Sur les affiches qui dévorent nos façades et obstruent nos perspectives, dans les prospectus publicitaires qui emplissent nos boîtes aux lettres, dans les sous-titres des programmes diffusés par nos téléviseurs, comme dans la plupart des lettres que nous adressent l’État ou nos amis : tous les nombres sont désormais libellés en chiffres, parfois jusqu’au pauvre article indéfini, qui n’en demandait pas tant (« Votre déclaration de revenus en 2 temps 3 mouvements », « Une bombe explose dans le hall d’un immeuble, faisant 1 mort et plusieurs blessés », « Tes 2 cousins ont acheté 1 nouvelle voiture », « J’ai eu 1 peu peur », etc.).
Sur la quatrième page de couverture des livres mais aussi, depuis peu, à l’intérieur des pages, nous voyons s’imprimer en chiffres, et non plus en toutes lettres, l’âge des personnages, parfois la durée (en jours, en mois ou en années) de tel événement ou processus.
Tout écrivain, tout éditeur, tout lecteur doté d’un minimum de goût devrait combattre cette nouvelle mode typographique. Nous le savions pourtant, on nous l’avait appris : il faut écrire les nombres en toutes lettres lorsqu’ils désignent des quantités ; on peut écrire en chiffres – il est même d’usage de le faire – un nombre qui désigne un rang.
Nous devrions avoir à cœur de rendre visible la différence qu’il y a entre après quinze jours et après le 15 juin.
Lorsqu’ils sont imprimés en chiffres, les nombres crient sur la page, tout autant que des mots entièrement composés en capitales. Il ne faut donc pas en abuser.
De cette faute de goût, la phrase suivante offre un exemple saisissant : « Son agent soumet le manuscrit de Tante Mame à 19 maisons d’éditions [sic pour l’intempestif pluriel], qui le refusent, jusqu’à un petit éditeur, Vanguard Press, qui a l’idée de lier les aventures successives par une astuce : chacune est annoncée par une moralité, comme dans le Reader’s Digest. » (Charles Dantzig, préface au roman Tante Mame de l’Américain Patrick Dennis, p. VII ; réédité par Flammarion, 2010.)
Au milieu d’un résumé des Manœuvres d’automne de Guy Dupré, Angelo Rinaldi évoquait « Mme Simone, l’inspiratrice d’Alain-Fournier, morte il y a peu, à 100 ans et des poussières – la poussière même qui, à son grand regret, ne voulait pas d’elle » ; puis il citait la chanson Sarah de Reggiani : « La femme qui est dans mon lit/N’a plus 20 ans depuis longtemps » (Angelo Rinaldi, « Nouba au Père-Lachaise », article de 1989 repris dans Service de presse, éditions Plon, 1999, p. 344 et 345). Sans doute ces chiffres sont-ils la trace d’un état du texte antérieur à la mise au net.
Je n’ignore pas que, dès sa première édition de 1934, la couverture d’un livre de Jean Guéhenno portait : Journal d’un homme de 40 ans. Ce nombre s’affichait en chiffres sur la couverture (celle des éditions Bernard Grasset, puis, quelques décennies plus tard, celle du Livre de Poche). En revanche, dans le texte, l’auteur n’utilise que « quarante ans », « vingt ans », etc.
Raphaëlle Bacqué, dans Le dernier mort de Mitterrand (Grasset et Albin Michel, 2010), sait quels nombres il convient d’écrire en chiffres et lesquels il convient d’écrire avec des mots. Par exemple lorsqu’elle évoque, p. 73, la durée d’un trajet : « l’on met parfois sept ou huit heures en voiture, depuis Paris » ; ou, p. 184, « l’entrée de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée » ; ou lorsqu’elle mentionne, p. 188, l’âge des deux filles de Gilbert Mitterrand : « Pascale, neuf ans, et Justine six ans, les petites-filles du président » (oubliant toutefois la virgule avant une apposition) ; ou encore lorsqu’elle décrit les effets de l’âge sur le corps pourtant athlétique de François de Grossouvre (ibid., p. 220) : « Torse nu, à soixante-dix ans passés, il était encore un bel homme ».
Raphaëlle Bacqué a fait composer en chiffres les indications d’heure et nous ne saurions le lui reprocher : « autour de 20 heures » (p. 13) ; « Vers 19 h 50 » (p. 15) ; « Nouvel appel à 21 h 2 » (p. 178 ; il est agréable de lire une unité pour une fois non précédée de ce zéro pour affichage à cristaux liquides, qui s’introduit aujourd’hui jusque dans la numérotation des pages de certaines revues) ; les années : « Un suicide sur les bords de la Nièvre, le 1er mai 1993, jour des fêtes ouvrières et des acquis de la gauche » (p. 20). Car « il y a de l’affectation à écrire 1936 “mille neuf cent trente-six” ; c’est si peu naturel que, précisément, cela distrairait le lecteur », écrit avec raison Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, à l’article « Cohen (Albert) ». En chiffres aussi, le calibre d’une arme à feu, et tout ce qui s’apparente à un numéro : « un 357 Magnum Manurhin » (p. 16) ; « sa vieille 204 cabriolet » (p. 34) ; « l’article 74 du Code de procédure pénale » (p. 37 ; on aura remarqué que, dans tout le livre, les majuscules sont distribuées avec beaucoup de discernement) ; « ses bureaux du 33 rue Tronchet » (p. 53 ; il manque juste une virgule avant la désignation de la rue).
Emploi subtil des indications de quantité, tantôt en lettres, tantôt en chiffres : « Grossouvre a déboursé 185 000 francs et en détient 988 parts, Claude son épouse 10 et Anne Pingeot les deux dernières, pour cent francs chacune. » (Ibid., p. 83 ; certes, « Claude son épouse dix » aurait été une meilleure graphie.) « Montant de la transaction : 110 millions de francs. Six mois plus tard, Alsthom a découvert que les actifs de Vibrachoc atteignent péniblement 2 millions de francs. » (Ibid., p. 200.) Le procédé est moins convaincant page 206, lorsque la journaliste écrit : « À la banque Hottinguer, on lui a remis copie de tous les chèques supérieurs à 1 million émis par Pelat depuis 1982. Visiblement, le magistrat savait ce qu’il cherchait. Il a trouvé un chèque d’un montant de 1 million, émis le 18 septembre 1986, à l’intention du notaire parisien chargé de la vente d’un appartement acquis par Pierre Bérégovoy. » Pourquoi ne pas écrire : « chèque d’un montant d’un million » ?
Malheureusement, certaines mentions d’âge sont libellées en chiffres, sans qu’on sache pourquoi : « un homme de 73 ans » (p. 9), « à 76 ans » (p. 15), « à 18 ans » (p. 46), « un homme de 63 ans » (p. 92) ; « elle qui avait 19 ans lorsqu’il est mort » (p. 236)…
Mais globalement, le texte a fait l’objet d’un traitement éditorial soigné.
Certes, on pourrait considérer que les connotations de la graphie « avoir 20 ans » ne sont pas tout à fait les mêmes que celles d’« avoir vingt ans ». Avoir « 20 » ans, avec une telle mise en relief des chiffres, ce serait en avoir vingt, ni plus ni moins, être entre sa vingtième et sa vingt et unième année, tandis qu’avoir « vingt » ans cela signifierait : avoir entre vingt et vingt-cinq ans… Mais il y aurait là une distinction byzantine, à laquelle ceux qui écrivent ou qui impriment n’ont jamais songé.
Il nous arrive de lire, quelle que soit la nature du document : « Après 35 ans de bons et loyaux services… », comme si le nombre avait là une importance démesurée. Il aurait évidemment fallu imprimer : après trente-cinq ans de bons et loyaux services. Et lorsqu’on lit : « Ça fait 4 mois, depuis le 7 avril 2009, que j’ai 18 ans », ou bien : « Johanna, 24 ans, et Kévin, 26 ans, unissent leurs destinées le 30 septembre 2008 », avouons que l’œil s’y perd un peu, bien que l’auteur de chacune de ces phrases ait précisément voulu mettre l’accent sur les données chiffrées qu’il convoque.
De plus, je constate que les imprimeurs de manuels scolaires et de livres d’images, dans le but naïf de leur faciliter l’apprentissage de la langue écrite, ont renoncé à faire savoir aux enfants que les nombres s’écrivent aussi en lettres.
Il existe un petit livre traduit du néerlandais, aux pages en carton, qui raconte, en quelques phrases et en images, une histoire où sont utilisés des nombres. Dans la traduction française, ces nombres sont tous imprimés en chiffres. Or l’auteur-illustrateur néerlandais les avait fait composer en toutes lettres dans l’édition en langue originale. Je le sais, parce que j’ai eu entre les mains un exemplaire défectueux de l’édition destinée au public français, dans lequel quatre pages imprimées en néerlandais se trouvaient reliées par erreur au milieu des autres. Il existe aussi un roman visant le lectorat dit junior, écrit par Michel Amelin, qui avait pour titre Cent vingt minutes pour mourir, lorsqu’il est paru pour la première fois, en 1997, aux éditions Rageot. En 2005, à la faveur d’un retirage, l’éditeur change le titre imprimé sur la couverture et celui-ci devient : 120 minutes pour mourir.
On voudrait empêcher les nouvelles générations d’apprendre l’écriture des nombres en lettres, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
Un jour, il me faudra aussi dire un mot d’une autre mauvaise habitude récemment contractée par les imprimeurs, aidés de leur logiciel de traitement de texte : elle consiste à enregistrer une espace insécable entre tel nombre qu’ils impriment en chiffres et le mot ans.