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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 22:44

On constate dans la prose narrative des quinze dernières années, notamment dans les romans, un refus obstiné, voire maniaque, de l’imparfait du subjonctif, alors que c’est parfois le seul temps syntaxiquement acceptable. Mais ce temps choque les générations d’étudiants en lettres qui ont acquis, sous l’influence de la critique littéraire des années 1950 et 60, une hostilité de principe à la culture bourgeoise, et peut-être aussi les directeurs de collection qui se veulent fidèles à l’esprit antibourgeois de leur propre formation intellectuelle au temps du structuralisme… Ils le remplacent alors par le subjonctif présent, sans jamais se demander si le surgissement de ce temps ne faussera pas la cohérence interne de toute la phrase.

Prenons quelques exemples. Voici Jean-Michel Delacomptée, Langue morte : Bossuet (Gallimard, collection L’un et l’autre, 2009), p. 57 : « [Sa belle-soeur] était douée d’une intelligence supérieure et menait son existence à sa guise, sans souci de la rumeur. Bossuet aurait préféré qu’elle entre au couvent. »

C’est entrât qui convient ici.

« Alex n’avait jamais désiré devenir espion […]. Crawley était la dernière personne qu’il souhaitait rencontrer. » (Anthony Horowitz, Skeleton Key, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, 2002, Le Livre de Poche jeunesse, p. 25.) La phrase aurait dû comporter : « souhaitât rencontrer », ou « eût souhaité rencontrer », seuls choix admissibles dans son contexte. Le présent du subjonctif aurait créé une incohérence temporelle trop criante (« était la dernière personne qu’il souhaite… »). La traductrice l’a donc rejeté instinctivement, puis elle a cherché une autre solution. Elle s’est décidée pour l’un des temps passés de l’indicatif, mais le mode indicatif est un choix aussi peu acceptable dans ce contexte que l’aurait été le choix du présent du subjonctif. Le souhait n’a pas été formulé par Alex avant sa rencontre avec Crawley, ce n’est pas un souhait formulé dans le réel et portant sur le réel (comme dans les phrases du type : « Mon frère est la dernière personne que ma mère a souhaité voir avant de partir »). C’est un souhait dont la possibilité même n’est envisagée que rétrospectivement, après l’apparition de Crawley. D’où l’impérieuse nécessité du subjonctif ; et pas du subjonctif présent !

Lu dans La traque, par Muriel et Patrick Spens (Le Cherche-Midi, 2010, p. 45) : « Car Eberhardt n’en faisait pas mystère, il était un nazi de la première heure […] ! Il avait connu, dans des cercles ésotériques bavarois, les Goering, Hess, Rosenberg et consorts, avant même qu’Adolf Hitler ne les rencontre lui-même et n’en fasse les cadres de son mouvement. » La phrase est parfaitement conforme à la norme actuelle, mais j’aurais préféré lire : « avant même qu’Adolf Hitler ne les rencontrât lui-même et n’en fît les cadres de son mouvement ». Pourquoi des romanciers qui situent leur histoire dans le contexte des années 1930 se privent-ils de ce moyen simple de crédibiliser la langue parlée et entendue par leurs personnages ?

Bien sûr, c’est par peur de paraître affecté, pompeux. Or le rôle de la syntaxe est de faire tenir les mots ensemble, solidement et durablement. Sauf en cas de recours volontaire à des archaïsmes ou à des formes de préciosité, la syntaxe n’est pas porteuse de sens par elle-même. Veut-on simplifier les usages du français, donner naissance à un outil de pure communication, à une langue artificiellement neutralisée, qui soit débarrassée de toutes les locutions considérées comme « bourgeoisement » marquées ? Ce n’est pas en ignorant les contraintes imposées par la syntaxe qu’on y parviendra. L’histoire de la langue ne peut pas être extirpée de la langue, sans que des dommages irréversibles soient infligés à celle-ci. Toute langue est majoritairement composée de contraintes héritées, dont on peut déjouer certains effets, mais qu’on ne peut pas se contenter d’ignorer.

Le présent du subjonctif est un temps. À ce titre, il est inclus dans un système. Il exprime la simultanéité, mais aussi le futur proche (dans le cadre de l’expression du vœu, du souhait ou de la concession). Cela fait déjà un éventail assez ouvert. Il existe bien quelques cas où le verbe d’une subordonnée se met au subjonctif présent par attraction modale, mais il ne faut pas forcer ce temps à exprimer, en plus des siennes propres, toutes les nuances naguère associées au subjonctif imparfait.

 

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