Le tour n’avoir de cesse a toujours été d’un maniement délicat. Il exprime l’effort, les tentatives successives, voire infructueuses, en vue d’atteindre un but lointain ; de sorte qu’il est bien venu dans la phrase suivante : « Accablé sous le poids d’une faute morale, Lord Jim n’a de cesse de se racheter. » Malheureusement, la phrase contient une malfaçon qui en amoindrit la précision et la vigueur. Son auteur aurait dû écrire, respectant la forme qu’avait conservée cette tournure pendant plusieurs siècles : « Lord Jim n’a de cesse qu’il ne se soit racheté ».
Dans mon Petit Larousse de l’an 2000, on ne trouvait encore que la construction classique : « n’avoir de cesse que… ne… », mais on me dit que le Larousse dernière mouture accepte la tournure litigieuse et la donne même pour correcte. Or la construction récente a le grave défaut de ne plus nous laisser percevoir que cesse y signifie « répit ».
« N’a de cesse qu’il ne se soit racheté » = « n’a de répit qu’il (c’est-à-dire : avant qu’il) ne se soit racheté », et on notera la présence du passé résultatif. À ce propos, une phrase que Renaud Camus propose à titre d’exemple, dans son remarquable Répertoire des délicatesses du français contemporain (éditions P.O.L, 2000, p. 91), pour illustrer sa propre définition de n’avoir de cesse, me semble irrecevable : « Elle n’a pas de cesse qu’il ne la remarque. » Il faudrait dire : « qu’il ne l’ait remarquée ».
La phrase suivante est due à Pierre Jourde : « Incapables de professer ou de se consacrer à la recherche fondamentale, mais doués pour la bureaucratie, soumis à la hiérarchie et pleins de zèle envers la religion pédagogique, ils n’ont eu de cesse qu’ils se faufilent dans les ISFP [= instituts supérieurs de formation pédagogique] lorsque le Système les a créés. » (Jourde, Festins secrets, chapitre IX, éditions l’Esprit des péninsules, 2005, p. 187 ; édité en poche dans la collection Pocket en 2007, p. 171.) Au lieu de : « ils n’ont eu de cesse qu’ils ne se soient faufilés ». Cela paraîtra lourd à certains, mais au moins c’est grammatical.
Certes, il semble qu’on puisse supprimer l’adverbe ne, donc la phrase : « ils n’ont eu de cesse qu’ils se soient faufilés » ne serait pas incorrecte.
Mais en employant n’avoir de cesse avec la préposition de, on commet l’erreur consistant à croire qu’un nom d’action est toujours suivi de la même préposition que celle avec laquelle se construit le verbe correspondant. En l’occurrence, ce n’est pas parce que cesser se construit avec un complément introduit par de, que le nom dérivé du verbe peut se construire de la même façon.
Lorsque les écrivains emploient « n’avoir de cesse de » comme un synonyme, qu’ils croient raffiné, du verbe courant « ne pas cesser de », leur gaucherie est sans excuse. « La Campagne de France était un journal, l’auteur n’a eu de cesse de le rappeler », écrit ainsi Renaud Camus dans Du sens (essai paru en 2002, éditions P.O.L, p. 39). Cette tournure n’offre pas la plus légère nuance de sens par rapport à la formulation la plus simple, la plus ordinaire, qui serait : « l’auteur n’a cessé de le rappeler ». La gaucherie est la même dans : « Il n’aura de cesse de clamer son innocence » (anonyme) ; ou dans : « [Le critique] n’ignore pas que l’obsessionnel [Julien Gracq] n’a de cesse d’augmenter son isolement – quitte à le tempérer par d’opportunes interviews » (Angelo Rinaldi, article écrit en 1992, repris dans Service de presse, Plon, 1999, p. 407).
Le comble de la maladresse d’expression me semble avoir été atteint par cet extrait d’une notice consacrée à la vie d’Émile Zola, que j’ai trouvée dans un manuel scolaire de français pour la classe de troisième : « Poursuivi et condamné pour diffamation, il n’aura de cesse de continuer son action jusqu’à sa mort, en 1902, survenue dans des circonstances troublantes : il est intoxiqué par les émanations de son poêle […]. » (Français 3e, livre unique, sous la direction de Françoise Colmez ; éditions Bordas, 2003, p. 223 ; la notice a été rédigée par un professeur.) Que peut bien vouloir dire : « n’avoir de cesse de continuer… » ? C’est un pléonasme ou un non-sens.
Assez récemment, comme l’atteste Grevisse, nous avons vu apparaître « n’avoir de cesse que de » (+ infinitif). Faut-il y voir le témoignage d’un louable embarras éprouvé devant « de cesse de » ? Car il s’agit visiblement d’un compromis entre la tournure classique et la nouvelle ; mais le compromis se révèle insatisfaisant comme cette dernière, parce qu’il méconnaît la faute que constitue le choix de la préposition de après le nom cesse. Cette formule bizarre, « n’avoir de cesse que de », est employée à plusieurs reprises dans Chaque pas doit être un but, de Jacques Chirac et Jean-Luc Barré (éditions NiL, 2009). On la trouvait déjà dans Nancy Huston, Journal de la création (Seuil, 1990, p. 185, et Actes Sud, coll. Babel, p. 236) : « [E]ux n’ont eu de cesse que de la rabattre sur son personnage » ; alors qu’il était possible d’écrire : eux (Bataille et Leiris) n’ont eu de cesse qu’ils ne l’aient rabattue (Colette Peignot) sur son personnage (de Laure) ; ou, en français d’aujourd’hui : n’ont cessé de vouloir la rabattre, se sont obstinés à la rabattre sur son personnage.
Est tout à fait correcte, en revanche, la tournure « n’avoir de cesse que lorsque… », le mot cesse y ayant bien le sens de « répit ». On peut la trouver dans Les Rats de Bernard Frank (la Table Ronde, 1953 ; réédition Flammarion, 2009, p. 135) : « Tu n’auras de cesse que lorsque ce pays ne sera plus qu’une immense lézarde. »
Cette construction est à retenir. Elle mériterait d’être utilisée beaucoup plus couramment, puisqu’elle permet de conserver le « n’avoir de cesse » qui semble tant séduire l’oreille de nos contemporains et qu’elle ne porte pas atteinte à la signification exacte du nom cesse. Militons en sa faveur.