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30 mars 2015 1 30 /03 /mars /2015 18:25

3. Autres observations

 

Dans certains cas, l’ajout d’une virgule suffit à clarifier la phrase. La subordonnée relative est alors explicitement explicative ; on ne risquera plus de la confondre avec une déterminative, l’antécédent du pronom relatif étant clairement situé en amont :

« [O]n a préparé l’anisette [réclamée par Amanda] avec des courses, des conciliabules, des rencontres de gens qui courent sans se voir, des va-et-vient… La dame du vestiaire et un des tziganes qui a abandonné son violon s’en sont mêlés et c’est presque un petit ballet furtif et trottinant qui est souligné ironiquement par la musique sur un thème qui déforme la “valse” sans qu’on cesse de la reconnaître. » (Jean Anouilh, Léocadia, 1939, texte consulté dans Le rendez-vous de Senlis, suivi de Léocadia, Gallimard, Folio, p. 201.) C’est plus clair si la relative est mise entre deux virgules : « La dame du vestiaire et un des tziganes, qui a abandonné son violon, s’en sont mêlés ».

Dans le parc où la scène se joue, il y a des musiciens tziganes. Le déterminant utilisé (« des » = de + les) s’explique par le fait que le terme désigne des personnages qui ont été introduits plus haut, bien avant l’apparition de cette didascalie ; la relative, dont l’antécédent est donc le pronom un et non le mot tziganes, a bien une valeur explicative.

François Baillard a été arrêté et deux gendarmes veulent l’emmener en prison, mais il est si affaibli qu’un gendarme réclame pour le transporter une voiture attelée : « – […] Je n’ai pas de voiture. Voulez-vous lui en payer une ? / […] – J’en fournirais une pour trente sous, dit un des plus acharnés bourreaux qui saisit l’occasion d’un profit. » (Maurice Barrès, La colline inspirée, « Édition définitive », chapitre XIII, Plon, 1922, p. 182.) Ceux que l’auteur appelle ici les bourreaux, ce sont les villageois hostiles aux frères Baillard. De fait, on constate que Barrès omet fréquemment la virgule qui devrait précéder une relative explicative : « Dès le premier pas, le malheureux [= François Baillard] chancela et vint tomber sur la croupe de la bête qui fit tête-à-queue. » (Même page.)

Certes, le fait que « fit » soit au passé simple indique assez que les trois verbes expriment une succession linéaire d’actions. Mais si la page avait été écrite au présent, l’équivoque aurait surgi.

 

S’il n’y a pas de pronom relatif, l’ajout d’une virgule peut fournir une transition nécessaire et suffisante entre ce pluriel et le singulier des participes et des adjectifs possessifs, comme le montre ce petit extrait de dialogue (entre une certaine Mme Mopey, femme du directeur d’une compagnie d’assurances, et le célèbre détective Marshall M. Ney) :

« – C’est le plus grand cardiologue de Georgie et peut-être d’Amérique : le docteur Goods. / – Ce nom-là me dit quelque chose. Encore un de ces grands spécialistes, embusqué au fond de son laboratoire et se prenant pour le nombril de l’univers ! » (Lieutenant X [alias Vladimir Volkoff], Comment j’ai capturé un fantôme, dixième aventure de Larry J. Bash, éditions Hachette, Bibliothèque verte, 1984, p. 75.)

Dans cette phrase, la présence de l’adjectif « grands » suffit à faire du syntagme introduit par « de ces » un ensemble clos et complet. L’adjectif « embusqué », au singulier, puis le possessif « son », également au singulier, se laissent alors rattacher au pronom « un », qui précédait ce syntagme. La présence du possessif « son » nous fait entendre qu’« embusqué » est au singulier. Donc la phrase est aussi claire pour l’œil que pour l’oreille.

Comme il est naturel au sein d’un échange de propos qu’on rapporte au discours direct, le tour reflète la spontanéité de l’oral, peut-être mieux que ne le feraient ceux-ci : « Encore un de ces grands spécialistes embusqués au fond de leurs laboratoires et se prenant chacun pour le nombril de l’univers ! »

 

Les exemples qui suivent sont empruntés au Français correct de Maurice Grevisse (6e édition, revue par Michèle Lenoble-Pinson, De Boeck & Duculot, 2009, § 976, p. 338). Les commentaires seront de mon cru :

« Il répondit à un des juges qui l’interrogeaient » : la relative étant déterminative, le verbe se met au pluriel (le groupe « un des juges » est défini par le contenu de la relative placée à sa droite).

En revanche, la phrase : « Il répondit à un des juges qui l’interrogeait » doit être considérée comme incorrecte tant qu’il y manquera la virgule qui devrait précéder la subordonnée relative, cette relative étant explicative. Le groupe « les juges » a été défini précédemment, et la relative ne se rapporte qu’au pronom un.

« Je suis allé remercier un des laboureurs qui nous avait envoyé des roses » (Mauriac). J’ignore si cette phrase provient d’un roman ou d’un écrit autobiographique. Est-ce vraiment Mauriac qui a omis la virgule devant cette subordonnée relative, nécessairement explicative ? En effet, la phrase ne peut signifier qu’une chose : le locuteur (personnage d’un roman ou François Mauriac lui-même) a devant lui plusieurs laboureurs, qui travaillent peut-être sur ses terres, et que le texte a dû mentionner précédemment, mais un seul d’entre eux lui a envoyé des roses.

« J’allais justement chez une de ces femmes, qui habite rue Pauquet » (Jules Romains). La présence de la virgule rend la phrase parfaitement claire. « Ces femmes » : groupe défini plus haut dans le texte ; « qui habite » : ne se rapporte qu’au pronom une.

 

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14 mars 2015 6 14 /03 /mars /2015 10:37

2. Erreurs qui requièrent la refonte de l’énoncé :

 

Dans certains cas, rectifier un accord ne suffit pas à supprimer l’illogisme.

Usage normal, sous la plume d’un auteur longtemps réputé trop oral :

« C’était une grande maison bleue à deux étages et justement une de celles qui ne tenaient plus guère debout, de sorte qu’il y avait dans la façade une grande lézarde qui, partant d’un cadran solaire, la traversait obliquement jusqu’au toit. » (C. F. Ramuz, Farinet ou la Fausse Monnaie, 1941, chapitre IV, dans Romans, volume II, Bibliothèque de la Pléiade, 2005, p. 725.) L’auteur a pris soin d’expliquer que la plupart des maisons du village sont inhabitées et en ruines.

En revanche, dans l’annotation des textes réunis dans le même volume de la Pléiade, nous lisons ceci : « Du premier plan au manuscrit définitif, puis du dactylogramme à l’édition originale, Présence de la mort est un des romans qui a subi les plus profondes transformations, au point que l’on peut parler de work in progress. » (Jérôme Meizoz, « Notice » de Présence de la mort ; dans Romans, volume II, p. 1497.) Je rappelle que Work in Progress fut le titre provisoire de Finnegans Wake.

Jérôme Meizoz aurait pu écrire : « Présence de la mort est un roman qui a subi… ». Il n’y avait qu’un mot à ôter.

« Une nouvelle citation se présenta à lui [= à l’esprit de Beaujeux], une de celles qui, depuis son enfance, l’avait toujours terrorisé. Quand tu seras vieux, dit le Christ à Pierre, tu n’iras plus où tu voudras, mais d’autres te mèneront où tu ne voudras pas aller. » (Vladimir Volkoff, Les humeurs de la mer, IV : Les maîtres du temps ; éditions Julliard et l’Âge d’Homme, 1980, p. 399.) Existait-il tant de citations susceptibles de terroriser le colonel Beaujeux quand il était petit garçon ? Il ne suffirait pas de mettre au pluriel le verbe de la relative. On ne peut que reformuler : « Une nouvelle citation se présenta à lui, une phrase qui, depuis son enfance, l’avait toujours terrorisé. »

« [Alexandra] voulut visiter un sous-marin nucléaire. Cette décision étonna Ivan. Il demanda : / – Pourquoi ? / – Je veux rencontrer ces hommes qui ne redoutent pas une des morts que je n’aurais risquée pour rien au monde. » (Jacqueline Dauxois et Vladimir Volkoff, Alexandra, roman, éditions Albin Michel, 1994, p. 477.) Dans ce roman qui relève du genre de l’uchronie, Alexandra est la jeune impératrice d’une Russie qui n’aurait pas connu le communisme. Quant à Ivan (Barsoff), c’est le premier ministre d’Alexandra, et son plus proche conseiller. Il aurait fallu écrire soit : « qui ne redoutent pas une des morts que je n’aurais risquées pour rien au monde », soit, plus logiquement : « une mort que je n’aurais risquée pour rien au monde ».

« Une troisième mélancolie pourrait être dégagée : une mélancolie tragique, dont le cinéma de Jean-Pierre Melville (1917-1973), constitue une des expressions la plus limpidement sobre. » (Philippe Corcuff, Polars, philosophie et critique sociale, avec des dessins de Charb ; éditions Textuel, collection Petite Encyclopédie critique, 2013, p. 15.) Sic ! Il y a une virgule parfaitement superflue, entre le sujet et le verbe, au sein de la subordonnée relative. Et cette absurdité : « une des expressions la plus… », au lieu de : « une des expressions le(s) plus limpidement sobres », voire : « l’expression la plus limpidement sobre ».

Enfin, je ne sais plus où j’ai entendu cette phrase ahurissante : « On a vu cela dans une des émissions qui est les plus regardée(s) aux États-Unis. » Je sais seulement que je ne l’ai pas rêvée. Pour corriger cette horreur, il suffirait d’écrire : « dans une des émissions les plus (ou le plus) regardées… », voire : « dans une émission qui est des plus regardées aux États-Unis ».

 

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14 mars 2015 6 14 /03 /mars /2015 10:10

Voici les plus anciennes attestations que j’aie trouvées de cette construction qui nous vient si vite aux lèvres mais s’avère si rarement utile :

« “Un des faits qui m’a permis d’établir ma conception de la psychologie individuelle, c’est la démonstration du sentiment d’infériorité plus ou moins conscient qui existe chez toutes les femmes et chez toutes les petites filles du simple fait qu’elles sont femmes. […]” (Adler). » (Henry de Montherlant, Les lépreuses, 1939, « Appendice » ; Folio, p. 243.) Montherlant cite la traduction d’un texte du psychologue Alfred Adler, manifestement telle qu’elle existait à son époque, sans corriger la faute qu’elle contient. Et lui-même commet dans le corps du roman la même faute, du moins graphiquement, lorsqu’il écrit : « Le temple dit de la Madeleine, bien qu’exagérément crasseux, est un des rares monuments de Paris qui ait de la majesté. Costals se sent le goût d’y entrer. » (Les lépreuses, éditions Grasset, 1939, p. 184 ; Gallimard, collection Folio, p. 190.)

Le narrateur d’un roman de Queneau décrit Oscar, l’un des membres du petit groupe de jeunes gens débrouillards avec lesquels il vient de se lier. Le jeune homme gagne sa vie en vendant des « tuyaux » aux abords des champs de courses : « Ce fut un des premiers de la bande qui me considéra comme un frère ; je l’accompagnais parfois sur le champ, au Tremblay, à Maisons, tout autour de Paris. » (Raymond Queneau, Odile, roman paru en 1937, Gallimard ; p. 18 du volume de la collection L’Imaginaire, reprint de l’édition de 1964 ; idem dans le volume Romans, I, de la Bibliothèque de la Pléiade, 2002, texte établi par Jean-Pierre Longre, p. 523.) L’incohérence nous saute aux yeux et aux oreilles. Il aurait fallu dire : « Ce fut le premier de la bande qui me considéra… ».

En l’occurrence, la faute est d’autant plus étonnante que, deux pages plus haut, Queneau avait écrit : « Un copain de S… y logeait également ; ce fut une des raisons qui me firent juger digne d’être admis dans un petit groupe de jeunes gens qui pratiquaient l’art de vivre sans se fatiguer. » (Odile, L’Imaginaire, p. 16-17.)

Quelques années plus tard, sous la plume de Simone de Beauvoir : « [D]ans beaucoup de cas, la prostituée aurait pu gagner sa vie par un autre moyen : mais si celui qu’elle a choisi ne lui semble pas le pire, cela ne prouve pas qu’elle a le vice dans le sang ; plutôt cela condamne une société où ce métier est encore un de ceux qui paraît à beaucoup de femmes le moins rebutant. » (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2 : L’expérience vécue ; chapitre VIII : « Prostituées et hétaïres » ; éditions Gallimard, 1949, collection Folio-essais, p. 426.)

 

1. Erreurs faciles à corriger :

 

Un certain Fabrice Gabriel a écrit, à propos de L’irréversible et la nostalgie de Vladimir Jankélévitch, que c’est « l’un des plus beaux livres qui soit sur la musique » (dans Les Inrockuptibles, n° 249, juin 2000, p. 37).

Portrait de D. (Dominique Rolin) par Philippe Sollers : « [P]er­sonne ne peut porter des pendants d’oreilles comme D. À l’espagnole, justement, bien qu’elle soit belge, ou plutôt hollandaise, ou plutôt juive polonaise, ou plutôt, tout simplement, une des plus belles femmes qui ait jamais existé. » (Ph. Sollers, Un vrai roman. Mémoires, éditions Plon, 2007 ; réédition en Folio, p. 101.)

« [M]ême le changement d’étage d’André Breton, le locataire d’en face, figure sur l’un des rapports établi à partir des confidences d’un marchand de tableaux, anticommuniste notoire, que le service des cadres de Lecœur [= Auguste Lecœur] a retourné depuis qu’il s’est compromis dans une sale histoire de ballets roses. » (Gérard Guégan, Qui dira la souffrance d'Aragon ?, éditions Stock, 2015, p. 25.)

« “J’étais étranger, et vous m’avez recueilli” […]. Ces mots sont extraits de ce qu’on appelle les œuvres de miséricorde décrites dans l’Évangile selon saint Matthieu, l’un des textes qui constitue le Nouveau Testament. » (Alain Korkos, Histoires d’enfants en 50 chefs-d’œuvre, éditions de La Martinière Jeunesse, 2013, p. 124.) Cet accord est absurde, car le Nouveau Testament est constitué de plusieurs écrits, dont les quatre évangiles. La mise au pluriel du verbe de la proposition relative s’impose.

Entre le 16 août et le 30 décembre 1957, Pablo Picasso s’isole dans son atelier pour « dialoguer » avec Les Ménines de Vélasquez, qu’il va analyser, décomposer, transformer… L’écrivain-éditeur Alain Serres nous décrit cette expérience : « Pour réinventer [sic] “ses” Ménines, Picasso revisite d’abord chacun des éléments qui compose le tableau de Vélasquez. Il défait, démolit, fracasse, mais tous les éléments essentiels demeurent debout ! » (Alain Serres, Et Picasso peint les enfants, éditions Rue du Monde, 2014, p. 29.)

Écrit et façonné de main de maître par Alain Serres, le livre est splendide, ne serait-ce qu’en raison des magnifiques reproductions qui s’y trouvent. Mais certaines des phrases qu’il contient auraient mérité une meilleure relecture : dans l’énoncé « réinventer “ses” Ménines », le préfixe - et le possessif sont redondants ; ensuite, ce sont plusieurs éléments qui peuvent composer un tableau : il est donc particulièrement maladroit de vouloir que « compose » soit au singulier.

« Gallimard est l’un des rares éditeurs de littérature à s’être, dans la première moitié du XXe siècle, engagé dans la bibliophilie et le seul à avoir poursuivi avec succès, dans la seconde moitié, les mutations qui ont fait évoluer la bibliophilie vers ce qu’on appelle le “livre d’art”. » (Michel Melot, « Le livre d’art chez Gallimard », dans Gallimard 1911-2011 : Lectures d’un catalogue ; les Entretiens de la Fondation des Treilles, éditions Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2012, p. 273.) Passons sur : poursuivre des mutations qui font évoluer

Parmi les quinze exposés transcrits dans ce livre, plusieurs comportent des phrases lourdement formulées ou très mal relues. Pour ce qui est de la phrase que je cite, on se demande bien pourquoi « engagé » n’y est pas au pluriel, l’auteur ayant justement pris soin d’opposer « l’un des rares… » à « le seul ».

 

L’ignorance des professionnels a été constatée par Renaud Camus, qui écrit dans Vue d’œil, journal 2012 (éditions Fayard, 2013, p. 189) :

« J’étais étonné qu’il pût y avoir encore des correcteurs au Monde, étant donné l’état grammatical et stylistique du journal. Apparemment leur fonction consiste à ajouter des fautes d’orthographe aux textes qu’on leur envoie (sur demande de la rédaction). Ainsi, dans le texte que m’avait demandé Nicolas Weill, j’avais écrit : “Il [le parti de l'In-nocence] est attaché à la culture et à la civilisation françaises, qu’il estime compter parmi les plus précieuses qu’ait élaborées l’humanité.” Or la phrase, après correction rédactionnelle, est devenue : “Il est attaché à la culture et à la civilisation françaises, qu’il estime compter parmi les plus précieuses qu’ait élaboré l’humanité” (faute que, bien entendu, certains commentateurs se font un plaisir de m’attribuer…). »

Les simplificateurs ne préconisent même plus : « qu’ait élaborée » !… Nombre et genre : tout leur pèse, tout doit s’effacer.

Les plus anciennes attestations de cette construction défectueuse semblent remonter aux années 1930, comme le montrent les phrases extraites d’Odile et des Lépreuses que j’ai citées en commençant. Je viens d’en découvrir une ou deux autres, qui nous viennent de la même époque :

« Il lui semblait [= à Alice] que tout s’en allait avec Gilles. Elle eut dans les os un de ces frémissements terribles qui annonce la mort dans la vie d’un être. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 988.) Or le Folio de 1973 portait : « un de ces frémissements terribles qui annoncent la mort » (p. 241). Qui est responsable de la bourde affichée ainsi sur papier bible ?

Hélène Baty-Delalande, qui s’est chargée d’établir et d’annoter le texte de Gilles, déclare dans sa « Note sur le texte » (Romans, récits, nouvelles, p. 1741) avoir « corrigé tacitement les fautes d’impression, ainsi que les classiques confusions entre “plutôt” et “plus tôt”, entre futur de l’indicatif et conditionnel présent », et avoir normalisé « des graphies fluctuantes ». L’éditrice a donc fort bien pu s’imaginer qu’en remplaçant « annoncent » par « annonce », elle corrigeait une « faute d’impression »… Avis aux possesseurs de l’originale de 1939 ou de l’édition corrigée de 1942 : Drieu avait-il réellement fait imprimer : « annonce » ?

Voici un autre passage de ce roman (on y constatera que, du point de vue de la syntaxe, il n’y a pas de différence entre les constructions un des… et aucun des…).

Le père de la jeune femme que Gilles Gambier courtise s’est suicidé. Appelé pour constater le décès, le médecin de l’état civil (ou médecin des morts) se présente au domicile du défunt : « Le médecin des morts était un homme mort. Aucun des sentiments qui aurait pu le rendre un peu dangereux ne semblait l’habiter : l’envie, la rancune, la méfiance, la haine. Il semblait absolu­ment ignorer l’existence d’un monde tragique. » (Drieu la Rochelle, Gilles, en Folio, p. 176, et dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, p. 939.)

La page est superbe, mais comment une telle bourde a-t-elle pu s’y introduire et y demeurer ? Le texte est identique dans le Folio et dans le volume de la Pléiade : donc la faute est très vraisemblablement imputable à l’auteur. S’il a eu raison de mettre au singulier « semblait » (puisque le sujet de ce verbe est le pronom aucun), Drieu a eu tort de faire de même avec « aurait ».

Pour être conséquente avec les principes qu’elle énonce dans sa « Note sur le texte », Mme Baty-Delalande aurait dû corriger la désinence de ce verbe.

 

Ces erreurs sont loin de concerner seulement la graphie. Il suffit que le verbe employé dans la relative présente une différence de radical entre les formes du singulier et celles du pluriel, ou que ce verbe soit mis à un temps composé, pour que le non-accord vous heurte et la vue et l’ouïe. Les extraits qu’on va lire en donnent une claire illustration :

« Plus qu’un écrivain, Pierre Drieu La [sic] Rochelle est, pour certains, une région de l’âme. C’est une de ces machineries qui sert à mesurer le taux intime de mélancolie, les intermittences du cœur, les mouvements du sang, de l’enthousiasme, de la lâcheté. Et toujours, dou­teux personnage, il renseigne infailliblement. » (Jean-Paul Enthoven, Les enfants de Saturne, Grasset, 1996 ; Folio, p. 41.)

« Si Joyce n’a rien dit, c’est peut-être parce qu’il se savait face à l’homme dont il comptait anéantir le cliché que le monde était en train de construire à partir de son roman. Oui, peut-être qu’un des éléments qui a mené à la création d’Ulysse a été le désir de détruire À la recherche du temps perdu. » (Charles Dantzig, À propos des chefs-d’œuvre, éditions Grasset, 2013, p. 216.) Dantzig évoque ici le dîner de 1922 qui a réuni Proust et Joyce, au cours duquel ces deux monstres sacrés de la littérature du XXe siècle n’ont échangé que des banalités.

« [D]ans tous mes articles et dans certains chapitres de mes livres j’ai réclamé, on s’en est gaussé, qu’on fît une cérémonie lors de chaque octroi de naturalisation. Un des rares points sur lequel je suis d’accord avec Jean-Pierre Chevènement et Pierre Chaunu. Il faut donner la citoyenneté comme on donne la Légion d’honneur. » (Jean Daniel, La blessure, suivi de : Le temps qui vient ; éditions Grasset, 1992, p. 269 ; passage reproduit à l’identique, « en guise d’introduction », dans Comment peut-on être français ? Écrits 1971-2011 sur l’immigration, le racisme et l’identité nationale, par Jean Daniel, éditions les Belles Lettres, 2012, p. 14.)

Bernard Frank (déjà cité dans « Un de ces » : tour nécessaire ou simple tic verbal ?) avait écrit dans Géographie universelle, livre paru en 1953 : « Une des raisons qui m’a fait accorder de l’attention à l’Angleterre, c’est que ses habitants sont en majorité de confession protestante et j’ai eu longtemps une mythomanie du protestant. » On trouve cette phrase, telle quelle, dans Géographie universelle, suivi de : Israël (éditions Flammarion, 1989, p. 40).

Si on le rapproche de la phrase de Beauvoir citée plus haut, cet exemple indique que l’incorrection s’était alors profondément ancrée dans l’usage, au moins à l’oral…

 

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11 mars 2015 3 11 /03 /mars /2015 22:52

Parlant des liens qui existaient entre Alexandre Dumas et Victor Hugo, Claude Schopp écrit, dans sa préface à Une amitié capitale : « Tous deux nés lorsque le siècle avait deux ans, tous deux fils de généraux : […]. » (Une amitié capitale : Correspondance Victor Hugo-Alexandre Dumas ; textes réunis, présentés, classés et annotés par Claude Schopp ; éditions les Portraits de la Bibliothèque, 2015, p. 5.) Vous aurez noté l’ellipse du verbe être, qui donne à la phrase un ton nerveux. Cela dit, en son deuxième segment, la phrase exige d’être améliorée. Mais que faire pour que ce passage devienne irréprochable ? Vaudrait-il mieux dire : « tous deux fils de général », « chacun fils de général » ?… Comment faire pour appliquer la règle française du singulier distributif, tout en évitant une équivoque ?

La meilleure solution serait la suivante : « l’un comme l’autre fils de général ». Cela simplifie le problème en amont, puisque la conjonction comme, intrinsèquement vouée à exprimer la comparaison, impose d’accorder le verbe être (sous-entendu) avec un seul des termes de la comparaison : « l’un comme l’autre est… ». Le nom fils, en position d’attribut du sujet, est alors au singulier. J’avais tenté d’expliquer cela dans Peut-on supprimer « comme » après le verbe « considérer » ? (2e partie) et dans Quelques mauvais usages de « comme » et d’« ainsi que ». La construction que je propose, « l’un comme l’autre fils (singulier) de général (singulier) », est bien plus claire que ne le serait celle employant le et : « l’un et l’autre fils (pluriel) de général (singulier) ». On aurait tort de vouloir assimiler le comme aux conjonctions de coordination.

Bref, le maniement du singulier distributif présentera toujours des difficultés !

 

La mise au pluriel du complément de nom se révèle particulièrement aberrante lorsqu’elle affecte un nom désignant une réalité ou une substance indénombrable, une collectivité non divisible, une notion abstraite ou encore un nom d’action.

Vous avez déjà dû constater que nos contemporains écrivent désormais : une maison de retraite, des maisons « de retraites ». Près de mon domicile, un garagiste annonce en grandes lettres qu’on peut acheter chez lui des « véhicules d’occasions ». Bientôt les commerces afficheront à leur porte leurs « horaires d’ouvertures ». Et cette bourde ne s’explique pas toujours par une inadvertance d’écriture. Songez à tous ces gens qui, au lieu de dire : travaux d’intérêt général, parlent de « travaux d’intérêts généraux ».

Le coffret Akira Kurosawa-Films noirs, réalisé en 2003 par les éditions Wild Side Video (collection des Introuvables), contient, en plus des films eux-mêmes (Chien enragé, Les salauds dorment en paix et Entre le Ciel et l’Enfer), un bref documentaire consacré aux techniques qui ont été utilisées pour restaurer les images du film le plus ancien, Chien enragé, qui date de 1949. Les images de ce documentaire sont accompagnées d’un commentaire en voix off et le jeune récitant y fait entendre la phrase suivante : « Dans le cas de Chien enragé, plus de cent cinquante heures de travaux ont été nécessaires pour supprimer les dommages les plus gênants [subis par la pellicule au fil des ans]. »

Or, jusqu’à nouvel ordre, l’usage est de dire : « plus de cent cinquante heures de travail », – même lorsque cette somme générale englobe des tâches diverses.

« Foucault et Marx : quand on accole ces deux noms, c’est bien souvent pour les opposer. À Marx, théoricien du mouvement ouvrier, philosophe de la totalité, a répondu Foucault, penseur des singularités et des micro-pouvoirs, pourfendeur d’un marxisme essoufflé. / Lire Foucault avec Marx, comme nous y invite ce livre, c’est au contraire reconnaître leur complémentarité, c’est dégager les points de rencontres possibles. C’est suivre Foucault sur le versant de l’exploitation resté inexploré par le marxisme et réinscrire ses travaux dans une perspective globale, qui était celle de Marx. » (Jacques Bidet, Foucault avec Marx, éditions la Fabrique, 2014, quatrième de couverture.) Les points de rencontre possibles. Le nom rencontre est utilisé ici en tant que terme générique, en tant qu’abstrait.

« À quarante-neuf ans, reconnu comme un des plus grands commissaires-priseurs du monde, [Maurice Rheims] est aussi une personnalité de la vie mondaine parisienne. En 1959 commence sa carrière d’écrivain avec La Vie étrange des objets, sur les critères de valeurs qu’on applique, et qu’on a appliqué [sic], aux objets. » (Préface non signée, imprimée en italique, qui est placée en tête de La vie d’artiste, de Maurice Rheims, tome 2 : L’art ; éditions Grasset, réédition de 2015, collection Cahiers Rouges, p. 8.) Deux fautes en une phrase – et ce ne sont pas les seules que contient cet avant-propos ajouté par l’éditeur : quelques lignes plus bas, le même préfacier anonyme attribue à Maurice Rheims un roman intitulé « Les Fortunes d’Appolon (1990) ». Sic !

Olivier Houdart et Martine Rousseau citent dans leur article du 26 août 2011 la phrase suivante, qu’ils ont tirée du Monde (ce qui prouve qu’ils ne sont pas sectaires) : « 69 % des Français n’oublient pas d’envoyer une carte postale de leurs lieux de villégiatures estivales », et commentent : Même en supposant que lesdits Français ont forcément plusieurs lieux de villégiature, les deux derniers pluriels sont inutiles, voire erronés.

En effet : villégiature, dans ce contexte, renvoie à une notion indénombrable.

Tantôt ce pluriel intempestif crée simplement de la confusion, tantôt il contrevient gravement à la nécessaire distinction, voulue par l’esprit, entre ce qui est dénombrable et ce qui ne l’est pas.

 

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7 février 2015 6 07 /02 /février /2015 11:47

Un pluriel intempestif s’est diffusé dans la langue, comme si nous étions en train de perdre le concept de singulier distributif (probablement sous l’influence de l’anglais, car c’est une langue où l’on dit couramment : These three men put their hats on). Voici quelques illustrations supplémentaires de ce phénomène.

« Les grandes photos sont des images qui existent par elles-mêmes, qui peuvent être parodiées, utilisées comme référence, sans qu’il y ait besoin de légende ou de rappeler le contexte de la prise de vue. Elles échappent à leurs histoires, dont la plupart devraient vous surprendre… » (David Groison & Pierangélique Schouler, L’histoire vraie des grandes photos, éditions Actes Sud Junior, 2014, p. 5.) On devrait dire : « Elles échappent à leur histoire », chaque photo n’ayant qu’une histoire. Mais alors il faut aussi corriger la suite : « dont la plupart devraient… » deviendra, par exemple : « or la plupart d’entre elles ont une histoire qui devrait vous surprendre » ; mais le plus simple serait d’écrire : « Chacune d’entre elles échappe à son histoire, et cette histoire devrait vous surprendre… »

D’autre part, peut-on vraiment écrire que les grandes photos sont « utilisées comme référence(s) » ? Elles sont devenues une source d’allusions culturelles. Le mot référence n’est qu’un anglicisme lorsqu’il est employé pour désigner un document prestigieux ou une œuvre classique à quoi renvoie, de façon plus ou moins explicite, une autre œuvre ou un discours. Le portrait de la Joconde n’est pas une « référence ».

« Oui, il fallait que Berthet trouvât un nègre. […] Il ne faudrait pas un auteur trop connu, qui n’aurait pas de problèmes d’argent. Ceux-là ne sont pas forcément les meilleurs, d’une part. Et d’autre part, l’habitude du succès les désinhibe. Ils deviennent des grandes gueules avec des avis sur tout. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 61.) Ils deviennent des grandes gueules avec un avis sur tout – ou ayant un avis sur tout.

 

Effet probable du phénomène que je viens d’évoquer : de plus en plus souvent, un nom qui figure en position de complément d’un autre nom se voit mis au pluriel lorsque celui-ci est déjà au pluriel. Or, dans nombre de cas, le sens aurait dû imposer qu’on mît le complément au singulier.

Martine Rousseau et Olivier Houdart, correcteurs du Monde.fr, ont évoqué dans un article de leur blog Langue sauce piquante, daté du 26 août 2011, cette mode déplorable. Ils ont constaté une tendance, que l’on pourrait qualifier de « pesante », à mettre automatiquement au pluriel les compléments de noms eux-mêmes au pluriel, sans se préoccuper du sens. Par exemple, une « tentative d’assassinat » donne au pluriel « des tentatives d’assassinat », sans qu’il soit nécessaire de mettre au pluriel « assassinat ».

Le mot assassinat désigne tantôt un acte singulier, tantôt une catégorie d’actes. On peut hésiter ici entre percevoir assassinat comme dénombrable ou comme indénombrable. L’exemple est bien choisi.

Jérôme Leroy parle dans son dernier roman d’une employée de banque qui est « chargée d’étudier les demandes de prêts ou d’inciter vivement les clients à régulariser leurs découverts » (J. Leroy, L’ange gardien, Série noire, p. 65). Certes il y a d’innombrables demandes, mais on ne demande qu’un prêt à la fois. C’est encore un cas de singulier distributif, – mais où la fonction distributive est exercée par le complément du nom.

Revenons à L’histoire vraie des grandes photos. Les auteurs y décrivent les circonstances dans lesquelles Willy Ronis a pris une photographie qui deviendrait mondialement célèbre sous le titre de Grèves aux usines Javel-Citroën (1938) :

« Le magazine Regards veut publier un reportage sur les grèves qui viennent de démarrer dans l’usine automobile Citroën, quai de Javel, à Paris. Pour cet hebdomadaire communiste, il est bien naturel de raconter les luttes ouvrières. Mais cette grève-ci n’est pas des plus simples à comprendre. Certains grévistes veulent des augmentations de salaires, d’autres une nouvelle convention collective, quand les derniers veulent que le gouvernement français aide les républicains espagnols, engagés contre le fascisme. » (L’histoire vraie des grandes photos, p. 32.)

En français, on écrit normalement : « Certains grévistes veulent une augmentation de salaire », ou « de leur salaire ». Augmentation : singulier distributif. D’autre part, les salaires versés aux ouvriers peuvent être de différents montants, mais chaque ouvrier ne reçoit qu’un salaire.

« [S]i Eastwood ne s’est pas laissé enfermer dans la peau d’Harry ou de “l’homme sans nom”, il a décliné autour de ces personnages d’autres modèles<,> qui ne furent pas de pures copies. Ses compositions de flics dans L’Épreuve de force, La Relève, La Corde raide, Dans la ligne de mire ou Créance de sang n’ont la plupart du temps que peu à voir avec Dirty Harry tandis que les cow-boys ou les justiciers des Proies, de Pale Rider ou d’Impitoyable sont bien loin du héros de la trilogie de Leone. » (Christian Authier, À l’est d’Eastwood, éditions de la Table Ronde, 2003, p. 14.) En bonne syntaxe française : « Ses compositions de flic… » Un seul flic par film. De même, Authier aurait pu dire : « le cow-boy ou le justicier des Proies, de Pale Rider ou d’Impitoyable est bien loin… ». Il faudrait aussi ajouter une virgule dans la première de ces phrases.

« Nos élites, qui viennent pour la plupart de la haute fonction publique, et ont bénéficié des avantages du système mandarinal à la française, veulent impo­ser le modèle anglo-saxon du “struggle for life” à toute la population, sauf à eux-mêmes. C’est protestantisme égalitaire pour la piétaille, mais pompe vaticane pour les cardinaux. Pourquoi les intérêts catégoriels des chauffeurs de taxis seraient-ils illégitimes et les intérêts catégoriels des patrons de banques intouchables ? » (Éric Zemmour, Le suicide français, éditions Albin Michel, 2014, p. 521.) C’est bien observé et parfaitement exprimé, mais il aurait fallu écrire : « chauffeurs de taxi » et « patrons de banque ». Ce dernier choix aide aussi le lecteur à saisir que l’adjectif intouchables se rapporte à patrons et non à banques.

Certes, personne n’a jamais parlé des « directeurs de journal ». On dit : les directeurs de journaux. Mais ce pluriel-là s’explique aisément : il permet d’englober dans une même appellation les patrons qui dirigent un seul journal et ceux qui en dirigent plus d’un.

Avec ses pluriels, Christian Authier a sans doute voulu souligner le fait que, dans les films qu’il cite (L’Épreuve de force, La Corde raide, etc.), et qui n’ont pas tous été mis en scène par Eastwood, ce dernier, en tant qu’acteur, joue à chaque fois un flic différent, doté d'une personnalité propre ; ou le fait que l’homme incarné par Eastwood dans Pale Rider et celui qu’il incarne dans Impitoyable sont aussi des personnages différents. Néanmoins, en règle générale, les pluriels en cascade sont à éviter, et je crois qu’il vaut mieux expliciter sa pensée par une autre tournure, fût-elle moins économique.

 

« Le site de Kourou est protégé par des gendarmes et des militaires. Le SA [= service action de la DGSE] dispose sur place d’une présence [sic] minimale, parce qu’il est chargé de la sécurisation des tirs des fusées. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République, Fayard, 2015, p. 154.) S’il procède à une dizaine de lancements par an, le centre spatial de Kourou n’envoie dans l’espace qu’une fusée à la fois… Proposons donc : « parce qu’il est chargé de sécuriser les tirs de fusée » ; le recours à un verbe à l’infinitif permettant d’éviter l’enchaînement de plusieurs compléments de nom. Certes, on ne saurait juger fautive la construction suivante : « chargé de la sécurisation des tirs de fusée ».

Serait-il grammaticalement licite de dire : « sécuriser le tir des fusées », « la sécurisation du tir des fusées » ? Il me semble que ces énoncés laissent entendre que plusieurs fusées sont lancées en même temps. Ces constructions produiraient une amphibologie.

 

Dans un beau roman pour enfants, qui est publié par un grand éditeur parisien, j’ai trouvé l’indication que voici : « 10 pence : environ 12 centimes d’euros. » (Extrait de Babe le cochon devenu berger, Gallimard, collection Folio Junior ; roman de Dick King-Smith, traduit de l’anglais par Anne Blanchet, 1986 ; note de bas de page qui figure dans la réédition de 2007, p. 12.) Bien évidemment il faut lire : « 12 centimes d’euro ».

S’il y a plusieurs centimes d’euro, au singulier, c’est qu’il y a plusieurs fois la centième partie d’un euro.

La faute est grossière. Mais elle se répand si vite que beaucoup de gens y voient l’application d’une nouvelle règle de grammaire.

 

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6 février 2015 5 06 /02 /février /2015 00:44

Se répand un pluriel intempestif, une sorte de pluriel anglais.

« La plupart des gens qui avaient demandé à venir là étaient effectivement dans un triste état […]. Lorsque je les croisais dans les couloirs j’étais frappé par leur visage crispé, affolé ; ils paraissaient littéralement minés par la peur. Et cette peur, me disais-je, ne cesserait qu’avec leurs vies. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; collection J’ai lu, p. 332.) Comme si chacun avait plusieurs vies à vivre… Pourtant, l’auteur ne s’était pas trompé en parlant du « visage crispé » ou « affolé », au singulier, que montraient ces hommes et ces femmes, tous rescapés d’un attentat à la bombe.

« Ces relations amoureuses se déroulèrent suivant un schéma relativement immuable. Elles prenaient naissance en début d’année universitaire à l’occasion d’un TD, d’un échange de notes de cours, enfin d’une de ces multiples occasions de socialisation, si fréquentes dans la vie de l’étudiant […]. À l’issue des vacances d’été, au début donc de la nouvelle année universitaire, la relation prenait fin, presque toujours à l’initiative des filles. » (Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 19.) Passons sur la manie consistant à vouloir placer l’adverbe relativement à côté des adjectifs qui sont le moins compatibles avec lui… Cet extrait est gâté par une autre contradiction, celle que suscite le rapprochement entre « presque toujours » et « des filles » (c’est-à-dire : de toutes les filles).

Je suggère la correction suivante : « presque toujours à l’initiative de la fille ». Autrement dit : la plupart des filles avec lesquelles le narrateur a entretenu une liaison ont pris l’initiative de la rupture, mais parfois c’est le narrateur qui rompait le premier.

« Chaque année, la maquerelle [Tatiana Mechenko] déniche des beautés. […] Autrefois l’URSS était un laboratoire idéologique ; aujourd’hui, l’ancien empire est un vivier sexuel. La Mechenko fait miroiter des avenirs de danseuses à des déesses de province qui se retrouvent encagées dans les sous-sols du Tamerlan ou dans les bars de Tachkent. » (Sylvain Tesson, Une vie à coucher dehors, « Le bug », éditions Gallimard, 2009 ; collection Folio, p. 76.) Mettons avenir au singulier, laissons danseuses au pluriel. Écrivons que la maquerelle fait miroiter « un avenir de danseuses » aux jeunes femmes qu’elle recrute, et l’on obtient une phrase qui dit ce qu’elle veut dire avec toute la précision nécessaire, sans la moindre lourdeur de syntaxe.

Le docteur Manhattan est un surhomme à la peau bleue, qui s’avère être omnipotent, omniscient et immortel. On le voit disperser une émeute de la manière la plus radicale. Ayant annoncé aux manifestant qu’ils vont « regagner leur domicile », le docteur Manhattan les dématérialise tous en un instant. L’ellipse rend la scène presque comique, puisque la dernière vignette de la séquence montre une rue et un trottoir vidés de la foule qui s’y pressait, et jonchés seulement de quelques pancartes, auparavant brandies par des manifestants. Un encadré s’affiche à l’intérieur de ce plan large, pour nous révéler ce que pense alors le docteur Manhattan : « Le lendemain je lis dans le journal que deux personnes ont eu des crises cardiaques en se trouvant soudain chez elles. Une émeute aurait fait plus de victimes, j’en suis sûr. » (Jean-Patrick Manchette traduisant un texte d’Alan Moore, dans Watchmen : les Gardiens, par Alan Moore et Dave Gibbons ; tome 2 : Dr Manhattan ; planche 22 du second épisode ; éditions Zenda, 1987.) Une crise cardiaque par victime aurait suffi.

En 1979, l’Arabie Saoudite est victime d’une attaque de rebelles fondamentalistes ; ceux-ci « ont pris d’assaut les lieux saints de La Mecque et retiennent des pèlerins en otages [sic]. Plusieurs contre-offensives menées par les forces saoudiennes se sont soldées par des échecs, au prix de milliers de victimes. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République : Assassinats et opérations spéciales des services secrets ; éditions Fayard, 2015, p. 74.) Il n’y a qu’un échec à la fois, donc il faut dire : « Plusieurs contre-offensives… se sont soldées par un échec ». D’autre part, en otage est une expression invariable.

« Les surréalistes sont régulièrement sans le sou, Breton enjoignant à ses compagnons de ne jamais se compromettre dans des métiers alimentaires ou des journaux bourgeois. Seuls ceux qui ont des fortunes personnelles s’en sortent (Éluard, Tzara). Beaucoup ont plusieurs métiers ou activités (le journalisme en premier lieu, le théâtre). » (Anne Egger, « La maison des surréalistes ? », dans Gallimard 1911-2011 : Lectures d’un catalogue ; les Entretiens de la Fondation des Treilles, éditions Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2012, p. 122.) Seuls ceux qui ont une fortune personnelle s’en sortent. La présence de l’adjectif personnelle suffit à indiquer que cet article indéfini mis au singulier a une valeur distributive.

« Il y a de plus en plus d’informations disponibles ? Tant mieux pour la démocratie et tant mieux pour la connaissance, qui finira bien par s’imposer aux esprits de tous ! » (Gérald Bronner, La démocratie des crédules, éditions PUF, 2013, p. 33.) Du point de vue de la stricte grammaire, cette phrase est ahurissante ; et ce n’est pas la seule du livre… Il faudrait : « à l’esprit de tous », ou mieux : « à tous les esprits ».

Un personnage de Modiano a vécu à Shanghaï dans les années 1930 : « Avenue Joffre, dans la concession française, il y a le restaurant Katchenko. Des tables recouvertes de nappes bleu ciel et sur chacune d’elles, de petites lampes aux abat-jour verts. Le consul de France y vient souvent. » (Patrick Modiano, Livret de famille, chapitre II, éditions Gallimard, 1977 ; collection Folio, p. 33.) Écrire que plusieurs nappes recouvrent plusieurs tables, c’est légèrement équivoque mais pas incorrect. En revanche, la mise au pluriel du mot lampes pose un réel problème car, en français, l’énoncé ne peut signifier qu’une chose : que sur chaque table du restaurant sont posées deux ou plusieurs lampes. Je doute que l’auteur ait voulu dire cela. D’autre part, « aux abat-jour verts » devrait devenir : « à abat-jour vert » ; il n’y a aucune raison d’introduire entre la préposition et le nom l’article défini (même s’il fusionne avec la préposition).

Enfin, une table n’est jamais « recouverte » d’une lampe. Pour que ce participe ne se sous-entende pas automatiquement après « et sur chacune d’elles », il faudrait au moins séparer la phrase en deux, par exemple ainsi : « Des tables recouvertes de nappes bleu ciel. Sur chacune d’elles, une petite lampe à abat-jour vert. »

 

Pour nous requinquer, lisons maintenant un petit texte bien écrit, en prose française solide et musicale.

Jean Kervella, un vieux marin retraité qui s’est installé en Bretagne, dort mal. Il revit dans son sommeil divers épisodes de son existence passée : « Ces premières journées tièdes de mai lui faisaient repenser à l’extrême Asie, le pays où il avait le plus vécu, le plus donné de sa vie aux femmes. Et pendant ces nuits de rosée, où les oiseaux chantaient, des créatures jaunes venaient le visiter quelquefois ; à demi effacées, elles marchaient devant lui dans leurs tuniques collantes, en se balançant, comme là-bas chez elles, avec une mignardise chinoise ; elles lui envoyaient des sourires de chatte moqueuse, en se retournant sous leur parasol plat à mille plissures, semblable à une ombelle de champignon. » (Pierre Loti, Un vieux, longue nouvelle.)

Aveugles aux dangers de l’hypercorrection, les écrivains d’aujourd’hui vous mettraient cela au pluriel : « Elles lui envoyaient des sourires de chatte moqueuse (celui-là resterait au singulier), en se retournant sous leurs parasols plats à mille plissures, semblables à des ombelles de champignons… » Du coup, on ne saura plus à quel nom doit se rapporter l’adjectif semblable(s).

 

J’ai trouvé, dans un roman de Drieu la Rochelle, une attestation ancienne de ce phénomène :

« Gilles admirait sa férocité [= la férocité de son ami Cyrille Galant], lui [= Gilles] qui se disait d’abord : “Il y a des imbéciles, il faut leur passer sur le ventre” ; mais qui ajoutait : “Quelques-uns de ces imbéciles ont des âmes. Me résoudrai-je à froisser ces âmes ?” L’expérience sur Myriam l’avait laissé pantelant. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; collection Folio, p. 268-269.) Quelques-uns de ces imbéciles ont une âme, bien sûr. Et rien n’empêche de laisser le pluriel dans la phrase suivante (« froisser ces âmes »).

Cet « ont des âmes » suivrait un prestigieux modèle : « Et elle était là-dessous [= sous un costume de servante] d’une beauté pleine de réserve, et d’une noblesse d’yeux baissés, qui prouvait qu’elles font bien tout ce qu’elles veulent de leurs satanés corps, ces couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à cela… » (Jules Barbey d’Aurevilly, Les diaboliques, 1874, « Le bonheur dans le crime ».) Mais tout de même : pourquoi plusieurs corps, pourquoi plusieurs âmes ? En quoi ce pluriel serait-il porteur de sens ?

Exemple plus récent :

« La lune se coucha, et une brise chaude passa sur les troncs d’arbre et se faufila même dans le sentier, caressant les marcheurs aux visages. » (Vladimir Volkoff, Les humeurs de la mer, II : La leçon d’anatomie ; éditions Julliard et l’Âge d’Homme, 1980, p. 429.) Lorsqu’il écrivit ce roman que j’aime tant, Volkoff vivait aux États-Unis et sa prose se grevait de quelques anglicismes. Dès la page suivante, l’erreur ressurgit :

« Une lumière de plus en plus blanche, qui semblait provenir des nuages, se plaquait sur les sommets des collines, sur les cîmes [sic] des arbres, sur les clairières, sur les champs, sur les dos des haies, sur le sentier. » (La leçon d’anatomie, p. 430.)

La phrase qu’on va lire est plus acceptable :

« [Beaujeux] pensa, non sans humour, à tous les intellectuels illustres, en qui beaucoup voyaient la gloire de la France, et dont il aurait volontiers offert les cous aux rasoirs des tueurs, s’il avait pu ainsi racheter la vie de ce vieux soldat illettré. Mais Dieu, dans sa miséricorde, ne veut point que nous choisissions. » (La leçon d’anatomie, p. 407.) Le vieux soldat illettré se nomme Mohand Ou Seghir, il a reçu autrefois la croix de guerre et la médaille militaire. Les tueurs dotés de rasoirs, ce sont les Algériens du FLN. La guerre se termine et les Français partent pour la métropole…

Sans doute pour empêcher toute équivoque, Volkoff choisit d’écrire « cous » au pluriel, et c’est peut-être pour la même raison qu’il parle de plusieurs rasoirs : pour qu’aucune confusion ne soit permise (aux lecteurs du moins) avec, par exemple, le couperet de la guillotine.

Pour prolonger la discussion sur ces cas douteux ou intermédiaires, je vais prendre encore quelques exemples dans Patrick Modiano. Voici un pluriel non nécessaire : « Un groupe de policiers français en civil entrent dans le restaurant et bloquent toutes les issues. Puis ils commencent à vérifier les identités des clients. » (Livret de famille, chapitre IX ; collection Folio, p. 127.) En revanche, le pluriel est porteur de sens dans cet autre passage : « [Un homme en pardessus] demande à mon père et à son amie de décliner leur identité. Par lassitude ou défi, ils révèlent leurs noms. » (Modiano, Livret de famille, Folio, même page.) Car les deux personnages qui viennent d’être arrêtés (par la police de Vichy) ne portent pas le même nom.

 

Néanmoins, dans la plupart des cas où nous décidons d’exprimer par le pluriel l’idée de distribution, le risque est grand de commettre une incorrection et de créer une équivoque.

 

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15 septembre 2014 1 15 /09 /septembre /2014 18:40

Un certain Charles vient de raconter à un autre personnage, surnommé Caliban, une anecdote qu’il a lue dans les Souvenirs de Khrouchtchev : Staline aurait un jour réussi à tuer à la chasse, en prenant tout son temps, vingt-quatre perdrix qui étaient perchées sur un arbre. Il faut imaginer Staline expliquant à ses collaborateurs, à la fin d’une longue réunion de travail, qu’il a d’abord tué douze perdrix, avec les douze cartouches dont il s’était muni, qu’il est ensuite rentré chez lui pour chercher de nouvelles cartouches, et qu’il est retourné abattre tranquillement les douze qui restaient.

« “Cela t’a plu ?” demande Charles à Caliban qui rit : “Si c’était vraiment Staline qui m’avait raconté cela, je l’applaudirais ! Mais d’où tiens-tu cette histoire ? / – Notre maître m’a apporté en cadeau ce livre-ci, les Souvenirs de Khrouchtchev édité en France il y a déjà très très longtemps. Khrouchtchev y rapporte l’histoire des perdrix telle que Staline l’avait racontée à leur petite assemblée. Mais d’après ce qu’écrit Khrouchtchev, personne n’a réagi comme toi. Personne n’a ri. […]” (Milan Kundera, La fête de l’insignifiance, éditions Gallimard, collection NRF, 2014, p. 32. L’auteur devrait ajouter une virgule après « de Khrouchtchev ».)

La phrase : « Notre maître m’a apporté… » est prononcée par Charles. C’est évident, bien que le texte ne le précise pas. Par conséquent, le passage qui commence par : « Si c’était vraiment Staline qui m’avait raconté cela… » n’est pas la suite des propos de Charles, mais la réponse que lui fait Caliban. Il faut en déduire que « rit » sert ici à annoncer un changement d’interlocuteur. Ce n’est pas clair.

Kundera emploie le verbe « rit » même en incise (c’est d’abord Ramon qui parle) :

« – Jusqu’à cet instant, je ne savais pas quelle raison déraisonnable m’avait conduit à cette fête sinistre. Enfin, je le sais. / – Et d’un coup, la fête sinistre n’est plus sinistre, rit Julie. » (La fête de l’insignifiance, Gallimard, collection NRF, p. 87.)

Mais Kundera ne recourt qu’exceptionnellement à ces verbes introducteurs qui alourdissent le texte d’une redondance. C’est le cas dans la restitution d’une conversation entre Charles et un autre personnage, lui aussi désigné par son seul prénom (Alain) :

« – C’est vrai. Il ne faut pas s’excuser. Et pourtant, je préférerais un monde où les gens s’excuseraient tous, sans exception, inutilement, exagérément, pour rien, où ils s’encombreraient d’excuses… / – Tu le dis d’une voix si triste, s’étonna Alain. » (La fête de l’insignifiance, p. 59.)

Pourtant, il est une page qui en comporte une quantité particulièrement importante (La fête de l’insignifiance, p. 116-117) :

Brejnev regarde vers la fenêtre et ne peut se dominer. Ce qu’il voit n’est pas croyable : un ange est suspendu au-dessus des toits, les ailes déployées. Il se lève de sa chaise : « Un ange, un ange ! »

Les autres se lèvent aussi : « Un ange ? Je ne vois pas !

– Mais oui ! Là-haut !

– Mon Dieu, encore un autre ! Il tombe ! soupire Beria.

– Idiots, il y en aura encore beaucoup que vous verrez tomber, souffle Staline.

– Un ange, c’est un signe ! proclame Khrouchtchev.

– Un signe ? Mais de quoi est-ce le signe ? » soupire Brejnev, paralysé de peur.

Admettons le choix de « souffle », à la place duquel on aurait pu trouver « murmure »… Mais pourquoi deux fois le verbe « soupire » ? Et le pesant « proclame » ?

Venant d’un écrivain aussi fin et aussi ironique, ces lourdeurs étonnent.

 

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15 septembre 2014 1 15 /09 /septembre /2014 09:40

Les dialogues sont généralement très bons chez Houellebecq, mais cet écrivain, comme la plupart de ses contemporains, commet l’erreur de révéler des intentions ou un processus intellectuel à travers le verbe introducteur de parole.

« Les employés le relevèrent avec précaution. “Pleurez ! Il faut pleurer !…” le conjura le plus âgé d’une voix pressante. » (Assistant à la mise en bière de son amie Christiane, Bruno s’est évanoui sous les yeux des employés du funérarium ; nous sommes dans Les particules élémentaires, collection J’ai lu, p. 249.) Rappelons au passage qu’il n’est jamais superflu d’ajouter une virgule après les points de suspension et avant le verbe introducteur. Cette virgule est encore plus nécessaire lorsque l’écrivain utilise des guillemets ouvrants et fermants pour encadrer chaque réplique isolée et chaque groupe de répliques.

« Hippie-le-Gris était maintenant seul, occupé à éplucher des carottes biologiques. […] “C’était une femme lumineuse… souligna-t-il, sa carotte à la main. Nous pensons qu’elle est prête à mourir, car elle a atteint un niveau de réalisation spirituelle suffisamment avancé.” Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? » (Bruno et Michel se sont rendus dans un village du sud de la France, où leur mère est en train de mourir, au milieu d’une communauté hippie ; Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 257.)

« Un rapace – probablement une buse – planait lentement, à mi-hauteur, dans l’atmosphère. “Ça doit être un coin a serpents…” inféra Bruno. » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 262.)

« – En somme, interjeta Bruno, pensif, il n’y a jamais eu de communisme sexuel, mais simplement un système de séduction élargi. / – Ça oui… en convint la vieille croûte [= un soixante-huitard breton], de la séduction, y en a toujours eu. » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 137.)

« Je réagis vivement à l’information : il y avait donc certains domaines, certains secteurs de l’intelligence humaine où il [= Robert (agrégé de mathématiques)] avait été le premier à percevoir nettement la vérité, à en acquérir une certitude absolue, démontrable. “Oui… en convint-il presque à regret. Naturellement, tout cela a été redémontré dans un cadre plus général.” » (Plateforme, J’ai lu, p. 111.)

« – On n’est pas seuls sur le créneau. / – Non… convint-il avec découragement. » (Plateforme, J’ai lu, p. 198.)

« “Je ne vous dérangerai pas dans votre travail… promis-je. / – […] Tu ne vas pas nous déranger ; tu peux nous être très utile, au contraire.” » (Plateforme, J’ai lu, p. 203-204.)

« “Vous avez prévu quelque chose en Thaïlande ? m’informai-je. / – Oui, on a un hôtel en construction à Krabi. C’est la nouvelle destination à la mode, après Phuket. […]” » (Plateforme, J’ai lu, p. 247.)

« Kim parlait un peu français. Elle était déjà venue une fois à Paris, s’émerveilla Lionel ; sa sœur avait épousé un Français. “Ah bon ? m’enquis-je. Et qu’est-ce qu’il fait ? / – Médecin… Il se rembrunit un peu. Évidemment, avec moi, ça ne serait pas le même mode de vie. / – T’as la sécurité de l’emploi… fis-je avec optimisme. Tous les Thaïs rêvent de devenir fonctionnaires.” » (Plateforme, J’ai lu, p. 303.)

Pour suggérer que les paroles sont hésitantes ou que le personnage tente de plaisanter, Houellebecq emploie dans l’incise le verbe émettre, comme si celui-ci était le plus propre à suggérer la neutralité de ton adoptée par le locuteur :

« “Ça manque juste un peu de pinard…” émit René avec mélancolie. Josiane crispa les lèvres avec mépris. » (Plateforme, J’ai lu, p. 73.)

« “Un peu comme à Goa… émis-je. – Bien mieux qu’à Goa”, trancha-t-elle. » (Plateforme, J’ai lu, p. 89.)

« Bruno s’abattit lourdement sur une chaise à côté de son lit [= à côté du lit de sa mère âgée et agonisante]. “Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il sur un ton didactique. Tu mérites de crever.” » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 256.)

Le verbe dire aurait été bien plus approprié dans chacun de ces passages !

« “Je…” émit-il d’une voix croassante, méconnaissable. Olga se retourna et s’aperçut que c’était sérieux, elle reconnut immédiatement ce regard aveuglé, panique de l’homme qui n’en peut plus de désir, elle vint vers lui [= Jed Martin] en quelques pas, l’enveloppa de son corps voluptueux et l’embrassa à pleine bouche. » (La carte et le territoire, J’ai lu, p. 68.) Ici, on aurait pu mettre : fit-il.

 

Et que signifie au juste le verbe indiquer lorsqu’il est employé en tant que verbe introducteur de parole ?

« Ce même soir, lors d’un dîner entre amis, Laurent évoqua avec enthousiasme le cas d’Annabelle. C’était pour des filles comme elle qu’ils avaient lutté, indiqua-t-il ; pour éviter qu’une fille d’à peine dix-sept ans (“et en plus jolie”, faillit-il ajouter) ne voie sa vie gâchée par une aventure de vacances. » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 87. À défaut de deux virgules qui auraient encadré la locution « en plus », il aurait fallu au moins placer une virgule entre plus et jolie.)

« D’un mouvement souple et efficace, qui ne dura que quelques secondes, les employés soulevèrent le cercueil et le firent glisser dans l’alvéole. À l’aide d’un pistolet pneumatique, ils vaporisèrent un peu de béton à séchage ultra-rapide dans l’interstice ; puis l’employé le plus âgé fit signer le registre à Bruno. Il pouvait, lui indiqua-t-il en partant, se recueillir sur place s’il le désirait. » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 249.)

Ce verbe ne figure pas toujours en incise :

« Le lendemain matin, la tente de Michel était vide. Toutes ses affaires avaient disparu, mais il avait laissé un mot qui indiquait simplement : “NE VOUS INQUIÉTEZ PAS.” » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 86.)

« Après réflexion j’ai laissé un second papier indiquant, en caractères d’imprimerie : “JE SUIS MALADE.” » (Extension du domaine de la lutte, J’ai lu, p. 129.)

Utilisé pour introduire des propos ou un message écrit, ce verbe n’offre qu’un sens confus. Exprime-t-il l’idée de montrer une direction, donc de désigner quelque chose de manière approximative, ou est-ce l’idée d’expliquer quelque chose en détail, de manière docte ou érudite, comme un professeur qui tient son index dressé ? On n’en sait rien. Ce verbe brouille la compréhension des répliques auxquelles il est associé.

 

Il y a d’autres négligences. Des phrases narratives ou descriptives peuvent occuper la place des incises du dialogue, sans majuscule ni retour à la ligne :

« Valérie se tourna brusquement pour regarder de l’autre côté. / “Je n’aime pas ce type… souffla-t-elle avec agacement. / – Il n’est pas bête… j’eus un geste assez indifférent. / – Il n’est pas bête, mais je ne l’aime pas. Il fait son possible pour choquer les autres, pour se rendre antipathique ; je n’aime pas ça. Vous, au moins, vous essayez de vous adapter. / – Ah bon ? je lui jetai un regard surpris. / – Oui. Évidemment on sent que vous avez du mal, vous n’êtes pas fait pour ce type de vacances ; mais au moins vous faites un effort. Au fond, je crois que vous êtes un garçon plutôt gentil.” » (Plateforme, J’ai lu, p. 124-125.)

« “J’essaie de choisir un collier… dis-je avec hésitation. / – Pour une brune ou une blonde ? dans sa voix, il y avait une pointe d’amertume. / – Une blonde aux yeux bleus. / – Alors, il vaut mieux choisir un corail clair.” » (Plateforme, J’ai lu, p. 129.)

Les bizarreries qu’on observe dans les lignes précédentes peuvent être considérées comme des erreurs typographiques. Mais je ne peux m’empêcher de voir un lien entre ce curieux phénomène et la tendance qui pousse les écrivains à refuser la postposition du sujet par rapport au verbe en incise, tendance que j’avais décrite dans Les maladies du dialogue de roman (2).

Voici un dialogue entre Jean-Yves Frochot, jeune cadre dynamique, et la baby-sitter chargée de garder ses enfants :

« Ses soucis retombèrent sur lui d’un seul coup, dès qu’il eut franchi la porte de l’appartement. Johanna, la baby-sitter, vautrée dans le canapé, regardait MTV. […] / “Ça va ?” hurla-t-il. Elle acquiesça nonchalamment. “Tu peux baisser le son ?” Elle chercha des yeux la télécommande. Exaspéré, il éteignit le téléviseur ; elle lui jeta un regard offensé. / “Et les enfants, ça s’est bien passé ? il continuait à hurler, bien qu’il n’y ait [sic] plus aucun bruit dans l’appartement. / – Ouais, je crois qu’ils dorment.” Elle se recroquevilla sur elle-même, un peu effrayée. » (Plateforme, J’ai lu, p. 252-253.)

Pourrait-on remplacer la proposition « il continuait à hurler » par : « continuait-il à hurler » ? Non, car on n’a pas affaire à une véritable incise de dialogue. Pour qu’elle en soit une, l’auteur aurait dû écrire : « demanda-t-il en continuant à hurler » (notez le changement de temps qu’exige cette correction). En réalité, la proposition « il continuait à hurler » est un énoncé descriptif, qui aurait dû commencer par une majuscule. Les guillemets auraient donc dû être refermés après le point d’interrogation, puis rouverts avant « Ouais », en lieu et place du tiret. Mettons encore à l’imparfait du subjonctif le verbe de la subordonnée introduite par bien que, et nous obtenons un texte irréprochable :

« Et les enfants, ça s’est bien passé ? » Il continuait à hurler, bien qu’il n’y eût plus aucun bruit dans l’appartement.

« Ouais, je crois qu’ils dorment. » Elle se recroquevilla sur elle-même, un peu effrayée.

Évidemment, le personnage pourrait avoir dit : « Et avec les enfants, ça s’est bien passé ? » Mais personne n’irait reprocher à l’auteur d’avoir reproduit dans des propos rapportés au discours direct les tournures défectueuses de l’oral d’aujourd’hui, que chacun peut entendre autour de soi.

C’est parce qu’ils sonnent juste que nous aimons les dialogues des romans de Houellebecq.

 

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28 juillet 2014 1 28 /07 /juillet /2014 10:42

J’ai déjà longuement évoqué, en 2010, les problèmes que pose l’insertion, au sein des dialogues romanesques, de quelques verbes introducteurs de parole. Rappelons que ces verbes sont généralement logés au cœur du discours direct, au milieu ou à la fin des phrases prononcées par les personnages.

Quand l’auteur d’un roman (ou d’un récit autobiographique) recourt à ce procédé, il ne se contente pas d’indiquer le nom du personnage qui prend la parole ou des divers personnages qui parlent entre eux, dès lors qu’un échange de répliques prend la forme d’une longue conversation, ou que des personnages nombreux s’introduisent tour à tour dans la discussion. S’il ne s’agit que d’indiquer quel est celui qui parle, l’auteur peut emprunter aux textes de théâtre leur mode de présentation des répliques, comme Diderot l’a fait dans ses romans et dans ses contes :

LE MAÎTRE. – Tu as donc été amoureux ?

JACQUES. – Si je l’ai été !

LE MAÎTRE. – Et cela par un coup de feu ?

JACQUES. – Par un coup de feu.

LE MAÎTRE. – Tu ne m’en as jamais dit un mot.

(Etc.)

Par rapport à ce procédé assez rustique, le recours à des verbes introducteurs de parole placés en incise a plusieurs avantages. D’abord, ces incises renforcent la cohérence du texte, en rappelant que les morceaux de discours direct s’intègrent dans une narration qui les encadre ; la voix du narrateur, fût-il un narrateur « absent », continue de se faire entendre, par intermittence, même quand le roman a cédé la parole à ses personnages. On évite ainsi de donner l’impression que le texte se décompose en séquences appartenant à des genres littéraires distincts.

D’autre part, du fait qu’elles contiennent un verbe, ces incises introduisent nécessairement des éléments sémantiques supplémentaires. Les plus simples, les plus dépouillées de ces incises sont : « dit Untel », « répondit Untel » (le verbe dire ou répondre n’y étant pas toujours au passé simple). Certains verbes, de sens plus précis que ces deux-là, diffusent dans le dialogue d’utiles renseignements sur le son ou sur le ton de la voix des locuteurs : « s’exclama », « s’écria », « hurla » ; voire sur le degré de vivacité d’un échange : « intervint », « reprit », « poursuivit »… Mais pour que ces verbes introducteurs de parole mis en incise jouent pleinement le rôle qui leur est dévolu, il convient de les distribuer entre les répliques avec sobriété, avec parcimonie, de peur qu’ils ne se fassent trop remarquer et n’en viennent à parasiter la restitution des voix.

Malheureusement, des écrivains, des traducteurs et l’ensemble des journalistes, au mépris de toute logique, ont cru bon de faire entrer dans la catégorie des verbes introducteurs de parole un monceau d’autres verbes, glanés parmi le lexique des mouvements spontanés du visage ou de l’expression des émotions, et qui n’ont que de lointains rapports avec l’action d’articuler des mots. Comment nos écrivains ne se sont-ils pas encore aperçus que ces nouveaux verbes introducteurs, qu’ils prennent pour de chatoyants artifices littéraires, ont pour effet de gâter leurs meilleurs dialogues ?

 

Qu’ils se rappellent le principe d’un bon usage des verbes introducteurs : le contenu sémantique du verbe en incise ne doit pas être redondant par rapport au contenu des paroles prononcées par le personnage. Autrement dit, ce verbe ne doit pas résumer le message exprimé par les paroles ; il ne doit pas non plus exposer les intentions du personnage qui parle, même lorsque ces intentions n’auront pas été clairement perçues par le lecteur.

À cet égard, l’excellent roman Belle-sœur, de Patrick Besson, fait entendre quelques fausses notes :

« – Le portable a transformé tout le monde en paparazzi, se plaignit Fabien. » (Patrick Besson, Belle-sœur, éditions Fayard, 2007 ; collection Points, p. 21.)

« – Quel désordre ! se plaignit-elle. » (Belle-sœur, Points, p. 167.)

« – Vous ramenez tout à la politique, se plaignit Catherine. » (Belle-sœur, Points, p. 184. La dénommée Catherine est la mère du narrateur : c’est lui qui a pris l’habitude de la désigner par son prénom.)

Il n’est pas interdit de révéler les intentions qui animent un personnage : l’erreur, c’est de le faire à travers le verbe introducteur de parole. On peut expliciter cette intention ou ce sentiment dans l’incise, à condition qu’un verbe introducteur ait préalablement exprimé la notion de parole. Ainsi, « se plaignit Catherine » peut devenir : « dit Catherine sur un ton plaintif », ou plus exactement : « sur un ton de reproche », « avec une pointe d’agacement », « sur un ton amer » (mais Besson aurait mieux fait de se contenter ici d’un simple « dit Catherine », sans rien après, puisque le paragraphe suivant, dans le livre, commence par : « Elle nous reprocha ensuite, à Sophie et à moi »…).

De même, geindre et gémir contiennent vaguement la notion de parole, mais il est maladroit de les employer en une incise du dialogue.

« Dans les jours suivants, Jean Fontenoy voit sa mère à qui il n’a pas dit un mot de Madeleine [= Madeleine Charnaux, aviatrice, maîtresse de Fontenoy]. De nouveau, les jérémiades. De nouveau, les reproches contre Lizica [= l’ex-femme de Fontenoy]. Rends-toi compte, geint-elle, que cette créature a interdit au petit François de me rendre visite. C’est une chanson que son fils n’écoute même plus. » (Gérard Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, éditions Stock, 2011, p. 261.) Dans cet extrait, on voit que le discours direct n’est pas encadré de guillemets, ce qui n’entraîne aucune difficulté de compréhension. En revanche, il faudrait ajouter une virgule après « sa mère ».

Et surtout, les « geint X » et « gémit X » gagneraient à être remplacés par : « dit X d’un ton plaintif », « dit X avec un air de détresse », etc.

 

« Pleura », « rit », « sourit », ne font pas de bons verbes introducteurs de parole. En français, choisissons de préférence : « dit X en pleurant » (ou « en larmes »), « dit X en riant », « dit X, hilare », « dit X avec un sourire » ou « dans un sourire », etc.

J’ai vu ces formulations désagréables surgir dans un roman de Bernard Frank :

« La fille, sans se gêner, vautrait toute sa chair sur son corps [= sur le corps de François]. […] Elle lui bavait dans le cou. Elle doit crever de désir, frissonna François. » (Bernard Frank, Les rats, Flammarion, p. 177 ; première édition : la Table Ronde, 1953.) Sans guillemets ni tiret introducteur, car il s’agit d’un monologue intérieur.

« – Tu as de la rage dans les yeux, gloussa Louise. » (Les rats, Flammarion, p. 173.)

J’en ai trouvé de plus récentes en lisant Gérard Guégan, Sylvain Tesson ou encore Vladimir Volkoff :

« Une fois le thé servi, la conversation s’engage sur le fils dont les parents aimeraient savoir s’il a des chances de réussir ce maudit baccalauréat, sourit sa mère. » (Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, Stock, p. 69. Le thé est offert par les parents de Georges Fontaine, élève du collège Sainte-Barbe, au surveillant d’études de celui-ci, qui n’est autre que le jeune Jean Fontenoy.) Le verbe introducteur se glisse ici dans une phrase au discours indirect, ou indirect libre.

« Elle lui avait donné le bras, ils étaient allés boire un grog dans la rue Alberta, près de l’immeuble où Eizens Laube avait tenté de concilier la sophistication du Jugendstil avec la tradition paysanne balte. “J’essaie de faire la même chose avec mes tissus”, avait-elle souri. » (Sylvain Tesson, S’abandonner à vivre, Gallimard, collection NRF, 2014, p. 197, dans la nouvelle intitulée « Le Père Noël ». Le lecteur ignore jusqu’au bout le nom que porte le personnage masculin. Quant au personnage désigné par le pronom elle, c’est une certaine Olga, qui dirige une maison de haute couture à Riga.)

Voici un dialogue entre deux personnages : un homme répondant au nom de Salem, ancien officier du KGB, et son chef, qui se fait appeler Hussein. C’est d’abord Salem qui parle :

« – Le récepteur dans poche. L’écouteur dans oreille. Radar. Si la porte s’ouvre, ça ronfle. / – Pas idiot, reconnut Hussein. / – KGB, s’épanouit Salem. » (Vladimir Volkoff, Le complot, éditions du Rocher, 2003, p. 280.) Salem explique à Hussein, pendant le cambriolage qu’ils sont en train de commettre au sous-sol d’un immeuble de Saint-Pétersbourg, le fonctionnement d’un gadget électronique qui doit leur éviter d’être surpris par l’arrivée inopinée d’un des occupants du lieu.

Dans cet extrait, si « reconnut » est acceptable, car c’est un verbe qui contient l’idée que des paroles sont prononcées, « s’épanouit » remplit fort mal le rôle que l’auteur lui fait jouer. Le passage pourrait être corrigé de la façon suivante : « – KGB, dit Salem, le visage épanoui. »

 

Appeler s’emploie très bien comme verbe en incise lorsque le locuteur prononce le nom d’une personne dont il veut attirer l’attention ou qu’il veut faire venir près de lui : « – Sébastien ! Sébastien… appela-t-elle, aidez-moi à cueillir un bouquet. » (Mirbeau, Sébastien Roch, 1890, chapitre I de la deuxième partie. Le pronom elle désigne Marguerite, amie d’enfance du héros.) « – Madame Knecht ! appela-t-il. / L’assistante passa la tête par la porte. » (Michel Déon, La carotte et le bâton, Plon, 1960, nouvelle édition à la Table Ronde, 1980, collection Folio, p. 60. Le pronom il désigne un médecin.) Employé dans un tel contexte, où le verbe dire serait trop vague, appeler n’est pas redondant. N’ayant pas compris cela, les romanciers actuels ne se privent pas d’écrire : « – À l’aide ! appela-t-il » ; simplement parce qu’ils connaissent l’expression appeler à l’aide.

La preuve : « – Au secours ! à l’aide ! appela-t-elle, étendue en travers d’un tapis en fourrure blanche. » (Marie-Bernadette Dupuy, Les portes du passé, tome 5 d’une série intitulée L’orpheline des neiges ; éditions Calmann-Lévy, 2015, p. 566.)

 

Même le verbe demander peut se révéler redondant, s’il est employé à mauvais escient.

Après avoir posé leur astronef sur la planète Gamma 10, le pilote Max et son ami le vieux Silbad se sont fait capturer par les habitants du lieu, une horde de bandits dont le vaisseau avait fait naufrage sur cette planète plusieurs années auparavant. « Silbad eut un haussement d’épaules méprisant. Il tendit à Max [j’aurais écrit : vers Max] ses poignets ligotés. / – Retire-moi ça que j’aille lui casser la figure, demanda-t-il avec naturel. » (Stefan Wul, L’orphelin de Perdide, éditions Fleuve Noir, 1958, chapitre 5 de la deuxième partie ; texte consulté dans l’édition récemment donnée par Castelmore, p. 108-109.)

Ce n’est pas au verbe demander signifiant « interroger » que nous avons affaire, mais au verbe demander exprimant un ordre ou une prière. En énonçant une intention, ce verbe crée une redondance pénible.

Un peu plus haut, lorsque Max découvrait que Silbad avait été capturé comme lui, figuraient d’autres lourdeurs du même ordre : « – Par l’espace, Silbad ! jura la voix de Max. Pourquoi es-tu sorti [du vaisseau] ? / […] / Mais déjà, Max le tenait affectueusement aux épaules. / – Vieux fou, reprochait-il, il fallait m’attendre ! » (L’orphelin de Perdide, chapitre 4 de la deuxième partie ; éditions Castelmore, p. 96.)

Comme on peut le constater, les redondances étaient déjà nombreuses, en 1958, dans un roman populaire.

 

Enfin, le verbe plaisanter, en incise de dialogue, a les mêmes effets désastreux que le verbe mentir. Ce devrait être au lecteur, aidé du contexte et de ce que lui ont appris les pages précédentes, à deviner si des personnages mentent ou plaisantent.

Je pourrais également citer des extraits comportant le verbe ironiser… L’ironie se devine, ou elle n’est pas.

 

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9 juin 2014 1 09 /06 /juin /2014 12:24

« Boutique dédiée », « site dédié », « service dédié » !…

Il est absurde de remplacer consacré par dédié, ces deux adjectifs étant de sens très différent.

Dédier (le verbe) signifie : offrir symboliquement quelque chose, même un sentiment, à une divinité, à quelqu’un qui est considéré comme une divinité, ou à un être digne de respect, de gratitude.

Jusqu’à une époque récente, dédier n’avait que ce sens restreint, alors que consacrer possède depuis longtemps un éventail de significations très étendu. C’est une erreur que de confondre les deux, en élargissant démesurément le champ d’emploi de dédier. Certes, avant le verbe c’est l’adjectif qui a connu cette fâcheuse évolution : les emplois actuels de dédié étant la transposition de ceux que l’adjectif dedicated a en anglais.

Il n’y a pas lieu de reprocher à consacrer sa prétendue connotation religieuse : cette connotation n’est pas plus vivace dans consacrer qu’elle ne l’est dans les verbes prier, adorer ou baptiser, tels qu’on les emploie couramment. On ne va pas jeter… l’anathème sur tous ces mots-là, sous prétexte qu’ils ont été utilisés pendant des siècles dans le cadre du christianisme. Il ne faut pas prendre en grippe certains mots à cause de leur usage originel, ni à cause de l’usage particulier qui a pu en être fait pendant telle ou telle période de l’histoire. Laissons à consacrer ses emplois sécularisés, et préservons la connotation abstraite et spirituelle spécifique qui s’attache à dédier. Mais notre façon d’utiliser à tort et à travers l’adjectif dédié ou le verbe dédier n’oblitère pas seulement consacré ou consacrer : elle menace de disparition bien d’autres verbes et adjectifs.

Dans une librairie, quelqu’un me parle d’une étagère « dédiée » aux livres-disques ; alors qu’il s’agit d’une étagère affectée aux livres-disques.

L’anglicisme s’est bien répandu :

« Le clan Aramov disposait d’une flotte de soixante avions-cargos dédiée au transport des narcotiques, des armes, des produits de contrefaçon, des mercenaires et des immigrants illégaux. » (Antoine Pinchot traduisant Robert Muchamore, Cherub, Mission 14 : L’ange gardien ; éditions Casterman, 2013 ; édition originale grand format, p. 11.) « Enfin, [Ethan et Natalka] se dirigèrent vers les boutiques dédiées aux plus jeunes habitants de Bichkek. » (L’ange gardien, p. 97.)

« Enfin, le 3e plan autisme, présenté par Marie-Arlette Carlotti, ministre déléguée aux personnes handicapées et à la lutte contre l’exclusion, prévoit la création de 30 unités d’enseignement dédiées à l’autisme à la rentrée 2014. » (Communiqué de presse du ministère de l’Éducation nationale, avril 2013.)

« Orange pro, le portail d’informations et de services dédié aux professionnels et aux entreprises » : c’est en ces termes que la société française de télécommunications présente aux internautes les services de pointe qu’elle réserve aux collectivités.

Ces horreurs se disaient déjà en 2002, par exemple dans une autre publicité pour Orange (autrefois France Télécom), que j’ai trouvée en feuilletant de vieux numéros des Inrockuptibles : « Orange musique, les services Orange dédiés à la musique. Retrouvez toute l’actualité musicale depuis le wap orange.fr > Jeux/Musique de votre mobile. » (Sic.) Il ne s’agit nullement d’un culte rendu aux musiciens ou à l’art musical. Non : Orange musique, c’était simplement un bouquet d’applications (comme on dit) censées vous permettre de trouver « des informations sur les artistes et concerts du moment (discographie, interviews, écoutes [sic] d’extraits en avant-première, jeux…) », et censées vous aider à dénicher « le concert de votre choix où que vous soyez en France », comme le dit la suite du texte de cette publicité.

Bref, c’est aussi bête qu’une étagère « dédiée » aux livres qu’elle supporte, aussi couillon que des leçons « dédiées » à l’autisme – au lieu de : conçues pour répondre aux besoins des enfants autistes !

Entendu à la radio (mais sur quelle station ?) : « Les gens vraiment ambitieux et compétents ne doivent plus avoir pour ambition de dédier leur vie pour leur pays. » Dingue.

« Regarder une église impose [sic] de comprendre ces distinctions fondatrices qui ont modelé son apparence [= distinctions entre le rôle des clercs et le rôle des laïcs] et affiné sa [??] distribution. Aussi, l’église apparaît comme le lieu dédié à la prière commune et, à cet égard, est parfaitement adaptée à sa destination. » (Armelle Le Gendre, Comment regarder… une église : Histoire, culte, symboles ; éditions Hazan, collection Guide des arts, 2014, p. 6-7.) La langue d’Armelle Le Gendre est pleine d’imprécisions et de redondances, dans ce passage du moins, et il est particulièrement regrettable de voir une historienne employer à contresens le participe dédié. Une église est un édifice destiné (ou voué, ou conçu pour servir…) à la prière commune, mais un édifice dédié au saint dont il porte le nom (ou à la Vierge Marie : Notre-Dame).

Pour ce qui est de la littérature, on peut dédier un roman à une personne physique ou morale : cela signifie normalement qu’on présente le livre à titre d’hommage à cette personne ou à ce groupe de personnes, comme si on l’avait écrit pour elles, en pensant à elles. Dédier un livre à quelqu’un, c’est invoquer publiquement la protection du dédicataire ou témoigner au dédicataire sa reconnaissance.

Si un créateur a pris pour objet les exploits ou les mœurs de tel groupe d’individus, il ne faut pas dire de son œuvre qu’elle est « dédiée » à ces faits, à ces individus. L’espoir d’André Malraux n’est pas « dédié » aux Républicains espagnols (comme je l’entends dire parfois) sous prétexte qu’il parle des Républicains espagnols. En revanche, le roman a été dédié par Malraux à ses « camarades de la bataille de Teruel » ; car en tête des premières éditions figurait la dédicace imprimée que voici : « À mes camarades de la bataille de Teruel ». Malraux voulait que son récit de fiction fût placé sous le patronage des témoins, survivants et morts, qui avaient participé aux événements réels dont il s’est inspiré.

« Entre 1857 et 1869, la Comtesse de Ségur va publier une vingtaine d’œuvres dédiées aux enfants. » (Présentation de la Bibliothèque rose illustrée et de la comtesse de Ségur, sur le site Internet de Canopé, « le réseau de création et d’accompagnement pédagogiques », qui dépend de l’Éducation nationale !…) Sans doute devons-nous comprendre que les œuvres de la comtesse de Ségur sont destinées aux enfants.

De plus, comment peut-on confondre l’idée de consacrer (un travail à un sujet) et celle de destiner (un travail à un public) ? Car j’entends parler d’une « salle d’exposition consacrée aux enfants des écoles »… Eh bien, l’abus du verbe dédier aura contribué à propager cette confusion.

 

Encore plus sotte que notre « dédié à », il y a la construction qu’illustre cette phrase d’un pédagogue québécois : « J’avais justement dédié un article sur ce sujet bien précis. »

Cher Monsieur, chère Madame, ne « dédiez » pas un article « sur » un sujet ; mais consacrez un article à un sujet.

Évitez toujours le franglais, cette langue qui n’est ni de l’anglais ni du français (en l’occurrence, vous avez calqué un verbe français sur le mot anglais qui lui ressemble le plus, au détriment de la signification précise dudit verbe français, puis vous l’avez fait suivre d’une préposition qui n’est, dans ce contexte, acceptable ni en français ni en anglais ; car les Anglais disent : dedicated to). Efforcez-vous toujours d’écrire, et de parler, le français le plus simple et le plus naturel que vous connaissiez. Résistez à la tentation de cautionner des constructions qui sont tombées de la dernière pluie.

 

Enfin, ce qui n’arrange rien, notre malheureux anglicisme est souvent construit sans le moindre complément.

Comme nous l’apprend une publicité : « Les éditions numériques des livres de la série Harry Potter sont disponibles depuis mardi 27 mars sur [sic] la boutique du site Internet dédié. […] Les versions française, allemande, espagnole et italienne pourraient être proposées sur le site dédié dès le mois d’avril. »

Mais « dédié » à quoi, grands dieux ? Il faudrait dire : site internet créé dans ce but, ou : site internet du même nom (à condition que ce site ait été baptisé « Harry Potter », ce dont je ne suis pas sûr).

Publié le 4 décembre 2012 sur la page Actualités de livreshebdo.fr : « “Le [sic] sept épreuves de Noël” est un conte participatif en ligne conçu par Disney, auquel chacun pourra proposer un nouveau chapitre via l’application dédiée sur Facebook. Le début est [sic] la fin du conte sont écrits par l’auteure [sic] jeunesse Geneviève Brisac. »

Et ceci, dans un article pourtant lucide et bien informé sur les faux progrès de la technique : « Le premier effet pervers apparait lorsque je crois acquérir un titre numérique pour alimenter ma bibliothèque personnelle (mon histoire à moi, mon axe de repérage voire de référencement), donc que je l’“achète”, et qu’il apparait que je ne peux en fait en disposer à ma guise : impossible de le prêter, de le déplacer à ma guise [sic], voire de simplement le lire sans l’outil dédié. » (Bertrand Calenge, « Livres numériques et collection : lever l’ambiguïté », jeudi 15 mars 2012, sur http://bccn.wordpress.com/.) C’est moi qui souligne, en recourant au gras, selon mon habitude. L’auteur a employé candidement notre adjectif, sans l’encadrer de guillemets ni le mettre en italique.

« Si l’enfant est en colère, on peut lui proposer de frapper sur un coussin dédié, le coussin de colère. Mais cette technique peut avoir des résultats mitigés si elle n’est pas utilisée correctement. » (Isabelle Filliozat, “il [sic] me CHERCHE !” : Comprendre ce qui se passe dans son cerveau entre 6 et 11 ans ; éditions Jean-Claude Lattès, 2014, p. 70.) L’italique est de l’auteur. Il s’agit en réalité d’un coussin ad hoc, c’est-à-dire : prévu à cet effet.

Une telle phrase donne au lecteur de plus de vingt ans le sentiment de s’être fait expulser de sa propre langue. En peu de temps, tout le monde s’est mis à parler ainsi, de l’employé de bureau au professeur d’université. Le processus est-il irréversible ? Nos instituteurs, nos intellectuels, nos journalistes – et même nos concepteurs-rédacteurs de publicités – ont-ils définitivement renoncé à ouvrir de bons dictionnaires ? Ont-ils définitivement perdu la mémoire de la richesse du français ?

Car sa propre richesse devrait servir à la langue française de rempart contre cette funeste « évolution », qui voue un même mot à se charger de significations si peu compatibles entre elles.

 

[Ajout de 2022.] Cette « évolution », qui permet aux mots de changer radicalement de signification et de se substituer les uns aux autres, ni vu ni connu, semble avoir été, sinon causée, du moins favorisée par un autre phénomène, rarement décrit.

Au cours des années 1980 s’est répandue une fâcheuse confusion entre dédier et dédicacer. En 1991, le Journal de 13 h de la chaîne Antenne 2 conclut par ces mots un reportage de Marie-Hélène Bonnot consacré au le film Mon père ce héros, de Gérard Lauzier : « Mon père ce héros : un film drôle et plein de tendresse, une aventure au soleil sur les relations père-fille. Il est d’ailleurs ainsi dédicacé, à la fin : “À nos filles”, par Lauzier, Depardieu, et le producteur. »

Ces trois hommes ont bien sûr dédié le film à leurs filles respectives. Il s’agit certes d’une dédicace mais cette dédicace appartient à l’œuvre, contrairement à la dédicace manuscrite qui est rédigée (en général par son auteur) dans tel ou tel exemplaire d’un livre ou d’un album, qui peut aussi, de nos jours, être tracée au marqueur indélébile sur la surface d’un disque ou d’un DVD, et qui s’adresse le plus souvent à l’acheteur. Dédicacer une œuvre, c’est tracer à la main une telle dédicace.

Maintenant que les intellectuels ont pris l’habitude d’attribuer à dédicacer le vrai sens de dédier, ce verbe dédier est devenu disponible pour remplacer, sous l’influence de l’anglais, toute une gamme de verbes signifiant plus ou moins « consacrer », « destiner », etc. Trop d’écrivains consentent à ces substitutions sémantiques, les laissant s’imposer au détriment de la précision du langage, mais aussi au détriment de la conversation que nous entretenons avec les livres, avec les générations précédentes, avec le passé.

 

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