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26 avril 2010 1 26 /04 /avril /2010 12:03

J’enlève énormément de majuscules lorsque je relis un manuscrit destiné à la publication, j’en raye beaucoup, par pur agacement, lorsque je lis un livre ou un document déjà imprimé. Nous vivons à une époque qui en met dix fois trop, généralement par ignorance. Il paraît que Luther a décrété que tous les substantifs de la langue allemande prendraient la majuscule, pour que les hommes qui avaient appris à lire et à écrire ne fussent plus hantés par la crainte de confondre les noms communs et les noms propres. Eh bien, les Français d’aujourd’hui en sont presque venus à recourir au même pis-aller, ayant perdu tous leurs repères dans l’usage de la langue écrite.

On met tant de majuscules à tort et à travers aujourd’hui, que les élèves des écoles et des collèges n’arrivent plus à s’en passer et écrivent « Complément d’Objet Direct », « Complément du Nom », et ainsi de suite. Ils y sont parfois encouragés par leurs maîtres et par leurs professeurs… Mais c'est puéril : comme si on risquait d’oublier le lien entre l’abréviation COD et l'expression en toutes lettres ! Ce n’est pas parce qu’on écrit P.S. (ou PS) en capitales qu’on doit cesser de parler d’un post-scriptum, avec une minuscule à chacune des initiales. Ce n’est pas parce qu’on écrit ZEP en capitales qu’on doit cesser de parler d’une zone d’éducation prioritaire, ni parce qu’on emploie le sigle PCF qu’on doit cesser de parler du parti communiste français.

Ni les noms des jours, ni ceux des mois ne devraient s’écrire avec une majuscule en français. C’est par américanisme que nos contemporains écrivent et font imprimer : « en ce Lundi 26 Avril… ». Le même genre d’usage aberrant s’est imposé dans les titres de chansons. Sous prétexte qu’à l'intérieur des livrets accompagnant les disques compacts on trouve The Man Who Sold The World, on imprime désormais : Elle A Les Yeux Révolver, absurdité que les éditeurs de livres eux-mêmes ont commencé à imiter. J’en vois la preuve dans l’album Les Bêtes d’Ombre, par Anne Sibran et Stéphane Blanquet (Gallimard Jeunesse, collection Giboulées, 2010), dont le titre est imprimé sur la couverture toutes majuscules sorties, alors qu’à l’intérieur du livre, dans le texte, on trouve sagement écrit : « bêtes d’ombre ».

Une Assemblée nationale, une Éducation nationale… peuvent bien s’abréger A.N. ou É.N., l’adjectif national ne prend pas la majuscule en français. Dès lors qu’il signifie : « qui appartient à tous les citoyens », laissons cet adjectif être modeste et démocratique. On a toujours écrit Assemblée nationale, Éducation nationale, selon la même règle qui veut qu’on écrive la Troisième République ou la Grande Armée, l’adjectif ne prenant une majuscule que quand il est placé avant le nom avec lequel il forme locution.

Certes, il existe une majuscule employée par déférence. Ainsi, on écrit Monsieur le Comte (plutôt que monsieur le comte) quand on s’adresse à lui, le titre étant mis en apostrophe. Mais quand on parle du même individu à la troisième personne, il convient d’écrire le comte de X (ou le comte tout court), sans majuscule au titre nobiliaire. Ces subtilités sont de moins en moins connues. On pourrait juger admissible la suppression de la majuscule dans les deux cas (à condition d’ôter aussi, dans l’apostrophe, celle mise à l’initiale de Monsieur, pour l’équilibre), mais la tendance sera plutôt à l’ajout d’une majuscule intempestive dans le cas de la phrase à la troisième personne. Remarque : lorsque le général de Gaulle n’est désigné que par son grade, le mot a droit à une majuscule de révérence : le Général ; mais ce traitement de faveur est réservé à un petit nombre de figures historiques (dans le cas du maréchal Pétain, le traitement de faveur aura été de courte durée).

Hélas, les médias et une partie des imprimeurs croient que la majuscule, ailleurs qu’à l’initiale d’un nom propre, est toujours un ornement, une marque de respect, une manière d’ennoblir une dénomination, quand elle sert essentiellement à personnifier un abstrait. Nous aussi, les instruits, nous nous mettons à écrire « Éducation Nationale », « Président de la République », « Service National » ou « Marine Nationale », alors qu’il faudrait écrire président de la République, service national, marine nationale ; aucun des noms président, service et marine n’étant un abstrait personnifié, contrairement à République ou à Éducation. C’est pour susciter une personnification que Baudelaire met une majuscule au nom d’un mois, dans le célèbre vers : « Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres… »

Mais n’encombrons pas les esprits de subtilités excessives. Il n’est pas interdit d’écrire : la Gendarmerie nationale, la Marine nationale. L’essentiel est de ne pas mettre de majuscule à l’adjectif, puisqu’il suit le nom.

 

L’abus actuel des majuscules me semble lié au besoin qu’ont les spécialistes de toute espèce de s’exprimer par sigles et par abréviations.

Il y a encore quelques années, le conférencier considérait comme un manque d’éducation le fait d’infliger à son auditoire des suites de lettres qui ne seraient pas comprises de tous. La faculté d’abréger était encore, comme chez les Romains et chez les copistes du Moyen Âge, une commodité de l’écriture. Elle n’était guère admise à l’oral. On avait tendance à restaurer, pendant la lecture à voix haute, les lettres manquantes des expressions abrégées.

Maintenant les journalistes, les sociologues, les psychologues, et tous les fonctionnaires, nous obligent à entendre chaque jour des dizaines de sigles dont on est obligé ensuite d’aller avouer humblement qu’on en ignore la signification, quand on l’ose. L’orateur croit-il qu’il gaspillerait son souffle vital s’il parlait quelques secondes de plus, se contraignant à articuler l’énoncé complet ? Il faut sans doute voir dans ce goût pour les sigles et pour les abréviations une forme d’intimidation culturelle. Depuis que la science s’est démocratisée, le conférencier redoute de paraître trop peu supérieur à son auditoire et multiplie les signes extérieurs de scientificité. Les abréviations font maintenant partie de ce répertoire de gadgets, elles appartiennent à la panoplie du terrorisme intellectuel.

Dans un contexte à peine différent, certains fonctionnaires prennent plaisir à remplacer la dénomination d’Éducation nationale par celle d’« Éhenne » (É.N.), comme si ces deux initiales étaient plus aptes à exprimer la gloire de la science pédagogique, ou comme si l’adjectif national s’était chargé de connotations trop négatives pour rester associé plus longtemps à la notion d’éducation. L’abréviation nouvelle peut aussi faire sourire : on croit y entendre le mot géhenne. Ce choix n’est pas inapproprié, si l’on songe à l’ambiance qui règne dans certains de nos collèges et de nos lycées…

 

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