilise ce terme comme un synonyme de gens, de manière à laisser imprécise la proportion d’hommes et de femmes qu’il recouvre : « Gilberte préférait ne pas être près des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu’elle était née Swann. » (Albertine disparue, chapitre II ; texte établi par Anne Chevalier, éditions Gallimard, collection Quarto, p. 2046.) Bernard Frank, dans Les Rats, un des grands romans français des années 1950, tire de ce terme un effet comique, l’utilisant pour souligner le manque de ferveur amoureuse de son héros : « L’Américaine avait un vague sourire vicieux. Moi, je ne fais jamais la cour, se dit Bourrieu farouchement. La tâche d’enlever cette robe lui parut [= à Bourrieu] d’une difficulté insurmontable. D’autant qu’il faudrait coordonner : enlever tout en rassurant la personne. » (Les Rats, la Table Ronde, 1953 ; réédition Flammarion, 2009, p. 141.)

Mais voici quelques échantillons de la prose la plus actuelle, dans lesquels l’effet de bizarrerie paraît moins volontaire. Pierre Pelot, L’Ange étrange et Marie McDo, Fayard, 2010, p. 10 : « Sur les trottoirs de la nationale qui s’enfonçait dans le village, comme sur le bord de la route partant du carrefour pour s’élancer vers le col, plusieurs dizaines de personnes, éparses, en groupes de trois ou quatre, allaient et venaient, sans hâte… » Autrefois, on aurait écrit : « plusieurs dizaines d’hommes et de femmes ». Entre parenthèses, on notera que cette longue phrase, bien commencée, suscite vite la perplexité du lecteur attentif au lieu de dessiner un décor. Car que signifie, dans ce contexte, l’expression « allaient et venaient » ? Que chaque groupe fait les cent pas, marche de long en large sur les trottoirs ? Ce ne serait guère vraisemblable. Et comment les individus ainsi dépeints peuvent-ils être à la fois des personnes « éparses » et « en groupes » ? Sans parler de la préposition de, qui aurait dû être répétée.

Même roman, p. 11 : « Plusieurs dizaines de personnes profitaient de la cour d’entrée ainsi que de la grande terrasse ». Et à la page 12 : « Il remarqua encore nombre de personnes, plus d’une douzaine certainement, toujours dans le même style de randonneurs du dimanche, montant et descendant la rue. »

Même roman encore, p. 181 : « Eussent-ils regardé dans cette direction, ils eussent remarqué depuis un moment les quelques voitures garées sur le bas-côté, leurs occupants qui en étaient sortis et discutaient maintenant avec d’autres personnes descendues d’autres voitures, certaines de ces personnes armées de fusils, d’après ce qu’il était possible d’en juger précisément à cette distance […]. » Le lecteur ne peut pas se représenter mentalement la scène, tant les contours en sont flous, du fait de l’inachèvement ou de l’inefficacité de la description. Est-ce uniquement à cause de la distance à laquelle le romancier nous a placés, comme le suggère la fin de la phrase ? Dans la vie, la distance nous empêche rarement de discerner le sexe des silhouettes qu’on aperçoit au loin.

À la page 31, on lit : « Les pieds nus soutenant cette personne étaient plantés dans des pantoufles passées en savates qui les contenaient mal. » Le nom personne est un choix malheureux pour désigner un personnage dont le lecteur a appris le nom (et le sexe) quelques paragraphes plus haut. L’écrivain aurait dû écrire, tout simplement : « cette femme ». Même l’expression « ce corps » aurait convenu, car la description faite dans la phrase qui précède celle-là était purement physique (il y était déjà question d’une « personne de haute taille » !).

Dans le dernier roman de Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ? (éditions Grasset, 2010, p. 17-18), on voit apparaître le nom personne à la fin d’un paragraphe et il y est pris, conformément à sa signification, comme l’équivalent d’un pronom indéfini (= quelqu’un, n’importe qui). Aussitôt après, le pronom elle prend le relais, ce qui est parfaitement grammatical mais entre en contradiction avec le fait que nous savons, depuis le début du paragraphe, que l’interlocuteur du narrateur est un homme, un petit vieillard à barbe blanche. « C’est la première personne avec qui je parle et voilà qu’elle me jette l’Histoire au visage. » La phrase n’est pas incorrecte, elle est seulement maladroite. Nous aurions préféré lire ceci : « C’est la première personne avec qui je parle et voilà que cet homme me jette l’Histoire au visage » ; ou mieux encore : « Cet homme est la première personne avec qui je parle et voilà qu’il me jette l’Histoire au visage. »

Beaucoup plus maladroit, le passage suivant : « Que faisait-elle là, dans cette grande maison où chaque objet avait une place dictée par l’histoire, où les regards des personnes, jusqu’à celui du plus humble domestique, lui rappelaient sans cesse qu’elle était étrangère ? » (Ibid., p. 136.) Il s’agit sans doute des gens de maison employés par le riche industriel Günther Quandt. Et il n’était pas difficile d’éviter la répétition du mot maison qu’aurait entraînée le choix de cette expression, en parlant des membres du personnel.

Mais fredonnons un peu de poésie pour panser nos cœurs meurtris :

 

Chanter, c’est lancer des balles […],
Rapper, morose, pour changer les choses
Et même, en désespoir de cause,
Des blagues au téléphone
Pour faire rire les personnes

Et la mère de Jim Morrison.

Alain Souchon, extrait de

l’album C’est déjà ça (1993).

 

Pour le coup, le joujou d’un sou sonne vraiment creux et faux sous la lime !

 

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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 20:37

Dans toutes les bouches, et sous presque toutes les plumes, s’opère aujourd’hui un véritable télescopage des niveaux de langue. Ou bien doit-on dire « registres » de langue ? Cette dernière expression figure même dans Le bon usage (édition de 1988, § 13). Grevisse et Goosse la définissent en ces termes : « Les registres sont en rapport avec les circonstances de la communication, un même individu utilisant les divers registres selon la situation où il se trouve. » Dont acte.

Toutefois, qu’il s’agisse de registres ou de niveaux, leur mélange a pris des proportions inédites. Les faits sont là : on voit et on entend partout le parler familier, et même enfantin, s’insinuer dans le français courant et dans le français soutenu.

C’est ainsi que nous assistons chaque jour au remplacement de « son père » par « son papa », de « sa mère » par « sa maman », et de « son enfant » par « sa puce », quand il s’agit d’une fille, ou par « son bout de chou », quand c’est un garçon. Même en dehors du cercle familial, et même dans des circonstances solennelles. Notez que l’expression « mon (petit) bout de chou » se réduit parfois à celle de « petit bout », dont les sous-entendus doivent intéresser nos amis freudiens.

 

Les journalistes qui commentent l’actualité, et ceux qui assurent le doublage des interviews, remplacent de plus en plus couramment « beaucoup » par « plein ». Plein de n’est plus perçu comme appartenant au langage familier. Lu dans les pages techniques d’Over-Blog : « Cette offre (Premium) donne aussi la possibilité de protéger l’accès de son blog par un mot de passe et plein d’autres avantages certains [sic]. »

Dans un charmant et irrésistible petit livre signé du nom de Madame L., un roman écrit et dessiné portant le titre d’Organigramme, paru aux éditions P.O.L en 2010, nous lisons à la page 18 : « Le patron de Madame L. a décroché la subvention de ses rêves ; il va pouvoir embaucher du personnel et donner à Madame L. des rivales, plein de rivales, tout un harem de rivales. » La gradation serait plus expressive si plein de était remplacé par beaucoup de. Il y a comme une dissonance au cœur de la gradation, qui distrait l’attention du lecteur et affaiblit le surgissement du plaisant harem.

« Choisir 100 [sic] films incontournables [sic] est un exercice d’admiration très frustrant et d’une totale subjectivité. / […] / Mais cela n’empêche pas la frustration d’avoir à en écarter plein, en particulier parmi ceux réalisés les vingt dernières années. » (Emmanuelle Le Roy Poncet, dans l’avant-propos de 100 films incontournables, éditions J’ai lu, collection Librio, 2010, p. 5.) Mais toute la phrase est à revoir. Il ne serait pas mauvais d’écrire : « d’avoir eu à en écarter… », c’est-à-dire : « cela ne m’empêche pas d’éprouver un sentiment de frustration causé par le fait d’avoir dû en écarter… ».

 

Évoquons le remplacement de l’article indéfini de par l’article des, qui se produit très fréquemment dans le français d’aujourd’hui. C’est un phénomène qu’on avait aperçu dans la langue familière : « Je vais pouvoir t’envoyer des petits mandats pour faire ton garçon au camp de Châlons. » (Anouilh, Colombe, acte III.) Si « des petits mandats » relève du parler enfantin (laissons pour l’instant de côté pour faire au lieu de : pour que tu fasses), il sort ici de la bouche du personnage de Colombe, jeune femme d’origine modeste, qui s’adresse ici à son mari Julien comme à un enfant irresponsable, pour ne pas devoir lui avouer qu’elle ne l’aime plus.

À l’intérieur d’un roman, ce trait de la langue enfantine et populaire peut se justifier dans les paroles des personnages, mais il se révèle souvent gauche et inharmonieux dans les parties narratives :

« On racontait qu’ils avaient été des riches colons en Angola » (Olivier Maulin, En attendant le Roi du Monde, l’Esprit des péninsules, 2006, p. 28), alors que la formulation simple et correcte serait : « de riches colons ». De la même manière, dans son roman Quelqu’un d’autre, Tonino Benacquista écrit : « Brigitte avait des faux airs de veuve », puis : « cette méfiance avait des faux airs de dédain » (Quelqu’un d’autre, Gallimard, collection NRF, 2002 ; collection Folio, p. 306 et p. 310). Là où, quelques années auparavant, la plupart des écrivains auraient préféré mettre : « de faux airs ».

« De retour à Paris j’ai trouvé une lettre émanant de l’association d’anciens élèves de mon école d’ingénieurs ; elle me proposait d’acheter des bonnes bouteilles et du foie gras à un tarif exceptionnel pour les fêtes. » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions Maurice Nadeau, 1994 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 123.) En bonne syntaxe : « de bonnes bouteilles ».

Mais déjà en 1977 : « Je la vis entrer [= Flo Nardus] et je sus tout de suite que c’était elle. Je me levai et lui fis un signe de la main. Elle portait un turban rose, un corsage de la même couleur, un pantalon et des vieilles espadrilles. » (Patrick Modiano, Livret de famille, chapitre XIV, éditions Gallimard, NRF, 1977, p. 170, et en Folio, p. 204.) Le des mis pour de s’harmonise fort peu avec l’emploi du passé simple comme temps principal du récit.

Enfin, dans un livre plus récent mais au milieu d’un dialogue censé avoir eu lieu au XVIIIe siècle : « – Écoute-moi. Ce soir, des citoyens de ton bord… / – Évitez ici le mot citoyen, c’est une insulte. / – Des jeunes crétins cravatés jusqu’au nez, si tu préfères, ont voulu inscrire sur leur cahier un homme qui se meurt. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, Grasset, 2006, p. 214.).

 

Il faut mentionner le mot dico, si puéril, qui achève de supplanter dictionnaire dans presque toutes les bouches et dans n’importe quel contexte. Les éditeurs ne se lassent pas de ce vocable, bien utile pour former des titres de documentaires pour la jeunesse : Dico de mathématiques (le Seuil), Le dico des symboles chrétiens dans l’art et Le dico des héros de la Bible dans l’art (Bayard), Le dico des filles (Fleurus) et Le dico des garçons (Hachette), Le dico rigolo des expressions (Albin Michel), Le dico de l’info et Le dico de la philo (J’ai lu), etc. On ne le trouve pas seulement dans les titres de livres pour la jeunesse, comme le montrent les exemples suivants : Dico-atlas des menaces et conflits (Belin), Le dico incorrect de la finance (Timée), Le dico des mots de la pub (De Vecchi), etc.

 

« Il pleut, ce vendredi soir 19 mars, quand Lucas, 15 ans, croise une bande de gars armés de battes de base-ball. » (Isabelle Barré, Le Canard enchaîné, mercredi 7 avril 2010.) Passons sur les âges systématiquement écrits en chiffres dans le corps d’une phrase. Notons surtout la présence, dans un article de presse, du mot familier gars, considéré depuis peu comme un synonyme correct de « jeunes gens », de « jeunes garçons ».

 

« La Chine est très remontée contre les États-Unis », entend-on souvent dans les bulletins d’informations, y compris sur France Culture. D’où sort cet adjectif ?

Avant d’avoir pris son sens familier actuel et de s’être substitué à la locution courante en colère, l’adjectif remonté a parfois voulu dire : « débordant de gaieté, de vitalité ».

Telle est la signification qu’a ce mot dans un roman de Jean Dutourd paru en 1983 : « Au dîner, j’étais remonté comme une machine. Ces états-là sont à la fois charmants et pénibles. Charmants parce qu’on a le sentiment qu’une force inépuisable vous habite, qu’on est un arbre au printemps, ivre de sève, quasiment intoxiqué par cet excès de vie. Pénibles parce qu’il n’y a pas moyen de se modérer. […] Bref, on ne se rend pas compte qu’on n’est rien d’autre qu’un casse-pieds. Donc j’étais remonté. » (Jean Dutourd, Henri ou l’éducation nationale, éditions Flammarion, 1983, p. 143.) De là provient sans doute l’expression familière être remonté comme une pendule, qui me semble très récente.

Pour expliquer le sot emploi de l’adjectif remonté dans la phrase citée plus haut : « La Chine est très remontée contre les États-Unis », je propose d’y voir le fruit d’une confusion entre remonté, tel que l’a employé Dutourd, et l’expression être monté contre quelqu’un, qui est assez ancienne : « Quand l’Empereur fut visiter Amsterdam, la population, dit-il, était très montée contre lui » (Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène) ; « [Il] m’avoue qu’il n’osait pas venir me voir, parce qu’il me savait très monté contre lui » (Journal des Goncourt).

Le résultat, c’est que les mauvais emplois d’être remonté s’introduisent dans des phrases syntaxiquement et lexicalement soignées : « Les nouveaux époux se rendent aussitôt à l’Inspection académique où Frédéric, très remonté, demande audience auprès du responsable de la désastreuse affectation d’Odette. » (Frédéric Dard ou la vie privée de San-Antonio, par François Rivière, Fleuve Noir, 1999 ; « Nouvelle édition revue et augmentée », collection Pocket, 2010, p. 83-84.)

 

Le verbe balancer, transitif direct, s’emploie maintenant couramment au sens de « jeter, lancer » : « D’un geste, je me relève et balance par la fenêtre ma cigarette encore allumée. » (Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 2005, p. 77.) « Il ramasse un caillou et le balance pour éloigner l’intrus. » (Yasmina Khadra, L’Olympe des infortunes, Julliard, 2010, p. 111.)

L’extrait suivant est tiré d’un roman dont l’intrigue se place entre 1794 et 1796, mais dont la langue – y compris celle que parlent les personnages ! – est celle de notre temps :

« Carnot était furieux. Il balança une lettre décache­tée sur les genoux de Barras, qui conférait avec Delormel dans un salon du Luxembourg […] » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 313). Ce roman témoigne d’un impressionnant travail de documentation, mais on y voit surgir à chaque page les incorrections et les incohérences du français d’aujourd’hui.

 

Comme dans le langage enfantin, certains auteurs laissent la préposition avec se substituer à la subordination ou à un participe présent épithète : « Une patiente avec des troubles du caractère qui pour être enrobés n’en existent pas moins, une névrose de caractère en fait. Pour la deuxième fois depuis que je la connais, elle perd son emploi […]. » (Gisèle Harrus-Révidi, Parents immatures et enfants-adultes, « édition revue et corrigée », Petite Bibliothèque Payot, 2004, p. 241.) Au lieu de : « patiente souffrant de troubles du caractère », « présentant des troubles du caractère ». Que la phrase soit construite sans verbe principal n’excuse pas une telle oscillation du niveau de langue dans un écrit à prétentions scientifiques.

Ce n’est pas la seule puérilité à laquelle se prête la préposition avec. En voici une autre : « Avec Yann, ils parlent des nuits entières, sans précaution [sic]. » (Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998 ; collection Folio, p. 741-742.) Dans la page où figure cette phrase, le pronom ils, à la troisième personne du pluriel, ne renvoie qu’à deux personnages : Marguerite Duras et Yann Andréa. Pourtant la syntaxe en crée au moins trois, en nous faisant additionner le nommé Yann du complément prépositionnel initial et le référent du ils. Et encore faut-il n’avoir pas tenté de traiter ce groupe prépositionnel comme un complément d’objet indirect du verbe « parlent » (« ils parlent avec Yann »).

Cette construction s’imprime désormais couramment : « Avec Victor, ils auraient pu poursuivre dans cette voie, s’engager plus avant dans la révolution rouge. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, éditions Grasset, 2010, p. 161.) Le contexte indique clairement que le pronom ils ne renvoie qu’à Victor Arlozoroff et à sa maîtresse Magda Friedländer. Un prosateur mieux maître de sa langue aurait écrit : « Avec Victor, elle aurait pu poursuivre » ; ou : « Victor et elle auraient pu poursuivre ». La correction semble d’autant plus nécessaire que la scène est censée se situer en 1919. Que vient faire dans ce contexte une construction syntaxique qui appartient au français infantile d’aujourd’hui ? Nous avons affaire à un roman qui possède d’indiscutables qualités narratives, mais on comprend mal que certains critiques aient pu le juger superbement écrit.

« Quand je vais à New York, l’une de nos occupations favorites, avec mon ami Bruce, consiste à déchiffrer les gestes de nos congénères. » (Benoît Duteurtre, Le retour du Général, Fayard, 2010, p. 153.) Pourtant, tout indique que le narrateur et le dénommé Bruce ne sont accompagnés de personne d’autre. La gaucherie est ici d’autant plus grande que la préposition avec recouvre et masque un de ou un à, au choix, puisqu’on dit normalement : « l’une des occupations favorites de mon ami Bruce et de moi-même… », « l’une de nos occupations favorites, à mon ami Bruce et à moi… ». Le débraillé syntaxique me paraît peu compatible avec le soin apporté au choix du vocabulaire, dans la suite de la phrase.

Encore un ?

« En passant devant le miroir du grand salon (un miroir immense, qui recouvrait tout un pan de mur ; nous aurions pu, avec une femme aimée, nous y [sic] ébattre en contemplant nos reflets, etc.), j’eus un choc en apercevant mon image : j’avais tellement maigri que j’en paraissais presque translucide. » (Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, éditions Fayard, 2005, p. 136.) Phrase savoureuse : la scène érotique née de sa propre imagination suscite aussitôt chez le narrateur un retour d’ironie, indiqué par l’« etc. » qui conclut l’éventualité à peine formulée. Mais sa syntaxe est peu soignée. Il faudrait au minimum : « nous ébattre dans la pièce en y contemplant notre reflet ».

Et comment corriger le pléonasme du nous renforcé par avec ? Faut-il donc écrire ceci : « J’aurais pu, avec une femme aimée, m’ébattre dans la pièce en y contemplant notre reflet » ? Le remplacement de nous par je, puis la transition presque omise entre je et notre, modifient le sens du texte. Mais il n’est pas impossible de dire : « nous aurions pu, une femme aimée et moi, nous ébattre… » ; ou plutôt, pour mieux préserver l’euphonie, en choisissant l’ordre inverse de celui que demande la politesse : « moi et une femme aimée ». On peut aussi modifier la phrase dans sa structure, en écrivant par exemple : « s’il y avait eu à cette époque une femme aimée, nous aurions pu nous ébattre, elle et moi… ». Hélas, on accroît ainsi la longueur de ce qui n’est qu’une parenthèse.

 

Je citerai encore une formule dévastatrice, utilisée même par les gens cultivés qui se targuent d’aimer la littérature : « Ce livre est sorti en film », « Ce livre va sortir en film ». Parler ainsi, c’est laisser croire qu’un livre n’est qu’une opération préliminaire ; que le livre n’a pas pleinement accédé à l’existence.

Certes, nous savons que l’individu moderne réclame des images plutôt que des phrases, des clichés plutôt que du style. Il veut voir, et sa lecture ne tient plus compte de ce que Paul Valéry appelait le dessin des phrases.

 

Enfin, mentionnons l’expression tomber enceinte, au lieu du simple et courant : devenir enceinte, se retrouver enceinte. Cette expression fait l’effet d’une fausse note dans le français soigné ou soutenu de plusieurs écrivains actuels. Dans celui de Michel Houellebecq, par exemple : « Les deux époux formaient alors ce qu’on devait appeler par la suite un “couple moderne”, et c’est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. » (Les particules élémentaires, éditions Flammarion, 1998 ; collection J’ai lu, p. 27.)

Et dans celui de Marie-Aude Murail, lorsqu’elle écrit au début de son bref roman Patte-Blanche : « L’année où Johan épousa dame Isabelle, son goût pour la chasse parut tiédir. Mais quand sa femme tomba enceinte, on se mit à parler dans le pays d’une bête étrange qui terrorisait bergères et moutons. » (Patte-Blanche, l’École des loisirs, collection Mouche, 2005, p. 9.) Ce trait de la langue familière d’aujourd’hui est peu en harmonie avec l’emploi du passé simple, et l’est moins encore avec l’atmosphère de conte médiéval que l’auteur s’est efforcée de créer.

Si l’expression tomber enceinte est devenu courante, elle n’en est pas moins une innovation regrettable. Quoique ses plus anciennes attestations, données dans Le bon usage, soient de 1979 (Bertrand Poirot-Delpech) et de 1980 (Emmanuel Le Roy Ladurie), il a fallu attendre le XXIe siècle pour que soit acceptée du grand nombre l’idée saugrenue d’associer à l’adjectif enceinte le verbe tomber, sur le modèle de tomber malade, tomber fou, tomber boiteux, tomber gâteux, etc.

L’emploi de tomber, en tant que verbe attributif, dans toutes les expressions de ce type, suppose que le changement qui affecte le sujet est dû au hasard, voire constitue un malheur ; sauf peut-être dans tomber amoureux, qui est la seule de ces locutions où le verbe ne soit pas chargé de connotations négatives. Or, si c’est par hasard qu’on « tombe » amoureux (ou amoureuse), est-ce tout à fait par hasard qu’on se retrouve enceinte ? Devons-nous vraiment accepter de ranger la grossesse, fût-ce une grossesse subie plus que voulue, fût-ce une grossesse ressentie comme un malheur, dans la même catégorie que les autres transformations qui s’énoncent au moyen de l’attributif tomber ? L’expression qui nous occupe est apparue tardivement, ce qui semble indiquer que les Français se sont longtemps refusés à cet amalgame.

 

22 juin 2010. La remarque que vient de me communiquer un lecteur de ce blog me conduit à revenir sur ces « petits mandats » du texte d’Anouilh. En fait, m’échappe totalement, dans l’exemple de la phrase d’Anouilh, en quoi « des petits mandats » relève de la langue enfantine… Que pouvait-il écrire d’autre ? demande à bon droit ce lecteur.

On sait que la tournure la plus correcte, la plus classique, est celle-ci : « Je vais t’envoyer de belles cartes postales » ; et non pas : « t’envoyer des belles cartes postales ». Comme l’a observé mon correspondant, récrire la phrase d’Anouilh selon cette norme classique aboutit à un énoncé qui nous paraît peu acceptable : « Je vais pouvoir t’envoyer de petits mandats » ; alors que nous disons encore couramment : « Les gens malhonnêtes aiment à passer pour de petits saints. »

Je constate pourtant que, si l’on emploie un autre adjectif que petits, tout passe : « t’envoyer de minuscules mandats », « de jolis mandats », « de gros mandats », « de substantiels mandats ». La difficulté n’est donc pas née de la crainte d’un risque de confusion entre l’article de et le numéral deux, et c’est bien lorsqu’il est employé avant l’adjectif petits ou petites que l’article de a maintenant des difficultés à se maintenir et se voit spontanément transformé en des.

Le phénomène n’est pas tout récent. Barrès écrivait au début du XXe siècle : « Il y a des petits villages, isolés au milieu des espaces ruraux, qui, le soir, à l’heure où l’on voit rentrer les bêtes et les gens, m’apparaissent comme des gaufriers […]. » (Maurice Barrès, Colette Baudoche, 1909, éditions Félix Juven, p. 154 ; éditions Émile-Paul frères, 1913, p. 158 ; le Livre de Poche, 1968, p. 85 ; etc.)

Il faut noter que, dans l’expression « des petits déjeuners », « des petits fours » ou « des petits-beurre(s) » (deux graphies attestées pour ce vocable), ou dans la phrase : « Elle a eu des petits amis qui sont venus chez ses parents », le pluriel des est mieux justifié, voire parfaitement justifié. Je citerai encore cette phrase, qui provient du premier roman d’Alix de Saint-André : « Elles riaient de soulagement comme des petites filles dociles. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 220.)

Petit déjeuner, petit four, petit-beurre, petit ami et petite fille (synonyme de fillette) sont aujourd’hui perçus comme des groupes lexicaux, chacun paraissant formé de deux éléments indissociables. Mais « petit mandat » ne relève pas de cette catégorie.

 

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11 avril 2010 7 11 /04 /avril /2010 09:36

Les Français méconnaissent le rôle de plusieurs temps de leur conjugaison, notamment celui des temps antérieurs.

À l’indicatif, les Français ont tendance à oublier l’existence du plus-que-parfait, du passé antérieur et du futur antérieur. Ce sont les temps verbaux qui expriment une antériorité par rapport à un autre temps du passé, ou par rapport au futur. L’antériorité par rapport au passé composé s’exprime au moyen du passé surcomposé (a eu fini, a eu réalisé, a été parti, etc.) : celle-là aussi est largement méconnue. Au subjonctif, c’est le plus-que-parfait qui sert de temps antérieur (eusse voulu, eût accompli, etc.). Le conditionnel est concerné en tant que mode utilisé pour exprimer le futur dans le passé (Il savait qu’elle rentrerait). La subordonnée au conditionnel inclut parfois une autre subordonnée, où est évoquée une action antérieure : Il savait qu’elle rentrerait quand elle aurait fini son travail. Cette action antérieure, située entre le processus « il savait » et l’action « elle rentrerait », s’exprime au conditionnel passé.

Les exemples analysés ci-dessous, et les corrections proposées, tenteront de faire apprécier l’utilité de tous ces temps antérieurs.

« “Tout est gris dehors, comme d’habitude, j’ai froid, je relève mon col, comme d’habitude”, fredonnai-je, épaté par ce phénomène insolite : les paroles du succès planétaire de notre Cloclo national stagnaient intactes dans ma mémoire et, jusqu’à ce matin, je l’ignorais. » (Matthieu Jung, Principe de précaution, éditions Stock, 2009, p. 172.) Écrire plutôt : « je l’avais ignoré ». Car le narrateur sous-entend : désormais, je le savais.

« Décrits par l’entourage comme des gens discrets, ils se plaisaient beaucoup dans leur nouvel environnement, infiniment plus calme que la cité de Seine-Saint-Denis où ils résidaient précédemment. » (Principe de précaution, p. 355. La phrase évoque un homme et une femme qui ont été poignardés pendant leur sommeil par leur fils adoptif de dix-sept ans.) Écrire plutôt : « où ils avaient résidé précédemment ». Certes, la présence de l’adverbe écartait tout risque de contresens.

« Il [François] est revenu à l’histoire de Serge. Qui sait ce qu’il était devenu ? […] Mais lui, François, avait encore affaire au petit Serge, au gamin frêle, intelligent, que tous préféraient trouver stupide. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 186.) L’action de la proposition principale se situe à une époque proche de celle où écrit le narrateur, tandis que celle de la subordonnée relative remonte au passé lointain, commun à François et au narrateur, de leurs années de collège. Pour empêcher que les deux verbes à l’imparfait ne soient perçus comme exprimant la simultanéité, Jourde aurait dû mettre le second au plus-que-parfait : « que tous avaient préféré trouver stupide ».

On a pu assister à un phénomène du même genre au début des années 1970, dans la prose généralement irréprochable de Jean Dutourd. La phrase que nous allons lire se termine sur un refus de la concordance des temps après une proposition subordonnée introduite par la locution chaque fois que (exprimant la répétition d’un fait). Le jeune héros du roman, Jacques de Boissy, travaille d’arrache-pied au manuscrit de son second roman : « Il s’était enfin aperçu que les louanges impudiques dont [Anne-Marie] le couvrait lui faisaient le plus grand bien, le dopaient comme des piqûres de vitamines, et que, chaque fois qu’elle était venue, il avait une explosion d’énergie. » (Jean Dutourd, Le printemps de la vie, éditions Flammarion, 1972, p. 156.) On s’attendait bien sûr à lire : « il avait eu une explosion d’énergie ». Ou alors, après modification de la subordonnée temporelle : « chaque fois qu’elle venait, il avait une explosion d’énergie » ; cette deuxième solution apparaissant plus logique.

« [C]’est ainsi qu’Abel se retrouva à la table des maçons pour l’envoi de la seconde partie de soirée, entraîné par ses nouveaux amis, dès lors que ceux-ci s’aperçurent qu’il ne faisait pas partie du cercle proche du “curé”, comme ils l’appelaient » (Pierre Pelot, L’Ange étrange et Marie McDo, Fayard, 2010, p. 72). Écrire, dans la première des trois subordonnées : « se furent aperçus ». Il faut faire sentir le décalage chronologique qui existe entre les deux actions.

« Après que le dernier mercenaire fut payé, Cray et Jordan rejoignirent Wu et Durant […]. » (Jean-Patrick Manchette traduisant Les faisans des îles, du romancier américain Ross Thomas, éditions Rivages, 1991 ; réédition dans la collection Rivages/Noir, p. 356.) Écrire : « eut été payé ». Rappel : « fut payé » n’est pas un temps antérieur, mais seulement le passé simple du verbe mis à la voix passive.

« À peine Alex poussa-t-il le levier de gauche que la tour commença à pivoter. » (Anthony Horowitz, Pointe Blanche, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, 2001, Le Livre de Poche jeunesse, p. 41.) Écrire : « eut-il poussé le levier ».

« Et puis ce silence quand j’ai fini de parler. Mon épuisement. Jean-Marc s’est approché, il a servi un cognac qu’il a posé sur le comptoir. » (Mauvignier, Des hommes, Minuit, 2009, p. 81.) Écrire : « quand j’ai eu fini de parler ». Passé surcomposé.

« Il connaissait les Rifains : à peine la nouvelle du retrait des Espagnols se répandrait-elle que toutes les montagnes s’embraseraient » (Michel del Castillo, Le temps de Franco, Fayard, 2008, p. 102). Écrire : « se serait-elle répandue ».

Jean-Michel Delacomptée, auteur de Langue morte : Bossuet (Gallimard, collection L’un et l’autre, 2009), n’esquive pas les constructions qui obligent à recourir au subjonctif. Mais il se trompe parfois de temps (p. 185) : « Son frère Antoine avait disparu en février 1699. Il se pourrait que ce décès s’ajoutât aux fatigues du combat contre le quiétisme pour provoquer à l’été sa crise d’eczéma, l’érésipèle sur lequel il composa quelques vers. » Écrire : « se fût ajouté ».

« Rencontrant un des locataires de la pension, trois ans plus tard, à Baden-Baden (Gustav B., un metteur en scène qui eut son heure de gloire sous le nazisme), Rubi lui parla incidemment de la comtesse Gwendoleen… » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, 2010, p. 284.) Dans cette phrase, les strates temporelles différentes ne sont pas articulées les unes aux autres. Si Sportès avait écrit : « qui avait eu son heure de gloire », la phrase aurait eu plus de profondeur. Cet écrivain a tendance à considérer le passé simple comme un temps exprimant l’antériorité par rapport au présent. On pouvait déjà constater ce travers à la page 137 : « Régulièrement, chapitre après chapitre, à mesure que je les écris, j’en apporte quelques pages chez Louis [prénom employé ici comme diminutif de Louise], qui n’est plus la jeune étudiante que je rencontrai naguère à Paris VII, bien sûr. » L’adverbe naguère se voit employé ici à contresens – faut-il y voir une tentative d’ironie ? –, puisque quarante années se sont écoulées depuis que le narrateur a fait la connaissance de ladite Louis. Ce naguère n’est pas du tout compatible avec la présence du passé simple. En outre, le fait d’avoir mis « rencontrai » plutôt qu’« avais rencontrée » aplatit la phrase, écrase les uns sur les autres les plans différents sur lesquels se déploient les actions évoquées.

Car le passé simple exprime par excellence l’idée d’un passé coupé du présent (les linguistes actuels le qualifient prétentieusement de temps coupé de la situation d’énonciation). Le passé simple permet d’épingler une action passée comme un papillon sur un écran de velours, sa valeur aspectuelle traduisant la clôture sur soi d’une action, qu’elle soit brève ou de longue durée. Il sert de point d’ancrage dans le passé et c’est par rapport à lui que les autres temps du passé expriment leurs nuances propres (antériorité, postériorité, simultanéité, durée…).

« Sans doute eût-il préféré que je parte sur le front russe, avec les Boches, me couvrir de sang (et de gloire ?), que je casse du bolchevik et mérite même la croix de fer, quitte ensuite à en payer le prix, selon les bonnes règles de l’honneur militaire : devant un peloton d’exécution français. » (L’aveu de toi à moi, p. 308.) Pourquoi employer le conditionnel passé deuxième forme, autrement dit le plus-que-parfait du subjonctif, si on n’est pas capable de mettre dans les subordonnées qui dépendent de lui le temps approprié ? Certes, on aurait alors obtenu une succession de temps rares, phénomène impensable de nos jours : « Sans doute eût-il préféré que je fusse parti…, que j’eusse cassé… et mérité… ». Mais il était possible de commencer la phrase au conditionnel passé première forme, ce qui aurait entraîné dans la subordonnée la présence plus naturelle du subjonctif passé : « Sans doute aurait-il préféré que je sois parti…, que j’aie cassé », etc. Morgan Sportès ne se casse pas la tête sur la concordance des temps, c’est bien dommage.

« Malars trouvait “intéressant” le fait qu’Étienne Maudon n’eût pas coupé toutes les pages du livre de Rostand ; car cela voulait dire qu’il s’était détourné de cette lecture, soit qu’elle l’ennuyât, soit, autre hypothèse, qu’elle lui inspirât de l’agacement, voire de la colère. » (François Taillandier, La Grande Intrigue, IV, Les romans vont où ils veulent, éditions Stock, 2010, p. 112.) Peut-être le premier de ces verbes au subjonctif aurait-il gagné à être mis à l’indicatif (« le fait qu’Étienne Maudon n’avait pas coupé toutes les pages »), mais il est sûr que les deux suivants ne sont pas employés au temps qui convient. Il aurait été plus judicieux d’écrire : « soit qu’elle l’eût ennuyé, soit qu’elle lui eût inspiré… », ces actions étant contemporaines du moment où Étienne Maudon a abandonné sa lecture d’un recueil de poèmes d’Edmond Rostand, cessant d’en couper les pages, et non postérieures à ce moment.

L’infinitif aussi possède des temps et il est bon de se rappeler qu’il existe un infinitif passé, lequel permet d’exprimer l’antériorité. « L’air était étouffant, lourd, imprégné de kérosène. Alex dégoulinait de sueur avant même d’atteindre le bas de l’échelle, et le hall d’arrivée n’offrait aucun soulagement. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Skeleton Key, 2002, Le Livre de Poche jeunesse, p. 148.) Écrire plutôt : « avant même d’avoir atteint ».

Enfin, arrêtons-nous sur une phrase où le refus de l’antériorité se justifie pleinement :

 

En cette saison

le jour finit avant de commencer

 

Claude Roy, « Neige / Vent / Silence », dans Les pas

du silence (Gallimard, collection NRF, 1993, p. 120).

 

Ces vers forment la dernière strophe d’un court poème. Dans une prose scrupuleuse, on aurait écrit : « le jour finit avant d’avoir commencé ». Mais le choix syntaxique fait par Claude Roy me paraît meilleur. Puisque l’infinitif présent exprime la simultanéité par rapport au verbe « finit », le vers énonce la brièveté des jours et la répétition de cette brièveté.

 

Pour conclure, je voudrais faire observer un curieux cas d’antériorité intempestive.

La vieille femme qui a élevé François, une ancienne servante de ferme, est appelée « l’aïeule ». Sans lien de sang avec François, elle fut la deuxième épouse de l’arrière-grand-père du garçon : « Elle n’avait pas tardé à lui mettre le grappin dessus [audit arrière-grand-père], puis à le convaincre que l’enfant était de lui. Après tout, rien ne le prouvait, mais il s’était montré bon prince. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 235. L’enfant est le fils que « l’aïeule » a eu à dix-huit ans d’un jeune berger qui était, comme elle, employé à la ferme.)

La forme « s’était montré » semble exprimer une antériorité par rapport à « n’avait pas tardé », peut-être parce qu’entre ces deux verbes s’en intercale un autre, à l’imparfait. L’enchaînement des faits aurait été plus clair si le dernier verbe avait été mis au passé simple plutôt qu’au plus-que-parfait : « Après tout, rien ne le prouvait, mais il se montra bon prince. » (Ce pronom il désigne l’arrière-grand-père, qui fut berger avant de faire fortune à la ville dans le commerce des métaux.)

Le choix des temps ne se fait pas au hasard. Que l’auteur n’hésite pas à s’interroger, à essayer plusieurs temps avant de se décider pour celui qu’il fera imprimer. La volonté d’éviter une amphibologie doit servir de guide à son travail sur le style.

 

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