J’ai déjà longuement évoqué, en 2010, les problèmes que pose l’insertion, au sein des dialogues romanesques, de quelques verbes introducteurs de parole. Rappelons que ces verbes sont généralement logés au cœur du discours direct, au milieu ou à la fin des phrases prononcées par les personnages.
Quand l’auteur d’un roman (ou d’un récit autobiographique) recourt à ce procédé, il ne se contente pas d’indiquer le nom du personnage qui prend la parole ou des divers personnages qui parlent entre eux, dès lors qu’un échange de répliques prend la forme d’une longue conversation, ou que des personnages nombreux s’introduisent tour à tour dans la discussion. S’il ne s’agit que d’indiquer quel est celui qui parle, l’auteur peut emprunter aux textes de théâtre leur mode de présentation des répliques, comme Diderot l’a fait dans ses romans et dans ses contes :
LE MAÎTRE. – Tu as donc été amoureux ?
JACQUES. – Si je l’ai été !
LE MAÎTRE. – Et cela par un coup de feu ?
JACQUES. – Par un coup de feu.
LE MAÎTRE. – Tu ne m’en as jamais dit un mot.
(Etc.)
Par rapport à ce procédé assez rustique, le recours à des verbes introducteurs de parole placés en incise a plusieurs avantages. D’abord, ces incises renforcent la cohérence du texte, en rappelant que les morceaux de discours direct s’intègrent dans une narration qui les encadre ; la voix du narrateur, fût-il un narrateur « absent », continue de se faire entendre, par intermittence, même quand le roman a cédé la parole à ses personnages. On évite ainsi de donner l’impression que le texte se décompose en séquences appartenant à des genres littéraires distincts.
D’autre part, du fait qu’elles contiennent un verbe, ces incises introduisent nécessairement des éléments sémantiques supplémentaires. Les plus simples, les plus dépouillées de ces incises sont : « dit Untel », « répondit Untel » (le verbe dire ou répondre n’y étant pas toujours au passé simple). Certains verbes, de sens plus précis que ces deux-là, diffusent dans le dialogue d’utiles renseignements sur le son ou sur le ton de la voix des locuteurs : « s’exclama », « s’écria », « hurla » ; voire sur le degré de vivacité d’un échange : « intervint », « reprit », « poursuivit »… Mais pour que ces verbes introducteurs de parole mis en incise jouent pleinement le rôle qui leur est dévolu, il convient de les distribuer entre les répliques avec sobriété, avec parcimonie, de peur qu’ils ne se fassent trop remarquer et n’en viennent à parasiter la restitution des voix.
Malheureusement, des écrivains, des traducteurs et l’ensemble des journalistes, au mépris de toute logique, ont cru bon de faire entrer dans la catégorie des verbes introducteurs de parole un monceau d’autres verbes, glanés parmi le lexique des mouvements spontanés du visage ou de l’expression des émotions, et qui n’ont que de lointains rapports avec l’action d’articuler des mots. Comment nos écrivains ne se sont-ils pas encore aperçus que ces nouveaux verbes introducteurs, qu’ils prennent pour de chatoyants artifices littéraires, ont pour effet de gâter leurs meilleurs dialogues ?
Qu’ils se rappellent le principe d’un bon usage des verbes introducteurs : le contenu sémantique du verbe en incise ne doit pas être redondant par rapport au contenu des paroles prononcées par le personnage. Autrement dit, ce verbe ne doit pas résumer le message exprimé par les paroles ; il ne doit pas non plus exposer les intentions du personnage qui parle, même lorsque ces intentions n’auront pas été clairement perçues par le lecteur.
À cet égard, l’excellent roman Belle-sœur, de Patrick Besson, fait entendre quelques fausses notes :
« – Le portable a transformé tout le monde en paparazzi, se plaignit Fabien. » (Patrick Besson, Belle-sœur, éditions Fayard, 2007 ; collection Points, p. 21.)
« – Quel désordre ! se plaignit-elle. » (Belle-sœur, Points, p. 167.)
« – Vous ramenez tout à la politique, se plaignit Catherine. » (Belle-sœur, Points, p. 184. La dénommée Catherine est la mère du narrateur : c’est lui qui a pris l’habitude de la désigner par son prénom.)
Il n’est pas interdit de révéler les intentions qui animent un personnage : l’erreur, c’est de le faire à travers le verbe introducteur de parole. On peut expliciter cette intention ou ce sentiment dans l’incise, à condition qu’un verbe introducteur ait préalablement exprimé la notion de parole. Ainsi, « se plaignit Catherine » peut devenir : « dit Catherine sur un ton plaintif », ou plus exactement : « sur un ton de reproche », « avec une pointe d’agacement », « sur un ton amer » (mais Besson aurait mieux fait de se contenter ici d’un simple « dit Catherine », sans rien après, puisque le paragraphe suivant, dans le livre, commence par : « Elle nous reprocha ensuite, à Sophie et à moi »…).
De même, geindre et gémir contiennent vaguement la notion de parole, mais il est maladroit de les employer en une incise du dialogue.
« Dans les jours suivants, Jean Fontenoy voit sa mère à qui il n’a pas dit un mot de Madeleine [= Madeleine Charnaux, aviatrice, maîtresse de Fontenoy]. De nouveau, les jérémiades. De nouveau, les reproches contre Lizica [= l’ex-femme de Fontenoy]. Rends-toi compte, geint-elle, que cette créature a interdit au petit François de me rendre visite. C’est une chanson que son fils n’écoute même plus. » (Gérard Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, éditions Stock, 2011, p. 261.) Dans cet extrait, on voit que le discours direct n’est pas encadré de guillemets, ce qui n’entraîne aucune difficulté de compréhension. En revanche, il faudrait ajouter une virgule après « sa mère ».
Et surtout, les « geint X » et « gémit X » gagneraient à être remplacés par : « dit X d’un ton plaintif », « dit X avec un air de détresse », etc.
« Pleura », « rit », « sourit », ne font pas de bons verbes introducteurs de parole. En français, choisissons de préférence : « dit X en pleurant » (ou « en larmes »), « dit X en riant », « dit X, hilare », « dit X avec un sourire » ou « dans un sourire », etc.
J’ai vu ces formulations désagréables surgir dans un roman de Bernard Frank :
« La fille, sans se gêner, vautrait toute sa chair sur son corps [= sur le corps de François]. […] Elle lui bavait dans le cou. Elle doit crever de désir, frissonna François. » (Bernard Frank, Les rats, Flammarion, p. 177 ; première édition : la Table Ronde, 1953.) Sans guillemets ni tiret introducteur, car il s’agit d’un monologue intérieur.
« – Tu as de la rage dans les yeux, gloussa Louise. » (Les rats, Flammarion, p. 173.)
J’en ai trouvé de plus récentes en lisant Gérard Guégan, Sylvain Tesson ou encore Vladimir Volkoff :
« Une fois le thé servi, la conversation s’engage sur le fils dont les parents aimeraient savoir s’il a des chances de réussir ce maudit baccalauréat, sourit sa mère. » (Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, Stock, p. 69. Le thé est offert par les parents de Georges Fontaine, élève du collège Sainte-Barbe, au surveillant d’études de celui-ci, qui n’est autre que le jeune Jean Fontenoy.) Le verbe introducteur se glisse ici dans une phrase au discours indirect, ou indirect libre.
« Elle lui avait donné le bras, ils étaient allés boire un grog dans la rue Alberta, près de l’immeuble où Eizens Laube avait tenté de concilier la sophistication du Jugendstil avec la tradition paysanne balte. “J’essaie de faire la même chose avec mes tissus”, avait-elle souri. » (Sylvain Tesson, S’abandonner à vivre, Gallimard, collection NRF, 2014, p. 197, dans la nouvelle intitulée « Le Père Noël ». Le lecteur ignore jusqu’au bout le nom que porte le personnage masculin. Quant au personnage désigné par le pronom elle, c’est une certaine Olga, qui dirige une maison de haute couture à Riga.)
Voici un dialogue entre deux personnages : un homme répondant au nom de Salem, ancien officier du KGB, et son chef, qui se fait appeler Hussein. C’est d’abord Salem qui parle :
« – Le récepteur dans poche. L’écouteur dans oreille. Radar. Si la porte s’ouvre, ça ronfle. / – Pas idiot, reconnut Hussein. / – KGB, s’épanouit Salem. » (Vladimir Volkoff, Le complot, éditions du Rocher, 2003, p. 280.) Salem explique à Hussein, pendant le cambriolage qu’ils sont en train de commettre au sous-sol d’un immeuble de Saint-Pétersbourg, le fonctionnement d’un gadget électronique qui doit leur éviter d’être surpris par l’arrivée inopinée d’un des occupants du lieu.
Dans cet extrait, si « reconnut » est acceptable, car c’est un verbe qui contient l’idée que des paroles sont prononcées, « s’épanouit » remplit fort mal le rôle que l’auteur lui fait jouer. Le passage pourrait être corrigé de la façon suivante : « – KGB, dit Salem, le visage épanoui. »
Appeler s’emploie très bien comme verbe en incise lorsque le locuteur prononce le nom d’une personne dont il veut attirer l’attention ou qu’il veut faire venir près de lui : « – Sébastien ! Sébastien… appela-t-elle, aidez-moi à cueillir un bouquet. » (Mirbeau, Sébastien Roch, 1890, chapitre I de la deuxième partie. Le pronom elle désigne Marguerite, amie d’enfance du héros.) « – Madame Knecht ! appela-t-il. / L’assistante passa la tête par la porte. » (Michel Déon, La carotte et le bâton, Plon, 1960, nouvelle édition à la Table Ronde, 1980, collection Folio, p. 60. Le pronom il désigne un médecin.) Employé dans un tel contexte, où le verbe dire serait trop vague, appeler n’est pas redondant. N’ayant pas compris cela, les romanciers actuels ne se privent pas d’écrire : « – À l’aide ! appela-t-il » ; simplement parce qu’ils connaissent l’expression appeler à l’aide.
La preuve : « – Au secours ! à l’aide ! appela-t-elle, étendue en travers d’un tapis en fourrure blanche. » (Marie-Bernadette Dupuy, Les portes du passé, tome 5 d’une série intitulée L’orpheline des neiges ; éditions Calmann-Lévy, 2015, p. 566.)
Même le verbe demander peut se révéler redondant, s’il est employé à mauvais escient.
Après avoir posé leur astronef sur la planète Gamma 10, le pilote Max et son ami le vieux Silbad se sont fait capturer par les habitants du lieu, une horde de bandits dont le vaisseau avait fait naufrage sur cette planète plusieurs années auparavant. « Silbad eut un haussement d’épaules méprisant. Il tendit à Max [j’aurais écrit : vers Max] ses poignets ligotés. / – Retire-moi ça que j’aille lui casser la figure, demanda-t-il avec naturel. » (Stefan Wul, L’orphelin de Perdide, éditions Fleuve Noir, 1958, chapitre 5 de la deuxième partie ; texte consulté dans l’édition récemment donnée par Castelmore, p. 108-109.)
Ce n’est pas au verbe demander signifiant « interroger » que nous avons affaire, mais au verbe demander exprimant un ordre ou une prière. En énonçant une intention, ce verbe crée une redondance pénible.
Un peu plus haut, lorsque Max découvrait que Silbad avait été capturé comme lui, figuraient d’autres lourdeurs du même ordre : « – Par l’espace, Silbad ! jura la voix de Max. Pourquoi es-tu sorti [du vaisseau] ? / […] / Mais déjà, Max le tenait affectueusement aux épaules. / – Vieux fou, reprochait-il, il fallait m’attendre ! » (L’orphelin de Perdide, chapitre 4 de la deuxième partie ; éditions Castelmore, p. 96.)
Comme on peut le constater, les redondances étaient déjà nombreuses, en 1958, dans un roman populaire.
Enfin, le verbe plaisanter, en incise de dialogue, a les mêmes effets désastreux que le verbe mentir. Ce devrait être au lecteur, aidé du contexte et de ce que lui ont appris les pages précédentes, à deviner si des personnages mentent ou plaisantent.
Je pourrais également citer des extraits comportant le verbe ironiser… L’ironie se devine, ou elle n’est pas.