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10 août 2015 1 10 /08 /août /2015 23:00

Complément à deux anciens billets, qui s’intitulaient : Les noces du français courant et du moralement correctpremière et deuxième partie.

 

Le narrateur de Léviathan, roman de Paul Auster paru en 1992, raconte sa première rencontre avec son ami Benjamin Sachs :

« C’était un samedi après-midi de février ou de mars, et nous avions tous deux [= Sachs et moi] été invités à donner une lecture de nos œuvres dans un bar du West Village. Je n’avais jamais entendu parler de Sachs, et la personne [the person] qui m’avait appelé était trop débordée pour répondre à mes questions au téléphone. C’est un romancier, m’avait-elle [she] dit. Son premier livre a été publié il y a quelques années. Nous étions un mercredi soir, trois jours à peine avant la date prévue pour la lecture, et elle avait dans la voix [in her voice] quelque chose comme de la panique. Michael Palmer, le poète sur lequel elle comptait pour ce samedi, venait d’annuler son voyage à New York et elle [she] se demandait si j’accepterais de le remplacer. Malgré le caractère un peu intempestif [sic] de sa proposition, je lui [her] avais répondu que je viendrais. Je n’avais pas publié grand-chose à cette époque de ma vie – six ou sept récits dans de petits magazines, une poignée d’articles et de recensions de livres – et ce n’était pas comme si les gens avaient réclamé à grands cris le privilège de m’entendre leur faire la lecture. J’avais donc accepté l’offre de cette femme à bout de nerfs [the frazzled woman’s offer] […].

« […] Une formidable tempête arriva du Midwest le vendredi soir et le samedi matin cinquante centimètres de neige étaient tombés sur la ville. La réaction raisonnable eût été de téléphoner à la personne [the woman] qui m’avait invité, mais j’avais sottement oublié de lui demander son numéro et, à une heure, sans nouvelles d’elle, je me dis que je devais descendre en ville le plus vite possible. »

Christine Le Bœuf traduisant Paul Auster, Léviathan ;

éditions Actes Sud, 1993, p. 22-23.

 

On dirait que, pour les écrivains américains, person est devenu synonyme de woman. En tout cas, les Français qui traduisent ces auteurs ne voient aucun inconvénient à laisser planer le doute pendant dix lignes sur le sexe du personnage qui a été désigné par le pronom personne ; comme si, dans l’intervalle, le pronom elle, qui en français n’est pas là pour traduire le she de l’original anglais, puisqu’il est seulement exigé par la grammaire pour renvoyer au pronom personne, – comme si, disais-je, ce pronom elle était censé nous INCITER à deviner la présence d’une femme à l’autre bout du fil. Pourtant ce « dévoilement » n’en est un que pour le lecteur, car le héros-narrateur a identifié le sexe de ce personnage dès le début de leur entretien téléphonique, vraisemblablement au simple son de sa voix.

Nous constatons, dans le paragraphe suivant, que Christine Le Bœuf n’hésite pas à réintroduire le pronom personne, là où l’anglais comporte clairement le mot woman. Les lecteurs français n’ont pas le droit d’oublier qu’ils lisent une traduction…

D’autre part, « le caractère un peu intempestif de sa proposition » n’est certainement pas la meilleure traduction possible de : « a somewhat backhanded request » (la manière modérément flatteuse dont la demande a été formulée). Mais passons.

 

Ajout de 2023

On constate, en écoutant le monologue de certaines youtubeuses, que « les femmes » ou « des femmes » y est presque systématiquement remplacé par « les personnes » ou « des personnes ». Il faudrait commenter ce fait de langue dévastateur. Le mot femme serait-il devenu incorrect, irrespectueux ? Voire obscène ?

 

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