Le C.O.D. antéposé, éventuellement sous la forme du pronom relatif que, entraîne de moins en moins souvent l’accord du participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir :
« Il y a des choses que je savais et que je n’ai pas mis dans mon livre. »
« La betterave qui a sauté du camion, je me la suis pris en plein front. »
« La directrice de la pension s’est pris d’affection pour Marianne Oswald. »
« Elle ne s’est jamais plaint. »
« Je suis vraiment content que tu évoques Annie Ernaux, que j’ai récemment découvert avec La place. »
« Dans aucune des lettres que j’ai écrits, je n’ai demandé l’interdiction de ce reportage. » Mais peut-être faudrait-il transcrire cette phrase en dépossédant le participe écrit de toute marque d’accord, y compris celle du pluriel : « aucune des lettres que j’ai écrit » ?
« Je vais vous répéter exactement la phrase qu’il a dit. »
« Les librairies de centre-ville sont soumis à des loyers exorbitants. » (Entendu sur France Culture le 24 avril 2010. L’interviewée a prononcé : « soumi’ à ».)
Plus aucune femme ne dit : « Ce qui m’a séduite dans ce livre, c’est… », etc. Non, les femmes disent maintenant : « Ce qui m’a séduit dans ce livre ».
En 1971 déjà, Serge Gainsbourg chantait : « Ça c’est l’histoire / De Melody Nelson / Qu’à part moi-même personne / N’a jamais pris dans ses bras / Ça vous étonne / Mais c’est comme ça ». (Premier couplet de la chanson Ballade de Melody Nelson ; texte de Serge Gainsbourg, musique de Jean-Claude Vannier, 1971.) Mais on se rappelle peut-être que Brassens enregistra en 1954 la chanson La première fille, dans laquelle figurait ce même non-accord du même participe passé : « Jamais de la vie / On ne l’oubliera / La première fille / Qu’on a pris dans ses bras »… La version de l’album fait clairement entendre l’omission du son s (« pri »).
Dès l’année suivante, où il réenregistra cette chanson dans le studio d’Europe 1 pour une série d’émissions diffusées à l’antenne entre novembre 1955 et février 1956, Brassens rectifia l’accord et le fit entendre. Cette fois, il laissa au vers sa longueur de six syllabes (en prononçant le s mais en omettant le e du participe passé : « priz’ dans »). Plus tard, lorsqu’il reprenait cette chanson en concert, il le transformait en vers de sept syllabes dans le premier couplet où il apparaissait (la prononciation du e du participe prise, tout à fait légitime devant l’initiale consonantique du mot suivant, entraînant cet allongement du vers), puis il revenait aux six syllabes (toujours en faisant entendre le s) dans les autres couplets, variations que l’organisation métrique assez libre du texte permettait sans inconvénient.
En 1972, Michel Sardou : « Les pauvres ont besoin de l’Église / C’est un peu là qu’ils sont humains / Brûler leur Dieu est la bêtise / Qu’ont déjà commis les Romains »… (Danton, paroles de Michel Sardou et Maurice Vidalin, musique de Jacques Revaux.) Un peu plus tard, en 1974, le président Giscard d’Estaing évoquait publiquement : « les décisions que j’ai pris » et « toutes les réformes que je vous avais promis ».
Nous voyons ce déni d’accord se répandre dans les livres que publient les maisons les plus prestigieuses :
« Sur le terrain éducatif, en particulier, les réformes que les contestataires des années 1960 ont revendiqué, puis mis en œuvre dans les décennies suivantes, ont suivi une voie que les États-Unis avaient déjà tracée. » (Olivier Rey, Une folle solitude : Le fantasme de l’homme auto-construit ; éditions du Seuil, 2006, p. 235.)
« Danielle Mitterrand, se piquant d’avoir gardé les idéaux de gauche que son président de mari paraît avoir sacrifié à la realpolitik, soutient publiquement les opposants du Polisario. »
« Plus tard, lorsque des collaborateurs s’étonneront tout haut des incessants allers-retours du conseiller à Tunis, dans des avions du Glam, François Mitterrand les arrêtera d’un geste : “Quand Ben Ali a été élu président, Grossouvre a été la première personne qu’il ait appelé !” » (Ces deux derniers extraits sont tirés de la page 108 de l’essai de la journaliste Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010.) Et puis, bien sûr, il faudrait parler d’allers-retours entre un lieu et un autre, plutôt que d’allers-retours « à » tel endroit.
« Le train avait atteint sa vitesse lorsque Victor remarqua la petite sacoche qu’avait laissé son éphémère compagnon de voyage. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 394.)
« [Des dessins et des lithographies oubliés depuis des lustres au fond de son atelier, Thierry Blin aurait pu tirer] un bon prix chez un brocanteur spécialisé et peu regardant sur l’origine, mais la redoutable Brigitte, sa comptable, se serait vite aperçu de leur disparition. » (Tonino Benacquista, Quelqu’un d’autre, éditions Gallimard, collection NRF, 2002 ; collection Folio, p. 208.)
« [L’]idée du Trickpack [= un objet inventé par le personnage] avouait une certaine fantaisie, celle qu’il laissait s’exprimer quand il était éméché, mais son esprit créatif s’arrêtait là, dans un surplus d’absurdité dont l’humanité se serait bien passé. » (Ibid., p. 274.)
Même dans la prose romanesque très travaillée de Pierre Jourde :
« On s’attarde sur les traits d’une voisine de compartiment, on est certain de l’avoir vue, on ne sait plus où, le train s’arrête, elle descend, elle disparaît avec la petite énigme irrésolue. Ce n’était peut-être que l’énigme de sa singularité, qu’un moment on a pris pour une reconnaissance. » (Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 13.) L’antécédent du pronom relatif que étant le nom énigme, le participe pris ne pouvait être mis qu’au féminin. « François disait que sa mère avait tenté une fois, alors qu’il devait avoir six ans, de supprimer presque complètement les séjours chez l’aïeule. Elle s’y était pris trop tard. » (Ibid., p. 198.) Jourde se montre parfois plus attentif : « À aucun moment il [François] ne m’a donné d’explications sur la direction qu’avait prise sa vie […]. » (Ibid., p. 208.)
Et on voit surgir sous la plume de Charles Dantzig, que la lecture de son Dictionnaire égoïste de la littérature française devrait nous faire considérer comme un orfèvre de la langue française :
« Cette star de cinéma a joué dans L’Autre Femme de Tarzan, La Barcarolle de Broadway et une adaptation de La Lettre écarlate [sic pour l’italique appliquée seulement aux deux derniers mots] qu’elle a produit elle-même non sans la transformer en histoire d’amour entre une étudiante et un champion universitaire de football américain. » (Charles Dantzig, préface au roman Tante Mame de l’Américain Patrick Dennis, p. X ; Flammarion, 2010.) La star de cinéma que cet extrait évoque est un personnage de fiction, imaginé par le romancier Patrick Dennis. J’ai tout respecté, le style, la ponctuation, le participe passé non accordé avec le C.O.D. antéposé, et même cette incroyable négligence typographique que j’ai signalée entre crochets. Oui, le texte est vraiment imprimé ainsi dans le livre.
Simple coquille d’imprimerie ? Résultat d’un repentir qui n’a pas été étendu à toute la phrase ? Dans ce fameux Dictionnaire égoïste de la littérature française, on lit ceci, à propos de Jean Giono (Grasset, 2005, p. 340) : « [I]l est resté en prison jusqu’en janvier 1945 sans avoir été inculpé ; il avait abrité des résistants et sa pièce Le Voyage en calèche avait été interdit par les Allemands ». J’en suis moi-même tout interdit… Certes, dans un aussi gros livre, quelques défaillances sont inévitables.
Ce qui me frappe le plus, dans cette disparition des accords, est précisément que les locuteurs ne sentent plus leur utilité, leur nécessité. Les accords se sont mis à heurter. Font-ils trop entendre le genre, trop entendre le sexe ? Mais les mêmes qui refusent ces accords élémentaires, par exemple les femmes qui parlent d’elles-mêmes en laissant au masculin tous les participes passés (« Mon mari m’a beaucoup surpris », « Je me suis inscrit sur Facebook »), se mettent à faire des accords inédits, interdits par la grammaire, prononçant ou écrivant des phrases telles que : « Je me suis faite draguer par un tas d’imbéciles », « Franck m’a faite rire pendant tout le repas », etc. ; alors que le participe fait, en tant que semi-auxiliaire (dans la périphrase faire + infinitif ou se faire + infinitif), avait été décrété invariable en toute circonstance.
La phrase suivante, en revanche, est parfaitement correcte :
« Et je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je me suis mise à pleurer sur mon plateau, mes choux de Bruxelles et ma crème au caramel. » Celle qui parle est la narratrice du roman de Jérôme Leroy La grande môme (2007, éditions Syros, coll. Rat noir, chap. 5, p. 80). Le pronom personnel me n’est pas le C.O.D. du verbe a pris, mais un complément d’objet indirect, comme dans Qu’est-ce qui lui prend, J’ignore ce qui leur a pris, etc. On sait que quelques bons auteurs ont écrit : « ce qui les a pris », « ce qui l’a prise », « Qu’est-ce qui les prend ». Mais la construction précédente est plus courante et, probablement même, plus classique.
Dans les exemples rassemblés pour le présent billet, l’accord du participe passé des verbes pronominaux n’a pas été distingué de celui des autres participes. Or les gens ont tendance à penser que, dans le cas des verbes pronominaux, l’accord du participe passé obéit à une logique particulière. Pour vous convaincre qu’il n’en est rien, et surtout pour vous enseigner les bonnes questions qu’il faut se poser face à un verbe pronominal employé à un temps composé, lorsqu’on doit y faire l’accord du participe passé ou lorsqu’on veut vérifier si le participe passé y est correctement accordé, je vous invite à lire cet article plus récent : L’accord du participe passé : stade terminal (4). (Remarque ajoutée en 2020.)