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27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 14:52

Dans un précédent billet, Oubli de certains compléments nécessaires, l’omission du pronom personnel C.O.D. non réfléchi a déjà été évoquée, à propos de deux phrases de Laurent Mauvignier. Voici comment Grevisse et Goosse (au paragraphe 635, e, de mon exemplaire de l’édition 1988 du Bon usage) décrivent la chose :

Par un phénomène d’haplologie [on ne fait entendre qu’une fois deux sons ou deux groupes de sons, identiques ou quasi identiques, qui se suivent immédiatement], certains pronoms disparaissent d’une manière formelle, sans que pourtant la signification dont ils sont porteurs soit absente de la communication. Dans la langue parlée, le, la, les s’effacent très souvent devant lui, leur. Ce phénomène apparaît parfois par écrit, même en dehors de la reproduction de conversations courantes.

Ils citent de nombreux auteurs :

« Elle me fit promettre que […] je reviendrais près d’elle, ou que je lui permettrais de me rejoindre : je lui jurai solennellement » (B. Constant, Adolphe, V). – « Ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt » (Flaubert, Mme Bovary, III, 8). – « Comme William avait peine à allumer une cigarette, Juliette la lui prit des mains, l’alluma, en tira une bouffée et lui mit dans la bouche » (E. de Goncourt, La Faustin, XXIV). – « En somme il “ne faisait pas confiance” au peuple comme je lui ai toujours faite » (accord du participe avec le pronom sous-jacent ; il est corrigé en fait dans la Pléiade) (Proust, Sodome et Gomorrhe). – « [L]e souvenir m’emplissait de cette journée passée avec ma chère maman, si jolie, si élégante, et qui me plaisait tant sans que j’ose lui dire » (Léautaud, Le petit ami, IV). – « Il voulut savoir […] pourquoi l’enfant lui avait donné ce nom. Il lui demanda dès le lendemain » (M. Tournier, Le Roi des Aulnes). – « Elle aurait été capable de plus d’application encore. Il aurait fallu lui demander » (Pascal Lainé, La dentellière). – « Chacun […] se montrant quand on lui demande » (Michel Foucault, Surveiller et punir). – « La concierge court pour lui dire » (Marguerite Duras, La douleur).

Ensuite, Grevisse et Goosse précisent que le phénomène décrit ci-dessus était quasi constant dans la littérature du Moyen Âge ; qu’au XVIIe siècle, en dépit de Vaugelas, l’omission du premier pronom était fréquente dans la littérature ; et qu’on la trouve aussi au XVIIIe :

« Je leur sçavois bien dire » (La Fontaine, Fables, VII, 2). – « Bien loin de le [= l’honneur] rechercher, il [= le chrétien] ne doit pas le recevoir quand on lui offre » (Bossuet, Œuvres oratoires, t. III). – « Il avait demandé plusieurs pères jésuites, on lui a refusés ; il a demandé la Vie des Saints, on lui a donnée » (Sévigné, 31 janv. 1680). (Remarquer l’accord des participes.) – « Ma Sr [= sœur] de La Rouzière demande que Melle de Gagni entre ; vous pouvés luy permettre » (Mme de Maintenon, Correspondance, 29 sept. 1694). La remarque entre parenthèses est de Grevisse-Goosse.

Devons-nous considérer que l’omission de ce pronom C.O.D. n’est ni fautive ni maladroite ?

Examinons à notre tour quelques extraits dans lesquels le pronom C.O.D. est omis, et essayons de nous prononcer, au cas par cas, sur la légitimité de cette omission.

 

On jugera que l’omission est naturelle dans une réplique saisie au discours direct, notamment lorsque le locuteur s’exprime familièrement.

Par exemple dans une bande dessinée parue en 1974, Vingt milliards sous la terre, dix-neuvième album des aventures de la patrouille des Castors (dessins de Michel Tacq, alias MiTacq, et scénario de Jean-Michel Charlier ; éditions Dupuis). Dans la quarantième planche, septième case, le jeune Mouche revient de la boutique du bijoutier auquel il a demandé d’expertiser une pierre qui semble être un diamant brut, et rend compte de sa conversation aux autres membres de la patrouille : « J’en suis sûr, les gars !… C’est un vrai diamant !… Le bijoutier a voulu me rouler !… J’ai vu sa réaction, et j’ai refusé de lui vendre !… » (Les séries de points de suspension signifient les pauses dues à l’essoufflement du personnage. Inutile de supposer que la dernière série remplace un C.O.D. non exprimé.)

Dans le second relevé d’extraits fourni par Grevisse et Goosse, j’avais volontairement omis cette réplique d’un valet de Dom Juan : « Il y a trois quarts d’heure que je luy dis » [= que je dis à M. Dimanche que le maître est absent] (Molière, Dom Juan, IV, 2). La phrase, appartenant à l’oral et sortie de la bouche d’un serviteur, me paraissait moins significative qu’un passage de Bossuet.

On peut aussi observer cette omission dans une page du recueil de bandes dessinées et de dessins d’humour de Reiser intitulé Vive les vacances !, paru en 1982 aux éditions Albin Michel. Un père de famille, après avoir provoqué un gigantesque carambolage de voitures sur la route des vacances, oblige son jeune fils à descendre de l’automobile familiale et à s’avancer vers les autres conducteurs de la file, qui écument de colère à côté des carrosseries embouties de leurs véhicules : « La plupart de ces gens-là n’iront pas en vacances cette année… Donc, ils n’auront pas besoin de leurs palmes… DONC, si tu vas le demander gentiment, il s’en trouvera bien un dans le groupe pour t’en filer une paire. Tu leur diras qu’on leur renverra par la poste… Allez, fonce ! »

Voici quelques paroles d’un personnage de roman, rapportées au style direct : « – Il a porté plainte, et on a retrouvé le dessin [de Watteau] chez Cécile Tesseydre après une perquisition. Elle a juré que la vieille lui avait donné, qu’elle avait même laissé un papier signé de sa main, mais on ne l’a jamais retrouvé. » (Tonino Benacquista, Le serrurier volant, illustré par Tardi ; éditions Estuaire, 2006, réédité dans la collection Folio en 2008, p. 126.) L’omission du pronom C.O.D. s’harmonise mal avec le maintien, peu après, de l’adverbe ne.

Autre bande dessinée particulièrement savoureuse, la série des Nombrils offre un reflet fidèle de cette tendance devenue irrépressible dans le langage des jeunes gens d’aujourd’hui, garçons et filles, lesquels rivalisent à qui parlera le plus vite, à qui prononcera le maximum de syllabes en un minimum de temps. Les personnages principaux de la série sont trois adolescentes, Karine, Jenny et Vicky, qui sont scolarisées dans ce qui ressemble vaguement à un lycée américain. Les auteurs, Marc Delaf et Maryse Dubuc, sont québécois mais la langue qu’ils transcrivent dans les bulles de leurs vignettes est le français d’aujourd’hui, finement écouté, et tout à fait conforme à celui que j’entends parler au quotidien, quelle que soit la région où je séjourne :

« Ha ! ha ! Elle me fait penser à quelqu’un… Tiens, je vais lui offrir ! » (Mélanie à Dan, à propos d’une statuette africaine, dans l’album nº 4, Duel de belles, éditions Dupuis, 2009, p. 5. Le pronom lui renvoie à quelqu’un, par quoi Mélanie, à l’insu de Dan, désigne Karine.) J’extrais le dialogue suivant d’un autre gag en une planche : « DAN : Comment ça, ton iPod ? Tu lui as offert pour son anniversaire. J’étais là. – KARINE : Je lui ai pas offert. Elle me l’a pris. C’est une sale habitude qu’elle a… / Rends-le-moi. Tout de suite. – DAN : Karine, ça se fait pas ! C’est un cadeau… – MÉLANIE : Ça va, Dan. Je vais lui rendre. » (Dialogue à trois personnages : Dan, Karine et Mélanie ; ibid., p. 29.) Aucune ellipse n’est faite dans : « Elle me l’a pris », « Rends-le-moi ». De fait, si quelqu’un disait : « Rends-moi » ou « Tu me rends », pour signifier : « Rends-le-moi », le message serait par trop équivoque et n’aurait de chances d’être compris que par un interlocuteur connaissant le contexte précis de son énonciation.

L’ellipse du pronom personnel C.O.D. se constate lorsque deux conditions sont réunies : que le verbe soit construit avec deux pronoms compléments, l’un d’objet direct et l’autre d’objet second (qu’on nomme aussi complément d’attribution) ; et que les deux pronoms objet soient des pronoms de troisième personne. Autrement dit, l’omission du pronom C.O.D. n’est possible que lorsque le complément d’attribution est de la troisième personne ; et les phrases du type « Tu lui rends » ou « Rends-lui » sous-entendent nécessairement un le, un la ou un les, renvoyant à un nom exprimé précédemment (ou indiqué par un geste).

L’ellipse résulte, à l’oral, d’un banal phénomène de paresse articulatoire. Les séquences « le lui », « la lui », « le leur », « la leur », « les lui » ou « les leur » font se succéder deux monosyllabes commençant par la même lettre de l’alphabet, ce qui produit l’haplologie signalée par Grevisse-Goosse. De plus, il s’agit à chaque fois d’une suite de deux pronoms atones.

 

En revanche, l’omission de ce pronom devrait être évitée dans une prose écrite qui se veut un discours neutre, soigné, voire élégant, ayant assimilé l’héritage descriptif et taxinomique des grammairiens du XIXe siècle. Bref, dans une prose moderne de niveau courant ou soutenu. Lorsqu’un auteur prend la peine d’écrire : « Je le lui fais remarquer », plutôt que : « Je lui fais remarquer », il évite au lecteur de s’engager sur la voie d’une mauvaise interprétation, en lui indiquant, par la simple présence de ce pronom le, que le verbe remarquer ne se verra pas doter d’un C.O.D. plus loin dans la phrase.

L’omission du pronom personnel C.O.D. s’introduit pourtant dans la prose des grands quotidiens et magazines parisiens, comme le montre cet extrait d’un article de Bruno Corty, « “Infrarouge” : Les masques de Gary » (Le Figaro, jeudi 2 décembre 2010) : « En 1956, il obtient le prix Goncourt pour Les Racines du ciel. Ce gaulliste fervent supporte mal son époque. Il fustige le “nouveau roman”. La critique lui fait payer en l’ignorant. »

Julian Barnes explique que Plateforme, de Houellebecq, contient trois « explosions verbales » (sic) contre l’islam : « La première est celle d’Aïcha, qui se lance sans qu’on lui demande dans une dénonciation de son père abruti par le pèlerinage de la Mecque et de ses frères inutiles […]. » (Raphaëlle Leyris traduisant un article de Julian Barnes, « Haine et hédonisme : L’art insolent de Michel Houellebecq » ; dans Les Inrockuptibles, numéro hors-série consacré à Houellebecq, mai 2005, p. 35.) Sans qu’on le lui demande, ou plutôt : sans qu’on le lui ait demandé ; ou encore : sans qu’on lui ait rien demandé.

Dans le roman Plateforme lui-même, on pouvait déjà lire ceci : « À la fin du mois d’octobre, le père de Jean-Yves mourut. Audrey refusa de l’accompagner à l’enterrement ; il [= Jean-Yves] s’y attendait d’ailleurs, il ne lui avait demandé que pour le principe. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; collection J’ai lu, p. 277.) Audrey est la femme du dénommé Jean-Yves. En bon français : « il ne le lui avait demandé que pour le principe » ; ce pronom le voulant dire : qu’elle l’accompagne à l’enterrement.

 

J’ai déjà affirmé (dans Le participe peut-il être apposé à un nom auquel il ne se rapporte pas sémantiquement ?) que la syntaxe du français avait connu des perfectionnements au fil des siècles. Elle a probablement atteint son apogée au XIXe siècle, du moins pour la précision et l’harmonie. Grâce aux progrès qui avaient été accomplis dans la connaissance formelle de la langue, les écrivains prenaient conscience du caractère amphibologique de certaines constructions et s’efforçaient de les éviter.

Par leur volonté de lutter contre l’amphibologie, les écrivains de cette époque ont rendu la syntaxe du français, pendant près de deux siècles, plus logique et plus ordonnée. L’écrit en devenait plus facile à lire. L’esprit du lecteur pouvait se concentrer sur le lexique et sur le signifié. Et la littérature n’y perdait rien, car le souci d’une syntaxe transparente n’empêche pas l’écrivain de varier le dessin des phrases. Ce n’est pas la clarté syntaxique qui empêche l’émergence des styles personnels.

 

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