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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 02:16

Laurent Mauvignier fait imprimer, dans Des hommes (éditions de Minuit, p. 148) : « Ils essaient de lui arracher la photo, de se la passer les uns les autres, et les commentaires volent entre deux rires. » Cette construction est-elle incorrecte ? Mauvignier aurait-il dû écrire : « se la passer les uns aux autres » ?

Certes, dans Les mots et les choses de Michel Foucault, on lisait déjà, au cœur d’une phrase splendidement bâtie (Gallimard, 1966, p. 353) : « [À] travers une critique philologique, à travers une certaine forme de biologisme, Nietzsche a retrouvé le point où l’homme et Dieu s’appartiennent l’un l’autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort de l’homme. »

Foucault aurait-il mieux fait d’écrire : « s’appartiennent l’un à l’autre » ?

Dans Les testaments trahis, qu’il a rédigé directement en français, Milan Kundera affirme que « la plus grande partie de la production romanesque d’aujourd’hui est faite de romans hors de l’histoire du roman : confessions romancées, reportages romancés, règlements de comptes romancés, autobiographies romancées […], romans ad infinitum, jusqu’à la fin du temps, qui ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique, n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l’un l’autre » (Gallimard, 1993, rééd. Folio, p. 28). Kundera aurait-il dû écrire : « se ressemblent l’un à l’autre » ?

Dans les phrases que je viens de citer, j’ai longtemps cru que la préposition à, déjà contenue dans le pronom réfléchi indirect se, devait être répétée au sein de la locution l’un l’autre. Or Maurice Grevisse et André Goosse, dans Le bon usage (édition de 1988, § 993), affirment que cette répétition n’est pas obligatoire. « L’un l’autre se construit parfois sans préposition quand cette expression est redondante par rapport à un pronom personnel réfléchi mis devant le verbe : Le soir d’une défaite qu’ils s’attribuent L’UN L’AUTRE (BARRÈS, Union sacrée, p. 211). – Ils se prêtent leur livret L’UN L’AUTRE (DORGELÈS, Réveil des morts, p. 28). –  Ils se lancèrent L’UN L’AUTRE à la tête de multiples écrits (DANIEL-ROPS, Église des temps classiques, t. I, p. 448). »

Cette particularité de la syntaxe française méritait d’être rappelée, mais on ne la rencontre que dans des conditions précises, qu’il faut aussi décrire.

Ayant poursuivi mon investigation, j’ai pu constater que, s’il est permis de se passer de la préposition à dans l’un l’autre lorsque le se du verbe pronominal est un complément d’attribution, il est interdit de le faire quand l’un l’autre est mis au pluriel et devient les uns les autres. J’ignore pour quelle raison mon édition du Grevisse et Goosse ne mentionne pas ce point. L’adjonction du à transforme nécessairement un les en aux. Ne pouvant faire l’ellipse du les, on est bien forcé de faire apparaître noir sur blanc la préposition, fondue dans la composition du mot aux.

Chacun peut aller le vérifier grâce au Trésor de la langue française informatisé, dictionnaire mis en ligne sur Internet, à l’accès non payant. Cet outil extraordinaire rend possible des recherches très fines qu’aucun dictionnaire sur papier ne permettait. En tapant dans la fenêtre de recherche : « les uns les autres », on obtient la liste de cent six occurrences de l’expression. Les liens hypertexte internes permettent de consulter chacune des phrases qui contiennent la locution recherchée, quel que soit l’article où elle est citée. On se retrouve donc avec une centaine de constructions pronominales, la plupart attestées par des écrivains. Mais les verbes y sont tous transitifs directs : s’abhorrer les uns les autres, s’aimer les uns les autres, se manger les uns les autres, se quitter les uns les autres, s’inviter les uns les autres, se dénoncer les uns les autres, se vomir les uns les autres

En revanche, en réponse à la recherche « les uns aux autres », le Trésor de la langue française informatisé donne accès à cent sept attestations de l’expression, la plupart comportant une construction pronominale. Voici quelques-uns de ces verbes pronominaux transitifs indirects que suit l’expression « les uns aux autres » : s’ajuster les uns aux autres, se livrer les uns aux autres, se montrer les uns aux autres, s’unir les uns aux autres… Bilan de nos recherches : dans près de deux cents phrases consultées, aucun verbe pronominal transitif indirect n’a été trouvé qui soit suivi de « les uns les autres ».

La cause est donc entendue. C’est dommage pour la phrase de Mauvignier.

Mais ce que Goosse et Grevisse ne disent pas, c’est si on peut employer l’un l’autre lorsqu’il est question de plus de deux individus. Les exemples qu’ils citent ne nous permettent pas de nous prononcer. Kundera a-t-il eu raison d’écrire : « se ressemblent l’un l’autre » ? N’aurait-il pas dû dire : « se ressemblent les uns aux autres » ?

Affaire à suivre.

 

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commentaires

E
Merci pour ce sujet passionnant ! Je tombe dessus en me posant les questions suivantes : plusieurs titres d'ouvrages font l'ellipse du "à" ("D'un château l'autre", "D'une guerre l'autre", "D'une langue l'autre"...) : quelle en est l'explication ? Cette forme est-elle correcte ou est-ce purement un effet de rhétorique ? Au plaisir de vous lire !
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E
Un grand merci pour votre réponse ! Qu'elle est passionnante notre belle langue française...
F
Merci pour votre commentaire.<br /> Sur Wikipédia, nous lisons actuellement cette affirmation : « Alité, malade, Céline commence à décrire la vie à Sigmaringen, passant d’un château à l’autre sans transition (d’où la syntaxe étrange du titre du roman). »<br /> Il n’est pas impossible que Céline ait été le premier auteur à utiliser cette construction syntaxique. Pour ma part, je n’ai jamais lu cette construction nulle part auparavant. Les autres titres que vous citez dérivent de celui de Céline, qui fournit un modèle passé dans le langage courant. Trouverait-on la source de cette construction dans un texte français du Moyen Âge ? J’en appelle à de plus compétents que moi.
M
Je découvre votre blog en me posant précisément la question de savoir s'ils se ressemblent les uns aux autres ou s'ils se ressemblent les uns les autres...<br /> Merci pour cet article très pertinent et précis sur le sujet. Avant d'atterrir sur cette page, j'ai effectué à peu près le même parcours de réflexion et de recherche que vous et m'apprêtais donc à trancher dans le même sens, SAUF QUE.<br /> Sauf que mon édition de Grevisse et Goosse (13e, 1993), sans donner plus de détails que la vôtre (grrr...), ajoute un exemple :<br /> &quot;Ce ne serait pas la peine {...} de se confronter l'un l'autre.&quot; (Alain, Nouv. litt.)<br /> Et patatra !<br /> <br /> Qu'en pensez-vous ?
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F
On devrait dire qu’ils « se ressemblent les uns aux autres »… si la présence du syntagme « les uns aux autres » n’introduisait pas dans la phrase un pléonasme !<br /> Je crois que là réside l’élément qui vous chiffonne dans votre exemple. On dit en effet : Tous se ressemblent, ou : Les morses ressemblent aux phoques ; et non pas : « Tous se ressemblent les uns aux autres », « Les morses et les phoques se ressemblent les uns aux autres », etc.
M
Subconsciemment, "l'un l'autre" est ressenti peu ou prou comme un adverbe, équivalent de "réciproquement".<br /> Mais un adverbe ne varie pas. Donc, au pluriel, cette impression se dissipe, et oblige de revenir à la signification d'origine, et, partant, à la syntaxe qu'elle réclame.
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