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29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 21:16

 

4.

Ébahi devant le spectacle que lui offrait l’aquarium d’un restaurant, un petit garçon de sept ans s’est écrié (j’étais à proximité, je l’ai bien entendu) : « Elle s’est assis !… Maman, l’écrevisse du bassin, elle s’est assis sur son cul ! »

Tôt ou tard, nous devions déboucher sur le problème des verbes pronominaux. Nous savons tous que ce chapitre est l’un des plus difficiles de la grammaire française. Mais les écrivains, les journalistes et les éditeurs peuvent-ils se permettre d’ignorer ce chapitre ?

Commençons par quelques révisions.

Lorsque le verbe pronominal a le sens réfléchi (s’éloigner, se promener, se laver – mais non pas : se laver les mains !) ; lorsqu’il a le sens réciproque (se croiser, s’embrasser, « ils se lavent » – l’un l’autre) ; lorsqu’il est essentiellement pronominal (se souvenir) ; lorsqu’il a le sens passif (« De tels événements ne s’étaient jamais vus », équivalent de : n’avaient jamais été vus) ; dans chacun de ces cas, le participe passé s’accorde avec le sujet du verbe.

Je résumerai ainsi cet ensemble de règles :

Du moment que me/te/se/nous/vous/se n’est pas un complément d’attribution, le participe passé s’accorde avec le sujet.

 

Pierre Péan a publié aux éditions Fayard, en 1994, Une jeunesse française : François Mitterrand 1934-1947. Cet ouvrage est républié dans la collection Pluriel des éditions Hachette depuis 2010. Les exemples qu’on va lire sont empruntés à la « Préface inédite », datée du 15 novembre 2010, par laquelle s’ouvre cette édition de poche, p. V : « Et j’ai longuement parlé de sa relation avec les Juifs et Israël, puisque certains s’étaient servi de mon livre pour faire de lui un antisémite. »

Péan l’a probablement oublié, mais quand on écrit : « Corinne s’est servie de l’extincteur », le participe passé s’accorde avec le sujet parce que le se est un pronom réfléchi COD. En revanche, dans la phrase : « Elle s’est servi une limonade », le se est un complément d’attribution, qui n’entraîne pas l’accord du participe passé. On remarquera la présence d’un COD (« une limonade ») mais, étant situé à la droite du verbe, il n’exerce aucune influence sur l’accord du participe.

Pourtant, en d’autres passages du même livre, l’accord du participe passé se fait normalement : « Ils se sont repus des quelques mots d’une lettre que François Mitterrand avait envoyée à l’une de ses amies, le 22 avril 1942. » (Une jeunesse française, p. I de cette même préface.) Phrase tout à fait correcte.

Mari est une adolescente africaine qui vit dans une région en guerre : « Elle a revêtu le grand T-shirt que Seymour lui a donné pendant la fête d’anniversaire à la villa Stefan. Elle s’en est servi pour dormir par terre, il est couleur de boue […]. » (J. M. G. Le Clézio, Histoire du pied et autres fantaisies, « L’arbre Yama » ; éditions Gallimard, NRF, 2011, p. 145.) Le Clézio commet la même faute que Pierre Péan, en omettant d’accorder le participe passé du verbe se servir alors que son sujet est du féminin.

Le 19 juillet 1995, un article de Tony Judt paraissait dans le New York Times, article que Jacques Derrida résume en ces termes : « Avant d’approuver Chirac et de conclure que, je cite : “It is well that Mr Chirac has told the truth about the French past”, l’auteur de Past Imperfect avait néanmoins dénoncé le comportement honteux, à ses yeux, des intellectuels français. Ceux-ci, pendant un demi-siècle, s’étaient, selon lui, fort peu soucié de cette vérité et de sa reconnaissance publique. » (Jacques Derrida, Histoire du mensonge : Prolégomènes ; éditions Galilée, 2012, p. 64.) Le verbe « s’étaient soucié » comporte un complément d’objet direct placé à gauche du participe passé : le pronom réfléchi se. Le participe soucié aurait donc dû s’accorder avec ce pronom réfléchi, qui renvoie au démonstratif ceux-ci.

« Je me suis soudain souvenu que j’aurais dû parler à maman des archives de Valentine première et que je ne l’avais pas fait. » (René Reouven, Un trésor dans l’ombre, éditions Mango Jeunesse, 2011, collection Chambres noires, p. 100.) Puisque le pronom je renvoie à la narratrice, une lycéenne prénommée Valentine (cette narratrice fait allusion, dans cette phrase, à une autre Valentine, son ancêtre), l’auteur aurait dû écrire : « Je me suis soudain souvenue que… ».

Précisons que dans se souvenir, s’évanouir, s’emparer, le pronom me/te/se/nous/vous/se n’est pas exactement réfléchi : il fait corps avec le verbe, il est indissociable du verbe. Les verbes de ce type sont donc essentiellement pronominaux. Cela signifie qu’il n’existe pas de verbe « souvenir », « évanouir » ou « emparer » (sauf dans San-Antonio, mais cet écrivain s’adresse à des lecteurs qui apprécient la plaisanterie grammaticale).

Le participe passé du verbe se souvenir (verbe essentiellement pronominal) s’accorde avec le sujet de celui-ci. Dans ce cas, la présence d’une complétive introduite par que (en l’occurrence : « que j’aurais dû parler à maman des archives de Valentine première », à laquelle en est coordonnée une autre : « que je ne l’avais pas fait ») n’exerce aucune influence sur l’accord du participe passé. L’élément qui se révèle donneur d’accord est le sujet, auquel le pronom réfléchi (« me ») ne fait que renvoyer.

Pour mieux comprendre cette règle, grâce à deux modèles faciles à mémoriser, retenez qu’il faut écrire : « Elle s’est souvenue que… » et « Elle s’est juré que… ».

Attention : se rappeler, qui ressemble à se souvenir, n’est pas un verbe essentiellement pronominal. Le pronom se est ici complément d’attribution. On écrit : « Ils se sont souvenus que… », « Elle s’est souvenue que… », mais : « Ils se sont rappelé que… », « Elle s’est rappelé que… ».

Bref, comme vous l’aurez compris : le participe passé d’un verbe pronominal s’accorde toujours avec le sujet, sauf lorsque me/te/se/nous/vous/se est complément d’attribution. Il peut très bien y avoir une complétive objet direct située à droite d’un verbe essentiellement pronominal : l’accord se fera toujours avec le sujet.

Dans la phrase suivante, figure à la fois un pronom réfléchi COD et une complétive COD, sans que le verbe soit essentiellement pronominal. Notre raisonnement sera exactement le même : « Les officiers se sont assurés que la ligne de chemin de fer n’était pas coupée. » Le pronom se détermine l’accord du participe passé, et on n’a pas à tenir compte de la présence d’une complétive située à droite du verbe. (Ne pas confondre avec : « Les insurgés se sont assuré le contrôle de la ville », où se est, comme on dit en grammaire latine, un pronom réfléchi indirect). Un autre verbe qui n’est pas essentiellement pronominal, mais où le pronom se n’est pas réfléchi indirect, c’est s’apercevoir : « Elle s’est aperçue que… » (le pronom se n’y a pas de fonction grammaticale précise).

Michel Houellebecq s’est hélas trompé d’analyse en écrivant les lignes suivantes :

« – [… A]u départ GQ [= un magazine pour hommes] n’était pas ciblé pédés, plutôt macho second degré : des bimbos, des bagnoles, un peu d’actualité militaire ; c’est vrai qu’au bout de six mois ils se sont aperçu qu’il y avait énormément de gays parmi les acheteurs, mais c’était une surprise, je ne crois pas qu’ils aient réussi à cerner exactement le phénomène. » (Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, 2005, p. 39 ; la faute que contient cette phrase a été maintenue dans le Livre de Poche, 2007, p. 38.)

Bref, retenez bien : « Elle s’est aperçue que… », « Elle s’est souvenue que… », « Elle s’est juré que… ».

Et retenez ceci : dans le cas où me/te/se/nous/vous/se est complément d’attribution, il arrive que le verbe pronominal possède un COD antéposé. L’accord du participe passé se fait alors avec ce COD : « La limonade que Mathieu s’est servie (n’avait plus de bulles). » Le participe passé s’accorde avec le pronom relatif que (représentant limonade) ; cet accord est parfaitement normal, bien que tout verbe pronominal soit construit avec l’auxiliaire être. Si la phrase était : « Cette limonade, Mathieu se l’est servie », l’accord s’expliquerait, de la même façon, par la présence du pronom personnel la (réduit à l’) avant le verbe, ce pronom représentant limonade.

Récapitulons. Lorsque me/te/se/nous/vous/se est complément d’attribution (COI ou COS, peu importe), le verbe pronominal peut n’avoir aucun COD (« Elle s’est menti », « Elle s’en est voulu », « Ils se sont téléphoné », « Ils se sont succédé », « Elle s’est plu à… », « Elle s’est permis de… »), auquel cas le participe passé reste invariable ; peut avoir un COD postposé, auquel cas il n’y a pas non plus d’accord du participe passé (« Jeanne s’est versé des parfums sur la tête ») ; peut avoir un COD antéposé, auquel cas le participe passé s’accorde en genre et en nombre avec lui (« On aimerait connaître les parfums que Jeanne s’est versés sur la tête »). En italique : le COD.

 

Dans le texte d’une communication intitulée « Antimémoires ou autofiction ? » (Modernité du Miroir des limbes : Un autre Malraux ; colloque organisé à la Sorbonne en juin 2008 sous la direction d’Henri Godard et de Jean-Louis Jeannelle ; éditions Classiques Garnier, 2011, p. 89), Jacques Lecarme écrit : « On voit bien comment des modes se sont succédé et se sont substitué pour Malraux, pour Sartre, pour Yves Saint-Laurent ; […]. » La réception de l’œuvre de chacun des trois artistes cités s’est modifiée, parfois de leur vivant, sous l’effet de modes successives. « Se sont succédé » : correct ; « se sont substitué » : accord omis, même si la faute ne s’entend pas. Cette faute est d’autant plus surprenante que l’auteur a veillé à répéter le pronom se, qui joue d’abord le rôle d’un réfléchi indirect, puis d’un réfléchi direct.

« Evelyne Sullerot, pionnière de la contraception [sic, pour : pionnière du combat en faveur de la contraception], s’est dit surprise de ce qui nous attendait “derrière la porte” : la ruine de la paternité et de la transmission. » (Bruno Viard, Houellebecq au laser : La faute à Mai 68 ; éditions Ovadia, collection Chemins de pensée, 2008 ; p. 112.) Évelyne Sullerot s’est dite surprise. Même Joseph Hanse, qui pourtant justifie l’invariabilité dans plusieurs constructions voisines, considère que l’accord est ici recommandé par la logique et par l’usage, citant comme exemple à imiter la phrase que voici : « Elle s’est faite la protectrice des réfugiés ». (Voir J. Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, troisième édition, Duculot, 1994, p. 336, dans l’article « Écho – se faire l’écho de… »).

 

Quand on signifie nous, il vaut mieux mettre au pluriel le participe passé construit avec être :

« J’ai repris Suzy par le bras. On s’est éloigné. » (Olivier Maulin, Les Évangiles du lac, l’Esprit des péninsules, 2008, p. 235.) Plus bas dans la même page : « On s’est dirigé vers le buffet qui débordait de charcuterie […]. » Certes, l’auteur a cru bien faire. Mais il aurait dû savoir que, si le sens indéfini du pronom on est nettement écarté, l’accord du participe et de l’adjectif est obligatoire (voir J. Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, troisième édition, Duculot, 1994, p. 615, dans l’article « On »). Il faut donc écrire : On s’est éloignés, on s’est dirigés.

« En 2005, Glen [= Glen Pitre, metteur en scène louisianais,] était venu me rendre visite à Paris, avec des bouteilles de sauce forte à mon nom, et l’on s’était embrassé en s’appelant cousin. » (Bertrand Tavernier, Pas à pas dans la brume électrique, Flammarion, 2011, p. 14.) Il y a là  un mélange indigeste de français populaire, qui substitue au nous le pronom on, et d’hypercorrection : voyez ce « l’ » ajouté devant on, voyez ce participe passé mis au singulier – ainsi que l’attribut du COD (« cousin »).

 

Les cas d’accord intempestif ne sont pas rares.

« Il va, en ce mois de mars 1979, dans le bureau d’Elsa. Il cherche Bonsoir, Thérèse qu’il a perdu […] en 1938. Moment où il a perdu la main et où Elsa s’est appropriée sa langue. » (Jean Ristat, Aragon, l’homme au gant ; éditions Aden, 2011, p. 35.)

« Clotilde s’est levée pour la prendre [= Suzy] dans ses bras et l’embrasser. Elles se sont chuchotées dans les oreilles en ricanant. » (Olivier Maulin, Les Évangiles du lac, l’Esprit des péninsules, 2008, p. 87.)

« Un matin, sur la route entre le lac et le village, nous avons croisés Jenifer installée sur le bas-côté, une petite table devant elle avec des fruits disposés dessus et des petits bouts de carton indiquant le prix. » (Toujours dans Les Évangiles du lac, p. 166-167.)

« Cet ouvrage dresse la notice [sic] des 265 papes qui se sont succédés sur le trône de saint Pierre, passant en revue leur pontificat, leur vie, leurs vicissitudes et leurs vices… » (Javier Coll, Histoire noire de la papauté, traduit de l’espagnol par Marie-Christine Seguin, éditions Yago, 2011 ; quatrième de couverture.)

« Même la mère de Stevenson, venue voir son fils malade à Honolulu, s’en est rendue compte […] » (Un trésor dans l’ombre, p. 155).

« – On s’est parlés par webcam chaque semaine […]. » (Antoine Pinchot traduisant Robert Muchamore, Cherub, Mission 11 : Vandales ; éditions Casterman, 2010 ; édition originale grand format, p. 127.) Au lieu de : « On s’est parlé ». Non pas à cause du pronom on, bien sûr, mais parce que le se est complément d’objet indirect.

« Je suis sorti vers six heures et demie, à l’aventure ; aperçu rue de Rennes un gigolo nouveau, cheveux sur la figure, mince boucle à l’oreille ; comme la rue B. Palissy était entièrement déserte, nous nous sommes parlés ; il s’appelait François […]. » (Roland Barthes, « Soirées de Paris », texte inédit de 1979, inclus dans le recueil Incidents, éditions du Seuil, 1987, p. 87.)

Il arrive aussi à l’académicien Michel Déon de manquer de vigilance :

« On comprend que ces deux êtres [= Sarah et Georges] se soient portés, se portent encore, malgré la séparation, un attachement animal beaucoup plus intelligent et durable que l’amour. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur », Gallimard, 2010, p. 91.) Curieusement, la faute était déjà présente dans la première version du texte : « J’ai, à la longue fini par comprendre que ces deux êtres se sont portés, se portent encore malgré la séparation, un attachement animal beaucoup plus intelligent et durable que l’amour. » (Édition de 1970, collection NRF, p. 75.) L’absence de la deuxième virgule, après « à la longue », est une coquille de typographe : dans ce texte encore composé en plomb, le caractère manquant a laissé un petit blanc au bout de la ligne.

Dans l’édition de 2010, le meilleur de la phrase a été conservé : l’évocation de l’« attachement animal », « intelligent », « durable », qui unit le personnage de Georges Saval à sa femme. De menus détails ont été transformés, sans qu’il me soit possible de juger telle version supérieure à l’autre. Mais le participe « portés » aurait dû être mis au masculin, c’est-à-dire rester invariable, puisque le pronom se est complément d’attribution et que le COD (« un attachement ») est placé à la droite du verbe. Comment cet accord erroné n’a-t-il pas sauté aux yeux de l’écrivain ou du relecteur d’épreuves ?

La faute n’est parfois que pour l’œil. Mais que de fois nous entendons de telles phrases, prononcées par une femme : « Je me suis permise de vous appeler », ou : « Si j’avais su la vérité, jamais je ne me serais permise d’intervenir. » (Voir la phrase citée dans la troisième section : « J’ai fait beaucoup de choses qui m’ont permise d’apprendre le métier »…) Au lieu de : « Je me suis permis de vous appeler », « jamais je ne me serais permis d’intervenir », – que la phrase soit dite par un homme ou par une femme !

« Je suis montée au clocher, j’ai caché mes socquettes, je me suis mise du rouge à ongles qu’une voisine m’avait donné, j’ai remonté ma jupe et resserré ma ceinture. » (Virginie Buisson, L’Algérie ou la mort des autres, éditions Gallimard, collection Scripto, 2012, p. 50.) C’est une femme qui parle. Elle raconte son adolescence dans l’Algérie en guerre. L’éditeur affirme que Virginie Buisson et la narratrice sont la même personne. Le texte est sobre et très concis, au point d’en être parfois énigmatique.

Dans la première édition du livre, publiée en 1978 par la Pensée Sauvage, la phrase figurait, identique, à la page 55. La faute n’est donc pas toute jeune.

 

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