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25 juin 2012 1 25 /06 /juin /2012 23:11

 

2.

Dans de très nombreux cas, on peut théoriquement employer les deux, mais un ce qu’il se révélera aussi inélégant qu’un lorsque l’on… Et je vois là une manifestation supplémentaire de notre irrépressible tendance à l’hypercorrection.

« C’est plutôt inattendu, ce Verlaine qui, dans ses Confessions, exprime le regret qu’on récite le benedicite en français. / – Mais qu’est-ce qu’il lui prend ! A-t-on idée ? S’occuper de ces bêtises ! » (André Blanchard, Autres directions : carnets 2006-2008 ; éditions du Dilettante, 2011, p. 167.)

Certains trouvent le ce qu’il plus joli, plus chic. Mais dirions-nous vraiment, dans le feu de la conversation : « Qu’est-ce qu’il te prend ? » Pourquoi ce il qui ne sert à rien et qui, comble d’absurdité, rend l’exclamation plus difficile à articuler ?

Voilà pourquoi les impersonnels qu’on trouve dans les extraits suivants me paraissent tous un peu étranges :

« Cette mimique un peu théâtrale [de Lili] m’irrita, et je dis sévèrement : / “Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu deviens fou ? Qu’est-ce que c’est que nous avons oublié ?” » (Marcel Pagnol, Le château de ma mère, éditions de Fallois, 1958 ; collection Fortunio, p. 85.)

« Le petit Larousse, c’est ce qu’il reste quand on a tout oublié. » (Publicité entendue sur les ondes en 2010. Mais reprendre le célèbre aphorisme : La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié, en y remplaçant culture par petit Larousse, cela n’offre déjà pas grand sens.)

En 2001, une femme serbe habitant Sarajevo s’est plainte auprès d’Alix de Saint-André de ce que tous les intellectuels français invités par le centre culturel André-Malraux de cette ville prissent parti pour les Bosniaques : « Vaincue, elle n’était pas convaincue. Tout ce qu’il lui restait était la certitude d’avoir raison, seule face à tous les discours qu’elle entendait toute la sainte journée… » (Alix de Saint-André, Il n’y a pas de grandes personnes, éditions Gallimard, 2007 ; collection Folio, p. 319.)

Une jeune femme a disposé sur une table des fruits et des légumes qu’elle espère vendre aux passants : « Suzy a froncé les sourcils, elle a pris un air grave en regardant la table et puis son visage s’est soudain illuminé. / – Je sais ce qu’il manque ! / Elle a pris un autre carton de sous la table et a tracé, d’une belle écriture : “Commerce équitable”. Elle a placé le carton en évidence sur la table. Et alors là ! cohue ! folie ! coup de frein sur la chaussée ! […] Les touristes se garaient sur le bas-côté, se précipitaient sur la table, raflaient tout ! » (Olivier Maulin, Les Évangiles du lac, l’Esprit des péninsules, 2008, p. 168.)

 

3.

Arriver, se produire, se passer donnent lieu à bien des tentations.

« – Qu’est-ce qu’il vous arrive ? / – J’ai le mal de ventre ! » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, éditions Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 125.)

« – […] On est en France ! Il y a des lois, bordel de merde. J’ai le droit de savoir ce quil lui est arrivé. » (Jean-Michel Guenassia, Le club des Incorrigibles Optimistes, éditions Albin Michel, 2009 ; réédité dans le Livre de Poche, p. 335.)

« Mais déjà le public l’applaudissait [= Alex] et le poussait vers la scène. La foule s’écarta et, avant même de comprendre [ou plutôt : qu’il eût compris] ce qu’il lui arrivait, il gravit [ou : avait déjà gravi] quelques marches. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Jeu de tueur, quatrième aventure d’Alex Rider, Hachette, 2003 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 113.) La lecture de cette traduction suscite en moi de multiples interrogations, qui ne se limitent pas au problème du ce qu’il ; voir mes remarques entre crochets.

Le docteur Watson s’apprête à retrouver sa jeune épouse, Mary, qui revient à Londres en train : « Je me devais de lui expliquer ce qu’il s’était produit durant son absence et l’informer que, à mon regret, il pourrait se passer un peu de temps avant que nous ne soyons réunis de façon durable. » (Michel Laporte traduisant Anthony Horowitz, La Maison de Soie, éditions Calmann-Lévy, 2011, p. 275.)

Cette traduction est agaçante de bout en bout : sans même parler du ce qu’il lourdement substitué à ce qui, choix qui eût été plus naturel, la préposition de est omise devant le second infinitif, et la locution avant que est suivie d’un ne superflu. En outre, le traducteur se refuse à employer l’imparfait du subjonctif (remplacé par le présent du même mode), même lorsqu’il met en français un texte censé avoir été écrit à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe.

« Alors ramenez-nous en arrière et racontez-nous ce qu’il vous est arrivé de l’autre côté de l’Atlantique. » (La Maison de Soie, p. 29.) « En voyant ce qu’il se passait, James Devoy se désespéra […]. » (La Maison de Soie, p. 36.) « Trevelyan est venu en personne dans ma cellule m’informer de ce qu’il venait de se passer puis il est rentré chez lui chercher les quelques accessoires que je lui avais demandés et dont j’aurais besoin. » (La Maison de Soie, p. 284.) « [L’inspecteur Harriman] était tellement certain que je me trouvais dans le cercueil qu’il n’a même pas jeté un second coup d’œil à l’aide-soignant peu doué qui, apparemment, était responsable de ce qu’il s’était passé. » (La Maison de Soie, p. 285.) Nous nous imaginions être à la fin du XIXe siècle, mais ces passages nous ramènent au XXIe plus brutalement que des anachronismes !

Le remplacement de ce qui par ce qu’il devient un automatisme. Pourtant, « Qu’est-ce qu’il se passe ? » est beaucoup moins facile à prononcer que la formule habituelle : « Qu’est-ce qui se passe ? » (Mais n’oublions pas qu’en français soigné cela se dit aussi bien : Que se passe-t-il ?)

En général, je trouve la substitution pénible :

« – […] Ce n’est pas en écoutant les commentaires de la télé que tu comprendras ce qu’il se passe. » (Benjamin et Julien Guérif, Le petit sommeil, éditions Syros, collection Rat noir, 2011, p. 81.) « Ça va me retomber dessus, je serai viré de mon stage et je n’ose même pas imaginer ce qu’il va se passer au bahut. » (Le petit sommeil, p. 106.)

« Dans ce collège, lieu de formation, d’apprentissage, les personnages de Fabrice Melquiot – comme ceux que Rémi Brossard tente de mettre au monde, sont en devenir. Mais quel est leur avenir dans un lieu de latence, d’attente, de perte ? Days of nothing nous parle de ce qu’il se passe aujourd’hui en France. » (Présentation, faite par l’éditeur, de la pièce Days of nothing de Fabrice Melquiot ; l’Arche éditeur, 2012, p. 3.) L’omission du second tiret, bizarrement remplacé par une virgule, rend ce passage confus à première lecture.

Après tout, la plupart des locuteurs hésitent encore à dire : « Raconte-moi ce qu’il vient de se passer » ou « Explique-moi ce qu’il va se passer » ; presque tous emploient ce qui. Pourquoi admettre : « ce qu’il se passe », alors qu’on ne dit pas : « ce qu’il va se passer », « ce qu’il vient de se passer » ?

[Paragraphe ajouté en 2021.] Depuis quelques années, la télévision sous-titre les propos des personnes interviewées et, très souvent, le sous-titrage nous fait lire : « ce qu’il se passe » et « ce qu’il s’est passé », là où l’homme ou la femme qui parle devant la caméra a clairement articulé « ce qui… ». Les rédacteurs des sous-titres trouvent-ils que la graphie ce qui n’est pas assez chic ?

 

Un dernier point reste à élucider.

La phrase suivante est tout à fait correcte : Qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ? Pour la bâtir, on n’a apparemment rien fait d’autre qu’insérer « vous croyez que » au milieu du « Qu’est-ce qu’il va se passer ? » que nous avons jugé maladroit. Dans cette phrase, le deuxième que de « Qu’est-ce que » est un pronom relatif, et le que de « vous croyez que » est une conjonction de subordination. L’interrogation indirecte correspondante est : J’ignore ce que vous croyez qu’il va se passer. En voici une autre, semblable quoique introduite par un verbe à l’impératif : Dis-moi ce que tu penses qu’il puisse arriver.

On pourrait difficilement remplacer notre phrase par : Qu’est-ce que vous croyez qui va se passer ? Pourtant, les phrases de ce type ont existé, et leur construction a parfois été décrite comme une imbrication de subordonnées relatives. En voici des exemples datant respectivement de 1844 et 1785 : Je t’interroge sur ce que tu dis qui vient de m’arriver ; Voici ce que je crois qui se passe dans ces opérations. Ces phrases où s’imbriquent deux subordonnées relatives sont pratiquement impossibles à analyser. Du reste, le deuxième que (ou le qui) de ces phrases est-il vraiment un pronom relatif ? Il paraît plutôt résulter de la fusion entre un pronom relatif et une conjonction de subordination…

Si, dans les phrases du type Qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ?, on trouve depuis longtemps un qu’il plutôt qu’un qui, c’est d’abord parce que le pronom impersonnel empêche la phrase d’afficher une allure archaïsante.

 

En dehors de certains cas précis, la préférence qu’ont nos contemporains pour ce qu’il me paraît excessive. Dans plusieurs des passages qui ont été cités, le pronom il renvoyant à un être humain alterne avec le pronom il de telle ou telle tournure impersonnelle. Difficile de faire plus inélégant que cette succession de pronoms qui rendent le même son mais changent de statut grammatical.

Quand il n’y a pas d’infinitif à sous-entendre après son verbe, on n’a aucune raison de faire un détour par la construction à pronom impersonnel. Évitons alors ce détour dans l’écrit comme nous l’évitons spontanément à l’oral.

 

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commentaires

G
Belle conclusion, que je vais essayer de retenir !<br /> ~<br /> « Ça va me retomber dessus, je serai viré de mon stage et je n’ose même pas imaginer ce qu’il va se passer au bahut. »<br /> Ici, le « ce qu'il » est d'autant plus absurde qu'il se trouve dans un passage de langue parlée familière !
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