Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 juillet 2010 2 13 /07 /juillet /2010 21:47

Parfois, le subjonctif s’insinue dans des subordonnées où il n’a que faire, se substituant indûment à l’indicatif (notamment futur) ou au conditionnel.

« Tout ce que les êtres emportent dans le silence de la tombe n’en est pas moins là. Les pages cachées n’en sont pas moins là, dans le livre, et qui prétendra que nous n’ayons jamais besoin de les connaître ? » (François Taillandier, La Grande Intrigue, IV, Les romans vont où ils veulent, éditions Stock, 2010, p. 105.) Au lieu de : « que nous n’aurons jamais besoin de les connaître ».

« Avec Ellroy, on passe réellement l’Atlantique : les bas-fonds de Los Angeles n’ont pas lu Madame Bovary et il y a fort à parier qu’ils ne le lisent jamais. » (Journal littéraire de Michel Crépu, Revue des Deux Mondes, mars 2010, p. 9.) Au lieu de : « ne le liront jamais ».

« Dans le camp nationaliste, tout indique que la terreur ait été admise et souvent encouragée comme un moyen d’écraser l’adversaire et de le réduire au silence. » (Michel del Castillo, Le temps de Franco, Fayard, 2008, p. 239.) Au lieu de : « que la terreur a été admise ». Chacun peut vérifier que l’expression « tout indique que », « tout indiquait que », n’est suivie du subjonctif dans aucun des exemples que nous fournit le Trésor de la langue française informatisé.

« C’est peu dire que le succès des Aventures de Tintin soit considérable. » (Serge Tisseron, Tintin et le secret d’Hergé, éditions Hors Collection, 2009, p. 17 ; essai initialement paru en 1993.) Tisseron cède comme beaucoup de ses confrères à l’attrait de ce subjonctif de confort, alors qu’il aurait dû écrire : « est considérable ».

Et dans un dialogue de bande dessinée : « MURPHY : Si je fais quelque chose ce soir ? Pourquoi, ça t’intéresse ? – VICKY : Je veux simplement m’assurer que tu sortes avec Karine. » (Marc Delaf et Maryse Dubuc, Les Nombrils, album nº 2, Sale temps pour les moches, éditions Dupuis, 2007, p. 40.) Au lieu de : « que tu sortiras avec Karine », « que tu sortiras bien avec Karine ce soir ».

Quand on n’est pas sûr de pouvoir employer l’indicatif, ou le conditionnel ayant valeur de futur du passé, et qu’on n’a pas l’idée de recourir aux ressources du Trésor de la langue française informatisé pour confronter ce qu’on écrit soi-même avec la prose des écrivains des époques antérieures, on a tendance à mettre le subjonctif pour se débarrasser de la difficulté, en pensant qu’aucun lecteur n’en souffrira.

 

S’agit-il d’un phénomène d’attraction modale, comme dans la langue latine classique et surtout post-classique, où une subordonnée qui aurait dû être à l’indicatif avait tendance à passer au subjonctif si elle dépendait d’une autre subordonnée au subjonctif ?

« C’est un mardi que ma grand-mère est morte à cent ans en septembre 2005 / (j’avais repris ma carte du parti communiste la veille mais je ne crois pas que ce soit ce qui l’ait tuée) » (Jérôme Leroy, « Du mardi et des morts », recueilli dans Un dernier verre en Atlantide, poèmes, la Table Ronde, 2010, p. 54). La lourdeur syntaxique est sans doute volontaire dans ces vers, mais avoir mis au subjonctif le dernier verbe de la phrase est un choix malheureux. Fallait-il écrire : « je ne crois pas que ce soit ce qui l’a tuée » ? Pour l’euphonie, on préférera sans doute : « que ce soit cela qui l’a tuée ».

Déjà chez Anouilh (Colombe, acte III) : « LA SURETTE [secrétaire de Mme Alexandra, la célèbre tragédienne] : […] Si vous voulez, négligeons le coiffeur, qui la coiffe un peu trop souvent. Quoique ce soit un homme qui plaise aux dames. De gros biceps. Très important. » (Théâtre, volume I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 974.) Au lieu de : « qui plaît ».

 

La subordonnée circonstancielle de condition introduite par si est traditionnellement à l’indicatif en français (et non pas, comme en latin, au subjonctif). Cela n’a pas empêché de se produire le phénomène que nous décrivons, bien qu’on ne puisse parler d’attraction modale dans ce cas précis. Lorsqu’une subordonnée introduite par si (ou par comme si ou même si) tient sous sa dépendance une autre subordonnée, le français a maintenant tendance à mettre au subjonctif le verbe de cette subordonnée enchâssée.

Le narrateur d’un roman de Richard Millet, Thomas Lauve, a giflé l’un de ses élèves. Le père de celui-ci, cafetier, se rend au collège dans l’intention de venger l’affront fait à sa progéniture, et vient se planter en face de Thomas Lauve. « [S]on père écumant, écarlate, hors de lui, me forçait, de l’autre côté du bureau, […] à prononcer ceci : “Je m’excuse, Cyril”, à la suite du père, et non seulement une fois, mais deux, comme si le père et moi voulions être certains que ce soit bien entendu de tous, dans le bureau comme dans le couloir sur lequel le cafetier venait d’ouvrir la porte. » (Richard Millet, Lauve le pur, éditions P.O.L, 2000 ; « Édition revue par l’auteur », Folio, 2001, p. 116.) Au lieu de : « être certains que ce serait bien entendu de tous » (futur du passé, à la voix passive).

Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, 2010, p. 214-215 : « À cette différence près que tout “ça” était “vrai”, même si Rubi avait l’impression souvent, tant “ça” lui paraissait “irréel”, que ce fût une FICTION. » L’indicatif s’imposait pourtant : « que c’était une fiction » ; car on dit : J’ai l’impression que c’est une fiction ; et non pas : J’ai l’impression que ce soit une fiction.

Citons encore une fois Serge Tisseron, puisque nous lisons à la page 109 de Tintin et le secret d’Hergé : « Quant à son sexe, s’il ne fait pas de doute que Tintin soit bien un garçon, son absence totale de préoccupation vis-à-vis du sexe opposé le place résolument du côté du jeune enfant plutôt que de l’adolescent. » On ne saurait mieux contrevenir à la valeur fondamentale de ce mode, qui est d’exprimer le non-actualisé !

Dans L’envahissant cadavre de la plaine Monceau (1959), nous trouvons le même subjonctif de la subordonnée enchâssée. Il remplace le futur du passé : « – Ouais. Je vois. Si vous aviez su que je sois là… / – Si j’avais su que vous soyez là, j’aurais justement insisté encore plus pour venir. » (Réédition dans le Livre de Poche en 1971, p. 176.) Les dialogues des romans de Léo Malet regorgent de tournures issues du parler populaire. Il semble que l’inflation du subjonctif que nous décrivons ait touché la langue populaire avant la langue soignée. La langue parlée par le personnage de La Surette, dans l’extrait d’Anouilh précédemment cité, en est une autre illustration.

Dans un autre dialogue du même roman, à la page 197, une femme tente d’expliquer au détective Nestor Burma pourquoi elle l’a obligé à interrompre la poursuite des agresseurs de son amie Yolande : « – […] Mais je crois que si les agresseurs de Yolande avaient été des gens que je ne connaisse pas, j’aurais agi de la même façon. » Observons néanmoins que cette phrase contient un double enchâssement de subordonnées : cela suffit à légitimer le subjonctif à l’intérieur de la subordonnée relative introduite par que. Dans la langue des siècles antérieurs, on y aurait trouvé l’imparfait du subjonctif : « s’ils avaient été des gens que je ne connusse pas ».

Le passage suivant, tiré d’un roman de Pierre Jourde, est plus complexe : « [François] est revenu à l’histoire de Serge. Qui sait ce qu’il était devenu ? […] Il fallait bien envisager que, cinquante ans auparavant, nous eussions fabriqué une petite machine destructrice qui fonctionnait peut-être encore. Que la honte subie à l’école fût encore là, et, après avoir taraudé l’amitié, empêché l’amour, achevât son pourrissement dans le remâchage morose d’une existence ratée. » (Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 186.) « Il fallait bien envisager » pourrait-il être remplacé par : « Il fallait bien que nous envisagions » ? Mais même dans une telle interprétation, le subjonctif plus-que-parfait (eussions fabriqué) et imparfait (fût, achevât) ne saurait être considéré comme le produit d’un double enchâssement. En effet, si le verbe envisager sert à indiquer le caractère hypothétique du contenu des propositions subordonnées, ce verbe ne demande nullement le subjonctif. Ce qu’on envisage ne se réalise peut-être pas, mais acquiert en tant que représentation mentale une certaine réalité. En bonne syntaxe : « que, cinquante ans auparavant, nous avions fabriqué… » ; « Que la honte subie à l’école était peut-être encore là, et… achevait son pourrissement ».

 

Le mode conditionnel est le grand perdant de cette redistribution des cartes. Je me demande si les simples locuteurs et si les écrivains eux-mêmes ont vraiment conscience de son existence, comme mode et comme temps (ce qu’on appelle futur du passé). Ils sont nombreux, en effet, ceux qui intervertissent, à la première personne du singulier, le conditionnel et le futur de l’indicatif. Et ils ne sont pas moins nombreux, ceux qui mettent le subjonctif dans des subordonnées où il fallait recourir au conditionnel.

« Toute puissance politique rêve, fondamentalement, d’une masse ignorante et sotte sur laquelle l’exercice de son autorité ne rencontre aucune opposition. » (Michel Onfray, L’Archipel des comètes, Grasset, 2001 ; réédition dans le Livre de Poche, Biblio essais, p. 367.) À ce présent du subjonctif (ou de l’indicatif ?) il serait sage de préférer le conditionnel : « ne rencontrerait ».

« Il était prévisible que cette affaire suscite les récurrents effets de manche et sonneries de tocsin. » (Jean-Marie Laclavetine, « Nous avons besoin des outrances de Siné », dans Le Monde du vendredi 1er août 2008.) Ici, pas d’ambiguïté. Il faut : « susciterait ».

« Je l’avais écrit dans Le puzzle de l’intégration et j’en avais reparlé sur mon blog, il était bien prévisible que l’assouplissement de la sectorisation scolaire aboutisse à faire plonger les établissements déjà en difficulté et à renforcer de ce fait la ghettoïsation. » (Malika Sorel, article du 7 mai 2010, « Savoir pour prévoir, afin de pouvoir », sur blogspirit.com.) Au lieu de : « aboutirait ». De même avec l’expression « il est probable que ».

« Et avant même que j’aie pu répondre, il l’avait englouti [= un flan au chocolat] et il était en train de lécher le pot pour être sûr qu’il n’en reste pas une goutte, il en avait jusque dans les sourcils » (Dominique Mainard, Ma vie en dix-sept pieds, l’École des loisirs, 2008, p. 70). Au lieu de : « qu’il n’en resterait pas », avec un présent du conditionnel jouant le rôle de futur du passé. L’auteur aurait-il perçu une nuance de but dans « être sûr que » ? On se demande bien pourquoi. Le fait que cette expression soit précédée de la préposition pour ne suffit pas à légitimer le subjonctif dans la subordonnée conjonctive.

« La lumière était magnifique, la route qui longeait la mer aussi, et je me suis installée à côté d’une vieille à qui j’ai fait la conversation pour faire croire que j’étais avec quelqu’un, des fois que des curieux viennent me demander ce qu’une gamine fabriquait toute seule dans un car. » (Jérôme Leroy, La grande môme, 2007, éditions Syros, coll. Rat noir, chap. 6, p. 97.) Or la locution des fois que demande normalement le conditionnel. En outre, l’auteur a omis d’exprimer l’antériorité. Il aurait donc fallu écrire : « seraient venus ». On procède de même avec la locution au cas où (synonyme, en français plus soutenu, de des fois que).

Cette déplorable tendance du français actuel à étendre l’emploi du subjonctif a fait une autre victime : le verbe espérer.

 

Partager cet article
Repost0
8 juillet 2010 4 08 /07 /juillet /2010 13:11

Raphaëlle Bacqué, dans Le dernier mort de Mitterrand (éditions Grasset et Albin Michel, 2010), oublie le trait d’union à chaque fois qu’elle évoque la canne-épée de François de Grossouvre, objet qui est à la fois une canne et une épée, pleinement une canne et pleinement une épée ; contrairement à l’amour passion, où le mot apposé désigne une qualité de cet amour. Exemple, p. 210 : « Puis [est arrivé] Grossouvre, avec sa canne épée de gentilhomme. »

En revanche, dans les groupes lexicaux petit ami, petit déjeuner ou petit four, les deux mots forment un bloc. Mais il ne faut pas aller jusqu’à inscrire entre eux un trait d’union, comme cela se pratique de plus en plus couramment… et comme le fait dans ses dernières éditions le Petit Robert.

En observant que le statut de groupe lexical a dû préserver la liaison du t dans « petit ami », j’ai pris conscience de cet autre phénomène : la présence d’un trait d’union, par une sorte de dévoiement, commence à se voir interprétée comme la marque d’une liaison. Dans les textes insuffisamment corrigés que publient certaines maisons d’édition, il arrive qu’un trait d’union saugrenu surgisse à l’intérieur des séquences « doit être », « pourrait être », etc.

 

Partager cet article
Repost0
27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 14:52

Dans un précédent billet, Oubli de certains compléments nécessaires, l’omission du pronom personnel C.O.D. non réfléchi a déjà été évoquée, à propos de deux phrases de Laurent Mauvignier. Voici comment Grevisse et Goosse (au paragraphe 635, e, de mon exemplaire de l’édition 1988 du Bon usage) décrivent la chose :

Par un phénomène d’haplologie [on ne fait entendre qu’une fois deux sons ou deux groupes de sons, identiques ou quasi identiques, qui se suivent immédiatement], certains pronoms disparaissent d’une manière formelle, sans que pourtant la signification dont ils sont porteurs soit absente de la communication. Dans la langue parlée, le, la, les s’effacent très souvent devant lui, leur. Ce phénomène apparaît parfois par écrit, même en dehors de la reproduction de conversations courantes.

Ils citent de nombreux auteurs :

« Elle me fit promettre que […] je reviendrais près d’elle, ou que je lui permettrais de me rejoindre : je lui jurai solennellement » (B. Constant, Adolphe, V). – « Ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt » (Flaubert, Mme Bovary, III, 8). – « Comme William avait peine à allumer une cigarette, Juliette la lui prit des mains, l’alluma, en tira une bouffée et lui mit dans la bouche » (E. de Goncourt, La Faustin, XXIV). – « En somme il “ne faisait pas confiance” au peuple comme je lui ai toujours faite » (accord du participe avec le pronom sous-jacent ; il est corrigé en fait dans la Pléiade) (Proust, Sodome et Gomorrhe). – « [L]e souvenir m’emplissait de cette journée passée avec ma chère maman, si jolie, si élégante, et qui me plaisait tant sans que j’ose lui dire » (Léautaud, Le petit ami, IV). – « Il voulut savoir […] pourquoi l’enfant lui avait donné ce nom. Il lui demanda dès le lendemain » (M. Tournier, Le Roi des Aulnes). – « Elle aurait été capable de plus d’application encore. Il aurait fallu lui demander » (Pascal Lainé, La dentellière). – « Chacun […] se montrant quand on lui demande » (Michel Foucault, Surveiller et punir). – « La concierge court pour lui dire » (Marguerite Duras, La douleur).

Ensuite, Grevisse et Goosse précisent que le phénomène décrit ci-dessus était quasi constant dans la littérature du Moyen Âge ; qu’au XVIIe siècle, en dépit de Vaugelas, l’omission du premier pronom était fréquente dans la littérature ; et qu’on la trouve aussi au XVIIIe :

« Je leur sçavois bien dire » (La Fontaine, Fables, VII, 2). – « Bien loin de le [= l’honneur] rechercher, il [= le chrétien] ne doit pas le recevoir quand on lui offre » (Bossuet, Œuvres oratoires, t. III). – « Il avait demandé plusieurs pères jésuites, on lui a refusés ; il a demandé la Vie des Saints, on lui a donnée » (Sévigné, 31 janv. 1680). (Remarquer l’accord des participes.) – « Ma Sr [= sœur] de La Rouzière demande que Melle de Gagni entre ; vous pouvés luy permettre » (Mme de Maintenon, Correspondance, 29 sept. 1694). La remarque entre parenthèses est de Grevisse-Goosse.

Devons-nous considérer que l’omission de ce pronom C.O.D. n’est ni fautive ni maladroite ?

Examinons à notre tour quelques extraits dans lesquels le pronom C.O.D. est omis, et essayons de nous prononcer, au cas par cas, sur la légitimité de cette omission.

 

On jugera que l’omission est naturelle dans une réplique saisie au discours direct, notamment lorsque le locuteur s’exprime familièrement.

Par exemple dans une bande dessinée parue en 1974, Vingt milliards sous la terre, dix-neuvième album des aventures de la patrouille des Castors (dessins de Michel Tacq, alias MiTacq, et scénario de Jean-Michel Charlier ; éditions Dupuis). Dans la quarantième planche, septième case, le jeune Mouche revient de la boutique du bijoutier auquel il a demandé d’expertiser une pierre qui semble être un diamant brut, et rend compte de sa conversation aux autres membres de la patrouille : « J’en suis sûr, les gars !… C’est un vrai diamant !… Le bijoutier a voulu me rouler !… J’ai vu sa réaction, et j’ai refusé de lui vendre !… » (Les séries de points de suspension signifient les pauses dues à l’essoufflement du personnage. Inutile de supposer que la dernière série remplace un C.O.D. non exprimé.)

Dans le second relevé d’extraits fourni par Grevisse et Goosse, j’avais volontairement omis cette réplique d’un valet de Dom Juan : « Il y a trois quarts d’heure que je luy dis » [= que je dis à M. Dimanche que le maître est absent] (Molière, Dom Juan, IV, 2). La phrase, appartenant à l’oral et sortie de la bouche d’un serviteur, me paraissait moins significative qu’un passage de Bossuet.

On peut aussi observer cette omission dans une page du recueil de bandes dessinées et de dessins d’humour de Reiser intitulé Vive les vacances !, paru en 1982 aux éditions Albin Michel. Un père de famille, après avoir provoqué un gigantesque carambolage de voitures sur la route des vacances, oblige son jeune fils à descendre de l’automobile familiale et à s’avancer vers les autres conducteurs de la file, qui écument de colère à côté des carrosseries embouties de leurs véhicules : « La plupart de ces gens-là n’iront pas en vacances cette année… Donc, ils n’auront pas besoin de leurs palmes… DONC, si tu vas le demander gentiment, il s’en trouvera bien un dans le groupe pour t’en filer une paire. Tu leur diras qu’on leur renverra par la poste… Allez, fonce ! »

Voici quelques paroles d’un personnage de roman, rapportées au style direct : « – Il a porté plainte, et on a retrouvé le dessin [de Watteau] chez Cécile Tesseydre après une perquisition. Elle a juré que la vieille lui avait donné, qu’elle avait même laissé un papier signé de sa main, mais on ne l’a jamais retrouvé. » (Tonino Benacquista, Le serrurier volant, illustré par Tardi ; éditions Estuaire, 2006, réédité dans la collection Folio en 2008, p. 126.) L’omission du pronom C.O.D. s’harmonise mal avec le maintien, peu après, de l’adverbe ne.

Autre bande dessinée particulièrement savoureuse, la série des Nombrils offre un reflet fidèle de cette tendance devenue irrépressible dans le langage des jeunes gens d’aujourd’hui, garçons et filles, lesquels rivalisent à qui parlera le plus vite, à qui prononcera le maximum de syllabes en un minimum de temps. Les personnages principaux de la série sont trois adolescentes, Karine, Jenny et Vicky, qui sont scolarisées dans ce qui ressemble vaguement à un lycée américain. Les auteurs, Marc Delaf et Maryse Dubuc, sont québécois mais la langue qu’ils transcrivent dans les bulles de leurs vignettes est le français d’aujourd’hui, finement écouté, et tout à fait conforme à celui que j’entends parler au quotidien, quelle que soit la région où je séjourne :

« Ha ! ha ! Elle me fait penser à quelqu’un… Tiens, je vais lui offrir ! » (Mélanie à Dan, à propos d’une statuette africaine, dans l’album nº 4, Duel de belles, éditions Dupuis, 2009, p. 5. Le pronom lui renvoie à quelqu’un, par quoi Mélanie, à l’insu de Dan, désigne Karine.) J’extrais le dialogue suivant d’un autre gag en une planche : « DAN : Comment ça, ton iPod ? Tu lui as offert pour son anniversaire. J’étais là. – KARINE : Je lui ai pas offert. Elle me l’a pris. C’est une sale habitude qu’elle a… / Rends-le-moi. Tout de suite. – DAN : Karine, ça se fait pas ! C’est un cadeau… – MÉLANIE : Ça va, Dan. Je vais lui rendre. » (Dialogue à trois personnages : Dan, Karine et Mélanie ; ibid., p. 29.) Aucune ellipse n’est faite dans : « Elle me l’a pris », « Rends-le-moi ». De fait, si quelqu’un disait : « Rends-moi » ou « Tu me rends », pour signifier : « Rends-le-moi », le message serait par trop équivoque et n’aurait de chances d’être compris que par un interlocuteur connaissant le contexte précis de son énonciation.

L’ellipse du pronom personnel C.O.D. se constate lorsque deux conditions sont réunies : que le verbe soit construit avec deux pronoms compléments, l’un d’objet direct et l’autre d’objet second (qu’on nomme aussi complément d’attribution) ; et que les deux pronoms objet soient des pronoms de troisième personne. Autrement dit, l’omission du pronom C.O.D. n’est possible que lorsque le complément d’attribution est de la troisième personne ; et les phrases du type « Tu lui rends » ou « Rends-lui » sous-entendent nécessairement un le, un la ou un les, renvoyant à un nom exprimé précédemment (ou indiqué par un geste).

L’ellipse résulte, à l’oral, d’un banal phénomène de paresse articulatoire. Les séquences « le lui », « la lui », « le leur », « la leur », « les lui » ou « les leur » font se succéder deux monosyllabes commençant par la même lettre de l’alphabet, ce qui produit l’haplologie signalée par Grevisse-Goosse. De plus, il s’agit à chaque fois d’une suite de deux pronoms atones.

 

En revanche, l’omission de ce pronom devrait être évitée dans une prose écrite qui se veut un discours neutre, soigné, voire élégant, ayant assimilé l’héritage descriptif et taxinomique des grammairiens du XIXe siècle. Bref, dans une prose moderne de niveau courant ou soutenu. Lorsqu’un auteur prend la peine d’écrire : « Je le lui fais remarquer », plutôt que : « Je lui fais remarquer », il évite au lecteur de s’engager sur la voie d’une mauvaise interprétation, en lui indiquant, par la simple présence de ce pronom le, que le verbe remarquer ne se verra pas doter d’un C.O.D. plus loin dans la phrase.

L’omission du pronom personnel C.O.D. s’introduit pourtant dans la prose des grands quotidiens et magazines parisiens, comme le montre cet extrait d’un article de Bruno Corty, « “Infrarouge” : Les masques de Gary » (Le Figaro, jeudi 2 décembre 2010) : « En 1956, il obtient le prix Goncourt pour Les Racines du ciel. Ce gaulliste fervent supporte mal son époque. Il fustige le “nouveau roman”. La critique lui fait payer en l’ignorant. »

Julian Barnes explique que Plateforme, de Houellebecq, contient trois « explosions verbales » (sic) contre l’islam : « La première est celle d’Aïcha, qui se lance sans qu’on lui demande dans une dénonciation de son père abruti par le pèlerinage de la Mecque et de ses frères inutiles […]. » (Raphaëlle Leyris traduisant un article de Julian Barnes, « Haine et hédonisme : L’art insolent de Michel Houellebecq » ; dans Les Inrockuptibles, numéro hors-série consacré à Houellebecq, mai 2005, p. 35.) Sans qu’on le lui demande, ou plutôt : sans qu’on le lui ait demandé ; ou encore : sans qu’on lui ait rien demandé.

Dans le roman Plateforme lui-même, on pouvait déjà lire ceci : « À la fin du mois d’octobre, le père de Jean-Yves mourut. Audrey refusa de l’accompagner à l’enterrement ; il [= Jean-Yves] s’y attendait d’ailleurs, il ne lui avait demandé que pour le principe. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; collection J’ai lu, p. 277.) Audrey est la femme du dénommé Jean-Yves. En bon français : « il ne le lui avait demandé que pour le principe » ; ce pronom le voulant dire : qu’elle l’accompagne à l’enterrement.

 

J’ai déjà affirmé (dans Le participe peut-il être apposé à un nom auquel il ne se rapporte pas sémantiquement ?) que la syntaxe du français avait connu des perfectionnements au fil des siècles. Elle a probablement atteint son apogée au XIXe siècle, du moins pour la précision et l’harmonie. Grâce aux progrès qui avaient été accomplis dans la connaissance formelle de la langue, les écrivains prenaient conscience du caractère amphibologique de certaines constructions et s’efforçaient de les éviter.

Par leur volonté de lutter contre l’amphibologie, les écrivains de cette époque ont rendu la syntaxe du français, pendant près de deux siècles, plus logique et plus ordonnée. L’écrit en devenait plus facile à lire. L’esprit du lecteur pouvait se concentrer sur le lexique et sur le signifié. Et la littérature n’y perdait rien, car le souci d’une syntaxe transparente n’empêche pas l’écrivain de varier le dessin des phrases. Ce n’est pas la clarté syntaxique qui empêche l’émergence des styles personnels.

 

Partager cet article
Repost0
21 juin 2010 1 21 /06 /juin /2010 10:08

Lorsqu’ils recourent à certains compléments circonstanciels de temps ou de but, les Français d’aujourd’hui croient disposer d’une construction qui leur permet de gagner quelques syllabes et d’éviter la subordination. Mais cette construction courte, qui utilise une préposition suivie de l’infinitif (ce qu’on appelle un infinitif prépositionnel), suppose que le sujet du verbe conjugué et celui de l’infinitif soient identiques.

Dans l’usage actuel de cette construction, c’est rarement le cas. On se retrouve alors face à des phrases dans lesquelles la personne ou la chose qui fait l’action exprimée par le verbe conjugué devient aussi l’auteur de l’action exprimée par le verbe à l’infinitif, alors que cette action à l’infinitif est plutôt subie par la personne ou la chose. On aboutit, dans l’énoncé, à une indistinction de l’agir et du subir, qui gêne inutilement le mouvement de la lecture ou de l’écoute.

« Le déversement d’hydrocarbures a duré quatre heures avant d’intervenir » (entendu sur France Inter, aux informations). Comme ce n’est pas le déversement qui « intervient », il aurait fallu dire : « avant qu’on intervienne ». Certes, l’adoption de la construction correcte obligerait le journaliste à se renseigner pour savoir qui est intervenu ; le pronom on ne constituant pas une information digne de ce nom.

« Minc a déclaré avoir été viré par Zacharias pour en nommer d’autres, plus complaisants. » (Entendu sur France Culture, aux informations de 8 heures, le samedi 27 mars 2010 ; noter aussi la présence du verbe virer dans un contexte qui requiert l’emploi d’un français plus soutenu.) La bonne syntaxe aurait exigé : « pour que celui-ci puisse en nommer… », puisque l’action d’« en nommer d’autres » est faite par Zacharias et non par Minc. Ainsi remaniée, la phrase est plus longue, mais elle est intelligible et, par surcroît, elle est élégante.

Cette façon de parler n’est pas toute récente, mais elle restait cantonnée dans le parler populaire, comme le montrent ces paroles de la jeune Colombe dans la pièce d’Anouilh : « Je vais pouvoir t’envoyer des petits mandats pour faire ton garçon au camp de Châlons. » (Anouilh, Colombe, acte III.) « Pour faire » au lieu de : pour que tu fasses (« pour que tu puisses faire » est à éviter : il y a déjà le verbe pouvoir dans la phrase).

Veuillez noter que, dans cet extrait d’Anouilh, on n’a pas affaire à un patient propulsé au rang d’agent, mais à un objet propulsé au rang de sujet, puisque c’est le pronom te, COS du verbe « envoyer », qui doit brusquement être considéré comme le sujet de « faire ». Du point de vue de la pure syntaxe, ce sont deux processus différents, mais les effets sont très semblables.

Une phrase caractéristique de cette façon de parler se présente sous le stylo, ou sous le pinceau, de Frédéric Rébéna, lorsqu’il fait dire à Isaac Sidel s’adressant à sa fille Marilyn : « Prends ta valise… Tu t’installes chez moi… quitte à t’y traîner de force. » (Rébéna, Marilyn la Dingue, éditions Denoël-Graphic, 2009, p. 34 ; superbe adaptation en bande dessinée d’un roman de Jerome Charyn.) Comme Marilyn n’est certainement pas invitée à se traîner elle-même jusqu’au domicile de l’inspecteur-chef, il faut comprendre que le sujet du verbe « traîner » est le je impliqué dans le pronom « moi ». Ces paroles d’Isaac ne figurent pas dans le roman (paru aux États-Unis en 1974, puis traduit par Rosine Fitzgerald pour Gallimard en 1977, dans une « version abrégée par l’auteur lui-même »), où nous lisions : « – Fais tes valises. Tu viens t’installer chez moi. / – Merde. / Il aurait pu la traîner jusqu’à son appartement de Rivington Street […]. » (Charyn, Marilyn la Dingue, collection Folio policier, chapitre VII, p. 109.)

« Savez-vous ce qu’est un pensionnat, Alex ? – Un endroit où les gens riches envoyaient leurs filles, autrefois, pour y apprendre les bonnes manières. » (Anthony Horowitz, Pointe Blanche, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, Hachette, 2001 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 65.) Il faudrait : « pour qu’elles y apprennent les bonnes manières ».

« J’en ai assez de vous tous qui essayez de me manipuler sans rien avoir en retour !! » s’exclame Herbert de Vaucanson dans la bande dessinée Le Noir Seigneur, par Sfar, Trondheim et Blanquet (quatrième album de la série Donjon Monsters, éditions Delcourt, 2003, p. 35). Sans que j’aie rien en retour, sans que j’obtienne rien en retour.

Dans certains cas, il n’est pas nécessaire de remplacer l’infinitif prépositionnel par une proposition subordonnée conjonctive. On peut se contenter de remplacer un infinitif par un autre infinitif.

Marc, le héros de ce roman, a survécu par miracle à une attaque à l’arme lourde menée contre le fourgon de convoyage de fonds dont il était le conducteur. Il porte désormais une longue cicatrice en diagonale sur l’abdomen. « La peau y était plus lisse, hormis de rares aspérités qui rappelaient les coutures. Le dessin du sillon, à force de le parcourir du bout du doigt, était devenu comme la signature de tout son corps. » (Tonino Benacquista, Le serrurier volant, illustré par Tardi ; éditions Estuaire, 2006, réédité dans la collection Folio en 2008, p. 64.) La seconde phrase demande, pour être parfaite, qu’on modifie celui de ses verbes qui est à l’infinitif, peut-être en le mettant au passif : « à force d’être parcouru du bout du doigt ».

Autres exemples, qu’on corrigera de différentes manières :

« Aux pieds de Clovis [nom d’un personnage du roman], la bouche ganguée de bave, se morfondent les frères Zouj, une paire d’autistes blafards, jumeaux à choper la berlue. » (Yasmina Khadra, L’Olympe des infortunes, éditions Julliard, 2010, p. 66.). Jumeaux à en donner la berlue… à qui les regarde ! 

« Après l’amour, j’ai souvent envie d’en griller une […] ; j’avais tout prévu et emporté discrètement une soucoupe pour servir de cendrier. » (Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 2005, p. 71.) Cette construction est aujourd’hui très répandue à l’oral, au lieu de : « pour la faire servir de cendrier, pour qu’elle me servît (ou me serve) de cendrier ».

« Mais l’endroit [= l’appartement d’Anne Pingeot] est vraiment difficile à protéger [pour les gendarmes du GSPR, Groupement de sécurité de la présidence de la République]. À deux pas, le Café de Flore est bien trop fréquenté par les journalistes et l’intelligentsia, fût-elle de gauche, pour ne pas risquer que le secret présidentiel soit un jour éventé. » (Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010, p. 131-132.) Au lieu de : « pour qu’il n’y ait aucun risque que… ».

Est-ce un défaut du même genre qui me gâche la phrase suivante de Pierre Jourde ? « Il me semble que c’est une odeur d’avant-guerre […] et qu’elle demeure, aux quelques lieux où elle s’attache encore, la seule trace de ce que fut la saveur particulière de la vie, à une époque où les choses sentaient encore, et que, lorsqu’elle se sera évaporée, plus rien ne restera pour nous en pénétrer intimement, sinon la froideur documentaire des photographies. » (Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 87.) Grammaticalement, il faut comprendre : « plus rien ne restera qui nous pénètre (verbe transitif direct, dont le COD est le pronom nous) de cette odeur ». Cette construction est correcte, mais rare. De sorte qu’on se demande si l’auteur n’a pas voulu dire : « plus rien ne restera pour que nous nous pénétrions (verbe pronominal réfléchi) de cette odeur ». Si c’est bien cela que nous devons comprendre, la construction choisie par l’écrivain n’est pas satisfaisante.

« Idir frappe, un coup, un seul coup et Châtel s’écroule et tente de se relever, puis retombe sous les cris, les rires, ils s’amusent, il les amuse et au lieu de le mettre en colère Châtel sent en lui quelque chose qui s’effondre dans sa poitrine et les mots et les rires le lacèrent aussi bien que les coups, on lui dit de se relever, de se battre, et lui essaie, il essaie, il voudrait essayer encore, mais tout en lui refuse, son corps ne veut pas, il le sait mais il voudrait lutter aussi contre lui-même. » (Mauvignier, Des hommes, Minuit, 2009, p. 175.) Il aurait mieux valu écrire : « au lieu que ça le mette en colère » (ça = le fait que son impuissance amuse les spectateurs), voire : « au lieu de se mettre en colère ». Il s’agit tout autant d’une faute contre la syntaxe que d’une incohérence dans le choix du point de vue. En effet, l’énoncé « Châtel sent en lui » relève de la focalisation interne, nous fait pénétrer dans la conscience de ce personnage, alors que les mots « au lieu de le mettre en colère » manifestent la perspective d’un observateur extérieur, capable de faire l’hypothèse que Châtel aurait pu se mettre en colère. 

Le choix de l’infinitif peut causer une incompatibilité entre un sujet personnel et un sujet impersonnel : « Je [= Agnès Desarthe enfant] trouvais ça bizarre de donner à quelqu’un le nom d’une crotte de vache [Bousia, diminutif de Boris], et encore plus bizarre d’être la seule à m’en inquiéter. » (Agnès Desarthe, Le remplaçant, éditions de l’Olivier, collection Figures libres, 2009, p. 11.) Le premier infinitif a un sujet sous-entendu qui est indéfini (équivalent de : « Je trouvais ça bizarre qu’on donne à quelqu’un », etc.), tandis que le second possède, comme le recommande la bonne règle, le même sujet que le verbe principal, à savoir le pronom je. La phrase en devient incohérente.

Enfin, un récent roman de Richard Millet nous livre la phrase suivante : « Il n’en faudrait cependant pas davantage, à mesure que les combats gagneraient en intensité, pour rendre quelqu’un suspect, et, s’il n’avait pas de protecteur haut placé, être soumis au racket ou assassiné. » (Richard Millet, La confession négative, Gallimard, 2009, p. 151.) Plutôt que d’écrire : « pour rendre quelqu’un suspect, et, s’il n’avait pas de protecteur haut placé, le soumettre au racket ou l’assassiner », mettons ici : « pour rendre quelqu’un suspect, et, s’il n’avait pas, etc., pour qu’il soit soumis au racket ou assassiné ».

La même négligence peut gâcher une fort belle phrase : « Y a-t-il plus belle mort que celle qu’on trouve en dansant ? me disais-je parfois, lorsque je retournais au combat, surtout le soir, à demi ivre non pas de haschich, parce que cette drogue me plongeait dans l’épaisse forêt des songes, mais de whisky, lequel me faisait rouler dans la tourbe de la mélancolie sans toutefois perdre de ma lucidité. » (Richard Millet, ibid., p. 233.) Au lieu de : « sans toutefois me faire perdre de ma lucidité », « sans toutefois m’ôter de ma lucidité ».

En revanche, la phrase suivante, extraite d’un roman de Volkoff, est sans défaut :

« Carré était un jeune gars solide, les cheveux, les yeux, le teint clairs, la brosse vaillante, la tenue soigneusement repassée, les plis enduits de savon pour mieux tenir. » (Vladimir Volkoff, Les humeurs de la mer, II : La leçon d’anatomie ; éditions Julliard et l’Âge d’Homme, 1980, p. 169.) Ce sont bien les plis qui doivent « tenir ». Le participe passé du verbe enduire, noyau de la proposition participiale (par réduction de : « ayant été enduits »), et l’infinitif prépositionnel tenir, intransitif, ont le même sujet.

 

Partager cet article
Repost0
13 juin 2010 7 13 /06 /juin /2010 13:23

Les observations qui suivent sont à rapprocher de celles que j’ai rassemblées dans mon billet sur l’omission des compléments nécessaires. Il est des phrases qu’on rend bancales, par une sorte de paresse à expliciter terme à terme le parallèle qu’on a pourtant soi-même choisi d’établir. Voici quelques-unes de ces phrases :

« Comme le soulignèrent la plupart des journalistes, la tactique du Président pour éliminer l’Imposteur [= le général de Gaulle ressuscité] s’inspirait du vrai Charles de Gaulle. » (Benoît Duteurtre, Le retour du Général, éditions Fayard, 2010, p. 83.) S’inspirait de l’action du vrai Charles de Gaulle ! La comparaison s’établit entre deux comportements, et non entre un comportement et une personne.

« Mais ils [= les paysans modernes de la côte du pays de Caux] ne semblent guère concevoir d’autre activité que l’adaptation de leur commune à d’étranges impératifs, bien moins sensés que de lancer un galet dans l’eau. » (Benoît Duteurtre, Les pieds dans l’eau, Gallimard, 2008, p. 109.) Bien moins sensés que l’action de lancer, que le geste consistant à lancer… Le nom « impératifs » réclame, dans la subordonnée de comparaison, un autre nom qui lui serve de corrélatif, afin que le lecteur ne sous-entende pas dans cette comparaison le nom précédemment exprimé dans la phrase. Il ne faudrait pas laisser le lecteur faire l’hypothèse que lesdits impératifs seraient « moins sensés que l’impératif de lancer un galet dans l’eau ». Il vaut mieux qu’une construction grammaticale solide fasse obstacle aux équivoques improductives qui ne demandent qu’à surgir.

« [François] séchait de plus en plus, et affichait son mépris pour le marxisme qui dominait alors l’université, aussi bien du côté des étudiants que des professeurs. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 49.) Aussi bien du côté des étudiants que du côté des professeurs. Puisqu’on ne dira pas : du côté aussi bien des étudiants que des professeurs…

« [L’amour et le désir] avaient pesé sur son âme généreuse et inquiète plus que sur quiconque. » (Paradis noirs, p. 258.) Ce qui me heurte ici n’est pas l’emploi de quiconque en fonction d’indéfini (et signifiant : « qui que ce soit », « n’importe qui »), emploi légitimé par Grevisse, mais c’est l’asymétrie dans le parallélisme. Il faudrait : « plus que sur celle de quiconque ». Bien évidemment, la comparaison voulue par l’auteur n’a de sens que si elle s’établit entre deux âmes, et non entre l’âme d’un tel et quelque autre individu considéré dans son ensemble.

« J’ai bu trop de cornas, et, le repas finissant, me reprend l’image de François, les cheveux englués comme un nourrisson […]. » (Paradis noirs, p. 35.) Comme ceux d’un nourrisson.

On aura remarqué que l’incorrection syntaxique provient très souvent du refus d’introduire un celui ou un celle.

« Je contemplais Fabien dans sa beauté impériale […]. Son visage avait la perfection boudeuse et endormie d’un petit garçon qu’on réveille pour l’école. » (Patrick Besson, Belle-sœur, éditions Fayard, 2007 ; collection Points, p. 113-114.) La perfection boudeuse et endormie de celui d’un petit garçon.

La petite Matilda bavarde amicalement avec son ancienne institutrice : « – Et, d’après vous, à quelle vitesse bat le cœur d’un hérisson ? demanda Matilda. / – Dis-le-moi donc. / – Pas aussi vite qu’une souris. Trois cents fois par minute, dit Matilda. N’empêche, vous n’auriez jamais pensé que le cœur d’un animal aussi lent battait si vite, n’est-ce pas, mademoiselle Candy ? » (Henri Robillot traduisant Matilda de Roald Dahl, éditions Gallimard Jeunesse, 1988, collection Folio Junior, p. 247.) Pas aussi vite que celui d’une souris.

La mère supérieure d’un pensionnat de jeunes filles, dont une jambe est plâtrée, a pris l’habitude de frapper de sa béquille le plancher pour mieux souligner les propos qu’elle tient, ici adressés à la petite Stella, élève de quatrième : « Re-coup de béquille, accompagné d’un petit air fiérot à la cantonade. Stella remarqua qu’à chaque coup, ses doigts de pieds [sic] s’écartaient, comme un chat qui sort les griffes. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 338.)

Sic, car la Mère Adélaïde n’a qu’un plâtre : ce sont donc les doigts d’un seul pied qui émergent du plâtre et sont visibles, mais laissons cela. La structure de cette phrase pâtit d’un plus grave défaut : l’auteur, en effet, ne souhaitait pas comparer un alignement de doigts de pied avec tout un chat sortant ses griffes ! Alix de Saint-André aurait pu s’en sortir autrement, en écrivant : « ses doigts de pied s’écartaient, comme ceux d’un chat qui sort les griffes » (oui, le chat possède des doigts).

Thompson, un tueur à gages anglais, est égaré en pleine nature. S’étant mis à plat ventre pour boire l’eau d’un ruisseau, il parvient à pêcher une truite à mains nues : « La truite se débattit plus frénétiquement. Thompson accentua sa pression et sentit le cou de l’animal qui se cassait sous sa main. Le tueur éprouva une impression de bonheur. Aussitôt, il éventra la truite avec ses doigts. Elle ne gigotait plus. Il lui dévora les flancs. La chair était fade et dure comme un mollusque cru. » (Jean-Patrick Manchette, Ô dingos, ô châteaux !, chapitre 30, Gallimard, 1972 ; réédition dans la collection Quarto, p. 315.) Je suppose que Manchette veut ici comparer la chair de la truite avec la chair du mollusque, et non avec la coquille de celui-ci.

Il aurait donc dû écrire : « La chair était fade et dure comme celle d’un mollusque cru. » Certes, une fois tous ses éléments explicités, la comparaison se révèle superficielle ou artificielle : à quoi bon nous faire penser à la chair crue d’un mollusque pour nous aider à imaginer la consistance de la chair crue d’une truite ? La première partie de la phrase aurait suffi : « La chair était fade et dure. »

« Le général de Gaulle, six mois avant son discours sur l’autodétermination, avance déjà une position essentielle : l’Algérie a une personnalité spécifique, distincte de la France, et qui va “apparaître dans l’esprit et dans les suffrages de ses enfants”. » (Benjamin Stora, Le mystère de Gaulle : Son choix pour l’Algérie ; éditions Robert Laffont, 2009, p. 94.) Soit on écrit : « une personnalité spécifique, distincte de celle de la France » ; soit, par souci d’harmonie, on ajoute quelques mots : « l’Algérie a une personnalité spécifique, qui la rend distincte de la France ». La comparaison s’établit soit entre la personnalité de chacun des deux États, soit entre ces États eux-mêmes.

Le texte suivant, écrit dans les années 1980, fait apparaître une faute qui relève autant de l’omission d’un complément nécessaire que du défaut de symétrie dans le parallélisme.

« Cette fois il n’y avait plus d’ambiguïté : les fragments de l’énigme s’emboîtaient pour reconstituer la vérité. Mais ce jour-là, à la différence de New Delhi, la vérité ne m’intéressait plus. » (Pascal Bruckner, Parias, le Seuil, 1985, réédité dans la collection Points, p. 358.) Si parallèle il y a, ce parallèle doit s’établir entre un lieu (« à New Delhi ») et un autre lieu (non nommé dans cette phrase : il s’agit de la gare de Jhajha, dans le Bihar, où le narrateur est descendu de son train et où il a retrouvé par hasard un Américain qu’il connaissait, devenu errant et famélique, nommé Victor Habersham), ou entre une indication de temps (« ce jour-là ») et une autre indication de temps (qui n’est pas explicitée : deux ans auparavant, lors de la deuxième rencontre du narrateur avec le personnage de Victor Habersham) ; sans quoi la phrase se révèle bancale et inharmonieuse. Il faudrait donc récrire cette phrase en procédant à quelque ajout : « ce jour-là, à la différence de ce qui s’était passé à New Delhi », ou « de ce que j’avais éprouvé à New Delhi ».

J’ai choisi de conclure par un autre extrait datant des années 1980 : « Las peut-être de nos sueurs échangées, un soir nous sortîmes ; peut-être Marianne se souvient-elle de cette fin d’après-midi et des menues formes qu’y prit le temps […] ; j’ai oublié tout cela ; mais je me souviens, et elle s’en souvient aussi assurément, que je tenais à la main un livre acheté le jour même, le Gilles de Rais d’un grand auteur, et elle se souvient de sa couverture d’un rouge profond, à l’éclat amorti, comme un livre d’étrennes. » (Pierre Michon, « Vie du père Foucault » ; dans Vies minuscules, éditions Gallimard, 1984 ; collection Folio, p. 138.) La période est somptueuse, comme l’est presque toute la coulée verbale des Vies minuscules, langue de vitrail, d’orgue et de violon. Elle n’est pourtant pas parfaite. L’omission d’un élément, après le comme, rend la comparaison asymétrique.

L’auteur-narrateur compare entre elles deux couvertures : la couverture du Gilles de Rais de Georges Bataille (sans doute est-ce le volume édité par Pauvert en 1965) et la couverture d’un livre d’étrennes ; à moins qu’il ne compare les teintes de ces deux couvertures. Par conséquent : « sa couverture d’un rouge profond, à l’éclat amorti, comme d’un livre d’étrennes ». Il manquait la préposition de. L’ajout d’un celle, qui renverrait à « couverture », n’est pas nécessaire.

Malheureusement, quand nous relisons l’ensemble, nous constatons que notre correction fait naître une nouvelle difficulté : « elle se souvient de sa couverture… comme d’un livre d’étrennes ». La préposition de se raccorde maintenant avec le verbe « se souvient » ! J’imagine que Pierre Michon avait d’abord lui-même introduit ce de, que l’équivoque lui avait sauté aux yeux, et qu’il avait cru remettre sa phrase d’aplomb en l’amputant de l’importune préposition. Deux solutions se proposent à nous : remplacer, partout dans la phrase ou seulement dans sa dernière partie, « se souvient » par « se rappelle » (« elle se rappelle sa couverture d’un rouge profond, à l’éclat amorti, comme d’un livre d’étrennes ») ; ou, plus simplement, remplacer « comme » par « pareille à » : « elle se souvient de sa couverture d’un rouge profond, à l’éclat amorti, pareille à celle d’un livre d’étrennes » ; il faut alors ajouter le pronom celle.

J’espère avoir donné à mes lecteurs des talents d’horloger. 

 

Partager cet article
Repost0
12 juin 2010 6 12 /06 /juin /2010 22:03

« François de Grossouvre le sait bien qui accueille, au petit matin, les invités au nom de la République comme s’il était lui-même châtelain. » (Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, p. 145.)

« Trois ou quatre chiens les accompagnent qui ramasseront plus tard les oiseaux blessés. » (Ibid., p. 146.)

« Un vent précurseur d’orage s’était brusquement levé qui agitait les arbres du parc Montsouris. » (Léo Malet, Les rats de Montsouris, éditions Robert Laffont, 1955, chapitre XII ; reparu aux éditions des Autres, 1979, p. 111.)

« La traction stoppa devant l’hôtel particulier. Un homme en descendit qui aida sa passagère à mettre pied à terre. » (Léo Malet, Micmac moche au Boul’Mich’, Robert Laffont, 1957, chapitre XV ; consulté dans l’édition de poche du Fleuve Noir, p. 172.)

Virgule ou pas ?

Dans un célèbre chapitre des Caves du Vatican, André Gide avait écrit : « La chambre n’avait pourtant pas mauvais aspect, qui donnait sur la Canebière ; ni le lit, ma foi ! dans lequel il s’était étendu en confiance après avoir plié ses vêtements, fait ses comptes et ses prières. » (Les caves du Vatican, livre IV, chapitre I.) Et, quatre pages plus loin : « L’éclairage était électrique, qu’on arrêtait en chavirant la chevillette d’un interrupteur de courant. » (Même chapitre.)

Virgule bien sûr, puisque toutes ces relatives, même placées à un endroit inhabituel, sont explicatives – c’est-à-dire : ont une valeur circonstancielle.

 

Trait d’époque ? Ces gidismes sont aussi des claudélismes :

« SYGNE. — Ce serment ne peut être retiré que nous avons prêté à l’Évêque de la France. » (Paul Claudel, L’otage, acte II, scène I. Je suppose que l’expression « évêque de la France » désigne le roi de France.)

« GEORGES. — Parjure ! cette terre n’est plus à toi que tu as vendue et ton nom serf n’est plus son nom féodal ! » (L’otage, acte III, scène II.)

Dans ces deux extraits, la relative est déterminative ; d’où l’omission des virgules.

 

Partager cet article
Repost0
12 juin 2010 6 12 /06 /juin /2010 21:27

Lisant le crayon à la main, je ne suis jamais à court de ces phrases que leurs auteurs n’ont pas suffisamment méditées avant de les remettre à leur éditeur. Nombre d’entre elles témoignent de la prodigalité avec laquelle nous employons la proposition subordonnée relative.

Le phénomène est-il récent ? Pas sûr. Les passages qu’on va lire ont été écrits sur une période de près d’un siècle.

 

Nous avons vu que Michel Déon prend rarement la peine de signaler par la ponctuation la différence qui existe entre les deux types de subordonnée relative, mais il lui arrive aussi de commettre une sorte d’abus de la subordination relative :

« Ben ne fit aucune difficulté pour accepter l’argent qu’il tendit à Maureen. Sans les compter elle jeta négligemment les billets dans un tiroir et prépara une nouvelle théière. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur », Gallimard, collection NRF, 2010, p. 435. La phrase était identique dans la première édition, Gallimard, 1970, p. 372.) Ben, c’est un certain Benjamin Ango ; lui et sa femme Maureen naviguent à bord d’un voilier le long des côtes du Yémen. Un ancien légionnaire, nommé Caulaincourt, vient de tendre à Ben Ango une liasse de billets de cent dollars.

Le narrateur choisit de fondre les deux actions en une seule phrase par le recours à la subordonnée relative. Mais, en omettant la virgule avant la relative, il suggère que les deux actions – recevoir l’argent des mains de Caulaincourt, le tendre à Maureen – sont simultanées.

On aurait pu dire : « Ben ne fit aucune difficulté pour accepter l’argent et le tendit à Maureen » (la virgule cessant d’être nécessaire). Un dédoublement aurait alourdi le texte : « Ben ne fit aucune difficulté pour accepter l’argent. Il le tendit à Maureen » (ou : « Il tendit les billets à Maureen »). Peut-être aurait-on pu dire : « Ben, qui ne fit aucune difficulté pour accepter l’argent, tendit les billets à Maureen. Sans les compter elle les jeta négligemment dans un tiroir »… Mais ce choix laisse subsister l’impression que les actions sont simultanées, alors qu’elles devraient apparaître comme successives.

Si l’on tient absolument à faire de la relative une sorte de clausule, censée renforcer l’euphonie ou la musicalité de la phrase (et comme on en trouve dans la prose latine), il faut ponctuer : « Ben ne fit aucune difficulté pour accepter l’argent, qu’il tendit à Maureen. » Ajoutons peut-être un adverbe dans cette relative : ensuite ou aussitôt.

La relative n’est pas de nature déterminative… sans que nous puissions pour autant la décréter explicative. Toutefois, la virgule est nécessaire comme si cette relative était indubitablement explicative (ou circonstancielle).

Pour tenter une caractérisation, je dirai que les relatives de ce type ont une valeur narrative.

 

Généralement ces relatives à valeur narrative me paraissent maladroites :

« Trois cavaliers en manteaux noirs remontaient la rue du Faubourg-Saint-Antoine. […] Les voici à l’arrière d’un immeuble décrépi [sic]. Barras et Buonaparte descendirent de leurs chevaux qu’ils confièrent au troisième homme. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 184.) Mettons la virgule qui manque, ou écrivons simplement : « et les confièrent… ».

« Nounours s’est rué sur la porte vitrée qu’il a ouverte en grand pour aérer. » (Olivier Maulin, Petit monarque et catacombes, l’Esprit des péninsules, 2009, p. 241 ; Nounours est le surnom d’un garde républicain affecté au palais de l’Élysée.) Certes, il aurait fallu mettre une virgule avant la subordonnée relative. Mais que peut bien apporter l’emploi d’une relative ici ? Il serait tellement plus naturel d’écrire : « Nounours s’est rué sur la porte vitrée et l’a ouverte en grand pour aérer. »

« Elle me débarrassa de mon chapeau qu’elle déposa sur le coin de la table qui supportait déjà, au centre d’un napperon, un verre à pied et une bouteille de vermouth encore pucelle, manifestement achetée à mon intention, puis elle m’avança une chaise : […] ». (Léo Malet, Les eaux troubles de Javel, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre premier ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 15. Burma est accueilli par sa cliente au domicile de celle-ci.) Préférons : « Elle me débarrassa de mon chapeau et le déposa sur le coin de la table qui supportait déjà », etc. On évite ainsi d’accumuler lourdement les pronoms relatifs, et on privilégie le rôle descriptif de la subordination relative.

Dans l’avant-dernier chapitre d’Un taxi mauve, roman de 1973, le narrateur et son ami Jerry Kean se trouvent devant un hôpital. La fiancée de Jerry Kean y est soignée après avoir tenté de se suicider : « On ne laissa pas monter Jerry avec qui je restai assis sur un banc au bord de la pelouse : / – […]. » (Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 286, et en Folio, p. 404.) Écrivons : « On ne laissa pas monter Jerry et je restai assis avec lui sur un banc », ou plutôt : « et je m’assis avec lui sur un banc » (car jusqu’à ce moment les personnages se tenaient debout).

Cyrille Galant est venu retrouver le jeune Paul Morel, fils du président de la République, dans une chambre d’hôtel : « L’autre [= Paul Morel] alla vers la table de nuit qu’il entr’ouvrit. À l’étage du dessus, à côté du pot de chambre, était posé un revolver. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; collection Folio, p. 444-445.) Écrire plutôt : « L’autre alla vers la table de nuit et l’entr’ouvrit. »

Autre chambre, autre revolver. Un espion qui a travaillé au service des communistes et, simultanément, au service de l’Église orthodoxe russe, est sur le point d’être exécuté par d’autres agents communistes. En entrant dans la chambre où s’est réfugié leur ex-camarade, les tueurs ont posé un revolver sur la table de nuit. Voici la conclusion de la nouvelle : « Les hommes dans la chambre s’ébrouèrent. Celui qui était leur chef se leva et prit le revolver qu’il porta vers le ventre de ce terrible brouillon : / “Tu es un chien.” » (Drieu la Rochelle, « L’agent double » [1935], nouvelle incluse dans Histoires déplaisantes, Gallimard, 1963, p. 122. Ces deux paragraphes sont en italique dans le texte.)

On aurait préféré : « Celui qui était leur chef se leva et prit le revolver et le porta vers le ventre de ce terrible brouillon » ; ou, plus classiquement : « Celui qui était leur chef se leva. Il prit le revolver et le porta… »

 

J’ai trouvé quelques échantillons de cette subordonnée relative à valeur narrative dans la prose de Patrick Modiano.

Un certain Jean Murraille, directeur d’un journal collaborationniste, a proposé au narrateur du roman une cigarette, puis : « Il a sorti de sa poche un briquet en platine qu’il a ouvert d’un geste sec. » (Patrick Modiano, Les boulevards de ceinture, éditions Gallimard, 1972, collection Folio, p. 39.) On pourrait se contenter d’introduire une virgule, mais il me semble préférable d’écrire : « et l’a ouvert d’un geste sec ».

Un samedi soir d’octobre 1973, le narrateur de Livret de famille est interrogé par des policiers pour avoir été témoin, dans un café de l’avenue de Messine, du décès d’un client qui était installé à une table peu éloignée de la sienne. Un sac de plastique était posé à côté de cet homme. « Ils [= les policiers] ont fouillé dans le sac en plastique noir d’où ils ont sorti un petit magnétophone d’un modèle perfectionné et le paquet de forme pyramidale et de couleur bleu ciel que j’avais déjà remarqué. » (Patrick Modiano, Livret de famille, chapitre VI, éditions Gallimard, 1977 ; Folio, p. 90.)

Mieux vaut écrire ceci : « Ils ont fouillé dans le sac en plastique noir. Ils en ont sorti un petit magnétophone… et le paquet de forme pyramidale… »

Certes, la relative peut se justifier, à condition qu’elle soit précédée d’une virgule : « Ils ont fouillé dans le sac en plastique noir, d’où ils ont sorti un petit magnétophone », etc. Néanmoins, je persiste à penser que les détails sur lesquels un auteur veut attirer notre attention ne devraient pas être relégués au fond d’une subordonnée relative.

Une jeune femme, Chantal Grippay, a invité chez elle un homme qu’elle connaît à peine, Jean Daragane, pour lui montrer divers documents : « De nouveau, elle se renversa sur le lit et prit au bas de la table de nuit une chemise en carton bleu ciel qu’elle ouvrit. Elle contenait des pages dactylographiées et un livre qu’elle lui tendit : Le Noir de l’été. » (Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, p. 31.)

Plusieurs maladresses dans ce passage. Chantal Grippay s’était une première fois renversée sur le lit, à la page précédente, dans le but d’attraper « un volume à couverture verte sur la table de nuit ». Par conséquent, dans la phrase qui nous occupe, la locution « de nouveau » s’applique au seul verbe « se renversa » et non pas au verbe « prit », qui lui est pourtant coordonné. Corrigeons cette erreur : « Elle se renversa de nouveau sur le lit et prit… ». Puis faisons en sorte qu’il n’y ait pas de subordonnée relative à valeur narrative : « Elle se renversa de nouveau sur le lit, prit au bas de la table de nuit une chemise en carton bleu ciel et l’ouvrit. »

Dans la deuxième phrase, en revanche, le choix de la subordination relative est parfaitement justifié (« qu’elle lui tendit ») : le passé simple se détache par rapport à l’imparfait employé dans la proposition principale (« contenait »). En outre, grâce à la présence du titre cité en italique après le double point, le lecteur comprend sans difficulté qu’on tend à Jean Daragane le livre seul, et non pas les pages dactylographiées et le livre.

 

« [Goebbels] réduisit si bien [les journalistes] au silence qu’en l’espace de quelques semaines plus personne en Allemagne ne mentionna le nom juif de Magda qui disparut des registres pour des décennies. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 376.) Rappelons que le nom de jeune fille de Magda Goebbels était Friedländer.

On peut se contenter de mettre une virgule avant la subordonnée relative, parce que cette relative n’est pas déterminative, et parce que le lecteur ne doit pas être tenté de faire de Magda l’antécédent du qui.

On peut aussi écrire : « et que celui-ci disparut des registres » ; voire : « et celui-ci disparut des registres ». Ces deux dernières solutions sont préférables à la première, car en règle générale il vaut mieux éviter de reléguer l’information la plus importante dans une proposition subordonnée relative.

(Noter que la relative est ici de nature pleinement circonstancielle, car elle équivaut à une subordonnée conjonctive exprimant la conséquence : « de sorte qu’il disparut des registres pour des décennies ».)

 

Il arrive que l’écrivain situe le pronom relatif beaucoup trop loin de son antécédent. C’est ce qu’on peut observer dans le passage suivant, que je tire d’un roman pour adolescents :

« Graymes se coiffa de son chapeau à larges bords. Il saisit au passage une amulette blottie au fond d’un coffret ouvragé qu’il enroula autour de sa main gauche avant de redescendre à pas de loup… » (Michel Honaker, Chasseur Noir III : L’Enchanteur de Sable ; Flammarion, collection Tribal, 2010, p. 129. Les points de suspension sont dans le texte.) Bien sûr, un coffret ouvragé ne saurait être enroulé autour d’une main : le véritable antécédent du pronom relatif est donc le nom amulette (il en existe de flexibles…). Pour clarifier la syntaxe, on pourrait déjà mettre entre virgules le syntagme qui sépare le relatif et son antécédent (« blottie au fond d’un coffret ouvragé »).

Mais le mieux serait d’écrire, en modifiant la phrase : « Il saisit au passage une amulette blottie au fond d’un coffret ouvragé et l’enroula autour de sa main gauche avant de redescendre à pas de loup… » J’y ajouterais même une relative à verbe être : « Il saisit au passage une amulette qui était blottie au fond d’un coffret ouvragé et l’enroula », etc. Cette fois, la phrase se comprend au premier coup d’œil.

 

Il n’est pas rare que la subordonnée relative soit placée après un groupe nominal comportant un nom complété et un nom complément (reliés l’un à l’autre par une préposition).

L’antécédent du pronom relatif est l’un des noms qui forment ce groupe nominal… mais lequel ? Parfois, le contexte permet seul de le deviner.

Au début de son essai De quoi Badiou est-il le nom ? (éditions l’Harmattan, collection Théôria, 2009, p. 5), Kostas Mavrakis écrit ceci : « En 1993, il [= Alain Badiou] présida le jury de ma thèse qu’il défendit admirablement. » La relative devrait être précédée d’une virgule. Pourtant, même pourvue de la fameuse virgule, la phrase reste floue : « il présida le jury de ma thèse, qu’il défendit admirablement ». Le lecteur a l’impression que l’homme auquel se réfère le pronom il a défendu non pas la thèse mais le jury. Or le véritable antécédent du pronom relatif est le groupe « ma thèse ». Pour faire disparaître l’amphibologie, il suffirait d’écrire : « En 1993, il présida le jury de ma thèse et défendit celle-ci admirablement » ; ou plus simplement (car cela ne crée pas d’amphibologie) : « et la défendit admirablement ».

 

Mais ne généralisons pas :

« À Naples il [= un jeune homme du nom de Francesco Brigante] alla chez l’ami du juge, qui le reçut avec bienveillance et qui fut favorablement impres­sionné par son silence et sa placidité, si étrangers aux habitudes napolitaines. » (Roger Vailland, La loi, roman, éditions Gallimard, 1957 ; Folio, p. 149.)

La construction équivaut à : « il alla chez l’ami du juge et l’ami du juge le reçut avec bienveillance et fut favorablement impressionné… » ; on ne peut éviter la répétition du groupe « l’ami du juge », car recourir au démonstratif celui-ci ferait naître un soupçon d’amphibologie. Disons-le tout net : le choix qu’a fait Vailland du pronom relatif est excellent. Ce mot allège la phrase parce qu’il renvoie à son antécédent de manière limpide, et ce d’autant mieux que l’auteur s’est bien gardé d’omettre la virgule qui devait le précéder.

Pourquoi ce choix fonctionne-t-il si bien dans cette phrase de Roger Vailland ? Je pense que le phénomène s’explique par la présence, entre l’antécédent et le pronom relatif, d’un complément du nom (« du juge »). Dans ce cas de figure, le choix du pronom relatif précédé d’une virgule s’avèrera toujours plus efficace que la répétition de tout le groupe nominal.

Le phénomène s’explique aussi par le fait que le nom complété et le nom complément sont du même genre grammatical : pour faire comprendre au lecteur que l’antécédent du relatif est le premier nom du groupe, il est plus facile de recourir à une virgule que de tenter une manœuvre de coordination (avec substitution pronominale).

Autre démonstration de l’utilité de cette forme de subordination relative : « L’homme tourna la clé dans la serrure qui grinça ; […]. » (Émile Moselly, Fils de gueux, 1912 ; réédition par Albin Michel en 1929, p. 53.) Si nous y introduisons la virgule qui manque avant le pronom relatif, nous obtenons une phrase assez brève pour être facilement mémorisée : « L’homme tourna la clé dans la serrure, qui grinça. »

Personne ne voudrait ici répéter le mot serrure : « L’homme tourna la clé dans la serrure et la serrure grinça » ; ni éviter cette répétition par le recours à un démonstratif : « et celle-ci grinça ». Probablement est-ce pour une raison sémantique. On constate que la proposition relative énonce un fait qui est d’une importance secondaire par rapport à l’action exprimée par la principale. Cette relative est en quelque sorte facultative et, bien qu’elle soit au passé simple, son rôle est plus descriptif que narratif.

 

Il est temps de conclure.

Toutes les phrases précédemment citées ont un point commun. Le verbe principal et le verbe subordonné y sont mis au même temps grammatical et ils expriment tous les deux une action limitée et achevée, dite action de premier plan. Les temps qui sont affectés à l’expression des actions de premier plan, on les qualifie de temps de base : ils font avancer le récit. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de parler de subordonnées relatives à valeur narrative.

Pour des raisons d’élégance et de clarté syntaxique, il vaut mieux éviter d’employer la subordination relative lorsque les deux actions qu’on veut lier dans la phrase sont des actions de premier plan, donc énoncées l’une et l’autre au moyen du même temps de base (passé simple, passé composé ou présent de l’indicatif).

La connaissance de ce principe vous aidera à bien écrire, mais gardez-vous de l’appliquer à des cas semblables à ceux qu’illustre l’extrait de Moselly ou la phrase de Roger Vailland.

 

Partager cet article
Repost0
11 juin 2010 5 11 /06 /juin /2010 08:20

Maintenir dans l’écrit la différence entre subordonnée relative explicative et subordonnée relative déterminative (ou restrictive) est essentiel pour la survie du sens. Aujourd’hui, cette différence est profondément méconnue.

Dans le cas d’une proposition subordonnée relative déterminative, il n’y a entre l’antécédent et la proposition ni pause à l’oral ni virgule à l’écrit. En revanche, lorsque la proposition subordonnée relative est explicative, cette pause et cette virgule sont nécessaires à l’intelligibilité de la phrase.

Si j’écris : Élise a eu des amants qui sont venus chez ses parents, la subordonnée relative est déterminative (= certains des amants d’Élise sont venus chez ses parents). Mais si j’écris : Élise a eu des amants, qui sont venus chez ses parents, la subordonnée relative est explicative (= les amants qu’Élise a eus sont tous venus chez ses parents).

Quand on lit la première phrase, on s’intéresse principalement au contenu sémantique du nom amants, puisqu’il dépend du contenu de la relative qui suit ce nom. La relative située en aval vient restreindre après coup le champ de signification de son antécédent. La phrase laisse entendre qu’Élise a eu toutes sortes d’amants, mais notre curiosité n’est aiguillée que vers une certaine catégorie d’entre eux. Dans la seconde phrase, la subordonnée relative apporte une simple précision, une indication facultative : l’affirmation importante, c’est qu’Élise a eu des amants ; l’affirmation accessoire est que ceux-ci sont venus chez ses parents.

 

Avec une négation, les choses sont un peu plus subtiles. Dans la phrase : Les professeurs qui étaient en grève n’ont pas déjeuné à la cantine, la subordonnée relative est déterminative. Mais si j’écris : Les professeurs, qui étaient en grève, n’ont pas déjeuné à la cantine, la subordonnée relative est explicative. Dans le premier cas, il y a quelques professeurs à la cantine. Dans le second cas, il n’y en a aucun. Sur le plan formel, les deux phrases ne se distinguent que par une paire de virgules, présente dans un cas et absente dans l’autre, alors que ces phrases ont un sens très différent.

Remarque : on qualifie généralement d’explicative la relative encadrée par deux virgules, mais le rapport logique qu’exprime cette relative n’est pas nécessairement causal. Observez maintenant cet énoncé un peu étrange : Les professeurs, qui étaient en grève, ont déjeuné à la cantine. La phrase laisse entendre qu’on ne s’attendait pas à voir les professeurs déjeuner à la cantine. La relative exprime alors l’idée d’opposition. Elle équivaut à : qui pourtant étaient en grève. La relative explicative peut donc aussi être appelée relative circonstancielle.

 

« C’était donc ça : à la fin des fins, le peuple s’est révélé pour ce qu’il est – docile. Pour les maos qui ont tout misé sur lui, la leçon fut rude. Certains ne s’en remettront pas. D’autres jetteront aux orties leur ancienne idole. » (Jean Birnbaum, Les Maoccidents, Stock, sept. 2009, p. 98.) Je n’épiloguerai pas sur la brusque transition du passé composé au passé simple, puis au futur, qui est fort maladroite. Constatons simplement que, dans la deuxième phrase, il manque une virgule entre le nom maos et le pronom relatif qui. La proposition subordonnée relative devrait être ici explicative (ou circonstancielle) et non pas déterminative, car c’est l’ensemble des maos, et non une partie d’entre eux, qui ont tout misé sur le peuple. La preuve : les deux phrases qui suivent, également incluses dans la citation que j’ai faite, nous expliquent comment s’est divisée en deux courants distincts la totalité « maos ».

« On est entré<s> directement dans la salle du restaurant qui n’était même pas fermée à clé ! » (Olivier Maulin, Les Évangiles du lac, l’Esprit des péninsules, 2008, p. 71.) Une virgule est absolument nécessaire devant la proposition relative, cette dernière ayant une valeur circonstancielle et non déterminative. Sans la virgule, et bien que soit présent à l’intérieur de la relative l’adverbe même, qui singularise, le lecteur s’imagine que le restaurant comporte plusieurs salles, ce que dément le reste du roman.

Dans le bandeau de la une du Figaro littéraire du jeudi 25 mars 2010, on peut lire ceci : « Juliette Binoche : L’actrice évoque les livres qui l’ont marquée, parmi lesquels le dernier ouvrage de Christiane Singer qu’elle a enregistré. Entretien. »

Or, en l’absence de l’indispensable virgule, on comprend que Juliette Binoche a enregistré sa lecture de plusieurs livres de Christiane Singer, et qu’elle évoque le dernier d’entre eux dans l’entretien accordé à ce journal. L’article, qui figure à la page 7, dissipe le malentendu en faisant apparaître la virgule qui avait été omise à la une.

J’ai souvent constaté que Jean Anouilh ne tenait pas compte de la distinction entre relative déterminative et relative circonstancielle, écrivant par exemple que Julien « va frapper à la porte du cabinet de toilette qui est fermée » (Colombe, acte I). On doit un peu se forcer pour voir ici une équivoque, puisque le lecteur de la pièce, connaissant le contexte, la remarque à peine. En d’autres endroits, l’équivoque est plus grave.

Michel Déon, lui non plus, ne se souciait guère de distinguer les deux types de relative : « En fin d’après-midi, nous arrivâmes à Paris. […] M. et Mme Dudelé prirent le métro qui convenait à leurs modestes moyens. » (Michel Déon, Les trompeuses espérances, Plon, 1956 ; réédition de 1990, Gallimard, collection Folio, p. 117.) Or il n’existe pas plusieurs sortes de métros, dont une seule eût convenu aux moyens des époux Dudelé… Cette subordonnée relative ne peut être que circonstancielle. Il faudrait qu’elle soit précédée de la virgule.

Même problème dans certains passages de Malraux : « J’appelle ce livre Antimémoires, parce qu’il répond à une question que les Mémoires ne posent pas, et ne répond pas à celles qu’ils posent ; et aussi parce qu’on y trouve, souvent liée au tragique, une présence irréfutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre : celle du farfelu dont j’ai sans le savoir ressuscité le nom. » (Antimémoires, collection NRF, 1967, p. 20, et dans Œuvres complètes, volume III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 16.) Une virgule est nécessaire entre farfelu et dont.

Notez, par parenthèse, qu’il y a devant chat l’article défini : Malraux ne parle pas de la présence d’un chat qui passe dans l’ombre, mais de celle du chat ; passer dans l’ombre est comme sa définition. Ces détails me plaisent. Quant à la « question que les Mémoires ne posent pas », il s’agit sans doute de celle-ci : quel est le fonctionnement authentique d’une mémoire d’homme ? Malraux y a répondu en composant un récit qui entrelace les époques, parfois au sein d’une même page, et où se confondent, de manière inextricable, le souvenir et l’imaginaire, le vécu et la fiction…

Analysant Sauve qui peut (la vie), le critique Marc Cerisuelo évoque le moment où ce film de Godard fait entendre plusieurs phrases de Marguerite Duras : « Son écriture [= l’écriture de Marguerite Duras] porte [?] le film et sa propre voix guide plusieurs séries d’images. Rien que de très normal pour cet auteur auquel Godard rend ici un hommage appuyé : Duras est un cinéaste de la parole que Godard rattache à la lignée de Guitry et de Pagnol (le propos est souligné par l’image de Paul lisant la monographie de Claude Beylie consacrée à l’auteur d’Angèle). » (Marc Cerisuelo, Jean-Luc Godard, éditions des Quatre-Vents, collection Spectacle/poche 1989, p. 203.)

La ponctuation servirait mieux le sens si une virgule était ajoutée entre le nom parole et le relatif que. D’une part, nous comprendrions plus vite que l’antécédent de ce pronom relatif n’est pas parole mais cinéaste ; et d’autre part les idées seraient ainsi mieux séparées : premièrement, « Duras est un cinéaste de la parole », et deuxièmement elle est un cinéaste « que Godard rattache à la lignée de Guitry et de Pagnol » ; le nom cinéaste ayant deux compléments.

Johnny Knocks, un Américain qui vient de commettre un meurtre, est en fuite. Une jeune Anglaise prénommée Samantha voyage avec lui : « Ils [= Johnny et Samantha] n’avaient pas dormi depuis trente-six heures et le crépuscule tombait lorsque Johnny, roulant sur une petite route, en plein bois, trouva une maison isolée couverte de bardeaux qui lui plut. » (Vladimir Volkoff, « Le cochon et le chevalier », dans Nouvelles américaines, éditions Julliard et l’Âge d’Homme, 1986, p. 180-181.)

Du fait de la présence d’un second adjectif (« couverte »), la relative qui suit ne peut pas être considérée comme déterminative. L’auteur n’a pas voulu dire que Johnny, parmi plusieurs maisons isolées et toutes couvertes de bardeaux, en trouva une qui lui plut. Donc la virgule s’impose : « trouva une maison isolée couverte de bardeaux, qui lui plut ». Autrement dit : « Johnny […] trouva une maison isolée couverte de bardeaux. Elle lui plut. » Ou mieux encore : « Johnny […] trouva une maison isolée qui lui plut. Elle était couverte de bardeaux. »

Mais déjà en 1972…

Trois hommes se sont réunis dans une auberge : un dénommé Murraille, un dénommé Marcheret et le père du narrateur. « Ils ont commandé des cocktails d’une écœurante et inutile complication que Maud Gallas a confectionnés, aidée par Marcheret qui lui lançait des plaisanteries douteuses l’appelant “ma grosse Maud” ou “ma Tonkinoise”. » (Patrick Modiano, Les boulevards de ceinture, éditions Gallimard, 1972, collection Folio, p. 15.)

Tout d’abord je préconise ici l’ajout de deux tirets : « Ils ont commandé des cocktails – d’une écœurante et inutile complication – que Maud Gallas a confectionnés »… Mais il manque aussi quelque chose entre « douteuses » et « l’appelant ». Ajoutons-y au moins une virgule, ou bien la préposition en (qui fera du participe présent un gérondif : « en l’appelant »), afin que le lecteur sache qu’« appelant » se rapporte au pronom sujet qui (dont l’antécédent est le nom Marcheret) et non pas au syntagme « plaisanteries douteuses ».

Pourquoi des tirets ? Parce qu’une virgule placée avant « que Maud Gallas a confectionnés » rendrait la phrase encore moins claire qu’elle n’est actuellement. Mais si l’on veut gagner en fluidité syntaxique, on agencera les actions sous la forme de deux phrases distinctes : « Ils ont commandé des cocktails d’une écœurante et inutile complication. Maud Gallas les a confectionnés, aidée par Marcheret », etc.

 

Il est rare que le contraire se produise et qu’une subordonnée relative déterminative soit prise pour une circonstancielle. Pourtant, voyez ces virgules intempestives : « Quand [Duteurtre] obtient, l’automne dernier, le prix Médicis pour son Voyage en France, la minorité du jury, qui n’avait pas voté pour lui, quitte ostensiblement l’assemblée en protestant haut et fort. » (Jean-Pierre George, postface d’un livre de Benoît Duteurtre, À propos des vaches, nouvelle édition, la Table Ronde, Petite Vermillon, 2003, p. 182-183.) Ce Jean-Pierre George se révèle ici piètre syntaxier.

Dans certains cas, le problème ne se réduit pas à l’absence de la virgule (ou à la présence d’une virgule intempestive) : « Le 15 janvier 1919, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg qui venait de sortir de prison, furent assassinés par la cavalerie de la Garde, appelée à la rescousse par le Président Ebert, pourtant social-démocrate. » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 91.) Il faudrait mettre une virgule à l’orée de la relative et remplacer qui par laquelle, afin que cette phrase ait la même signification pour qui la lit et pour qui l’entend. Celui qui entend lire cette phrase et ne l’a pas sous les yeux est incité à croire que Karl Liebknecht est lui aussi sorti de prison en 1915, comme si le verbe « venait » avait été au pluriel.

 

Autre passage où manque la virgule qui aurait dû précéder une relative explicative : « Devant l’abondance de cette production [= la production de livres et d’articles consacrés à Napoléon], le lecteur peut, à juste titre, être pris de vertige. Le présent ouvrage n’a d’autres prétentions que de lui apporter les éclaircissements nécessaires sur le grand homme auquel il sera souvent donné la parole. » (Éric Anceau, Napoléon, « Préambule », éditions J’ai lu, collection Librio, 2004, p. 11.)

Mais ajouter cette virgule me semble moins intéressant que de remplacer la relative par un infinitif coordonné : « Le présent ouvrage n’a d’autres prétentions que de lui apporter les éclaircissements nécessaires sur le grand homme et de donner la parole à ce dernier aussi souvent que possible. » (L’adverbe souvent ne pouvait, dans la phrase modifiée, être maintenu tel quel. D’autre part, j’ajouterais volontiers l’adjectif tous devant « les éclaircissements nécessaires ».)

Comme le montre cet exemple, un nouvel usage de la proposition subordonnée relative est en train de se développer, où celle-ci vient se substituer à la coordination. Mon prochain article fournira d’autres illustrations de ce curieux phénomène.

 

Partager cet article
Repost0
7 juin 2010 1 07 /06 /juin /2010 11:16

L’affiche du film Salle nº 6 porte la mention : « un film de Karen Shakhnazarov d’après la nouvelle éponyme de Anton Tchékhov ». Avant cela, on voit que le titre Salle nº 6, entièrement composé en bas de casse (donc sans majuscule à l’initiale), est suivi du nom « tchékhov », comme si ce nom faisait partie intégrante du titre. Curieux.

L’affiche de Bébés nous dit ceci : « Une idée originale de Alain Chabat / un film réalisé par Thomas Balmès ». De Anton Tchékhov, de Alain Chabat… Confirmation du fait que les élisions élémentaires du français sont abolies.

Je me console en constatant que ces deux affiches nous font échapper, pour une fois, à la composition en capitales des patronymes quand les prénoms sont laissés en minuscules.

 

Partager cet article
Repost0
31 mai 2010 1 31 /05 /mai /2010 13:19

N’aidez pas à la dissémination de la préposition tueuse !… si je peux me permettre d’emprunter l’heureuse formule employée par un rédacteur anonyme de Langue sauce piquante, le blog des correcteurs du Monde, à propos de la préposition « sur ».

Phénomène étrange : le remplacement, dans le langage courant et soutenu, de « partir à la retraite » par l’ambigu « partir en retraite ».

Le roman illustré Organigramme, par Madame L., nous en fournit un exemple caractéristique (éditions P.O.L, 2010, p. 68) : « Pour la fête donnée à l’occasion du départ en retraite du directeur administratif et financier, le costume de Madame L. a fait sensation. Nul ne l’a reconnue. » Peut-être l’auteur dissimulé derrière le pseudonyme de « Madame L. » (qui est aussi le nom de son héroïne) se contente-t-il de pasticher le langage du management, jusqu’en ses incorrections les plus criantes ? Ou alors il succombe à l’entraînement collectif.

On lit même cela dans le bel essai que Cavanna a consacré à la langue française, Mignonne, allons voir si la rose… : « Et puis [les typographes] partent en retraite l’un après l’autre, et des clavistes les remplacent, simples dactylos qui n’ont pas plus connu la composition en plomb que la marine à voile. » (Paru chez Belfond en 1989 ; réédité dans le Livre de Poche, p. 190.) Ou dans la prose de Houellebecq : « À plus de soixante ans, depuis peu en retraite, elle avait accepté de s’occuper à nouveau d’un enfant jeune – le fils de son fils. » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 91.)

L’expression s’est-elle formée par confusion avec être ou mettre en congé ou en détachement ? Si c’est par confusion avec l’expression battre en retraite, qui signifie « se retirer du combat, céder devant un adversaire plus fort ou plus combatif », on admettra que l’analogie est fâcheuse Les Français avaient toujours parlé d’un départ à la retraite, d’un fonctionnaire ou d’un militaire à la retraite, ou mis à la retraite. Encore une fois, croyant gagner un mot, croyant économiser de la salive, nous parlons improprement et défaisons notre langue.

Et l’on entend déjà, au lieu de « vivre à la campagne », dire ceci : « vivre en campagne » ! C’est déjà imprimé dans le titre d’un livre : Arbres et arbustes en campagne, par David Dellas, éditions Actes Sud, 2010. Certes, dans cette façon de parler la préposition en désigne encore un lieu. Ce nouvel usage ne la dénature pas autant que l’expression « payer en chèque », que j’ai toujours trouvée particulièrement absurde, au lieu de l’ancienne expression courante « par chèque », qui était mieux appropriée à un complément circonstanciel de moyen. Me répondra-t-on que l’expression « en chèque » n’est pas plus absurde que « rouler en vélo » ?

Mais nous pouvons nous attendra à tout, dès lors qu’un romancier au talent pourtant fort et exigeant se laisse aller à écrire : « Tout ce qui s’était passé depuis mon arrivée en résidence m’apparaissait dans une lumière d’irréalité » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 224) ; ou encore : « les mièvres dessins agrémentés de formules sirupeuses qui témoignaient du travail des jeunes catéchumènes en période de l’Avent » (ibid., p. 226). Ce n’est pas vraiment faux, c’est commode à employer, mais c’est flou. De la chair mal soutenue par l’os.

Une remarque, presque un doute :

« On a donc débarqué tous les quatre en gare de Colmar et c’est en voyant la gueule de mon père que j’ai réalisé que j’avais complètement oublié de le prévenir de mes intentions ! » (Olivier Maulin, Petit monarque et catacombes, l’Esprit des péninsules, 2009, p. 220 ; on notera que ce jeune romancier abuse du point d’exclamation.) Qu’un train s’arrête en gare de Colmar et qu’il en reparte peu après, je n’y vois rien à redire, l’expression est usuelle depuis le début du XX siècle. Mais que des voyageurs descendent « en » gare au lieu d’« à la gare », j’avoue que cela me heurte encore

Eh bien non, j’ai tort de me sentir heurté : une rapide vérification m’apprend que cette construction est attestée chez Gaston Leroux, chez Paul Nizan. Je retire mon doute.

Faisons une dernière observation. Elle nuancera l’image que j’avais employée initialement, celle de la prolifération (cancéreuse), mais justifiera ma vieille rancune contre les désapprentissages qui affectent la langue des mieux instruits. Dans certains cas où la préposition en était parfaitement légitime, on entend déjà autre chose. Au lieu de « voyager en train » ou de « voyager par le train », nous entendons dire aujourd’hui : « voyager par train ». 

 

Partager cet article
Repost0