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4 avril 2016 1 04 /04 /avril /2016 22:07

Nous avons tendance à nous exagérer la plasticité de la langue française, ou à nous faire de cette plasticité une idée fausse.

On se figure que toute répétition du verbe être endommage le style, et on croit se forger un style en omettant divers mots grammaticaux.

J’ai pu constater que la plupart des journalistes et des écrivains (à moins que ce ne soit le fait de leurs peu compétents correcteurs ?) se sont mis à éviter le verbe être lorsqu’il devrait suivre le pronom relatif qui (ou lequel). La séquence « qui est », ou « qui était », s’avère particulièrement menacée dans le français actuel.

Ce phénomène d’omission peut affecter chacun des trois emplois principaux du verbe être : son emploi comme attributif, comme auxiliaire ou comme verbe substantif.

 

Commençons par examiner les effets de l’omission de « qui est » dans le cas où le verbe être absent aurait dû assumer la fonction attributive :

 

« Martin Joubert et Hélène Rieux n’ont jamais autant baisé depuis qu’ils se sont rencontrés […]. Mais Martin Joubert et Hélène Rieux savent tous les deux, sans se le dire explicitement, que ce n’est pas forcément un bon signe, ce regain d’activité sexuelle après les deux dernières années presque pépères sur ce plan-là. Comme si on s’accrochait aux corps quand le reste est déjà parti, absent. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 121.) Aux corps, oui, plutôt qu’au corps ; le pronom on étant synonyme d’un pluriel. Puis c’est chacun pour son corps, étant donné le contexte. On ne tombe pas ici dans tel travers que j’ai décrit précédemment (La fin du singulier distributif).

Hélas, il manque quelque chose au sein de la phrase, cet élément verbal que les prosateurs actuels cherchent à esquiver sans cesse : « après les deux dernières années, qui ont été presque pépères sur ce plan-là ».

L’article défini et l’adjectif « dernières » imposent la présence de ces mots. Mais il serait également correct de dire : « … ce regain d’activité sexuelle après deux années presque pépères sur ce plan-là. »

Mme Ladon, professeur de piano, héberge une de ses anciennes élèves, Claire Methuen, qui est traductrice. La femme de ménage vient de partir, et Mme Ladon se lève : « – Tu peux venir ! criait-elle dans l’escalier à l’adresse de Claire occupée à taper une traduction sur son ordinateur portable au premier étage. » (Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, éditions Gallimard, collection NRF, 2011, p. 42.) À l’adresse de Claire, qui était occupée à taper une traduction sur son ordinateur portable.

Amputer la phrase de ses articulations logiques, loin d’en alléger la structure, a pour effet de l’alourdir.

Les phrases mal équilibrées, comportant des morceaux écrits en style télégraphique, abondent dans les romans de Michel Déon :

« [Jerry] me parla un jour d’Hawthorne qui m’intéressait moins qu’Henry James, Poe ou Melville à peu près inconnus de lui. » (Michel Déon, Un taxi mauve, Gallimard, collection NRF, 1973, p. 13 ; texte identique dans la réédition Folio, p. 17.) Qui m’intéressait moins qu’Henry James, Poe ou Melville, lesquels étaient à peu près inconnus de lui.

« La jeep s’arracha à la boue et fonça dans les ornières du chemin, griffée au passage par les ronces des mûriers. […] Des cahots firent sauter en l’air Jerry abominablement mal assis. » (Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 18, et texte identique en Folio, p. 23.) Firent sauter en l’air Jerry, qui était abominablement mal assis.

Après Déon, voici Delon.

« Casanova gagne en sang-froid à Paris en 1757 quand il approche la duchesse de Chartres, future duchesse d’Orléans, désireuse de guérir une éruption de boutons et de mieux gérer [sic] ses liaisons amoureuses. Mais surtout quand il fait la connaissance de la richissime marquise d’Urfé, veuve plus toute jeune, férue de sciences occultes, collectionneuse de manuscrits alchimiques, soucieuse de trouver la pierre philosophale et l’élixir de longue vie. » (Michel Delon, texte de l’Album Casanova, éditions Gallimard, 2015, p. 100-102.) Veuve qui n’était plus toute jeune… On a connu des dix-huitiémistes plus scrupuleux. À vrai dire, c’est l’omission de l’adverbe ne qui, dans la phrase, rend nécessaire la présence de « qui » et d’« était ».

Le dernier soulèvement des cités grecques contre la Macédoine, en -322, est un échec (il s’était déclenché suite à l’annonce de la mort d’Alexandre le Grand) : « Pendant que l’envoi d’une ambassade [auprès d’Antipatros] était décidé pour tenter de négocier une issue la moins funeste possible – on y envoya Démade, qui avait montré ses talents d’ambassadeur auprès de Philippe puis d’Alexandre –, les plus en vue des anti-Macédoniens, au moins Hypéride et Démosthène nous dit Plutarque (Phocion, 26, 2), s’enfuirent d’Athènes. » (Patrice Brun, Démosthène : Rhétorique, pouvoir et corruption ; éditions Armand Colin, collection Nouvelles Biographies historiques, 2015, p. 296.) D’une part, il devrait y avoir une virgule avant l’incise (« nous dit Plutarque »).

D’autre part, l’auteur veut-il dire qu’on tenta de négocier l’issue la moins funeste possible ? Peut-être pas. Mais en ce cas il manque à la phrase la relative « qui fût » : « pour tenter de négocier une issue qui fût la moins funeste possible », afin de permettre la transition entre l’article indéfini précédant le nom et l’article défini formant le superlatif de l’adjectif.

Le juriste Claude Klein rappelle l’accueil enthousiaste qui a été fait au livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008) : « Succès bien compréhensible dans les pays arabes, où Shlomo Sand a été bien “reçu” et invité à présenter ses conclusions, succès dans des milieux qui, tout en étant fort éloignés de l’antisémitisme et même du rejet de l’existence de l’État d’Israël, applaudissent à la lecture de ces thèses qui détruisent un à un l’ensemble des soubassements idéologiques de l’État d’Israël, d’autant plus que leur auteur est un Israélien, a priori inattaquable, véritable paratonnerre contre toute accusation d’antisémitisme. » (Claude Klein, Peut-on cesser d’être juif ? À propos de Shlomo Sand, de ses livres et de l’usage qui en est fait ; éditions Grasset, collection Figures, 2014, p. 74.)

« Véritable paratonnerre » est apposé à « un Israélien ». C’est absurde ! Il manque des mots. C’est le fait d’être israélien qui constitue un paratonnerre. Il faudrait, par exemple : « … leur auteur est un Israélien, a priori inattaquable, ce qui est un véritable paratonnerre contre toute accusation d’antisémitisme. »

 

Les exemples suivants présentent le même type de lacune syntaxique. Que les apparences ne vous trompent pas : nous avons bien affaire, dans ces phrases, au verbe être dans son emploi attributif (le complément introduit par la préposition à ou de y est l’équivalent d’un adjectif qualificatif).

« Inès dormait contre mon épaule et jusqu’au petit matin, jusqu’à l’arrivée au lac Majeur d’un bleu de sarcelle, j’écoutai respirer ce mensonge vivant. Où trouvait-elle le sommeil ? » (Michel Déon, Les trompeuses espérances, Plon, 1956 ; réédition de 1990, Gallimard, collection Folio, p. 116-117. Le texte de 1956 était identique, Plon, p. 195, sauf pour « dormait », qui se lisait alors « dormit ».) Jusqu’à l’arrivée au lac Majeur, qui était d’un bleu de sarcelle.

« Nous revînmes par les champs, escaladant les murets de pierre, effrayant des troupeaux de moutons à genoux pour paître l’herbe. » (Déon, Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 261, et en Folio, p. 369.) Le complément circonstanciel « pour paître l’herbe » ne se rapportera clairement à « moutons » que si l’on ajoute dans la phrase un mot subordonnant, de manière à écrire : « effrayant des troupeaux de moutons qui étaient à genoux pour paître l’herbe » (ou : « qui s’étaient agenouillés », c’est-à-dire, j’imagine : qui s’étaient laissés tomber sur les genoux de leurs membres antérieurs).

« Plus que jamais, [Mme Li] avait l’air d’un gros poussah, tout en formes rondes. […] Un catogan tirait en arrière ses cheveux d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs à hauteur des tempes. » (Déon, Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 119, et Folio, p. 167.) Le complément circonstanciel « à hauteur des tempes » se rapporte-t-il à « tirait » ou à « avivé » ?

Pour supprimer l’amphibologie, écrivons : « ses cheveux, qui étaient d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs à hauteur des tempes ». Ou à la rigueur : « Un catogan tirait en arrière ses cheveux d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs situés à hauteur des tempes » (la solution est beaucoup moins satisfaisante, car alors la phrase contient deux participes passés en cascade : « avivé », « situés »).

Le scénariste d’un feuilleton télévisuel vient d’écrire une séquence dont il n’est pas encore satisfait : « Je relis la dernière phrase, quatre, cinq fois. Il faudra la revoir avec un toubib ou un économiste. Ou quelqu’un à mi-chemin entre les deux. » (Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997 ; collection Folio, p. 159.) On peut admettre la non-répétition de la préposition avec, mais non pas l’omission du pronom relatif et du verbe être : « quelqu’un qui soit à mi-chemin entre les deux ».

Sur la quatrième de couverture du Dictionnaire du français médiéval de Takeshi Matsumura (éditions des Belles Lettres, 2015), auquel a été décerné en 2016 le grand prix de la Francophonie, figure la phrase suivante : « Avec ses 56 212 entrées, ce dictionnaire de l’ancien et du moyen français s’adresse à tous ceux intéressés par l’histoire de la langue et la littérature du Moyen Âge. »

Écrivez : « … s’adresse à tous ceux qui sont intéressés par… » (Rappelons aussi que la répétition de la préposition est le seul moyen de dissiper certaines équivoques. Devons-nous comprendre : « et de la littérature du Moyen Âge » ? Ou bien : « et par la littérature du Moyen Âge » ? Tout le monde s’en moque, au fond, de la langue française, même le personnel des Belles Lettres.)

L’inspecteur Jerker Holmberg fait une perquisition dans l’appartement où un homme et une femme (Dag Svensson et Mia Bergman) ont été assassinés par balles : « Il commença par ouvrir les tiroirs d’une commode placée derrière la porte. Les deux tiroirs du haut contenaient des sous-vêtements, des pulls et un coffret à bijoux qui avait manifestement appartenu à Mia Bergman. Il tria les objets sur le lit et examina minutieusement le coffret, mais put constater qu’il ne contenait rien d’une grande valeur. » (Lena Grumbach et Marc de Gouvenain traduisant Stieg Larsson, Millénium 2 : La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette ; chapitre 15 ; éditions Actes Sud, 2006, collection Babel noir, p. 355.)

« Dans un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre il trouva 1 220 couronnes et des tickets de caisse. Il supposa que c’était une sorte de caisse [sic] pour les achats courants. Il ne trouva rien d’un intérêt capital. » (P. 358.) La traduction des romans suédois de cette collection est faite dans un français notoirement insolite.

Les traducteurs auraient dû écrire : « rien qui fût d’une grande valeur », « rien qui fût d’un intérêt capital ».

Aucune ambiguïté, en revanche, dans cette autre phrase extraite du même chapitre, parce que l’adjectif y figure en position d’épithète et non d’attribut : « Il porta les objets dans le vestibule et les mit dans un sac de voyage. Il poursuivit avec les tiroirs des tables de chevet de part et d’autre du lit double mais ne trouva rien d’intéressant. » (Babel noir, p.355-356.)

 

La lacune syntaxique qui résulte de l’omission d’un « qui est » ne doit pas être confondue avec cette construction par laquelle on donne à un verbe mis au participe passé son sujet propre, et qu’on nomme proposition participe absolue, ou proposition participiale.

François Taillandier, dans ses derniers romans, s’est servi de cette structure syntaxique devenue rare, mais que son propos justifie :

« Constantinople, 638 ap. J.-C. / Lorsque l’empereur Héraclius revint de guerre, non seulement c’était un vaincu, ses légions déshonorées, de vastes provinces depuis toujours romaines abandonnées à l’ennemi, mais en outre c’était un agonisant, il ne pouvait plus se traîner, il était tout gonflé de partout, le visage était boursouflé, les bras gros comme des jambes. » (François Taillandier, La croix et le croissant, roman, éditions Stock, 2014, p. 11.)

Il y a là l’équivalent français de ces groupes à l’ablatif dit « absolu », qu’on trouve à profusion dans la prose de Tacite et de Suétone. J’ai déjà parlé de ce phénomène dans un ancien billet : La préposition « avec » employée à tort et à travers.

 

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28 septembre 2015 1 28 /09 /septembre /2015 10:54

L’ellipse vicieuse n’était pas rare chez Malraux :

« L’Art des Steppes était affaire de spécialistes ; mais ses [= de l’Art des Steppes] plaques de bronze ou d’or présentées en face d’un bas-relief, au même format, deviennent elles-mêmes bas-reliefs comme le deviennent les sceaux de l’Orient ancien, depuis la Crète jusqu’à l’Indus. » (André Malraux, Le Musée Imaginaire ; texte de la collection Idées-Arts, Gallimard, 1965, p. 103.)

Comme l’indique le sens général, Malraux voulait dire : « les sceaux de l’Orient ancien, qui furent trouvés sur un espace allant de la Crète à l’Indus ». Dans son esprit, le complément de lieu (« depuis la Crète jusqu’à l’Indus ») était uni au groupe nominal (« Orient ancien ») au lieu de se rattacher au verbe « deviennent », comme le voudrait la syntaxe. (Le passage incriminé était absent du texte du « Musée Imaginaire » formant la première partie des Voix du silence dans la collection Galerie de la Pléiade, éditions Gallimard, 1951. Comparer notamment le texte de 1965 avec les pages 19-20 de ce volume.)

Autre exemple, que je tire cette fois du texte de 1951 : « Le dessin automatique auquel s’abandonne volontiers la main de quiconque écoute, depuis les amphithéâtres de l’université jusqu’aux conseils des ministres, est souvent cohérent. Mais sa cohérence n’est pas unité, encore moins plénitude. » (André Malraux, Les Voix du silence, troisième partie : « La création artistique » ; éditions Gallimard, collection Galerie de la Pléiade, p. 450.) La préposition dans fait sentir son absence… Peut-être aurait-il fallu écrire : « dans les amphithéâtres de l’université comme dans un conseil des ministres », ou « comme au conseil des ministres ».

Au sein d’une prose généralement impeccable, de telles phrases surprennent. Malraux a-t-il cru qu’en remplaçant de par depuis il rendait plus discrète la brisure syntaxique ?

 

Un ample chapitre du Chat botté, de Patrick Rambaud, nous raconte le déroulement de l’insurrection royaliste de vendémiaire an IV (octobre 1795) et la manière dont elle fut réprimée par un certain Buonaparte. Rambaud y utilise la structure fourchette pour suggérer une oscillation des regards entre différents points de l’espace :

« Les immeubles de la rue Vivienne se garnissaient […] de sectionnaires armés. Des cheminées aux fenêtres surgissaient des canons de fusil. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 221, et dans l’édition du Livre de Poche, p. 204.)

Dans le syntagme « Des cheminées », le mot des (= de + les) amalgame le de qui est exigé par le verbe surgir et un autre de, qui est construit en corrélation avec aux (= à + les) pour former le complément circonstanciel de lieu qu’est « des cheminées aux fenêtres ».

Pourtant, dans les phrases du type : Je vais à Paris, les linguistes préconisent maintenant d’analyser le complément du verbe aller comme étant un complément d’objet indirect plutôt que comme un circonstanciel de lieu. Il est évident que ce qui vaut pour le complément d’aller vaut aussi pour celui de surgir. Or n’avons-nous pas constaté que la fourchette se greffait difficilement sur un complément d’objet indirect introduit par la préposition de ? (Voir première section : La question des fourchettes.)

Correction possible par l’ajout d’un hyperonyme : « De toutes les ouvertures, qui allaient des cheminées aux fenêtres, surgissaient des canons de fusil. »

Cela nous conduit à un autre motif de perplexité : les maisons ne possèdent guère d’autres ouvertures, en hauteur, que les fenêtres et les cheminées. Que pourrait-on ajouter à l’énumération ? Correction plus habile : « Des cheminées et des fenêtres surgissaient des canons de fusil », voire (pour que l’attention du lecteur aille du plus commun au plus saugrenu) : « Des fenêtres, mais aussi des cheminées, surgissaient des canons de fusil. » Enfin, pour qu’on saisisse d’emblée lequel de tous ces « des » est l’article indéfini qui détermine le sujet du verbe, je suggère d’écrire : « … surgissaient quelques canons de fusil », « … surgissaient les canons de fusil ».

On peut aussi considérer que Patrick Rambaud a voulu dire ceci : « Des cheminées surgissaient des canons de fusil… aux fenêtres surgissaient des canons de fusil… » ; dans sa phrase, y aurait-il eu simplement omission de la conjonction et ?

Si tant est qu’on puisse vraiment faire passer un fusil par le conduit d’une cheminée !

À quoi ressemblaient-elles, ces cheminées ? Comment le canon seul peut-il émerger d’une cheminée, sans qu’on voie aussi l’homme qui tient le fusil ? Chacun de ces hommes armés est-il simplement caché derrière une souche de cheminée ?

La faiblesse de la phrase de Rambaud provient non seulement de l’association d’une fourchette au complément de surgir, mais aussi de l’incertitude sémantique qui naît de cet emploi du mot cheminées.

 

Les exemples qu’on va lire illustrent aussi le conflit entre deux prépositions distinctes. Tous les jours, nous lisons des phrases de ce type dans les journaux, ou nous les entendons à la radio, à la télévision :

« Mes employeurs ont loué l’espace où je travaille pour une somme que j’estime entre 10 000 et 25 000 dollars par mois. »

« Les experts ont estimé le montant des dégâts entre 50 000 et 100 000 euros. »

Il est impossible de dire que chacune de ces sommes est estimée « à entre » 10 000 et 25 000 dollars par mois, « à entre » 50 000 et 100 000 euros.

Il faut donc dire : somme que j’estime comprise entre, que je dirai comprise entre… ; les experts ont estimé le montant des dégâts compris entre…

Telle est la construction classique. De fait, un document imprimé en 1872 parle d’une « distance qu’on estime comprise entre 1,500 mètres et 2,200 mètres » (Revue militaire de l’étranger, n° 47). On peut dire aussi : « qui est estimée comprise entre… ».

 

Dans un livre que je recommande à tout le monde, la pédiatre Catherine Gueguen écrit : « Les enfants sont accueillis entre 3 mois et 3 ans en crèche ou en halte-garderie. À cet âge ils sont très fragiles émotionnellement. » (Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse : Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau ; éditions Robert Laffont, 2014, collection Pocket, p. 124.)

La première de ces phrases est incomplète. Pour la rendre syntaxiquement correcte, il suffirait d’y ajouter quelques mots : « Les enfants sont accueillis en crèche ou en halte-garderie quand ils ont entre trois mois et trois ans » (je me refuse à suivre le récent usage consistant à écrire les âges en chiffres ; c’est du reste la présence du chiffre 3 dans son texte qui me fait supposer que Mme Gueguen n’a pas voulu dire : « … pour une durée comprise entre trois mois et trois ans » ; car sa phrase était équivoque, en plus d’être incorrecte).

 

Benoît Duteurtre a publié un livre mordant et bien enlevé, La nostalgie des buffets de gare, où il décrit, du point de vue de l’usager ordinaire, les effets variés qu’ont eus sur l’art de voyager en train le dogme de la concurrence libre et non faussée et la quête de la rentabilité maximale :

« À la fin du XXe siècle, la Société nationale des chemins de fer, dans son ardeur à construire des lignes rapides à fort taux de rentabilité, semble avoir purement et simplement oublié de renouveler cette flotte de trains rapides – rebaptisée “Intercités”. Les liaisons confortables, entre cent cinquante et deux cents kilomètres-heure ont disparu du savoir-faire, exclusivement polarisé sur la grande vitesse. Du coup, les Corail continuent, vaille que vaille, à desservir la plupart des liaisons […]. » (Benoît Duteurtre, La nostalgie des buffets de gare, éditions Payot & Rivages, collection Manuels Payot, 2015, p. 87.) Le trait est lancé, mais peut-il atteindre sa cible ? La syntaxe est atrocement négligée. Ne parlons même pas de la virgule qui manque après « kilomètres-heure ». Que signifie l’expression « disparaître du savoir-faire » ?

Reformulons la phrase, en la débarrassant de toute équivoque et de tout pléonasme : « Les liaisons confortables, dans des trains appelés à circuler à une vitesse comprise entre cent cinquante et deux cents kilomètres-heure, ne relèvent plus de notre savoir-faire, celui-ci s’étant polarisé sur la grande vitesse. »

 

Chers écrivains, il ne suffit pas de lancer dans l’inconnu le train de la pensée : il faut aussi poser des rails sous ses roues au fur et à mesure de sa progression. Incidemment, ces rails permettront à d’autres de vous suivre.

 

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28 septembre 2015 1 28 /09 /septembre /2015 10:42

Il arrive que le de et le à qui sont corrélés pour construire la fourchette peinent à masquer l’éviction d’une troisième préposition, différente des deux autres. Aucune forme d’haplologie ne peut alors justifier l’absence de cette préposition sous-entendue.

« Le débat avait lieu un mercredi, ce qui ne me facilitait pas les choses […]. Des masses d’air anticyclonique s’étaient durablement installées de la Hongrie à la Pologne, empêchant la dépression centrée sur les Îles britanniques de progresser vers le Sud ; sur l’ensemble de l’Europe continentale se maintenait un temps inhabituellement froid et sec. » (Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 53.)

Au sein du passage mis en gras par mes soins, la préposition sur fait cruellement entendre son absence. Il faudrait au moins écrire : « s’étaient durablement installées sur une zone qui allait de la Hongrie à la Pologne » (le mot zone servant d’hyperonyme aux deux autres).

 

« [L]es récits de Barbey d’Aurevilly électrisent, fouettent le sang, redressent ceux qui se voûtent. D’Une vieille maîtresse aux Diaboliques règnent l’exceptionnel, le rare, l’imprévisible. » (Philippe Sellier, quatrième de couverture du volume I des Œuvres de Barbey d’Aurevilly dans la collection Bouquins, éditions Robert Laffont, 1981, récemment réimprimé avec une nouvelle illustration de couverture.)

Pourtant, le verbe régner veut avoir un complément de lieu. Il faudrait donc écrire : « Dans tous ses livres, (en allant) d’Une vieille maîtresse aux Diaboliques, règnent… » Le complément circonstanciel du verbe régner serait alors introduit par dans, tandis que les prépositions déjà présentes ne serviraient qu’à structurer la fourchette.

Pour alléger la construction, en employant un autre verbe mais sans altérer le sens de la phrase, je propose ceci : « D’Une vieille maîtresse aux Diaboliques, tous ses livres font la part belle à l’exceptionnel, au rare, à l’imprévisible. »

 

« La Désobéissance civile, qui s’ouvre sur cette pensée toujours actuelle : “Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins”, demeure l’un des plus beaux pamphlets contre l’État qui, d’André Gide à la Beat Generation, a exercé une influence déterminante. » (Phrase qu’on lit sur la quatrième de couverture de La désobéissance civile, d’Henry David Thoreau ; traduction et postface de Guillaume Villeneuve, éditions Mille et une nuits, 1996 ou 1997.)

Dans le contexte qui lui a été donné, le syntagme « d’André Gide à la Beat Generation » est impossible à analyser. Chacun sait qu’exercer une influence se construit avec la préposition sur, qui est ici fâcheusement escamotée. L’auteur de cette quatrième de couverture a-t-il cru pouvoir l’amalgamer avec le de qui introduit un complément circonstanciel de temps (« d’André Gide à la Beat Generation ») ? Le résultat est aberrant.

Je crois que l’auteur (Guillaume Villeneuve lui-même ?) a voulu dire ceci : « La Désobéissance civile […] a exercé une influence déterminante sur de nombreux écrivains, d’André Gide à la Beat Generation. » Pour finir la correction de cette phrase, faisons en sorte que la locution « l’un des plus… » n’y soit pas raccordée à un verbe mis au singulier (« a exercé »). Par exemple en écrivant : « La Désobéissance civile […] demeure l’un des plus beaux pamphlets contre l’État. Il a exercé une influence déterminante sur de nombreux écrivains, d’André Gide à la Beat Generation. »

 

Comme l’illustre l’extrait précédent, le phénomène qui nous occupe se lie parfois à une dangereuse tendance du français actuel, consistant à joindre à un nom, directement, un complément de type circonstanciel, sans qu’aucun élément verbal (verbe conjugué ou participe) soit là pour faciliter la liaison entre ces deux éléments.

« Chaque année, la maquerelle déniche des beautés. Elle prospecte dans les campagnes et les universités de Vilnius à Kiev et de Tomsk à Minsk. Autrefois l’URSS était un laboratoire idéologique ; aujourd’hui, l’ancien empire est un vivier sexuel. » (Sylvain Tesson, Une vie à coucher dehors, « Le bug », éditions Gallimard, 2009 ; collection Folio, p. 76.)

Qu’est-ce que Sylvain Tesson a voulu dire : « Elle prospecte dans les campagnes et les universités situées dans une zone qui va de Vilnius à Kiev et de Tomsk à Minsk » ? Ou bien : « Elle prospecte dans les campagnes et les universités, en allant de Vilnius à Kiev et de Tomsk à Minsk » ? Le complément de lieu se rapporte-t-il au groupe nominal (« les campagnes et les universités ») ou au verbe (« prospecte ») ? L’usage actuel de la langue française, où se produisent tant d’ellipses, a fort bien pu inciter Sylvain Tesson à avoir en tête la première de ces deux analyses.

Pour un lecteur un peu grammairien, l’autre analyse est plus facile à accepter, car les compléments de lieu se rapportent ordinairement à un verbe. Dans ce cas, le simple ajout d’une virgule peut suffire à favoriser la bonne interprétation : « Elle prospecte dans les campagnes et les universités, de Vilnius à Kiev et de Tomsk à Minsk. »

 

Anne et Marine Rambach ont écrit ensemble un essai qui s’intitule Tout se joue à la maternelle, avec pour sous-titre : Les enjeux de la petite à la grande section (paru en 2012 aux éditions Thierry Magnier, collection Essais).

Je suppose que l’énoncé peut être développé ainsi : Les enjeux du cursus de maternelle, que les auteurs étudient en observant les pratiques pédagogiques de la petite à la grande section.

Or la signification du complément incorporant la fourchette devrait toujours être en rapport avec le contenu sémantique du nom auquel il est joint. Le mot enfant, le mot vieillard comportent la notion d’âge ; le mot économie, le mot baisse ou le mot proportion, comportent une notion de quantification ; chacun de ces mots est donc aisément suivi d’un complément en forme de fourchette. Mais le mot enjeux ? On parle de l’enjeu d’un conflit, des enjeux d’une négociation, ou des enjeux d’un progrès technique, etc. En revanche, n’y a-t-il pas quelque abus de langage à parler des « enjeux de la petite section » et des « enjeux de la grande section » ? D’autant plus qu’enjeux, vocable pompeux, se marie assez mal avec les appellations de « petite » et de « grande » section, qui désignent la section des petits et la section des grands (par une hypallage empruntée au langage enfantin) ; la « moyenne section », ou section des « moyens », étant la seule étape omise entre les termes de la fourchette.

Si on ne veut pas d’une répétition du mot maternelle dans le sous-titre, pourquoi ne pas écrire : Les enjeux de cette scolarisation, de la petite à la grande section ? Ou mieux encore : Les enjeux de la scolarisation en petite, moyenne et grande section.

Du point de vue du petit enfant, le déplacement qui mène de la « petite » à la « grande » section de maternelle s’effectue dans la durée, alors que du point de vue d’un observateur extérieur les trois échelons (ou classes) qui composent le cursus de maternelle coexistent dans l’espace et dans le temps, au sein de chaque école. La fourchette définit ici un parcours qui n’est ni tout à fait temporel ni tout à fait spatial.

 

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27 septembre 2015 7 27 /09 /septembre /2015 19:23

Certains cas d’atrophie de la syntaxe ont pour cause une méconnaissance des limites de l’haplologie syntaxique.

Nous allons observer une série d’énoncés comportant la construction « (de)… à… » (et parfois la construction « entre… et… »). Ce type de construction sert à définir une sorte de « fourchette », une variation d’amplitude entre deux nombres, un cheminement (du regard ou de la pensée) entre les bornes d’un continuum ou entre deux points de l’espace.

On peut l’insérer dans un groupe nominal, quelle que soit la fonction de celui-ci (sujet, complément d’agent, complément d’objet, etc.). Exemples :

De 5 à 10 % des Belges vivent dans la pauvreté. (= Entre 5 et 10 % des Belges vivent dans la pauvreté.)

20 à 30 % des Français souffriraient d’insomnie. L’insomnie est un trouble qui touche 20 à 30 % des Français. On peut même dire : L’insomnie est un trouble qui touche de 20 à 30 % des Français.

« De six à huit autres membres du groupe étaient parvenus à se glisser au travers de nos lignes. » (Didier Daeninckx, La prisonnière du djebel, éditions Oslo, collection Osaka, 2012, p. 56.) Cela peut se dire également : « Entre six et huit autres membres du groupe étaient parvenus… » On ignore si ce groupe était composé de six, de sept ou de huit individus. (Un ancien soldat français raconte comment s’est déroulée l’attaque menée par sa compagnie contre un maquis communiste, pendant la guerre d’Algérie.)

La construction existe avec et sans le de initial, comme le montre ce texte imprimé au XIXe siècle :

« Dans les tableaux que nous donnons plus bas, on verra que la quantité des sels va en augmentant du sommet des montagnes vers la plaine ; que sur les terrains talqueux et anthracifères les chlorures de sodium, de magnésium ; les sulfates de soude, de chaux, de magnésie et de potasse, diminuent relativement à la masse totale des sels, lorsqu’on s’éloigne des sommets, et forment, à peu près, de 25 à 30 pour 100 des sels dissous ; les sulfates, de 24 à 31 pour 100 ; les carbonates de 36 à 47 pour 100 ; que sur les terrains anthracifères, les sulfates de soude, de chaux et de magnésie sont en quantités absolues plus fortes que sur les terrains talqueux et représentent environ 18 à 37 pour 100. [… L]es chlorures ne forment plus ici que 10 à 16 pour 100. » (Annuaire de chimie comprenant les applications de cette science à la médecine et à la pharmacie, par Eugène Millon, Jules Reiset, avec la collaboration de J. Nicklès ; à Paris, chez J.-B. Baillière, 1849, p. 266.)

 

Remarque : lorsque les quantités indiquées ne diffèrent que d’une unité, il convient d’employer la conjonction ou ; « Un enfant de dix ou onze ans », et non pas : « Un enfant de dix à onze ans ».

 

J’ai dit que la fourchette pouvait s’insérer dans un groupe nominal exerçant n’importe quelle fonction syntaxique. Cela vaut évidemment pour le complément d’objet direct : Les trois espèces de fonte ont exigé de 30 à 45 minutes pour achever leur dissolution (Pierre-Clément Grignon traduisant Analyse du fer, de Torbern Bergman ; chez Méquignon, libraire, 1783). Malheureusement, cela ne vaut pas pour la fonction de complément d’objet indirect.

En général, la préposition qui introduit l’objet indirect (ou l’objet second) est à ou deObservons d’abord quelques phrases dans lesquelles le groupe nominal accueillant la fourchette est un COI introduit par à. Ces exemples sont récents et peu fiables : *Les entorses de cheville correspondent à 15 à 20 % des traumatismes sportifs. *La formation en milieu professionnel correspond à 12 à 14 semaines de stage réparties sur les deux années.

Lorsque le COI est introduit par la préposition sur, la fourchette ne s’y ajoute guère mieux : *Les tests ont porté sur 30 à 40 animaux par troupeau.

Enfin, toutes les phrases dans lesquelles on a essayé de greffer la fourchette sur un COI (ou COS) introduit par de sont lourdement incorrectes :

*Charleroi manque de 150 à 200 policiers. *Nous disposons de 150 à 200 adhérents. *Nous disposons de 50 à 60 % de parts de marché.

Le de du complément d’objet indirect et le de amorçant la fourchette fusionnent mal ; l’haplologie syntaxique produisant alors une construction manifestement tronquée. Si un lecteur de ce blog veut me proposer un exemple prouvant le contraire, qu’il n’hésite pas à le faire.

On devra se garder de prendre pour un complément d’objet ce qui n’est que le sujet réel du verbe, comme dans les deux phrases suivantes (qui sont correctes) : Il me manque de 35 à 40 infirmières pour avoir tous mes lits ouverts. L’ennemi reconnaît qu’il lui manque de 500 à 600 soldats et 150 gentilshommes ou officiers. (= De 35 à 40 infirmières me manquent… De 500 à 600 soldats lui manquent…)

Avec certains verbes, aucun problème : mais c’est parce que le complément introduit par la préposition de n’est pas un complément d’objet ; c’est un complément circonstanciel de mesure. Par exemple avec le verbe augmenter.

L’auteur cite un rapport sur les crimes commis en Angleterre : « Dans le courant de l’année qui vient de s’écouler [= 1827], les vols avec effraction n’ont pas accru en nombre. Les condamnations pour homicide volontaire et prémédité ont diminué de 23 à 12, tandis que celles pour blessures fortes ou empoisonnemens avec l’intention de tuer ont augmenté de 12 à 35. Les condamnations pour homicide volontaire, mais non prémédité, ont augmenté de 49 à 83. » (Revue encyclopédique, ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, les arts industriels, la littérature et les beaux-arts ; par une réunion de membres de l’Institut, et d’autres hommes de lettres ; tome XXXVIII, avril 1828, p. 232. Graphie ancienne respectée : empoisonnemens.)

 

La construction de type fourchette (« de… à… » ou « … à… ») peut se greffer sur un complément de mesure, même lorsque celui-ci est placé directement au contact d’un nom ou d’un groupe nominal :

« [L]es machines offriront un avantage, soit par la perfection des produits, soit en économie de 20 à 30 pour cent au moins sur le même travail fait à la main. » (Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ; à Paris, de l’imprimerie de Madame Huzard, septième année, 1808, p. 222.)

« Le suif étant très chargé de stéarine peut être associé sans inconvénient â l’huile d’œillette dans une proportion de 15 à 20 p. 100 ; cette huile étant très abondante en oléine, les savons qui résultent de ce mélange sont moins durs et plus propres aux savonnages à la main. » (Jean-Baptiste Dumas, Traité de chimie appliquée aux arts, tome sixième, éditions Béchet jeune, 1843, p. 732.) Manquent les virgules grammaticales qui devraient figurer de part et d’autre du groupe « étant très chargé de stéarine ».

Pour le reste, le chimiste Jean-Baptiste Dumas a recouru à une haplologie syntaxique tout à fait normale, où la préposition de joue deux rôles à la fois : elle introduit le complément de mesure, et, simultanément, amorce une construction de type fourchette (« de… à… »).

« – Comment ! tu prends une livrée, tu te déguises en domestique, et tu gardes à ton doigt un diamant de quatre à cinq mille francs ! » (Caderousse s’adressant à Andrea Cavalcanti ; dans Alexandre Dumas, Le comte de Monte-Cristo, chapitre LXXXI : « La chambre du boulanger retiré » ; 1846.)

Rien ne manque. Il est inutile de faire l’hypothèse que le syntagme « diamant de quatre à cinq mille francs » soit fondé sur l’ellipse d’un élément verbal (tel que « valant »). La mention du prix d’un objet, même lorsqu’elle se complique d’une « fourchette », se fait très naturellement par la seule préposition de.

On peut construire de la même manière le complément indiquant un âge, comme le montre cette phrase de Baudelaire : « Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de soixante-cinq à soixante-dix ans), – une physionomie qui tout d’abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son expression. » (Baudelaire traduisant The Man of the Crowd, sous le titre de L’Homme des foules, dans Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. En anglais : « a decrepit old man, some sixty-five or seventy years of age ».)

Le complément de mesure (« de soixante-cinq à soixante-dix ans ») suit directement le groupe nominal (« un vieux homme décrépit »). On peut, sans en modifier le sens, introduire dans la phrase l’adjectif âgé : « un vieux homme décrépit âgé de soixante-cinq à soixante-dix ans ». Si l’on ajoute un élément verbal, le complément de mesure devient complément circonstanciel de mesure, puisqu’il complète alors un verbe et non plus un nom : « un vieux homme décrépit ayant (ou qui avait) de soixante-cinq à soixante-dix ans ».

 

J’emprunte les exemples suivants aux écrits laissés par d’éminents botanistes et par un historien sarthois.

Description du houx commun : « Arbre ou arbrisseau très-rameux. Tronc droit, qui s’élève à 20 à 25 pieds quand il n’a pas été brouté dans sa jeunesse. » (Dumont de Courset, Le botaniste cultivateur, tome troisième ; à Paris, chez J. J. Fuchs, rue des Mathurins ; 1802.)

Description d’une variété particulière de palmier dattier (Phœnix atlantica) : « Palmier presque toujours en touffes énormes faisant ± saillie au-dessus du sol d’où partent 2 à 5 ou 6 troncs partant de la même souche, s’élevant à 5 à 15 m de haut et pouvant avoir de 25 à 45 cm de diam. » (Description extraite de « Recherches sur les Phœnix africains » d’Auguste Chevalier ; dans Revue internationale de botanique appliquée et d’agriculture tropicale, 32e année, bulletin n° 355-356, mai-juin 1952, p. 217. Abréviations respectées.)

À propos des régions productrices de clous fabriqués à la main : « [L]a moitié de la production annuelle de la France (celle-ci s’élevant à 15 à 16 millions de kilos) proven[ait] alors des Ardennes. » (François Dornic, « Le travail du fer dans le bocage normand au XIXe siècle », dans Annales de Normandie, 11e année, n° 1, 1961, p. 39.)

Nous avons là trois attestations classiques d’un complément circonstanciel de mesure introduit par la préposition à, et associé à la fourchette sans de (du type « … à… »).

 

Maintenant que nous avons passé en revue les façons régulières d’insérer la « fourchette » dans la phrase, nous pouvons nous pencher sur les cas problématiques ou aberrants.

 

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10 août 2015 1 10 /08 /août /2015 23:00

Complément à deux anciens billets, qui s’intitulaient : Les noces du français courant et du moralement correctpremière et deuxième partie.

 

Le narrateur de Léviathan, roman de Paul Auster paru en 1992, raconte sa première rencontre avec son ami Benjamin Sachs :

« C’était un samedi après-midi de février ou de mars, et nous avions tous deux [= Sachs et moi] été invités à donner une lecture de nos œuvres dans un bar du West Village. Je n’avais jamais entendu parler de Sachs, et la personne [the person] qui m’avait appelé était trop débordée pour répondre à mes questions au téléphone. C’est un romancier, m’avait-elle [she] dit. Son premier livre a été publié il y a quelques années. Nous étions un mercredi soir, trois jours à peine avant la date prévue pour la lecture, et elle avait dans la voix [in her voice] quelque chose comme de la panique. Michael Palmer, le poète sur lequel elle comptait pour ce samedi, venait d’annuler son voyage à New York et elle [she] se demandait si j’accepterais de le remplacer. Malgré le caractère un peu intempestif [sic] de sa proposition, je lui [her] avais répondu que je viendrais. Je n’avais pas publié grand-chose à cette époque de ma vie – six ou sept récits dans de petits magazines, une poignée d’articles et de recensions de livres – et ce n’était pas comme si les gens avaient réclamé à grands cris le privilège de m’entendre leur faire la lecture. J’avais donc accepté l’offre de cette femme à bout de nerfs [the frazzled woman’s offer] […].

« […] Une formidable tempête arriva du Midwest le vendredi soir et le samedi matin cinquante centimètres de neige étaient tombés sur la ville. La réaction raisonnable eût été de téléphoner à la personne [the woman] qui m’avait invité, mais j’avais sottement oublié de lui demander son numéro et, à une heure, sans nouvelles d’elle, je me dis que je devais descendre en ville le plus vite possible. »

Christine Le Bœuf traduisant Paul Auster, Léviathan ;

éditions Actes Sud, 1993, p. 22-23.

 

On dirait que, pour les écrivains américains, person est devenu synonyme de woman. En tout cas, les Français qui traduisent ces auteurs ne voient aucun inconvénient à laisser planer le doute pendant dix lignes sur le sexe du personnage qui a été désigné par le pronom personne ; comme si, dans l’intervalle, le pronom elle, qui en français n’est pas là pour traduire le she de l’original anglais, puisqu’il est seulement exigé par la grammaire pour renvoyer au pronom personne, – comme si, disais-je, ce pronom elle était censé nous INCITER à deviner la présence d’une femme à l’autre bout du fil. Pourtant ce « dévoilement » n’en est un que pour le lecteur, car le héros-narrateur a identifié le sexe de ce personnage dès le début de leur entretien téléphonique, vraisemblablement au simple son de sa voix.

Nous constatons, dans le paragraphe suivant, que Christine Le Bœuf n’hésite pas à réintroduire le pronom personne, là où l’anglais comporte clairement le mot woman. Les lecteurs français n’ont pas le droit d’oublier qu’ils lisent une traduction…

D’autre part, « le caractère un peu intempestif de sa proposition » n’est certainement pas la meilleure traduction possible de : « a somewhat backhanded request » (la manière modérément flatteuse dont la demande a été formulée). Mais passons.

 

Ajout de 2023

On constate, en écoutant le monologue de certaines youtubeuses, que « les femmes » ou « des femmes » y est presque systématiquement remplacé par « les personnes » ou « des personnes ». Il faudrait commenter ce fait de langue dévastateur. Le mot femme serait-il devenu incorrect, irrespectueux ? Voire obscène ?

 

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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 15:15

Qu’arrive-t-il lorsque le nom (ou le groupe nominal) est suivi de toute une subordonnée relative ?

Le héros-narrateur d’Extension du domaine de la lutte (encore lui) fait un cauchemar dans lequel il se voit planant au-dessus de la cathédrale de Chartres. Il s’approche des tours de l’édifice : « Ces tours sont immenses, noires, maléfiques, elles sont faites de marbre noir qui renvoie des éclats durs, le marbre est incrusté de figurines violemment coloriées […]. » (M. Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, J’ai lu, p. 141-142.) Il paraît nécessaire d’ajouter un déterminant à gauche du groupe nominal : « faites d’un marbre noir qui renvoie des éclats durs ».

 

Il y a des phrases confuses, dont la construction suggère que le pronom relatif (avec lequel se fait l’accord du verbe subordonné) renvoie au nom principal alors qu’en réalité l’auteur a voulu que le relatif renvoie au complément de ce nom. Pour que la relative se lie au bon antécédent, celui-ci doit être précédé de l’article qui le détermine clairement :

« Le tissu de relations qu’il [= Aleksandre Psar] avait patiemment nouées au cours des années disparaîtrait comme une toile d’araignée sous un coup de balai ; il devrait en nouer d’autres, avec des hommes d’une espèce différen­te, qu’il n’aurait plus l’agréable mission de berner. » (Vladimir Volkoff, Le montage, roman, éditions Julliard et l’Âge d’Homme, 1982, p. 89.) Le tissu des relations qu’il avait patiemment nouées disparaîtrait

« Mais aussi bien [Antoine Peluchet] a pu disparaître dans la solitude vulgaire d’un indicible emploi de boutique ou d’écritures, en chambre d’hôtel déteinte que la lumière oublie, dans la banlieue de Lille ou d’El Paso ; sa morgue inemployée ne l’aura pas quitté. » (Pierre Michon, « Vie d’Antoine Peluchet », dans Vies minuscules, Gallimard, 1984 ; collection Folio, p. 61.) Il y avait déjà plusieurs dans : l’auteur en a donc remplacé un par en !…

« Mais je rêvais que j’écrivais : m’aidaient en cette fiction des festins d’amphétamines, auxquelles m’avait sans mal converti une amie moins sage de Claudette. » (Pierre Michon, « Vie de Claudette », dans Vies minuscules, éditions Gallimard, 1984 ; collection Folio, p. 217-218.) Cette fois, il y a contradiction entre l’absence d’article que nous constatons devant « amphétamines » et le relatif « auxquelles », qui n’est destiné qu’à l’œil, et qu’un auditeur perçoit comme un « auxquels » renvoyant à « festins »… On n’échappera pas à une répétition : « m’aidaient en cette fiction des festins d’amphétamines, – (ces) amphétamines auxquelles m’avait sans mal converti une amie moins sage de Claudette ».

Parfois, l’auteur essaie de renvoyer par le pronom relatif au second nom d’un syntagme à forte cohésion interne :

« Bloquée par la foule, Nelly Marchadeau s’était réfugiée dans le confessionnal. Dans la confusion, la petite Soubise, qui ne pouvait pas la piffer, l’y enferma d’un tour de clef qu’elle mit dans sa poche. » (L’ange et le réservoir de liquide à freins, Folio policier, p. 106.) On ne met pas un « tour de clef » dans sa poche : c’est un syntagme figé. Donc il faut écrire : « la petite Soubise […] l’y enferma d’un tour de clef et mit la clef dans sa poche ».

 

La faute est manifeste dans l’extrait que voici : « Une vieille table en planches était mise pour deux avec des verres, des fourchettes, des assiettes et des cuillers, mais pas de couteaux, dont beaucoup de Philippins se servent rarement, préférant couper ce qui a besoin d’être coupé avec le bord de la cuiller. » (Jean-Patrick Manchette traduisant Les faisans des îles, du romancier américain Ross Thomas, éditions Rivages, 1991 ; réédition dans la collection Rivages/Noir, p. 246-247.) L’addition de « beaucoup » et de « rarement » fait une affirmation assez molle. Mais le grand défaut syntaxique de cette phrase est celui-ci : comment peut-on faire dépendre d’une absence de couteaux (« mais pas de couteaux ») toute une proposition relative introduite par dont et énonçant une vérité générale sur l’usage des couteaux aux Philippines ?

Il arrive à Simenon lui-même de se montrer négligent : « Maigret sortit et, près du métro Solférino, entra dans un café. Il ne commanda pas de cognac, dont il était dégoûté pour longtemps, mais un grand demi bien frais. » (Georges Simenon, Maigret et M. Charles, éditions Presses de la Cité, 1972, p. 46.)

Certes la syntaxe de Simenon est généralement irréprochable.

Betty reprend possession d’un manteau de vison que son mari, dont elle s’est séparée, vient de lui faire renvoyer : « [S]ans la présence de Laure, elle l’aurait passé sans attendre, pour le plaisir d’en être enveloppée, pour la sensation rassurante de luxe qu’il lui donnait. » (Georges Simenon, Betty, éditions Presses de la Cité, 1961 ; réédition dans la collection Presses Pocket, p. 87.) Phrase parfaite : l’antécédent du pronom relatif est le syntagme nominal avec déterminant (« la sensation rassurante ») et non pas le nom sans déterminant (« luxe »). Les poids sont bien répartis, rien ne manque au parfait équilibre de la construction.

 

Mauvais style :

« Sur les marais, l’aube remplaçait l’épais manteau nocturne par ses voiles gris tissés de brouillard qui s’amoncelait en nappes à la surface des étangs et des marigots ; […]. » (Henri Vernes, L’empreinte du Crapaud, éditions Gérard et Co, 1968, collection Pocket Marabout, p. 117.) Si l’on n’écrit pas : « tissés d’un brouillard qui s’amoncelait… », l’auditeur entend : « par ses voiles gris (tissés de brouillard) qui s’amoncelaient en nappes », ce qui ne veut rien dire (des voiles verticaux devenant des nappes plus ou moins horizontales…). On voit mal comment « de brouillard », simple complément du participe passé, pourrait fournir au pronom relatif qui un antécédent, alors que le groupe nominal « ses voiles gris » est déjà fermement campé dans la structure de la phrase. Cela dit, nous avons affaire à un style particulièrement maladroit, l’auteur accumulant les métaphores sans parvenir à les harmoniser.

 

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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 14:34

À droite d’un groupe formé par un nom et son complément, peuvent prendre place divers éléments : un adjectif, plusieurs adjectifs, un adjectif suivi d’un groupe prépositionnel de valeur circonstancielle, etc. Les éléments placés à droite sont liés soit au nom principal, soit au complément de ce nom. Il ne faut veiller à ne pas se tromper lorsqu’on choisit l’accord de l’élément situé à droite.

« MADAME GEORGES : […] Quand il fait son petit pipi, il faut toujours regarder la couleur, madame Julien. Si c’est trop blanc c’est qu’il est anémique. Il faut lui donner une gousse d’ail écrasé dans son lait. » (Jean Anouilh, Colombe, 1951, premier acte, dans Théâtre, volume I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 921.) C’est la gousse qui est écrasée. Sans doute s’agit-il d’une simple faute d’orthographe, mais on a connu les correcteurs des volumes de la Pléiade plus vigilants.

« Guili-Guili fit cuire une demi-lessiveuse de brisures de riz gluant et collant à souhait […]. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, 1994, Folio policier, p. 104.) Le défaut de cette phrase vient de ce que l’auteur a accordé les adjectifs gluant et collant avec le nom riz, alors qu’on ne peut pas le séparer du syntagme pour accorder les adjectifs avec lui seul : ce sont les « brisures de riz » qui sont gluantes et collantes.

La phrase suivante exige plus de modifications :

« Stella se mit à côté, à genoux aussi, et lui toucha l’épaule. Guili-Guili tourna vers elle un visage de petite fille très ridée, dégoulinant de larmes qui brillaient comme de la bave de luma dans une éclaircie. » (L’ange et le réservoir de liquide à freins, Folio policier, p. 120.) Dans la langue poitevine, un luma est un escargot.Intéressons-nous à la construction. Tout va bien jusqu’à « ridée ». Malheureusement, juste après, surgit un adjectif au masculin (il ne s’agit pas du participe présent mais de l’adjectif verbal) et celui-ci se rapporte à un autre nom, situé plus en amont. La vieille religieuse ressemble à une petite fille et cette petite fille est « très ridée », mais son visage est « dégoulinant ». Or, quand deux adjectifs se suivent, ils doivent être considérés comme coordonnés et se rapportant au même nom.

Mais si on écrivait : « Guili-Guili tourna vers elle un visage de petite fille très ridée, dégoulinante de larmes… », on s’éloignerait de ce qu’Alix de Saint-André avait voulu suggérer. La meilleure solution me semble être celle-ci : « Guili-Guili tourna vers elle son visage, qui était celui d’une petite fille très ridée, et il dégoulinait de larmes qui brillaient comme de la bave de luma dans une éclaircie. »

Ce qui nous conduit tout naturellement aux problèmes posés par les propositions relatives.

 

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6 juin 2015 6 06 /06 /juin /2015 12:14

Peut-on écrire sans déterminant un nom qui se voit flanqué, à sa droite, par un adjectif qualificatif accompagné d’un adverbe ou par tout autre groupe ou proposition épithète (groupe prépositionnel, subordonnée relative, etc.) ? Jusqu’à quel point peut-on faire pencher du côté droit un groupe nominal étendu ?

 

Tant qu’il n’y a qu’un adjectif qualificatif, tout se passe bien : « Deux courtes mèches de cheveux blancs s’étaient échappées de son voile et lui faisaient des petites cornes de diablotin inoffensif. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 120.) L’auteur décrit une religieuse très âgée, que les élèves ont surnommée Guili-Guili.

Bien sûr, « des petites cornes » est un peu familier, et rien n’empêchait d’écrire : « Deux courtes mèches de cheveux blancs… lui faisaient les petites cornes d’un diablotin inoffensif » ; mais la phrase d’Alix de Saint-André n’est pas incorrecte, elle l’est même d’autant moins que la narration est partout saupoudrée de tournures familières. En revanche, « lui faisaient de petites cornes de diablotin inoffensif » aurait été maladroit, voire inadmissible : il vaut mieux éviter de faire se succéder un article indéfini à la forme réduite (de) et une préposition ayant entraîné l’effacement d’un autre article indéfini (de). En outre, un auditeur aurait perçu deux fois l’adjectif numéral deux (« Deux courtes mèches… lui faisaient deux petites cornes »).

Quant à moi, je me serais contenté d’écrire : « … et lui faisaient des petites cornes de diablotin. » Je trouve qu’inoffensif affaiblit le trait.

 

Mais qu’arrive-t-il lorsque cet adjectif qualificatif est accompagné d’un adverbe, ou lorsqu’un deuxième adjectif lui est coordonné ?

Le héros-narrateur d’Extension du domaine de la lutte s’est fait admettre dans une maison de repos : « [L]e médecin-chef me fut d’un faible secours. […] / Un peu plus âgée, d’origine sociale plus modeste, la psychologue qui l’assistait [= qui assistait le médecin-chef] m’apporta au contraire une aide précieuse. Il est vrai qu’elle préparait une thèse sur l’angoisse, et bien entendu elle avait besoin d’éléments. » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions Maurice Nadeau, 1994 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 144-145.) « Plus âgée » et « plus modeste » que le médecin-chef. Mais il faudrait : « d’une origine sociale plus modeste ».

« Blunt enfonça sa fourchette dans le pain de viande et en sortit un morceau de hachis imbibé de sauce épaisse et brune. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Les larmes du crocodile, huitième aventure d’Alex Rider, Hachette, 2010, p. 249.) Le syntagme « morceau de hachis » est suivi d’un adjectif, celui-ci (« imbibé ») est à son tour suivi d’un complément introduit par la préposition de, complément formé d’un nom suivi de deux adjectifs coordonnés. Le fait que « brune » soit coordonné à « épaisse » empêche de considérer les mots sauce épaisse comme formant un groupe lexical (du type petit ami, petit déjeuner, bon mot, etc.). Chacun de ces adjectifs apportant donc une information pleine et entière, le dernier groupe nominal manque d’appui. Voilà pourquoi il aurait fallu écrire : « un morceau de hachis imbibé d’une sauce épaisse et brune ».

« Joe ne sut pas résister et il attaqua la deuxième bouteille de whiskey cher à Dermot, à la vie éternelle duquel nous bûmes au moins dix fois. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur », Gallimard, collection NRF, 2010, p. 553-554.) Dermot, c’est Dermot Dewagh, qui vient de mourir et qui fut professeur de littérature à Cambridge. Joe est le tenancier du pub où deux des héros du roman, anciens élèves de Dewagh, se sont rendus pour trinquer à sa mémoire. L’adjectif « cher » et le complément qui lui est lié pèsent lourd à la droite du nom. À gauche du nom, la préposition seule n’y fait pas contrepoids. Il faut donc exprimer l’article défini (qui fusionne avec la préposition) : « la deuxième bouteille du whiskey cher à Dermot ».

 

Il règne désormais tant d’incertitude dans l’usage des déterminants, qu’on voit se former des phrases inintelligibles.

« Claire gagna les prés salés<,> où ses pieds s’enfonçaient profondément. / Ses bottes neuves, même alourdies de boue et de coquillages, étaient bien faites pour marcher sur la laisse de sable et sur l’affleurement des roches les plus basses. […] Le bas de son survêtement était lourd d’herbe humide de rosée et de mer. » (Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, éditions Gallimard, collection NRF, 2011, p. 63, et collection Folio, p. 64.)

Comment un bas de pantalon peut-il être « lourd d’herbe » ? Sans doute est-il alourdi par les brins d’herbe, humides de rosée, qui s’y sont collés. D’autre part, est-ce cette herbe qui est en même temps « humide de rosée et de mer » (sens peu clair) ou est-ce le bas du survêtement qui est « lourd d’herbe » et « (lourd) de mer », parce que la femme a marché dans la mer ?

 

L’extrait suivant n’est pas inintelligible, mais on y trouve un groupe nominal qui n’est pas assez fermement ancré (ou amarré) du côté gauche :

« Je demeurai stupide ; les filles bientôt se jetèrent à leur tour dans la nuit. L’une d’elles, à longs cheveux d’un beau brun et parures de strass, avait à la bouche un reste d’enfance sous l’épaisse vulgarité du fard ; elle revint sur ses pas pour reprendre un sac ou un gant oublié […]. » (Pierre Michon, « Vie du père Foucault », dans Vies minuscules, éditions Gallimard, 1984 ; collection Folio, p. 142.) Aux longs cheveux d’un beau brun et à parures de strass… Il faut ajouter devant le G.N. un article défini, qui fusionne avec la préposition, tandis qu’une préposition seule (effaçant tout article) est requise à gauche de « parures de strass ». La préposition apparaissant sous deux formes différentes, il est nécessaire de la répéter.

Mais il arrive que l’ancrage à gauche se révèle trop marqué :

« On observe que tous les hommes, mis en situation de choisir, font exactement les mêmes choix. C’est ce qui a conduit la plupart des civilisations, en particulier la civilisation musulmane, à la création des marieuses. C’est une profession très importante, réservée aux femmes d’une grande expérience et d’une grande sagesse. » (Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 293.) L’article défini qui se trouve à gauche du nom (et qui fusionne avec la préposition à) n’est pas compatible avec l’article indéfini qui est placé en tête du complément de ce nom. La phrase serait-elle plus acceptable si l’on y introduisait un pronom relatif : « réservée aux femmes qui sont d’une grande expérience et d’une grande sagesse » ? Je n’en suis pas sûr. Le résultat paraît pour le moins lourdaud.

Deux possibilités auraient dû se présenter à l’auteur, de préférence à la formulation qu’il a choisie : « réservée aux femmes de grande expérience et de grande sagesse » ; ou : « réservée à des femmes d’une grande expérience et d’une grande sagesse ».

Comme on l’aura constaté, ces phénomènes, très intéressants à décrire, sont difficiles à théoriser.

 

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15 avril 2015 3 15 /04 /avril /2015 00:45

Chacun de nous peut entendre prononcer, de plus en plus souvent : « La preuve en est, c’est que… » ; « Le fait est, c’est que… » ; « À cette différence près, c’est que… » ; « Toujours est-il c’est que… » ; « Force est de constater, c’est que… » ; « Pour la bonne et simple raison c’est que… » ; « Il faut savoir aussi c’est que… » ; « Je pars du principe c’est que… ».

L’incorrection est patente dans chacun de ces énoncés. Explicitons la construction d’origine : la preuve en est = la preuve de cela (de tel fait) est… Puis la conjonction que introduit une proposition complétive, attribut du sujet « la preuve ». De la même manière, il faudrait toujours dire : « Le fait est que… » ; « Toujours est-il que… » ; « à cette différence près que… » ; « pour la bonne et simple raison que… ». La complétive est tantôt attribut du sujet, tantôt liée à un nom dont elle explicite le contenu : l’espoir que, la preuve que, la pensée que, la crainte que…, etc.

Exemple de phrase correcte : « Vous devez reconnaître que toute théorie, qu’elle soit scientifique ou philosophique, est probable. La preuve en est que les thèses scientifiques, historiques, varient et qu’elles se font sous forme d’hypothèses. » (Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, éditions Nagel, 1946, p. 133.)

Or l’oral affectionne le tour « c’est que… ».

À l’oral, il est devenu courant que « Le problème est que… » soit machinalement remplacé par : « Le problème, c’est que… ». Les universitaires parlent de dislocation. Le procédé est machinal : d’abord on prend son élan, en faisant peser sur le mot problème un accent d’insistance, témoignage de notre agacement ou de notre indignation, puis, après un détour par le pronom ce, on développe l’idée. La formule est lourde mais, grammaticalement, ne contient aucune incorrection.

Les tours suivants sont également corrects : « La preuve, c’est que… » ; « La preuve de ce que j’affirme, c’est que… » ; « Notre seule crainte, c’est que… ». Mais n’emmêlons pas deux formules incompatibles. On ne peut pas cumuler deux « est », ni un démonstratif et un « est », car l’adjectif démonstratif ou l’article défini préparent l’apparition du que : « à cette différence près que… » ; « pour la bonne et simple raison que… » ; « Je pars du principe que… ».

En revanche, on peut dire : « à une différence près, c’est que… », qui s’écrit aussi : « à une différence près : c’est que… ». Au contraire de l’article défini et de l’adjectif démonstratif, l’article indéfini est compatible avec « c’est que… ». Exemple : « Enfin l’on peut dire que la misantropie est naturalisée en Angleterre, aussi bien que la coquetterie en France, à une différence près, c’est que la misantropie Angloise est une suite [= un effet] de tempérament, et que la coquetterie Françoise est un résultat de légèreté. » (Essai sur l’origine et l’antiquité des langues, 1767, de Jean-Baptiste Perrin, qui était maître de français à Londres.)

Correct également : On part d’un principe, qui est que… Ou encore : On part d’un principe, c’est que… Mais non pas : « On part du principe, c’est que… » (« Moi je pars du principe c’est que s’il a besoin d’une autre femme que moi c’est que je ne lui suffis pas »).

 

« La preuve en est… » joue le rôle d’une élégance littéraire d’autrefois, qui laisse attendre une affirmation empreinte d’une certaine solennité. Quand vous renoncez brusquement à cette construction et que vous faites redémarrer la phrase par « c’est que », introduisant une inutile répétition du verbe être, vous sabotez l’effet recherché.

À propos de Fantin-Latour (qu’il appelle étrangement « Fantin » tout au long de son récit) et du tableau de ce dernier où sont représentés Verlaine, Rimbaud et six autres poètes, Guy Walter écrit : « En plus, avec sa toile d’Orsay, il n’avait pas triché. La preuve en est, c’est qu’il avait décidé de l’appeler Un coin de table. » (Guy Walter, Outre mesure, « histoires », éditions Verdier, 2014, p. 13.)

Curieusement, cette faute très actuelle a été commise en son temps par Nathalie Sarraute, dans un développement consacré à l’art d’Ivy Compton-Burnett : « Mais ses livres ont ceci d’absolument neuf, c’est qu’ils ne sont qu’une longue suite de dialogues. » (L’ère du soupçon, « Conversation et sous-conversation » ; Gallimard, 1956, collection Les Essais, n° LXXX, p. 120 ; et au format de poche dans la collection Idées, p. 142.) Il faut supprimer le c’est, ou écrire par exemple, en utilisant le double point : « Mais ses livres ont ceci d’absolument neuf : ils ne sont qu’une longue suite de dialogues. »

À peine moins maladroite, cette phrase extraite d’un billet du Blog d’un odieux connard (daté du 16 novembre 2009) : « Preuve en est, nous trouvons sur le site cette affirmation bien mystérieuse […]. » L’odieux mais sympathique auteur aurait pu écrire : J’en veux pour preuve le fait que…

J’ai trouvé la plus ancienne attestation de cette tournure dans une page de Drieu la Rochelle : « Il lui semblait [= à Alice] que tout s’en allait avec Gilles. Elle eut dans les os un de ces frémissements terribles qui annoncent la mort dans la vie d’un être. / Et Gilles ressentit par contre-coup ce frémissement. Bien plus fortement qu’avec Myriam, il entrevit cet aspect tragique de la destinée, c’est que nous nous apportons la mort les uns aux autres. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; collection Folio, p. 241.)

 

Autre formulation pléonastique : « Le phénomène s’explique parce que… », au lieu de : par le fait que.

 

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30 mars 2015 1 30 /03 /mars /2015 18:39

4. Dernières observations

 

Il arrive que la construction se révèle illogique alors que l’orthographe a été respectée :

« Un des aspects qui ont le plus frappé les premiers lecteurs de La Modification, le plus scandalisé certains [sic], ç’a été la longueur de ses phrases. » (Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor : L’écriture en transformation ; éditions de la Différence, 1993, repris dans la collection Minos, 2014, p. 105.) Un écrivain de la stature de Michel Butor aurait dû écrire : « Un des aspects qui ont frappé les premiers lecteurs de La Modification, l’aspect qui a le plus scandalisé certains d’entre eux, ç’a été… »

Il faut supprimer « le plus » dans le premier segment et ajouter dans le deuxième : « l’aspect (au singulier) qui a ». Enfin, il n’est pas mauvais d’insérer « d’entre eux » après certains.

 

Chez Bouveresse aussi, orthographe respectée, construction illogique :

« J’ai évoqué la façon dont la plupart des auteurs postmodernes donnent l’impression de s’évertuer à rendre la plus instable et la plus insaisissable possible – quand ils ne proposent pas de l’abandonner purement et simplement – la distinction entre le vrai et ce qui est reconnu et désigné comme vrai par des sujets connaissants et parlants donnés à une époque et dans une culture données. Un de ceux qui ont excellé jusqu’à la virtuosité dans ce genre d’exercice me semble être précisément Foucault. » (Jacques Bouveresse, Ce que des auteurs infréquentables ont à dire à ceux qui ne veulent pas leur ressembler, texte d’une conférence prononcée le 17 mars 2011 lors d’un colloque consacré à Spengler ; publié dans la revue Agone, n° 48, 1er trimestre 2012, p. 181.)

Bien sûr, d’un point de vue strictement grammatical, l’accord est correct. Mais considérons la signification de cet énoncé. Bouveresse admet que, si plusieurs auteurs ont essayé de saper les fondements de la notion de vérité, un seul d’entre eux aura excellé jusqu’à la virtuosité dans cet art. Exceller jusqu’à la virtuosité est ici le propre de Foucault, et c’est en quoi Foucault se distingue de « la plupart des auteurs postmodernes », selon l’expression qui figure au début de l’extrait choisi. Voici ce que Bouveresse a réellement voulu dire : « Celui qui a excellé jusqu’à la virtuosité dans ce genre d’exercice me semble être précisément Foucault. »

Au tout début de l’article, la plume de Bouveresse a déjà cédé à l’attrait de notre irrésistible locution : « Musil, qui est l’auteur d’un des comptes rendus critiques les plus remarquables qui aient été écrits à propos du Déclin de l’Occident, a choisi de traiter Spengler avant tout comme un symptôme, qui en dit probablement bien plus en fin de compte sur l’époque que sur l’auteur lui-même. » (Revue Agone, n° 48, p. 163.) Quel dommage de diluer ainsi la formulation de ce qu’on veut dire ! Car tout le texte de Bouveresse montre que la phrase signifie en réalité : « Musil, qui est l’auteur du compte rendu critique le plus remarquable qui ait été écrit à propos du Déclin de l’Occident… ». Et la suite aurait gagné à être délestée d’au moins un des adverbes qu’elle contient : probablement, en fin de compte.

Nonobstant ces menues défaillances stylistiques d’un philosophe dont la syntaxe est généralement irréprochable, la conférence dont j’ai tiré les phrases qu’on vient d’analyser est à lire absolument. Bouveresse s’y demande pourquoi les modernes ne lisent plus Le déclin de l’Occident, alors que nombre de ces modernes – ou « postmodernes », dont Foucault, – ont prétendu légitimer le même relativisme idéologique et le même historicisme radical qu’Oswald Spengler…

 

Bref, lorsque nous constatons que le tour « un des… » ou « un de ces… » nous est sorti de la plume, tâchons de nous rappeler qu’il est souvent possible de trouver mieux.

 

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