Il n’empêche que les phénomènes récents sont décourageants. J’entends dire : « Ça m’è égal. » On nous annoncera bientôt le « Journal de vin heures ».
D’autre part, nous entendons déjà prononcer « quatre-vin ans », « le si’ avril », « les différen arguments », « un mystérieu informateur », « un gro investissement », « faire un gro effort »… J’ai entendu cette phrase : « Les trains qui circulent sont parfois en très mauvai état. » Or, s’il est usuel de ne pas lier parfois au mot suivant, il est anormal de ne pas faire entendre le s final de mauvais devant un nom qui commence par une voyelle.
Il est loin le temps où une chaîne de magasins pouvait être nommée Prisunic. Les créateurs de ces magasins, au début des années 1930, ont transcrit dans la graphie la manière dont se prononçait alors l’expression « prix unique » (chacun des magasins proposait de riches assortiments de produits de consommation courante et les vendait à prix modique, à prix « unique » : tous les sous-vêtements à dix francs, etc.).
Quoi d’autre ? « C’est de plus en plu important », voire même : « c’est de plu en plu important », « il y a des choses plu importantes » (en concurrence avec le « plusse important » cité dans le billet précédent) ; et ainsi de suite, même dans les paroles d’écrivains réputés, interviewés sur France Culture ; même dans les paroles de Français d’un certain âge, lesquels montrent ainsi une aptitude au désapprentissage langagier au moins aussi développée que celle de leurs petits-enfants. Tout est normal.
Les jeunes parents ne disent pas encore que leur enfant sera bientôt âgé « de un han », ils continuent de lier le n à la voyelle qui le suit. Mais pour articuler la date du 31 octobre, jeunes et vieux disent déjà, avec l’hiatus : « trente et un hoctobre ». J’ai entendu récemment à la radio : « Beaucoup de Français sont en herrance », pour : en errance (c’est-à-dire « en nerrance », si j’essaie de noter le plus précisément possible la prononciation traditionnelle sans recourir aux caractères de l’alphabet phonétique).
Et c’est à la langue académique qu’on reproche de manquer de logique…
La liaison p + voyelle concerne très peu de syntagmes. Pourtant, dans une expression comme « trop élevé », même les pauvres prononçaient le p dans les années 1980. Aujourd’hui nous entendons : « c’est tro onéreux ».
Le même désintérêt pour la correction du français apparaît dans la tendance actuelle à dire et à écrire : « du orange », « du Antonioni » (ce dernier spécimen, je l’ai trouvé dans la biographie de Godard par Antoine de Baecque, éditions Grasset, 2010, p. 239) ; et non plus : « de l’orange », « de l’Antonioni ». Certes, dire : « C’est du orange », « J’aime le orange », indique sans ambiguïté qu’on parle de la couleur et non du fruit (« Toutes les couleurs sont permises, jusqu’à l’orange le plus vif » : substantif masculin). Mais comment peut-on prononcer ou coucher par écrit une séquence (« le orange », « du orange ») qui est si résolument puérile ?
Quant à ceux qui disent déjà : « un vieu écran », « un vieu ordinateur », ils infusent une jolie dose de barbarie dans la langue française. Auraient-ils peur de se tromper sur le genre en disant : « un vieil » ?
J’ai aussi entendu « Elles accusent… » être prononcé : « Elle accuse » !… par pur refus de la liaison. De même que tout le monde dit maintenant : « X avait beaucoup d’autr’ amis », au lieu de : « beaucoup d’autres z-amis ».
Dans le CD qui accompagne l’album Carmen : un opéra de Georges Bizet, raconté par Irène Jacob (éditions Gallimard Jeunesse, collection grand Répertoire, 2004), la narratrice, Irène Jacob, lit la phrase suivante : « Chaque jour, lorsque la cloche sonne midi, la place se remplit de jeunes hommes qui ne manquent jamais de venir les contempler [= les ouvrières de la manufacture de tabac] lorsqu’elles quittent leur travail pour aller déjeuner. » (Deux fois lorsque dans la même phrase… Le texte se trouve à la huitième page du livre.) Or nous entendons Irène Jacob prononcer distinctement : « la place se remplit de jeun’ hommes ». L’effet est désastreux. C’est justement parce que la prononciation « jeun’ zommes » était désagréable à l’oreille que, traditionnellement, on donnait à un jeune homme le pluriel : des jeunes gens. L’auteur du texte (Paule du Bouchet ?) a eu tort d’écrire « jeunes hommes » au lieu de « jeunes gens », et Irène Jacob a amplifié cette maladresse en omettant le s antévocalique.
En fuyant les liaisons, on croit éviter tout risque de pataquès, de velours ou de cuir, mais l’effet de cet évitement systématique de la difficulté n’est-il pas encore plus destructeur qu’un velours ou un cuir commis par inadvertance ?
Parallèlement à la disparition des liaisons traditionnelles, se manifeste une sorte de tendance contraire. Ce nouveau phénomène se présente sous deux aspects distincts. D’une part, les Français tiennent maintenant à prononcer la consonne finale de l’adjectif numéral cardinal qui se trouve placé avant un nom à initiale vocalique, en produisant entre les deux mots ce qu’on pourrait décrire comme une liaison non adoucie : « Sisse hommes ont été aperçus pénétrant dans la forêt avec du matériel encombrant ». La date du « 10 août » se voit ainsi prononcée comme l’adjectif dissoute. Tout cela va dans le même sens que le « plusse himportant » déjà décrit.
D’autre part, on entend prononcer la consonne finale de tel ou tel adjectif numéral alors qu’elle aurait dû être amuïe devant un substantif commençant par une consonne. Exemples : « le disse mai » (pour le dix mai), prononciation qui m’a heurté dans les propos radiodiffusés d’un écrivain par ailleurs très érudit ; ou la date du « 10 juin », prononcée comme l’adjectif disjoint ; ou encore : « En maternelle tu gères tout le temps cinq ou sisse choses différentes ». Mais aussi : cinq cents (« cin cents »), aujourd’hui prononcé « cinK cents ». Attendez cinq minutes est devenu : « Attendez cinK minutes. » Les médias nous parlent du « pont du huitte mai », de la commémoration du « dix-huitte juin », et j’entends même de vieux gaullistes, lorsqu’ils évoquent l’appel lancé en 1940 sur les ondes de la BBC, adopter cette prononciation que rien ne justifie.
Les prononciations les plus anarchiques se sont répandues : « si’ euros » ou « sisse euros » ; « disse hiboux » et « sisse hors-d’œuvre »… Mais on n’entendra plus : « sizeuros », pourtant correcte. Pour « di’ hiboux » et « si’ hors-d’œuvre », qui ne sont rien d’autre que les syntagmes dix hiboux et six hors-d’œuvre correctement prononcés, s’ils n’ont pas encore disparu, je pense que c’est parce qu’ils nous rappellent nos paiements de « si’ euros » ou de « di’ euros ».
J’aurai mainte occasion de le redire : les mots français sont devenus des pierres toutes lisses qui ne s’emboîtent plus entre elles. Faire les liaisons, c’était revendiquer la connaissance de l’orthographe. Désormais nous parlons et écrivons le français en protégeant chaque mot par un glacis d’ignorance, non seulement comme si nous ne maîtrisions plus du tout cette langue, mais comme si nous voulions affirmer, par un phrasé haché et hésitant, notre volonté de ne plus la maîtriser, de nous désolidariser de son fonctionnement antérieur, pour mieux habiter le village universel, le village mondial – qu’en bon franglais nous appelons désormais : Village global.