Choses entendues : « J’ai bien hessayé… », « Je doi havouer… », « On descen hau prochain harrêt », « Il y a à Madrid un peti haéroport et un gran haéroport » ; ou encore : Pascal « étè un gran hécrivain » !
Chaque mot est prononcé comme s’il était complètement séparé des autres, la phrase apparaissant comme la juxtaposition de mots tout juste tirés du dictionnaire, ou préenregistrés et collés bout à bout, sans que soit faite aucune de ces liaisons qui, jusqu’à une époque récente, allaient de soi (même la féminisation de la finale ain disparaît, qui était d’usage devant une initiale vocalique). Bien sûr, cette lettre h que j’introduis avant la voyelle n’est pas prononcée ; je cherche encore une manière simple de noter la non-liaison, la déliaison… ou l’anti-liaison.
Le pluriel du mot œil donne aussi du fil à retordre à nos contemporains. Lorsqu’ils prononcent correctement « les yeux », « des yeux », « de beaux yeux », ils n’ont pas conscience de faire une liaison. Presque tous s’imaginent que le mot yeux commence par le son z. S’ils téléchargent un logiciel de retouche anti yeux rouges, ils liront cela : « anti zyeux rouges ».
Comprennent-ils ce que dit Jane Birkin, quand elle chante Jane B. ? Elle articule à la perfection le texte de cette chanson écrite par Serge Gainsbourg, enregistrée en 1968, sortie en 1969 (musique composée d’après un prélude de Chopin) : « Signalement : yeux bleus, cheveux châtains. / Jane B., Anglaise, de sexe féminin. / Âge : entre vingt et vingt et un. / Apprend le dessin. »
Gainsbourg nous a légué là un bel hommage aux ressources méconnues de la langue française.
Ajout de novembre 2012
Quatre joueurs de football se sont effondrés en même temps sur la pelouse d’un grand stade, pendant un match, foudroyés sur place pour une raison mystérieuse. Ils meurent en quelques secondes, dans de terribles convulsions.
« Le public se tut, chaque spectateur, chaque acteur [sic] sur la pelouse stoppa sa course, son avancée, pour regarder à nouveau le rectangle vert où venait de se dérouler la tragédie. Cent soixante mille yeux à la recherche des quatre corps immobiles. De ces stars que l’on ne pouvait imaginer à l’arrêt, encore moins mortes, puisqu’on les adulait pour leur puissance, leur vitesse et leurs gestes techniques. » (Bertrand Puard, Les Effacés, Opération 3 : Hors-jeu ; éditions Hachette, 2012, p. 18-19.)
J’imagine que, si quelqu’un lisait ce passage à voix haute, il prononcerait sans hésiter : « mille z’yeux », alors que la bonne prononciation devrait nous faire entendre : cent soixante « milieux ». Voilà pourquoi, en l’absence de tout déterminant terminé par un s, on parlait naguère de paires d’yeux plutôt que d’yeux. Afin de prévenir l’équivoque, il aurait donc été judicieux d’écrire : « Quatre-vingt mille paires d’yeux à la recherche des quatre corps immobiles. » (Ciel ! L’énoncé ne tient pas compte de la présence éventuelle de personnes borgnes !)