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27 septembre 2015 7 27 /09 /septembre /2015 19:23

Certains cas d’atrophie de la syntaxe ont pour cause une méconnaissance des limites de l’haplologie syntaxique.

Nous allons observer une série d’énoncés comportant la construction « (de)… à… » (et parfois la construction « entre… et… »). Ce type de construction sert à définir une sorte de « fourchette », une variation d’amplitude entre deux nombres, un cheminement (du regard ou de la pensée) entre les bornes d’un continuum ou entre deux points de l’espace.

On peut l’insérer dans un groupe nominal, quelle que soit la fonction de celui-ci (sujet, complément d’agent, complément d’objet, etc.). Exemples :

De 5 à 10 % des Belges vivent dans la pauvreté. (= Entre 5 et 10 % des Belges vivent dans la pauvreté.)

20 à 30 % des Français souffriraient d’insomnie. L’insomnie est un trouble qui touche 20 à 30 % des Français. On peut même dire : L’insomnie est un trouble qui touche de 20 à 30 % des Français.

« De six à huit autres membres du groupe étaient parvenus à se glisser au travers de nos lignes. » (Didier Daeninckx, La prisonnière du djebel, éditions Oslo, collection Osaka, 2012, p. 56.) Cela peut se dire également : « Entre six et huit autres membres du groupe étaient parvenus… » On ignore si ce groupe était composé de six, de sept ou de huit individus. (Un ancien soldat français raconte comment s’est déroulée l’attaque menée par sa compagnie contre un maquis communiste, pendant la guerre d’Algérie.)

La construction existe avec et sans le de initial, comme le montre ce texte imprimé au XIXe siècle :

« Dans les tableaux que nous donnons plus bas, on verra que la quantité des sels va en augmentant du sommet des montagnes vers la plaine ; que sur les terrains talqueux et anthracifères les chlorures de sodium, de magnésium ; les sulfates de soude, de chaux, de magnésie et de potasse, diminuent relativement à la masse totale des sels, lorsqu’on s’éloigne des sommets, et forment, à peu près, de 25 à 30 pour 100 des sels dissous ; les sulfates, de 24 à 31 pour 100 ; les carbonates de 36 à 47 pour 100 ; que sur les terrains anthracifères, les sulfates de soude, de chaux et de magnésie sont en quantités absolues plus fortes que sur les terrains talqueux et représentent environ 18 à 37 pour 100. [… L]es chlorures ne forment plus ici que 10 à 16 pour 100. » (Annuaire de chimie comprenant les applications de cette science à la médecine et à la pharmacie, par Eugène Millon, Jules Reiset, avec la collaboration de J. Nicklès ; à Paris, chez J.-B. Baillière, 1849, p. 266.)

 

Remarque : lorsque les quantités indiquées ne diffèrent que d’une unité, il convient d’employer la conjonction ou ; « Un enfant de dix ou onze ans », et non pas : « Un enfant de dix à onze ans ».

 

J’ai dit que la fourchette pouvait s’insérer dans un groupe nominal exerçant n’importe quelle fonction syntaxique. Cela vaut évidemment pour le complément d’objet direct : Les trois espèces de fonte ont exigé de 30 à 45 minutes pour achever leur dissolution (Pierre-Clément Grignon traduisant Analyse du fer, de Torbern Bergman ; chez Méquignon, libraire, 1783). Malheureusement, cela ne vaut pas pour la fonction de complément d’objet indirect.

En général, la préposition qui introduit l’objet indirect (ou l’objet second) est à ou deObservons d’abord quelques phrases dans lesquelles le groupe nominal accueillant la fourchette est un COI introduit par à. Ces exemples sont récents et peu fiables : *Les entorses de cheville correspondent à 15 à 20 % des traumatismes sportifs. *La formation en milieu professionnel correspond à 12 à 14 semaines de stage réparties sur les deux années.

Lorsque le COI est introduit par la préposition sur, la fourchette ne s’y ajoute guère mieux : *Les tests ont porté sur 30 à 40 animaux par troupeau.

Enfin, toutes les phrases dans lesquelles on a essayé de greffer la fourchette sur un COI (ou COS) introduit par de sont lourdement incorrectes :

*Charleroi manque de 150 à 200 policiers. *Nous disposons de 150 à 200 adhérents. *Nous disposons de 50 à 60 % de parts de marché.

Le de du complément d’objet indirect et le de amorçant la fourchette fusionnent mal ; l’haplologie syntaxique produisant alors une construction manifestement tronquée. Si un lecteur de ce blog veut me proposer un exemple prouvant le contraire, qu’il n’hésite pas à le faire.

On devra se garder de prendre pour un complément d’objet ce qui n’est que le sujet réel du verbe, comme dans les deux phrases suivantes (qui sont correctes) : Il me manque de 35 à 40 infirmières pour avoir tous mes lits ouverts. L’ennemi reconnaît qu’il lui manque de 500 à 600 soldats et 150 gentilshommes ou officiers. (= De 35 à 40 infirmières me manquent… De 500 à 600 soldats lui manquent…)

Avec certains verbes, aucun problème : mais c’est parce que le complément introduit par la préposition de n’est pas un complément d’objet ; c’est un complément circonstanciel de mesure. Par exemple avec le verbe augmenter.

L’auteur cite un rapport sur les crimes commis en Angleterre : « Dans le courant de l’année qui vient de s’écouler [= 1827], les vols avec effraction n’ont pas accru en nombre. Les condamnations pour homicide volontaire et prémédité ont diminué de 23 à 12, tandis que celles pour blessures fortes ou empoisonnemens avec l’intention de tuer ont augmenté de 12 à 35. Les condamnations pour homicide volontaire, mais non prémédité, ont augmenté de 49 à 83. » (Revue encyclopédique, ou analyse raisonnée des productions les plus remarquables dans les sciences, les arts industriels, la littérature et les beaux-arts ; par une réunion de membres de l’Institut, et d’autres hommes de lettres ; tome XXXVIII, avril 1828, p. 232. Graphie ancienne respectée : empoisonnemens.)

 

La construction de type fourchette (« de… à… » ou « … à… ») peut se greffer sur un complément de mesure, même lorsque celui-ci est placé directement au contact d’un nom ou d’un groupe nominal :

« [L]es machines offriront un avantage, soit par la perfection des produits, soit en économie de 20 à 30 pour cent au moins sur le même travail fait à la main. » (Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ; à Paris, de l’imprimerie de Madame Huzard, septième année, 1808, p. 222.)

« Le suif étant très chargé de stéarine peut être associé sans inconvénient â l’huile d’œillette dans une proportion de 15 à 20 p. 100 ; cette huile étant très abondante en oléine, les savons qui résultent de ce mélange sont moins durs et plus propres aux savonnages à la main. » (Jean-Baptiste Dumas, Traité de chimie appliquée aux arts, tome sixième, éditions Béchet jeune, 1843, p. 732.) Manquent les virgules grammaticales qui devraient figurer de part et d’autre du groupe « étant très chargé de stéarine ».

Pour le reste, le chimiste Jean-Baptiste Dumas a recouru à une haplologie syntaxique tout à fait normale, où la préposition de joue deux rôles à la fois : elle introduit le complément de mesure, et, simultanément, amorce une construction de type fourchette (« de… à… »).

« – Comment ! tu prends une livrée, tu te déguises en domestique, et tu gardes à ton doigt un diamant de quatre à cinq mille francs ! » (Caderousse s’adressant à Andrea Cavalcanti ; dans Alexandre Dumas, Le comte de Monte-Cristo, chapitre LXXXI : « La chambre du boulanger retiré » ; 1846.)

Rien ne manque. Il est inutile de faire l’hypothèse que le syntagme « diamant de quatre à cinq mille francs » soit fondé sur l’ellipse d’un élément verbal (tel que « valant »). La mention du prix d’un objet, même lorsqu’elle se complique d’une « fourchette », se fait très naturellement par la seule préposition de.

On peut construire de la même manière le complément indiquant un âge, comme le montre cette phrase de Baudelaire : « Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de soixante-cinq à soixante-dix ans), – une physionomie qui tout d’abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son expression. » (Baudelaire traduisant The Man of the Crowd, sous le titre de L’Homme des foules, dans Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. En anglais : « a decrepit old man, some sixty-five or seventy years of age ».)

Le complément de mesure (« de soixante-cinq à soixante-dix ans ») suit directement le groupe nominal (« un vieux homme décrépit »). On peut, sans en modifier le sens, introduire dans la phrase l’adjectif âgé : « un vieux homme décrépit âgé de soixante-cinq à soixante-dix ans ». Si l’on ajoute un élément verbal, le complément de mesure devient complément circonstanciel de mesure, puisqu’il complète alors un verbe et non plus un nom : « un vieux homme décrépit ayant (ou qui avait) de soixante-cinq à soixante-dix ans ».

 

J’emprunte les exemples suivants aux écrits laissés par d’éminents botanistes et par un historien sarthois.

Description du houx commun : « Arbre ou arbrisseau très-rameux. Tronc droit, qui s’élève à 20 à 25 pieds quand il n’a pas été brouté dans sa jeunesse. » (Dumont de Courset, Le botaniste cultivateur, tome troisième ; à Paris, chez J. J. Fuchs, rue des Mathurins ; 1802.)

Description d’une variété particulière de palmier dattier (Phœnix atlantica) : « Palmier presque toujours en touffes énormes faisant ± saillie au-dessus du sol d’où partent 2 à 5 ou 6 troncs partant de la même souche, s’élevant à 5 à 15 m de haut et pouvant avoir de 25 à 45 cm de diam. » (Description extraite de « Recherches sur les Phœnix africains » d’Auguste Chevalier ; dans Revue internationale de botanique appliquée et d’agriculture tropicale, 32e année, bulletin n° 355-356, mai-juin 1952, p. 217. Abréviations respectées.)

À propos des régions productrices de clous fabriqués à la main : « [L]a moitié de la production annuelle de la France (celle-ci s’élevant à 15 à 16 millions de kilos) proven[ait] alors des Ardennes. » (François Dornic, « Le travail du fer dans le bocage normand au XIXe siècle », dans Annales de Normandie, 11e année, n° 1, 1961, p. 39.)

Nous avons là trois attestations classiques d’un complément circonstanciel de mesure introduit par la préposition à, et associé à la fourchette sans de (du type « … à… »).

 

Maintenant que nous avons passé en revue les façons régulières d’insérer la « fourchette » dans la phrase, nous pouvons nous pencher sur les cas problématiques ou aberrants.

 

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commentaires

C
Précision : il ne règne aucun flottement dans cette affaire du à et du ou.
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C
Bien sûr qu'on peut parler de trois à quatre cuillerées ou grammes, puisque ce sont des quantités sécables (ce que j'essayais de vous faire comprendre, vous m'aurez mal lue) ! Par contre, et les attestations de tous les grammairiens du monde n'y changeront rien car c'est une question de logique, on ne saurait en faire autant pour des quantités réputées insécables (en temps normal), tels les êtres humains (trois OU quatre personnes), les arbres, les gouttes, les chats, les blogueurs...<br /> Par ailleurs, le sujet de notre discussion n'était ni le sens ni l'emploi de "disposer"...
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F
Je trouve beaucoup d'attestations (y compris anciennes) des constructions suivantes : « trois à quatre cuillerées », « trois à quatre grammes », ainsi que de la construction « trois à quatre gouttes ». Quant à la conjonction « et » qu’on met à la place de la préposition « à », ce remplacement est recommandé par les grammairiens mais n’est pas systématiquement pratiqué dans les textes (y compris dans ceux qui datent d’avant le XXe siècle). Les êtres vivants sont sans doute plus faciles à isoler que des gouttes, des cuillerées ou des grammes ; mais je pense qu’on emploie « de trois à quatre » (« de cinq à six », etc.) lorsqu’on veut suggérer qu’une quantité peut être augmentée jusqu'au chiffre le plus grand, mais qu’on choisit la coordination (« et », « ou ») lorsqu’il n’existe pas d’entre-deux. Un certain flottement règne dans cette affaire.<br /> <br /> Pour ce qui est du verbe « disposer de… », je lui consacrerai bientôt un article entier. Il ne faut pas en faire un substitut raffiné du verbe « avoir ». Si on se fie à la leçon des grands écrivains, la phrase : « Nous avons (ou détenons) de 50 à 60 % de parts de marché » sera toujours préférable à celle-là : « Nous disposons de 50 à 60 % de parts de marché. »
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C
La réponse ne me convient pas : pourquoi, dans vos exemples fautifs (*Nous disposons de 150 à 200 adhérents. *Nous disposons de 50 à 60 % de parts de marché.), n'acceptez-vous pas l'omission des prépositions (à, de), construction qui du coup ne vient pas empiéter sur le "de" du verbe ? Il y a d'autres cas bien plus gênants, à mon sens.<br /> Et votre submersion vous a peut-être empêché de voir la nuance que j'ai essayé d'exposer sur les cuillerées de farine et les gouttes ?
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F
Claude Pfeffer, je vous remercie pour votre aimable commentaire.<br /> Je vais essayer de vous répondre. Pardonnez mon retard, je suis quelque peu submergé de travail en ce moment…<br /> Je crois que votre perplexité vient de ce que vous avez mal compris un paragraphe de mon article. Lorsque je cite les phrases suivantes : « Il me manque de 35 à 40 infirmières pour avoir tous mes lits ouverts », et « L’ennemi reconnaît qu’il lui manque de 500 à 600 soldats », je sous-entends que ces phrases sont parfaitement correctes. Le groupe « de 35 à 40 infirmières » est le SUJET RÉEL du verbe « manque ». C'est pourquoi ces phrases-là n’ont rien à voir avec le cas précédemment évoqué (celui des C.O.I. et des C.O.S.). Les deux phrases ne comportent aucune haplologie syntaxique, le verbe « manquer » n’y étant pas employé avec la préposition « de ».<br /> Je m’étais certainement mal exprimé, mais grâce à vous l’équivoque sera dissipée très bientôt. Ai-je répondu à votre question ?
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C
Bonjour,<br /> <br /> Je ne comprends pas pourquoi vous dites ceci :<br /> <br /> En revanche, toutes les phrases dans lesquelles on a essayé de greffer la fourchette sur un COI (ou COS) introduit par de me semblent incorrectes :<br /> <br /> *Charleroi manque de 150 à 200 policiers. *Nous disposons de 150 à 200 adhérents. *Nous disposons de 50 à 60 % de parts de marché.<br /> <br /> Le groupe nominal accueillant la fourchette peut exercer différentes fonctions syntaxiques, mais ne saurait être un complément d’objet introduit par de. Si un lecteur de ce blog veut me proposer un exemple prouvant le contraire, qu’il n’hésite pas à le faire.<br /> <br /> On devra se garder de prendre pour un complément d’objet ce qui n’est que le sujet réel du verbe, comme dans les phrases suivantes : Il me manque de 35 à 40 infirmières pour avoir tous mes lits ouverts. L’ennemi reconnaît qu’il lui manque de 500 à 600 soldats et 150 gentilshommes ou officiers. (= De 35 à 40 infirmières me manquent… De 500 à 600 soldats lui manquent…)<br /> En effet, je ne vois pas ce qui empêche de considérer qu'il s'agit alors de l'expression "35 à 40 infirmières", "500 à 600 soldats", exactement comme dans les exemples que vous citez précédemment avec des verbes se construisant avec "à". Le fait qu'il s'agisse d'un sujet réel n'y change rien, on peut très bien écrire "35 à 40 infirmières manquent", vous le préconisez vous-même.<br /> <br /> Par ailleurs, on dit bien "3 à 4 cuillerées de farine, 5 à 6 grammes...", parce qu'il s'agit d'unités sécables, tandis qu'effectivement "3 à 4 gouttes" ou "deux à trois personnes" sont incorrects.<br /> Je découvre votre blog, il est intéressant, merci.<br /> C.
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