À Roland, l’aîné des frères Bakroot, sont régulièrement offerts des livres dont la splendeur fascine le narrateur des Vies minuscules. Il y a d’abord eu un Michelet illustré de gravures en noir et blanc. Puis un recueil de nouvelles de Kipling : « C’était une édition magnifique, illustrée celle-ci aussi, non pas de grisailles épiques à la façon des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet, mais d’aquarelles délicates, fouillées comme des temples barbares […]. » (Pierre Michon, « Vies des frères Bakroot », dans Vies minuscules, Gallimard, 1984, collection NRF, p. 93, et Folio, p. 115.)
Bien que la page entière soit d’une grande perfection stylistique, bien qu’elle soit puissamment poétique, il y a quelque chose de bancal dans la construction du passage que j’ai cité. Le pronom relatif qui a-t-il vraiment un antécédent ? Ce pourrait être le nom émules, si seulement celui-ci désignait des dessins au lieu de désigner des dessinateurs. Ce ne sont pas les émules qui enténèbrent, ce sont les grisailles (illustrations tout en tons gris).
Écrire alors : « illustrée celle-ci aussi, non pas de ces grisailles épiques faites par des émules de Gustave Doré, qui enténébraient le Michelet » ; ou bien : « non pas de ces grisailles épiques faites à la façon de Gustave Doré, qui enténébraient le Michelet » (le relatif qui a alors clairement pour antécédent le mot grisailles ; de plus, émules cesse de faire pléonasme avec « à la façon »). Ou encore, pour conserver la forme réduite de l’article indéfini (fusionnant avec la préposition de) : « non pas de grisailles épiques à la façon de celles des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet » (ce tour permet de conserver la locution « à la façon », tout en donnant au qui un nouvel antécédent : le pronom celles). Plus lourd : « non pas de grisailles épiques semblables à celles des émules de Gustave Doré qui enténébraient le Michelet ».
Employer correctement les pronoms relatifs dits composés devient pour nous une tâche redoutable, tant nous sommes assaillis d’énoncés où ils apparaissent sous une forme incongrue.
Pour aider son ami Larry Bash à mener une enquête, le jeune Dennis Watts, rédacteur en chef de Links, le journal de leur lycée, rend visite à l’imprimeur de l’Atlanta Institution, qui est également chargé de la composition typographique du journal lycéen. Voici les paroles que Dennis Watts adresse, pour le saluer, au prote de l’Atlanta Institution :
« Monsieur Shaw, […] je voudrais d’abord vous remercier de la gentillesse et du talent avec lequel vous composez toujours notre journal Links. » (Lieutenant X [alias Vladimir Volkoff], Comment j’ai capturé un fantôme, dixième aventure de Larry J. Bash, éditions Hachette, collection Bibliothèque verte, 1984, p. 131.) De la gentillesse et du talent avec lesquels vous composez…
Normalement, le pronom relatif lequel est une forme qui ne vaut que pour le masculin singulier. Mais nos contemporains ont tendance à l’employer pour reprendre un nom féminin ou un nom au pluriel :
« Il y a des choses que vous dites, avec lequel on ne peut être d’accord… »
« C’est la raison pour lequel… »
« Il y a des principes sur lequel on ne peut pas transiger. »
De plus, on a maintenant l’air de croire qu’il existe un mot qui s’écrirait « auquelle » (il remplace à laquelle) :
« … il y a une sorte de pression idéologique auquel [auquelle ?] on a le sentiment que l’enseignement de l’histoire obéit, ou en tout cas auquel [auquelle ?] il ne résiste pas vraiment. » (Ces mots sont d’Alain Finkielkraut, s’exprimant sur le thème : « Quelle histoire enseigner à nos enfants ? », dans l’émission Répliques diffusée le 24 septembre 2011 sur les ondes de France Culture.)
Une psychanalyste interrogée par Alain Finkielkraut en 2009, également dans Répliques, a improvisé les propos suivants : « En fait, j’avais pensé au départ appeler ce livre Attachements, parce que c’était plutôt toutes les sortes d’attachement dont je voulais parler, et aussi de… de cette re… de cette pénombre dans lequel se trouve l’analyste très souvent, qui me semble être souvent la plus fertile, à savoir quand il ne sait pas, quand il est bousculé dans sa propre vie, ses propres affects, quand il est dans cette espèce de nuit à partir duquel il répond lui aussi à ce qui est dit sur le divan par son patient. »
On favorise ainsi, par négligence ou par mimétisme, l’effacement de la différence entre le masculin et le féminin, donc l’anglicisation du français.
Le tour « quelque chose auquel… » (« C’est quelque chose auquel on n’est pas habitué ») est lui aussi incorrect. Il faut écrire et il faut dire : quelque chose à quoi. La locution pronominale quelque chose n’appartient ni au genre féminin ni au genre masculin. Profitons du fait que la langue française possède un pronom relatif de genre neutre.
Houellebecq semble ignorer ce détail : « À quoi comparer Dieu ? […] À quelque chose de toute façon dans lequel l’esprit puisse devenir possible, parce que le corps est saturé de contentement et de plaisir, et que toute inquiétude est abolie. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 157-158.) À quelque chose de toute façon dans quoi…
Comme cet outil grammatical possède des formes fléchies, les risques d’erreur sont multipliés. On devrait faire particulièrement attention lorsqu’on rédige un texte destiné à être lu par des milliers de téléspectateurs, surtout s’il fait partie d’un film réalisé par un écrivain :
« Nous tenons à remercier : / Frank CHAMPOU, / pour son hospitalité et sa grande disponibilité, / sans lesquels ce film n’aurait pas été possible » (extrait du générique final du court-métrage La rivière, de Michel Houellebecq ; coproduction : Canal+, Son et Lumière ; diffusé sur Canal+ en 2001, dans la série « L’érotisme vu par… »). Le pronom lesquels ne peut avoir pour antécédents que les noms hospitalité et disponibilité.
L’extrait suivant n’a pas été relu avec assez d’attention avant d’être envoyé à l’imprimeur. On y reconnaîtra l’une des évocations de la Loire qui interrompent de temps en temps l’action de L’ange et le réservoir de liquide à freins : « La Loire est franche, mais farouche ; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu’on l’aime – mais seulement d’amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d’ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d’engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu’elle charriera jusqu’à la mer avec les rats et les chats crevés. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, éditions Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 112.)
D’une part, ajouter une virgule entre « dimanche » et « qu’elle » ne serait pas du luxe. D’autre part, je pense que l’auteur a plutôt voulu dire ceci : « d’ausculter les moindres remous de ses eaux, par lesquels… ».