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12 juin 2016 7 12 /06 /juin /2016 20:15

J’ai relevé d’autres phrases d’écrivains dans lesquelles le verbe être (ou l’un de ses équivalents) fait défaut entre un groupe nominal et un autre groupe, ce dernier jouant manifestement le rôle d’attribut :

 

« Tristan déboule en clopinant dans le bureau. Avant de s’allonger dans son canapé, il scrute nos silhouettes immobiles dans le halo des lampes. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997, collection Folio, p. 172.)

Première difficulté : le point de vue est censé être celui de Marco, le narrateur ; c’est bien Marco qui voit Tristan Durietz entrer (en clopinant, à cause de la paralysie progressive des membres inférieurs dont il souffre). Mais dans la deuxième phrase c’est par les yeux de Tristan (« il scrute ») que le lecteur constate que les silhouettes des quatre scénaristes de l’équipe – dont celle du narrateur – sont « immobiles dans le halo des lampes ». Si nous percevons ce changement inopiné de focalisation et s’il se révèle quelque peu gênant, c’est parce que le roman est à la première personne.

Mais peu importe ; concentrons-nous sur la syntaxe. Puisqu’il est probable que « dans le halo » se rapporte à « silhouettes » plutôt qu’au verbe « scrute », l’adjectif « immobiles » doit être détaché du nom « silhouettes », par exemple au moyen d’une virgule.

Malheureusement, en ce cas, à l’oral du moins, « immobiles » (dont le s ne s’entend pas) semble se rapporter tout autant au pronom « il » qu’au nom « silhouettes ». Donc une autre correction s’impose : « Avant de s’allonger dans son canapé, il scrute nos silhouettes, qui sont (ou qui lui apparaissent) immobiles dans le halo des lampes. »

 

« En y regardant de près, le travail mental du scénariste n’est pas très éloigné de celui du paranoïaque. Tous deux sont des scientifiques du soupçon, ils passent leur temps à anticiper sur les événements, imaginer le pire, et chercher des drames affreux derrière des détails anodins pour le reste du monde. » (Benacquista, Saga, Folio, p. 181.) Chercher des drames affreux derrière des détails qui sont anodins pour le reste du monde.

Et il ne serait pas mauvais de répéter la préposition à devant « imaginer » et « chercher ».

 

D’autre part, j’ai relevé plusieurs phrases comportant des compléments flottants :

 

« Florence Delay cite une phrase de Jules Renard dans son Journal : “Cette sensation poignante qui fait qu’on touche à une phrase comme à une arme à feu” (26 octobre 1889). » (Jean-Yves Pouilloux, L’art et la formule, éditions Gallimard, collection L’Infini, 2016, p. 17.)

Florence Delay cite-t-elle Renard dans son Journal à elle ? J’ai quelques raisons d’en douter.

De fait, je crois que la phrase de Jean-Yves Pouilloux signifie : « Florence Delay cite une phrase que Jules Renard a écrite dans son Journal », ou plus simplement : « Florence Delay cite une phrase du Journal de Jules Renard » ; mais le texte que Pouilloux a donné à l’imprimeur ne dit pas cela.

(Ce livre de Jean-Yves Pouilloux comporte des fautes, qui m’ont sauté aux yeux, mais c’est le meilleur essai sur la littérature et sur la poésie que j’aie lu depuis longtemps.)

 

« Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l’histoire, il […] évoquerait Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d’une première exposition de son travail photographique à partir de cartes routières Michelin – “la carte est plus intéressante que le territoire”. » (Quatrième de couverture de La carte et le territoire, de Michel Houellebecq ; éditions Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu.)

Syntaxe floue. La locution prépositive à partir de succède à deux groupes nominaux : « première exposition » et « travail photographique ». Pour éviter cette obésité substantive, l’auteur de ce résumé (Houellebecq lui-même ?) aurait pu écrire : « … une très jolie Russe qu’il rencontra au début de sa carrière, lors de la première exposition de son travail photographique réalisé à partir de cartes routières Michelin ». Ou bien : « … une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors de la première exposition qui fut organisée de son travail photographique réalisé à partir de cartes routières Michelin » (je préfère l’autre solution).

 

« Ils [=Annie Astrand et le héros enfant] revenaient de l’hôtel Terrass au-delà du pont qui surplombe le cimetière. Ils étaient entrés dans cet hôtel, et il avait reconnu Roger Vincent, dans un fauteuil, au fond du hall. Ils s’étaient assis avec lui. Annie et Roger Vincent parlaient ensemble. » (Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, collection Folio, p. 144.)

Je suppose qu’on doit comprendre : « Ils revenaient de l’hôtel Terrass, qui était situé au-delà du pont qui surplombe le cimetière » ; plutôt que : « De l’hôtel Terrass, ils revenaient au-delà du pont qui surplombe le cimetière. » Vraisemblablement, le complément circonstanciel se rapporte non au verbe mais au groupe nominal « hôtel Terrass ».

 

Quand un journaliste déclare que le Français X doit être jugé « pour ses crimes en Syrie », faut-il comprendre que cet individu doit être jugé en Syrie ? C’est peu probable. Or un complément circonstanciel se rapporte normalement à un verbe, et il est très rare qu’il puisse se rapporter au nom situé à sa gauche en l’absence de tout élément verbal. Il faut dire : « Le Français X doit être jugé pour ses crimes commis en Syrie », ou « pour les crimes qu’il a commis en Syrie ».

 

L’omission d’un lien syntaxique ne se produit pas toujours entre deux groupes prépositionnels. Cette omission peut se produire entre un groupe prépositionnel et une proposition subordonnée conjonctive (ayant elle aussi une valeur circonstancielle) :

« “Tu te souviens peut-être de Roger Vincent ?” / À peine avait-elle prononcé ce nom qu’il se souvint en effet d’une voiture américaine décapotable garée devant la maison de Saint-Leu-la-Forêt, et au volant de laquelle se tenait un homme qu’il avait pris, la première fois, pour un Américain lui aussi [sic] à cause de sa haute taille et d’un léger accent quand il parlait. » (Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 96.)

À cause de sa haute taille et du léger accent qui perçait quand il parlait.

« Pour un Américain lui aussi », cela veut dire : comme sa voiture… La langue de Modiano est souvent négligée. Et ne faut-il pas modifier le temps d’un verbe ? En écrivant : « À peine eut-elle prononcé ce nom… ».

 

Cette omission peut aussi se produire entre un groupe prépositionnel et la locution verbale il y a (qui s’utilise pour introduire un complément circonstanciel de temps) :

« Au bout d’une quinzaine de jours, j’ai réussi à coincer Oona qui travaille pour un trust californien. Elle se souvenait de moi. Sur l’écran, elle ressemblait toujours au rêve parfait d’un seul homme [= Jérôme Durietz]. Elle m’a raconté sa vie, ses diverses séparations avec Jérôme, jusqu’à la dernière qui semble définitive. Elle m’a annoncé la mort de Tristan, il y a trois ans. » (Benacquista, Saga, Folio, p. 434.) Tout comme le narrateur, Jérôme Durietz a fait partie de l’équipe des scénaristes du feuilleton Saga ; quant à Tristan, c’était le frère de Jérôme.

Dans la dernière phrase de l’extrait, il manque un participe : « Elle m’a annoncé la mort de Tristan, survenue il y a trois ans. » (Il y a trois ans par rapport au présent de l’écriture. Le chapitre dont ce passage est extrait a pour temps principal le présent de l’indicatif.)

D’autre part, les deux subordonnées relatives, ayant une valeur circonstancielle (« qui travaille pour un trust californien », « qui semble définitive »), devraient être précédées d’une virgule.

 

L’exemple qu’on vient de lire me rappelle une page d’Un taxi mauve. Le narrateur, un Français qui s’est installé en Irlande (et qui n’est jamais nommé), apprend de sa logeuse qu’il recevra un appel téléphonique international dans le pub tenu par Willie Kox. Le temps principal est le passé simple :

« Je remerciai et m’habillai sans plaisir. Depuis longtemps, personne ne m’appelait plus de l’étranger. […] Peu après, j’étais chez Willie qui dormait encore. Son neveu “Petit” Willie était au comptoir, plus grêlé de taches de rousseur que jamais, un épi de ses cheveux roux droit sur le sommet de la tête, signe qu’il était tombé du lit directement pour ouvrir le pub au premier client, l’inévitable Joe Mitchell. […] Une belle cicatrice encore marquée de sang coagulé balafrait sa joue gauche [= la joue gauche de Joe Mitchell]. Elle datait de sa bagarre avec Sean Coen, trois jours auparavant, bagarre qui semblait avoir renoué entre eux une amitié indéfectible […]. » (Michel Déon, Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 165, et en Folio, p. 232.)

On sait que l’adverbe auparavant sert à exprimer l’antériorité par rapport à une action située dans le passé. La phrase n’est donc nullement équivoque. Mais ce qui fait tiquer le lecteur, c’est que le complément circonstanciel se rapporte à un groupe nominal (« sa bagarre ») au lieu de se rapporter à un verbe.

C’est pourquoi la phrase doit pouvoir être améliorée. De quelle manière ? Si l’on décide d’y ajouter simplement un participe passé, il faudra veiller à éviter tout risque d’équivoque, en déplaçant un nom et en ajoutant une conjonction de coordination : « Elle datait de sa bagarre avec Sean Coen, bagarre survenue trois jours auparavant et qui semblait avoir renoué entre eux une amitié indéfectible »… Le résultat est un peu lourd ! Je suggère plutôt d’introduire dans la phrase un pronom relatif supplémentaire : « sa bagarre avec Sean Coen, qui s’était produite trois jours auparavant, et qui semblait avoir renoué… »).

 

Les Français cherchent à se passer des verbes. Mais ce rêve de purge semble entraîner le développement d’un goût irrépressible pour la redondance… Je parlerai un jour de ces redondances qui prolifèrent dans notre langue. Mes amis, bienvenue au XXIe siècle. Nous sommes entrés dans un âge où la langue française se change en une pâte sémantique informe, parcourue de mille béances syntaxiques.

 

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30 avril 2016 6 30 /04 /avril /2016 11:46

Un certain nombre de mots sont aujourd’hui très mal prononcés, bien qu’ils relèvent d’un niveau de langue soutenu :

- une genèse est devenue « génèse » ;

- un pèlerinage est devenu « pélérinage » ;

- le verbe rehausser est devenu « réhausser » ; de même, rechigner devient « réchigner » ; reléguer devient « réléguer » ;

- une vilenie est devenue une « vilénie » ;

- un coreligionnaire est devenu un « coréligionnaire » ;

- un mercenaire est devenu un « mercénaire » ;

- un ou une galeriste (propriétaire d’une galerie d’art) est devenue « galériste » ;

- un renégat est devenu « rénégat » ;

- j’ai même entendu un journaliste dire que le ministère de l’Éducation nationale s’était, dans telle affaire, rendu coupable « d’un aveuglément excessif ».

Plus anciennement, le nom repartie (lancer une repartie, avoir de la repartie, ne pas manquer de repartie…) s’est ainsi vu prononcer « répartie ».

Or, s’il est vrai que le e non accentué est nécessairement entendu dans repartie, rehausser ou rechigner (« reu- »), ainsi que dans aveuglement (« -gleu- »), il est habituellement muet dans pèlerinage, vilenie et galeriste. Lorsqu’on a le choix entre le prononcer et ne pas le prononcer, il s’appelle e caduc (ou e facultatif). On trouve un e caduc dans religion, car ce nom peut à bon droit être prononcé « r’ligion ». Pourtant, certains se sont mis à dire : « réligion ». De même, l’adverbe atrocement, où le e médian ne doit se faire entendre que dans le vers classique, en est venu à se prononcer « atrocément ».

Dans Le guignolo, film de Georges Lautner sorti en 1980, Jean-Paul Belmondo déclare qu’il n’est pas voleur mais marchand de tableaux, et précise en dressant l’index : « Un marchand de tableaux est un voleur inscrit au régiste [sic] du commerce. » (À la soixante-quinzième minute.) Depuis le début des années 2000, la prononciation « régistre » est devenue courante. Le verbe « enrégistrer » aussi est entré dans l’usage.

Indifférents à ces horreurs, nos linguistes professionnels prenaient la parole dans les médias pour expliquer que le vieil accent aigu du deuxième e d’événement devait absolument être remplacé par un accent grave, alors que ce changement de détail était sans importance et sans conséquence.

Edgar Degas est parfois rebaptisé « Dégas », comme se prononce le nom commun dégât. Les professeurs ou les journalistes qui font cela ont des yeux qui ont toujours vu écrit Degas, sans accent aigu, mais ils ont une bouche qui prononce un « é ». Ils le font sans intention ironique, et probablement sans s’en rendre compte. Quant au nom de Maurice Grevisse, le célèbre auteur du Bon usage, de savants universitaires en sont arrivés à le prononcer « Grévisse ». Jean Dutourd lui-même, à la page 145 d’À la recherche du français perdu (Plon, 1999), écrit : « Grévisse dénombre cent quatre vingt-cinq mots commençant par un h aspiré, parmi lesquels hameau, hargneux, harasser, hublot, hussard. » Sur la même ligne de texte une autre faute est commise : l’oubli du trait d’union qu’il faut entre quatre et vingt.

Cela dit, Dutourd ignorait-il vraiment la bonne graphie et la bonne prononciation de ce nom propre ? La version primitive de sa phrase (publiée dans un quotidien : on peut lire sur Internet la page où figure le petit encadré signé Dutourd, mais ni le nom du journal ni la date de parution n’apparaissent) ne comportait aucune des deux fautes sus-signalées.

Halte au massacre.

 

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24 avril 2016 7 24 /04 /avril /2016 15:37

Pour une enfance heureuse, du docteur Catherine Gueguen, est un livre divisé en neuf parties. La quatrième partie s’intitule « Cerveau et stress chez l’enfant » (mais la formule est équivoque : elle laisse entendre que, chez l’enfant, il y a du cerveau comme il y a du stress…). L’auteur y explique que le stress peut endommager le cerveau des enfants, pendant la vie intra-utérine et dans les premières années de la vie. Dans l’extrait que vous allez lire, deux lacunes nuisent à la clarté syntaxique :

 

« Le tempérament de l’enfant et la façon d’être des parents interagissent en permanence. Le tempérament de l’enfant retentit sur le comportement des parents avec lui et réciproquement. […] / Mais le tempérament de l’enfant, son entourage affectif, social n’expliquent pas à eux seuls cette capacité de résilience si différente d’un enfant à l’autre. Beaucoup de découvertes ces dernières années ont montré que la génétique intervient aussi dans cette faculté à surmonter les épreuves. » (Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse : Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau ; éditions Robert Laffont, 2014, collection Pocket, p. 177.)

 

Les lacunes à combler se trouvent au milieu des zones que j’ai mises en gras. Commençons par examiner la deuxième. Je propose de corriger ce passage au moyen d’un participe passé : « Beaucoup de découvertes faites ces dernières années ont montré que la génétique intervient… » ; car nous sentons que le complément circonstanciel « ces dernières années » se rapporte au nom découvertes, plutôt qu’au verbe « ont montré » (donc n’écrivons pas : « Beaucoup de découvertes ont montré ces dernières années que la génétique intervient… »).

Pour combler la première lacune, trois possibilités se présentent. Le simple ajout d’une virgule : « cette capacité de résilience, si différente d’un enfant à l’autre » ; l’ajout du pronom qui et du verbe être : « cette capacité de résilience, qui est si différente d’un enfant à l’autre » ; ou encore la transformation du groupe nominal COD en une subordonnée complétive : « le tempérament de l’enfant, son entourage affectif, social n’expliquent pas à eux seuls que cette capacité de résilience soit si différente d’un enfant à l’autre ». Les pages qui précèdent les paragraphes cités m’incitent à pencher pour la dernière solution (puisque Catherine Gueguen cherche à répondre à la question : Parmi les gens qui ont vécu des expériences traumatisantes durant la petite enfance, pourquoi certains n’en gardent-ils aucune séquelle alors que d’autres en sont marqués à vie ?).

La virgule qui sert à unir deux adjectifs, remplaçons-la par une conjonction de coordination : « son entourage affectif et social ».

Ajoutons encore un hyperonyme, pour assurer une meilleure transition entre les noms tempérament et entourage et le syntagme « eux seuls » : « Mais le tempérament de l’enfant, son entourage affectif et social sont des facteurs qui n’expliquent pas à eux seuls que cette capacité de résilience soit si différente d’un enfant à l’autre. »

Alors on s’en tiendrait là ?

Pourtant, je suis gêné par un autre détail encore. Entre le groupe « tempérament de l’enfant » et le groupe « d’un enfant à l’autre », toute transition est absente. La phrase nous fait passer brutalement du mot enfant, employé comme terme générique, au même mot enfant, désignant cette fois un individu particulier. On pourrait le mettre au pluriel dans la première partie de la phrase : « le tempérament des enfants, leur entourage affectif et social sont des facteurs qui… ». Évidemment, le problème se résoudrait de lui-même si l’on supprimait simplement le syntagme qui clôt la phrase : « Mais le tempérament de l’enfant, son entourage affectif et social sont des facteurs qui n’expliquent pas à eux seuls cette capacité de résilience. »

Quant au mot de résilience, importé des États-Unis dans les années 1990, les spécialistes savent qu’il ne recouvre aucun concept clinique réellement nouveau. Malheureusement, ce terme franglais s’est trop profondément ancré dans l’usage pour qu’on puisse espérer le remplacer par une périphrase relevant du français le plus clair. Quoi qu’il en soit, les cerveaux ne doivent pas être seuls à faire preuve de résilience. Pensons à notre langue, dont la syntaxe nous demande tant de soins et de précautions. Apprenons à forger des phrases qui résistent aux chocs et se défendent d’elles-mêmes contre toute lecture hâtive ou mal intentionnée. Apprenons à écrire en une langue élastique et solide, – en un français résilient.

 

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11 avril 2016 1 11 /04 /avril /2016 15:27

D’une omission intempestive de nos verbes fondamentaux, les écrivains français sont passés tout naturellement à la création de véritables carambolages de prépositions.

Nous saisissons maintenant la caractéristique qui unit plusieurs des exemples cités dans les billets précédents : « Elle s’attardait devant Barras au bras de sa maîtresse officielle », « Elle […] contempla son propre visage dans le grand miroir doré sur la cheminée », « on rend visite à une grand-mère dans un état végétatif », « Il […] entra dans le café au bas de l’un des blocs d’immeubles », « se dirigea vers la partie de la pièce près des fenêtres », « je me souviens […] de l’ambiance de liberté dans les rues », etc. Nous voyons dans toutes ces phrases se succéder au moins deux groupes nominaux prépositionnels. Le premier se relie clairement à un verbe, alors que le ou les suivants sont accolés à un nom ; les lecteurs (ou les auditeurs) étant censés deviner le lien syntaxique absent.

Nous oublions que le verbe est généralement le seul élément qui permet de situer dans le temps le processus qu’on veut évoquer.

Dans ces phrases, nous manquons de verbes alors que les prépositions abondent. Les compléments circonstanciels sont devenus « flottants ». Je pourrais appeler cela un style de didascalie (« LE PRINCE va droit à la petite table près de la fenêtre », etc.).

 

Lu sur Internet : « Issue d’une famille de peintres depuis quatre générations, Nathalie F. dévoile avec beaucoup de générosité tous ses secrets de peintre découverts en plus de 23 ans de pratique intensive et 17 ans d’enseignement. »

Or le complément circonstanciel « depuis quatre générations » ne se relie pas au participe « issue » (pour d’évidentes raisons sémantiques) et ne peut pas être raccordé au nom « peintres » (pour des raisons syntaxiques). Ce complément circonstanciel est fâcheusement flottant. L’auteur de la notice biographique dont est extraite notre phrase aurait pu dire, par exemple : « Issue d’une famille qui se voue à la peinture depuis quatre générations… », « « Issue d’une famille où l’on est peintre depuis quatre générations… », ou plus simplement : « Issue (ou descendant) de quatre générations de peintres… » (du côté paternel ou maternel ?) ; ajoutons aussi une virgule avant le participe « découverts ».

 

« Quelques jours avant que nous partions pour Feuilleuse, je l’avais accompagnée jusqu’à l’immeuble de l’avenue Victor-Hugo. Cette fois-ci elle m’a demandé de ne pas l’attendre de l’autre côté, devant le porche de la rue Léonard-de-Vinci, mais dans un café un peu plus loin sur la place. Elle ne savait pas à quelle heure elle sortirait. » (Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, 2012, collection Folio, p. 49.) Bien sûr, l’immeuble dont il est question est à double issue.

La deuxième phrase fait se succéder trois compléments circonstanciels, et le résultat est loin d’être clair. Je propose d’écrire : « … mais dans un café situé un peu plus loin sur la place » ; et sans doute devrait-on ajouter une virgule avant le groupe « sur la place ». Je suppose qu’il s’agit de la place Victor-Hugo.

 

Le tueur Berthet s’apprête à lancer une grenade incendiaire dans un repaire de skinheads néonazis. C’est un bar souterrain, dont l’entrée est gardée par un gros bras : « Alors Berthet arrête le crossover Infiniti [= sa voiture] devant l’entrée du SNBar […]. / Berthet descend du crossover, la grenade incendiaire dans une main et son Sig-Sauer P220 dans l’autre. / Berthet tire une seule balle en plein front sur l’épais skin qui bouche l’entrée. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 209.)

Comment peut-on tirer à la fois en une partie du corps et sur quelqu’un ? Correction possible : « Berthet tire une seule balle sur l’épais skin qui bouche l’entrée et l’atteint en plein front. »

 

« Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne (Paris IV), où il est titulaire de la chaire d’histoire sociale et culturelle, ÉRIC MENSION-RIGAU consacre ses recherches aux élites depuis la Révolution française. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Aristocrates et Grands Bourgeois (Perrin, 2007), et plus récemment L’Ami du Prince (Fayard, 2011). » (Présentation de l’auteur, que nous lisons sur la quatrième de couverture du livre d’Éric Mension-Rigau, Singulière noblesse : L’héritage nobiliaire dans la France contemporaine ; éditions Fayard, 2015, collection Histoire.) Les élites : la mise au pluriel de ce terme remonte aux premières décennies du XXe siècle. Cela dit, on sent que les contours de l’idée sont mal tracés.

Il manque le mot – verbe ou nom – qui aiderait à situer le propos dans le temps. Le complément circonstanciel de temps (« depuis la Révolution française ») ne doit pas rester flottant. Si ce complément se rapporte au nom « élites », il faut un terme qui empêche ce complément circonstanciel d’être inopportunément raccordé au verbe « consacre ». Donc écrire, par exemple : « consacre ses recherches aux élites, telles qu’on les conçoit depuis la Révolution française », « consacre ses recherches aux élites, telles qu’elles se sont constituées et transformées de la Révolution française à nos jours » ; ou encore : « consacre ses recherches à ceux qui, depuis la Révolution française, constituent la catégorie des “élites” ».

Eh oui ! La langue française nous oblige à être précis. N’en déplaise aux mânes de Roland Barthes, lequel voyait là une raison d’accuser cette langue d’être « fasciste », la façon dont elle nous contraint à l’exactitude est – mais devrais-je dire : était ? – sa principale vertu.

 

Pauvre en verbes, riche en prépositions : tel est désormais le style utilisé par les écrivains français. Croyant écrire de manière nerveuse et elliptique, ils multiplient les amphibologies.

 

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11 avril 2016 1 11 /04 /avril /2016 15:06

Comme l’ont montré certaines des corrections que j’ai proposées précédemment, il y a des cas où la solution la plus élégante consiste à introduire au sein de la phrase non pas la subordination relative, mais un participe passé, devant lequel la séquence « qui est » ou « qui était » n’apparaît pas nécessaire. Certes, il vaut mieux que la proposition dans laquelle on se propose d’en insérer un ne comporte pas déjà un participe passé.

En effet, le simple ajout d’un participe passé se révélerait peu satisfaisant dans la phrase suivante :

« Berthet a déjà lu ces journaux plus tôt dans la journée, sur la plage de Cascais, pendant qu’Amina resplendissait au soleil et attirait le regard des hommes et des femmes, fascinés par son corps au point parfait, miraculeux, de la maturité, de la plénitude. Et c’est vrai qu’Amina était plastiquement sublime dans son bikini rose quand elle sortait de l’eau et ramenait ses cheveux en arrière. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 80.)

Il manque un élément verbal. Plutôt que le simple ajout d’un participe passé (puisque la phrase comporte déjà « fascinés »), je propose de recourir à la subordination relative : « fascinés par son corps qui était parvenu au point parfait, miraculeux, de la maturité, de la plénitude » (ou : « qui avait atteint le point parfait… »).

En revanche, l’ajout d’un participe passé complète idéalement les extraits suivants :

« Louis entre le dernier dans le théâtre, quand tout le public est installé, déjà conquis, prêt à l’ovation. Quelque chose l’a toujours agacé dans cette étrange unanimité, avant même le lever de rideau. Il se demande si le public ne vient au théâtre que pour voir les acteurs de près et se persuader qu’ils sont magiques. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997, collection Folio, p. 294.) Quelque chose l’a toujours agacé dans cette étrange unanimité, obtenue avant même le lever de rideau.

« Le texte essentiel pour la théorie de la décadence de l’Europe de la fin du [XIXe] siècle, est les Essais de psychologie contemporaine, de Paul Bourget, en 1883. » (Pierre Jourde, Géographie intérieure, abécédaire, à l’entrée « Mastroianni (et glam rock) » ; éditions Grasset, collection Vingt-six, 2015, p. 142.) Esprit lucide et généreux, Pierre Jourde fait partie des très bons écrivains de notre temps. Pourtant, cette phrase est maladroite, ne fût-ce qu’à cause de l’absence de l’élément verbal qu’aurait dû appeler la présence du complément circonstanciel de temps (« en 1883 »).

Cet élément verbal qui manque, la forme « est » ne saurait la suppléer. Donc écrivons : « les Essais de psychologie contemporaine, de Paul Bourget, livre paru en 1883 ».

À propos de Gustave Glotz (1862-1935) : « Le souvenir de la défaite face aux troupes impériales prussiennes fut à n’en point douter un clément constitutif de sa personnalité et de ses analyses historiques. » (Patrice Brun, Démosthène : Rhétorique, pouvoir et corruption ; éditions Armand Colin, collection Nouvelles Biographies historiques, 2015, p. 55.) Le souvenir de la défaite subie face aux troupes impériales prussiennes

« Dans un autre monde à une autre époque, c’est-à-dire la France jusqu’aux années 1960-1970, Fatima, Leïla et Samira se seraient prénommées Catherine, Nathalie et Françoise. Le préfet y aurait veillé, refusant tout prénom en dehors du calendrier ; la pression sociale des voisins, des proches, de la famille même parfois, aurait contraint les parents récalcitrants. » (Éric Zemmour, Le suicide français, éditions Albin Michel, 2014, p. 324.) Refusant tout prénom choisi en dehors du calendrier.

Début 2013, au Mali, est déclenchée l’opération Serval : « [Le 11 janvier], des commandos des forces spéciales arrivés du Burkina Faso commencent à freiner l’avancée djihadiste à Sévaré, Konna et Diabali. Un accrochage a lieu le jour même entre deux hélicoptères Gazelle des forces spéciales et un convoi de rebelles : un des pilotes français, le lieutenant Damien Boiteux, est tué par un tir hostile [sic ! anglicisme grossier]. La France rend aussitôt hommage à cette première victime dans ses rangs. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République : Assassinats et opérations spéciales des services secrets ; éditions Fayard, 2015, p. 320.)

« À cette première victime faite dans ses rangs » ? Plutôt : « victime tombée dans ses rangs ». Au fait, parle-t-on des « rangs » de la France ? Non, bien sûr, il faut dire : « dans les rangs de son armée ». Que de maladresses !

 

Nos contemporains omettent presque systématiquement le participe « compris(e) » lorsqu’ils indiquent le début et la fin d’un certain laps de temps, dans les énoncés de ce type : « Pour la période entre 2001 et 2005, un système de contingentement des importations a été instauré. » (Voir : On mutile la syntaxe (3) : la question des fourchettes – suite et fin.)

C’est le même problème.

 

Dans l’introduction de son Suicide français, Éric Zemmour nous explique qu’à l’issue de la crise de mai 68 « [l]’État fut sauvé, mais pas la Société » : « Car la France sortie de 1789 avait consacré la victoire du peuple contre les aristocrates, de la Nation contre les rois, de la Loi contre les juges (les parlements), de l’État contre les féodaux, des jacobins contre les girondins, de la raison contre la superstition, des hommes retrempés dans une virile vertu spartiate contre la domination émolliente des femmes dans les salons et à la cour. » (Le suicide français, Albin Michel, 2014, p. 12.)

Là aussi, il manque quelque chose : « contre la domination émolliente exercée par les femmes dans les salons et à la cour ». Il vaut mieux ne pas tenter d’insérer ici une subordonnée relative : cela nous contraindrait à de laborieuses contorsions syntaxiques dans le but de lui faire exprimer l’antériorité par rapport au verbe principal, lequel est déjà au plus-que-parfait (« avait consacré »). Mais la meilleure façon d’améliorer cette phrase serait de rendre le dernier parallélisme un peu plus explicite : « des hommes, retrempés dans une virile vertu spartiate, contre les femmes, accusées d’avoir exercé dans les salons et à la cour une domination émolliente. »

 

Drieu la Rochelle, précurseur du français d’aujourd’hui ?… « [Gilles] arriva à Marseille, se coucha et soudain une grande douceur de mort descendit en lui. Son état d’âme était fort différent de celui qu’il avait connu lors de sa première blessure pendant la guerre quand il avait cru être tué ; il n’éprouvait plus cette ardente et forte curiosité métaphysique qui le faisait entrer comme tout armé dans la mort. » (Pierre Drieu la Rochelle, Gilles ; éditions Gallimard, 1939, texte complété en 1942 ; collection Folio, p. 393-394, et dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 1099.)

Il aurait fallu enrichir ce passage d’un élément essentiel, par exemple au moyen du gérondif : « celui qu’il avait connu en recevant sa première blessure, pendant la guerre, quand il avait cru être tué » (l’ajout d’une ou de deux virgules contribue aussi à rendre plus claire la séparation des diverses strates temporelles). De plus, il faudrait modifier le temps d’un verbe : « qui l’avait fait entrer comme tout armé… ».

 

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11 avril 2016 1 11 /04 /avril /2016 14:44

Un certain Gilles Ottolini a demandé à l’écrivain Daragane de le renseigner sur un homme qu’il a connu autrefois, Guy Torstel : « [Jean Daragane] n’était pas sûr de le revoir [= de revoir Ottolini]. À la rigueur, il lui écrirait un mot très court pour lui donner les maigres renseignements sur Guy Torstel. Un homme qui s’occupait d’une librairie, galerie de Beaujolais, en bordure des jardins du Palais-Royal. » (Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, p. 51.) Pour lui donner les maigres renseignements dont il disposait (ou qu’il avait réunis) sur Guy Torstel.

On sait que l’article défini ne sert pas seulement à indiquer que tel nom a déjà été employé plus haut. Cet article peut annoncer un élément à venir : normalement un pronom relatif, suivi d’un verbe. Or aujourd’hui, cherchant continuellement à faire l’économie d’un participe ou d’un verbe, les auteurs mettent l’article défini en corrélation avec une préposition, plaçant cette préposition directement à droite du nom.

« [Daragane] se rappelait bien le tableau entre les deux fenêtres. Une jeune fille accoudée à une table, le menton dans la paume de sa main. » (Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 107.) Le tableau qui était suspendu entre les deux fenêtres.

« Je pense aussi à Fabrice d’Almeida et à Marie-Laure Defretin, qui ont su trouver les mots pour me donner l’énergie de respecter la promesse faite à Anthony [Rowley]. » (Laurent Neumann, Les dessous de la campagne, « Remerciements », Fayard, 2012, p. 427.)

Écrire : « qui ont su trouver les mots qu’il fallait pour… » ; quant au reste, c’est parfait : virgule avant la relative explicative, répétition de la préposition à. Allons, encore un petit effort, Laurent.

Sur la quatrième de couverture d’un récit autobiographique d’Alexandra Fuller, Larmes de pierre (éditions des Deux Terres, 2012), l’éditeur ravi a fait figurer le compliment que voici : « L’auteur trouve les mots pour rendre [sic] la beauté sauvage d’un pays auquel son âme et son esprit semblent chevillés. » Et l’éloge est signé : Le Magazine Littéraire (sic : majuscule intempestive).

Si l’auteur du livre a su trouver « les » mots, il n’en est pas de même du critique inconnu qui a publié ces lignes dans le Magazine littéraire

Modiano (encore lui) se permet la même locution tronquée : « On apprend, souvent trop tard pour lui en parler, un épisode de sa vie qu’un proche vous a caché. Est-ce qu’il vous l’a vraiment caché ? Il l’a oublié, ou plutôt, avec le temps, il n’y pense plus. Ou, tout simplement, il ne trouve pas les mots. » (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 103.)

Voici un autre exemple où l’article défini est associé à la préposition pour : « Sur les 45.000 églises environ que compte la France, 909 seulement sont classées en 1905. La loi du 30 mars 1887 avait fixé les contraintes juridiques pour la protection des monuments, mais la procédure de classement suivait les principes expressément énoncés par Viollet-le-Duc : seuls étaient dignes d’être classés les édifices constituant des “types” architecturaux, c’est-à-dire les spécimens les plus anciens et les plus stylistiquement “purs” dans une série historique. » (Introduction de Michel Leymarie et Michela Passini à La grande pitié des églises de France, de Maurice Barrès ; Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 35.)

Écrire : « avait fixé des contraintes juridiques permettant la protection… », ou bien : « avait fixé les contraintes juridiques qui devaient s’appliquer à la protection des monuments ».

 

Le court-circuit est parfois causé par un emploi abusif de la préposition de, lorsqu’on la force à exprimer un rapport sémantique qui n’entre pas dans les valeurs du complément de nom :

« À quatre ans, alors qu’il séjourne à Narni, une petite ville d’Ombrie où son père a trouvé un emploi de tailleur, il [= le peintre Antonio Mancini] surprend ses proches et ses voisins en réalisant une aquarelle d’un cirque itinérant. » (Guy Walter, Outre mesure, « histoires », éditions Verdier, 2014, p. 71.) Aquarelle qui représentait un cirque itinérant.

Un beau croquis de Cosey est légendé en ces termes : « Bouddha thaï. Esquisse d’une statue au Musée [sic] Guimet à Paris. » (Cinquième volume de l’intégrale Jonathan, qui reprend les albums n° 13 et 14. Éditions du Lombard, 2010, p. 64 de l’introduction.) La statue n’est pas esquissée, c’est le dessin qui l’est. L’esquisse représente une statue exposée au musée Guimet. Il s’agit peut-être d’une esquisse faite au musée Guimet.

Berthet, le tueur imaginé par Jérôme Leroy, est aussi un grand lecteur de poésie. Un jour, il est entré dans la librairie Charybde, rue de Charenton : « Berthet regarda, au-dessus de la vitrine, les affiches des auteurs qui étaient venus signer. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 60.) Signer, c’est-à-dire dédicacer leurs livres. Il faudrait : « les affiches présentant le visage des auteurs… ».

« De Gaulle […] avait donné corps à la fulgurante formule de Péguy : “La République une et indivisible, c’est notre Royaume de France.” Il avait séparé le président de la République […] et le Premier ministre, afin de donner réalité à la distinction subtile de l’inspirateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique. » (Éric Zemmour, Le suicide français, éditions Albin Michel, 2014, p. 517.) Peut-on se contenter d’écrire, en ajoutant un participe : « afin de don­ner réalité – ou corps – à la distinction subtile, faite par l’inspirateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique » ?

Non, car le passage demeure très imprécis. On se demande pourquoi Charles Péguy est qualifié d’« inspirateur » des Cahiers de la Quinzaine. Zemmour a-t-il eu du mal à relire ses fiches ? Je pense qu’il a voulu dire ceci : « … afin de don­ner corps à la distinction subtile qu’il [= de Gaulle] faisait, sous l’inspiration du fondateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique. »

 

Le paragraphe qu’on va lire est d’Aude Terray, il est extrait d’un livre où elle reconstitue les derniers mois de la vie de Pierre Drieu la Rochelle.

« Son admiration [= l’admiration qu’éprouve Drieu la Rochelle] pour la puissance et le corps masculin ne l’a pas conduit à l’homosexualité qu’il méprise et assimile à la décadence. Mais l’ambivalence est là, tiraillant Drieu. Il se complaît à décrire le trouble des frôlements en jouant avec les garçons de son âge dans la cour de récréation, évoquant son baiser dans la nuque à un collégien en rang pour l’appel, une morsure jusqu’au sang de la main d’un autre, et plus tard une tentative avortée, une nuit avec un camarade de régiment. » (Aude Terray, Les derniers jours de Drieu la Rochelle, 6 août 1944-15 mars 1945 ; éditions Grasset, 2016, p. 216.)

Commençons par les fautes qui ne se rapportent pas directement à notre propos. Il faudrait une virgule après le mot homosexualité, la relative qui suit ayant une valeur explicative. Ensuite, le gérondif « en jouant » crée une fausse simultanéité entre l’action qu’il exprime et celle qui est énoncée par « se complaît ». Aude Terray aurait dû écrire : « Il se complaît à décrire le trouble que lui causèrent les frôlements subis en jouant… ». Ensuite, il est maladroit de faire se succéder le gérondif « en jouant » et le participe « évoquant ». Mettez plutôt un point après récréation, puis écrivez : « Il évoque le baiser qu’il déposa sur la nuque d’un collégien alors qu’ils étaient en rang pour l’appel… » ; quant au complément circonstanciel de temps, « une nuit », placez-le entre deux virgules.

Le nom morsure semble être utilisé pour désigner l’action de mordre. Bien évidemment, ce nom ne devrait pas être construit avec la préposition de. Là aussi, ajoutons un participe : « une morsure jusqu’au sang faite à la main d’un autre », ou plus simplement : « la main d’un autre mordue jusqu’au sang ».

Dans mes suggestions, j’ai mis au passé simple les verbes qui évoquent les actions situées dans l’enfance de Drieu la Rochelle, mais l’ensemble du livre montre qu’Aude Terray, pour la relation des événements antérieurs au récit principal, préfère employer le passé composé, pourtant si lourd ; peut-être obéit-elle aux objurgations si souvent faites par Philippe Sollers : le passé simple serait démodé, inutilisable. Alors plutôt biffer quelques verbes et quelques participes, plutôt se passer des relatifs, que de recourir à ce temps verbal funeste… Résultat : les phrases donnent l’impression fâcheuse de n’être que la transcription hâtive d’une improvisation orale faite par quelqu’un qui ne trouve jamais ses mots.

 

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10 avril 2016 7 10 /04 /avril /2016 10:39

Cette volonté d’évincer le segment constitué par un pronom relatif et un verbe ne frappe pas seulement être et ses équivalents ; elle frappe aussi avoir.

 

Voyons le cas où avoir devait apparaître dans sa fonction d’auxiliaire. Le phénomène ne concerne que le pronom relatif COD (que ou qu’). C’est pourquoi l’omission du pronom relatif suivi d’avoir verbe auxiliaire implique nécessairement l’omission du pronom sujet.

Le dénommé Berthet et les hommes qui l’entourent sont tous membres d’une police parallèle, l’Unité, dont l’État se sert pour procéder à des assassinats ou à des actions d’intimidation : « Berthet se souvient donc d’un comptable de l’Unité, qui avait d’ailleurs une tête de comptable et disait s’appeler Queneau. […] Queneau avait déposé un sac Adidas sur la table en Formica rouge de la cuisine, dans l’appartement loué dans une périphérie quelconque d’une ville française tout aussi quelconque, disons Le Mans si vous voulez. Ou Poitiers. / Le sac Adidas contenait une somme d’argent importante pour l’époque. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 21.)

Jérôme Leroy aurait dû introduire dans la phrase un élément verbal supplémentaire, en écrivant par exemple : « Queneau avait déposé un sac Adidas sur la table en Formica rouge de la cuisine, dans l’appartement qu’il avait loué dans une périphérie quelconque », ou : « dans l’appartement que Berthet avait loué dans une périphérie quelconque ». Si l’auteur considère que l’appartement a été loué par une tierce personne (qui pourrait être le commanditaire de l’opération) et qu’il ne se soucie pas de nommer ce tiers, il peut écrire : « dans l’appartement qu’on avait loué dans une périphérie quelconque ».

 

Pendant que se prépare l’insurrection royaliste de vendémiaire an IV, le muscadin Saint-Aubin, personnage imaginé par Patrick Rambaud, est arrivé avec le journaliste Dussault sur la place de la Révolution (l’actuelle place de la Concorde), que jouxte le jardin des Tuileries. Mais Dussault vient d’ironiser sur les nouvelles fonctions de Saint-Aubin, qui a été engagé comme secrétaire par un jeune général du nom de Buonaparte…

« Sans répondre, un peu vexé par la réplique mo­queuse de son ami, le jeune homme [= Saint-Aubin] tourna la bride et se dirigea vers l’entrée du jardin de plain-pied avec la place. Il parcourut au petit trot les allées poudreuses, entre des corbeilles de fleurs et les statues de pierre déplacées du jardin d’Orsay pour embellir ce lieu public que le public boudait, parce qu’il était trop apprêté, parce qu’on ne savait où s’asseoir sans abîmer l’herbe et les plates-bandes. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 198-199, et dans le Livre de Poche, p. 183.) Corrigeons d’abord la première phrase : « le jeune homme… se dirigea vers l’entrée du jardin, lequel était de plain-pied avec la place ». Cela étant fait, examinons de près la phrase suivante.

Le participe « déplacées » est un verbe tronqué. Son sujet grammatical est resté inexprimé, alors que la phrase comporte ensuite un infinitif prépositionnel (« pour embellir ») dont le sujet implicite est censé être le même. Soit l’auteur considère que des hommes ont effectué l’action, et il doit écrire : « entre des corbeilles de fleurs et les statues de pierre qu’on avait déplacées du jardin d’Orsay pour embellir ce lieu public » (et pour que le public cesse de le bouder). Soit l’auteur considère que ce sont les statues elles-mêmes qui embellissent le jardin des Tuileries, et il écrit (quoique la construction me semble moins claire) : « entre des corbeilles de fleurs et les statues de pierre qui avaient été déplacées du jardin d’Orsay pour embellir ce lieu public ». Donc il manque soit l’auxiliaire avoir, soit l’auxiliaire être.

Par parenthèse, je trouve qu’il aurait fallu choisir un autre participe passé : « venues » ou « importées », par exemple. Quoi qu’il en soit, si la phrase s’était arrêtée à « jardin d’Orsay », tout le monde aurait admis l’omission de la séquence « qu’on avait » ou « qui avaient été ». Mais puisque la phrase se poursuit, il faut un verbe complet ; c’est sur ce verbe que s’appuient les constructions utilisées dans la suite. L’ajout est d’autant plus nécessaire qu’après le groupe « entre des corbeilles de fleurs et les statues de pierre » (complément circonstanciel de lieu, se rapportant au verbe « parcourut »), plus aucune des actions évoquées au sein de la phrase n’a pour agent le personnage de Saint-Aubin, représenté par le premier pronom il.

 

Dans le cas où avoir devait apparaître avec son sens plein, la lacune est plus ou moins dissimulée par la présence d’un déterminant (possessif, par exemple) ou par la présence de la préposition à, qui tente de faire du second groupe nominal un complément de caractérisation :

« Le président M’Ba, que ses amis français ont convaincu de reprendre les rênes du pouvoir, revient à Libreville. Le pays est désormais solidement tenu par Jacques Foccart et ses hommes sur place, au point d’être qualifié de “Foccartland” par le journaliste Pierre Péan […]. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République : Assassinats et opérations spéciales des services secrets ; éditions Fayard, 2015, p. 61-62.) Proposons ceci : « Le pays est désormais solidement tenu par Jacques Foccart et (par) les hommes que celui-ci a sur place, au point d’être qualifié de “Foccartland”… »

John (ou Johnny) Knocks, jeune meurtrier dont le visage rappelle celui d’Alexandre le Grand, est en prison et il attend son procès : « Alexandre le Grand tournait en rond dans sa cage aux barreaux d’acier gros comme le bras. » (Vladimir Volkoff, « Le cochon et le chevalier », dans Nouvelles américaines, éditions Julliard et l’Âge d’Homme, 1986, p. 199.)

Écrire : « Alexandre le Grand tournait en rond dans sa cage, qui avait des barreaux d’acier gros comme le bras. » (Voir aussi : Expansions du nom : attention aux excès de poids.)

 

On croit devoir biffer le plus grand nombre possible d’occurrences des verbes être et avoir, alors que ces verbes tout simples (et leurs équivalents sémantiques) sont indispensables, soit pour ancrer dans le temps le processus qu’on veut évoquer, soit pour rattacher ce processus au sujet qui en est l’agent (ou le siège).

Comme nous venons de le voir, la plupart des cas d’omission du pronom relatif suivi d’un auxiliaire se produisent lorsque le verbe complet aurait dû être au passif (auxiliaire être) ou avoir pour sujet le pronom on (auxiliaire avoir). Au passage, rappelons qu’il est généralement inutile de remplacer « qu’on » par « que l’on » (voir : La tentation de l’hypercorrection : quand « que l’on » chasse « qu’on »).

L’omission se produit rarement quand il aurait fallu exprimer le pronom il(s) ou elle(s), voire un nom commun ou un nom propre. Je crois que l’auteur ne juge cette omission possible que lorsque l’identité de celui qui est l’agent du processus n’a pas la moindre importance pour le récit – bien qu’elle en ait pour la syntaxe.

 

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9 avril 2016 6 09 /04 /avril /2016 23:57

Le verbe susceptible de combler cette lacune entre un groupe nominal et un groupe prépositionnel n’est pas toujours être. Il peut s’agir d’un autre verbe exprimant la notion d’existence ou de présence :

« [Jean Daragane] fit demi-tour et entra dans le café au bas de l’un des blocs d’immeubles. Il s’assit, sortit la lettre de sa poche, demanda un jus d’orange, et, si c’était possible, un couteau. » (Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, collection Folio, p. 73.) Dans le café qui se trouvait au bas (ou au pied) de l’un des blocs d’immeubles.

« Je sortis de la clinique un 26 mai ; je me souviens du soleil, de la chaleur, de l’ambiance de liberté dans les rues. C’était insupportable. » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions Maurice Nadeau, 1994 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 150.) De l’ambiance de liberté qui régnait dans les rues.

« Le téléphone avait sonné vers quatre heures de l’après-midi chez Jean Daragane, dans la chambre qu’il appelait le “bureau”. Il s’était assoupi sur le canapé du fond, à l’abri du soleil. Et ces sonneries […] ne s’interrompaient pas. […] Enfin, il se leva et se dirigea vers la partie de la pièce près des fenêtres, là où le soleil tapait trop fort. »  (Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 11.) On pourrait dire : « vers la partie de la pièce qui se trouvait près des fenêtres… ». Mais cette formulation reste maladroite, parce qu’elle donne à croire que les fenêtres n’appartiennent pas à la pièce.

Proposons plutôt : « Enfin, il se leva et se dirigea vers l’autre partie de la pièce, là où se trouvaient les fenêtres et où le soleil tapait trop fort. » La phrase serait non seulement irréprochable du point de vue de la syntaxe, mais aussi plus claire.

Supprimer se trouver, supprimer régner, cela vous apparaît-il comme le louable refus d’un cliché ? Faudrait-il préférer une incorrection à un cliché ? Les Français du XXIe siècle sont bien capables de préférer une incorrection agressive à un cliché inoffensif.

 

L’exemple suivant, que j’emprunte à Vincent Nouzille, nous montre qu’une lacune ne se comble pas nécessairement à l’aide de la subordination relative.

À partir de 1991 et durant les années qui suivent : « Le centre d’écoutes près d’Arles ne fonctionnant pas, c’est à partir de bases militaires situées sur la Côte d’Azur que les communications des forces de sécurité algériennes sont surveillées. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République : Assassinats et opérations spéciales des services secrets ; Fayard, 2015, p. 214.)

Certes, il est possible de recourir à une relative : « Le centre d’écoutes qui se trouve près d’Arles ne fonctionnant pas… » ; mais on peut aussi ajouter à la phrase un simple participe passé, devant lequel la séquence « qui est » ou « qui était » ne semble pas nécessaire : « Le centre d’écoutes installé près d’Arles ne fonctionnant pas » (« installé », plutôt que « situé », parce que ce dernier apparaît une ligne plus bas au sein de la même phrase et que la répétition serait fâcheuse).

C’est ainsi qu’une phrase qui, dans les trains des années 1980 et 90, était couramment prononcée au micro par le contrôleur : « Lors de votre descente du train, prenez garde à l’intervalle existant entre le marchepied et le quai », est devenue : « … prenez garde à l’intervalle entre le marchepied et le quai. » La distance qui sépare le marchepied des voitures et le bord du quai de la gare n’est plus seulement de nature concrète : une lacune de nature syntaxique est venue s’y ajouter.

 

Il peut manquer d’autres verbes, qui n’ont rien d’emphatique.

Durant les années 1990, la DGSE s’est montrée peu active en Algérie : « Elle y déploie épisodiquement quelques agents clandestins, pour sécuriser l’ambassade et la communauté française, ou encore pour en savoir plus sur le programme nucléaire algérien, notamment sur les travaux autour du réacteur de recherche d’Aïn Oussara, construit avec l’aide des Chinois à deux cents kilomètres au sud d’Alger et mis en service en 1993. » (Vincent Nouzille, Les tueurs de la République : Assassinats et opérations spéciales des services secrets ; Fayard, 2015, p. 215.) Il aurait fallu écrire : « les travaux qui sont en cours (ou qui s’effectuent) autour du réacteur de recherche… ».

Mais que signifient au juste les mots : « autour du réacteur » ? Quels travaux peut-on bien faire « autour » d’un réacteur ? Des travaux de terrassement, de construction, d’installation ? À moins qu’il ne faille voir dans cet « autour de » une occurrence supplémentaire du funeste anglicisme né de la traduction littérale d’about, ce qui nous amènerait à interpréter ces « travaux autour du réacteur de recherche d’Aïn Oussara » comme étant des travaux (de nature scientifique ?) concernant le réacteur… Bref, la phrase se révèle encore plus bancale qu’on ne l’avait pensé à première vue.

 

Parfois, il manque simplement la tournure impersonnelle il y a, comme dans ce texte de 1942 :

« J’ai souvent amèrement ricané en songeant à l’étroit, au minuscule des drames que j’ai soumis au microscope dans Gilles, en comparaison avec l’ampleur des thèmes chez Malraux, chez Giono, ampleur pour laquelle il me semblait que j’étais né. » (Pierre Drieu la Rochelle, préface de Gilles ; éditions Gallimard, 1942 ; collection Folio, 1973, p. 18 ; dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 826.)

Avec l’ampleur des thèmes qu’il y a chez Malraux, chez Giono.

 

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6 avril 2016 3 06 /04 /avril /2016 08:22

Examinons les effets de l’omission de la séquence « qui est » dans un troisième cas.

Lorsqu’il n’est ni auxiliaire ni attributif, être est un verbe substantif. Très rarement employé seul (« Que la lumière soit ! »), il sert généralement à faire la jonction entre un sujet et un complément circonstanciel de lieu (« Le dîner est sur la table »), parfois entre un sujet et un complément circonstanciel de temps (« Le dîner est à huit heures et demie »).

 

La scène est chez Thérésia Cabarrus, à l’époque où celle-ci, encore mariée à Tallien, est devenue la maîtresse de Barras :

« L’orchestre s’était remis à jouer en sourdine. Thérésia allait de groupe en groupe distribuer des sourires et recevoir des cadeaux. Elle s’attardait devant Barras au bras de sa maîtresse officielle, Rose, la veuve d’un ancien président de la Constituante, Beauharnais, qui avait eu le cou tranché place de la Nation quatre jours avant la chute de Robespierre. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, Grasset, 2006, p. 119, et Livre de Poche, p. 110-111.)

Elle s’attardait devant Barras, qui était au bras de sa maîtresse officielle… Sans la séquence « qui était », la syntaxe ne permet pas de savoir à quel nom se rattache « au bras de ». L’amphibologie est réelle.

J’en trouve aussi un exemple chez Déon. Il semble qu’en écrivant Un taxi mauve, le romancier des instants de bonheur ait laissé sa syntaxe se relâcher :

« Quand Taubelman eut terminé, il se pencha pour baiser sa fille sur le front. Elle ferma les yeux comme à un signal, parut s’absorber en elle-même, puis contempla son propre visage dans le grand miroir doré sur la cheminée. » (Un taxi mauve, Gallimard, NRF, 1973, p. 40, et en Folio, p. 55.) Dans le grand miroir doré qui était sur la cheminée.

Et un autre chez le jeune Modiano :.

« [Mon père] leur extorquait préalablement [= à ses clients] de gros mandats sans aucun rapport avec la valeur réelle de la marchandise. » (Patrick Modiano, Les boulevards de ceinture, éditions Gallimard, 1972, collection Folio, p. 88.) De gros mandats qui étaient sans aucun rapport…

Plus récemment :

« Le catholicisme, c’est comme le paysage et les paysans : même affadi, même enlaidi, même l’ombre de lui-même, il a été là et il est encore là ; et même quand nous nous en éloignons, nous nous sentons responsables de l’ou­blier. […] On fréquente le catholicisme comme on rend visite à une grand-mère dans un état végétatif, mais cette visite est sacrée, et les mômes iront de force s’il le faut. » (Marin de Viry, « Présentation de l’adjudant-chef Poujard au narrateur de “Soumission” », dans La Revue des Deux Mondes, février 2015, p. 99.)

Écrivons : « comme on rend visite à une grand-mère qui est dans un état végétatif ».

Sinon, comment ne pas considérer le complément circonstanciel « dans un état végétatif » comme étant apposé au pronom on, sujet de la proposition subordonnée introduite par comme ?

(Être dans tel état : la redondance est classique, mais elle nous amène à considérer que le verbe être joue ici un rôle attributif.)

En outre, Marin de Viry aurait dû se donner la peine de compléter ce syntagme lacunaire : « même l’ombre de lui-même », en écrivant : « même réduit à n’être que l’ombre de lui-même ».

Le français que nous lisons est vraiment réduit à l’état de ruines !

 

Bref, entre deux noms ou groupes nominaux, les prépositions de et à sont seules à exprimer un rapport étroit ; les autres prépositions (et toutes les locutions prépositives) expriment un rapport moins étroit. Il subsiste donc une sorte de lacune entre les deux groupes nominaux (« miroir sur la cheminée », « grand-mère dans un état végétatif », etc.) et cette lacune rend souvent nécessaire l’insertion d’un pronom relatif et d’un verbe.

 

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4 avril 2016 1 04 /04 /avril /2016 22:26

Examinons les effets de l’omission de la séquence « qui est » dans le cas où le verbe être absent aurait dû assumer la fonction d’auxiliaire.

 

Dans ces cas-là, en plus du relatif et de l’auxiliaire être, il manque généralement le pronom réfléchi :

« Tout a commencé avec ça. La fleur de lys de l’infamie. / J’avais treize ans quand j’ai été déclarée infâme. J’avais fui le couvent où j’étais enfermée avec mon amant, un prêtre, défroqué pour moi. » (Agnès Maupré, Milady de Winter, tome 1 ; éditions Ankama, 2010, p. 35. Soliloque de l’héroïne.)

Corriger : « J’avais fui le couvent où j’étais enfermée avec mon amant, un prêtre qui s’était défroqué pour moi » (sans virgule avant la relative).

Mais il reste une équivoque : la place qu’occupe le groupe « avec mon amant » fait croire que Milady (avant d’être devenue Milady) avait été au couvent avec le prêtre devenu son amant, ce qui serait illogique. Comme il est impossible de simplement déplacer l’ensemble du groupe pour le loger entre « fui » et « le couvent », écrivons : « Avec mon amant, un prêtre qui s’était défroqué pour moi, j’avais fui le couvent où j’étais enfermée » ; ou, pour conserver le coup de théâtre de fin d’énoncé, faisons naître deux phrases : « J’avais fui le couvent où j’étais enfermée. J’étais accompagnée de mon amant, un prêtre qui s’était défroqué pour moi. »

 

Le choix du verbe se tenir semble favoriser l’omission du relatif, de l’auxiliaire et du réfléchi :

« Le Tchad, le Nigeria, le Niger, le Cameroun et le Bénin ont convenu lors d’un sommet tenu le 11 juin à Abuja de mettre sur pied “une force d’intervention conjointe multinationale (MNJTF)” afin de mieux combattre le groupe armé [Boko Haram]. » (Mahamat Ramadane, pour l’Agence Anadolu, N’Djamena, 28 août 2015.)

« Lors du procès tenu le 7 octobre, Philippe S. avait réclamé 30 000 euros de dommages et intérêts à l’auteur du livre et à son éditeur […]. » (Phrase lue dans la presse.)

« Le procès tenu le 8 mars dernier au tribunal d’appel s’est achevé sous un tonnerre d’applaudissements. » (L’Économiste, 12 mars 2013.)

« Lors du procès tenu le 4 juin, le juge épargne la vie d’un couple qui avait hébergé le soldat anglais pendant une période de neuf mois et condamne à mort l’accusé ayant pris en charge ce même soldat au cour [sic] des dernières semaines au motif que “les relations entre la France et l’Angleterre sont devenues bien différentes”, certainement à cause de l’intervention britannique contre la colonie française de Madagascar au début mai [sic] 1942. » (Laurent Thiery, La répression allemande dans le Nord [sic] de la France 1940–1944, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 115.)

« Référence au procès fictif de Barrès, accusé de “crime contre la sûreté de l’esprit”, tenu le 13 mai 1921 dans une salle des Sociétés savantes, rue Danton. » (Note d’Hélène Baty-Delalande, à propos d’un passage de Gilles ; se lit dans l’appareil critique de Romans, récits, nouvelles de Drieu la Rochelle, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 1749.)

Il faut écrire : « sommet qui s’est tenu », « procès qui s’est tenu » ; car rappelez-vous que la construction « tenir un sommet » ou « tenir un procès » (dans laquelle le verbe tenir serait transitif direct) n’existe pas. Autrement dit, le participe passé « tenu », employé seul, fait apparaître un passif, là où on attendait une construction pronominale exprimant un processus.

 

La construction semble attestée par un texte de Paul Morand datant des années 1930 :

« Un jeune Français scolaire, [sic] a obtenu le premier prix au Concours international d’Éloquence, tenu chaque année à Washington. Si j’ai bonne mémoire, c’est la deuxième fois qu’un aussi triste événement vient jeter le ridicule sur notre pays. » (Paul Morand, « À bas l’éloquence », recueilli par Morand dans son recueil Rond-point des Champs-Élysées, Grasset, 1935, p. 104 ; puis inclus dans Chroniques 1931-1954 ; éditions Grasset, 2001, p. 19. La virgule intempestive de la première phrase figure déjà dans l’édition de 1935.)

Cependant, veuillez noter que Morand n’a pas substitué « tenu » à « qui s’est tenu », mais à « qui se tient » (« … Concours international d’Éloquence, qui se tient chaque année »). Il ne s’agit pas ici d’un candide désir de faire du style par la suppression de trois mots grammaticaux devant un participe passé.

De fait, l’expression tenir un concours semble pouvoir s’employer sans qu’il y ait outrage à la syntaxe. Le verbe tenir y est transitif direct, comme dans cette phrase de 1838 : « L’année prochaine, Messieurs, votre Comité espère tenir un concours public et des réunions générales ; […]. » Ou dans cette autre, qui date de 1895 : « La Société d’agriculture de l’arrondissement de Chaumont et le comice du canton de Saint-Blin réunis tiendront un concours agricole à Saint-Blin, le 15 septembre. »

 

Mathilde Pellerin, co-scénariste du feuilleton Saga, a été interrogée par une étudiante en psychologie, à propos du couple formé par deux personnages dudit feuilleton : « – […] J’ai pourtant essayé de lui expliquer [= à cette étudiante] ma vie passée à raconter l’histoire d’un homme qui rencontre une femme avec laquelle il va finir par coucher, mais ils vont d’abord se faire souffrir et se trouver un tas de barrières sociales et de tabous. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997 ; collection Folio, p. 219-220.)

J’ai pourtant essayé de lui expliquer ma vie qui s’est passée à…

Ce type de construction semble n’être attesté que chez George Sand, dans une phrase assez mal ficelée, et dont je ne retiens ici que la fin : « [C]e n’est pas autre chose qu’une amère et profonde jalousie […] qui, dans cet instant-là, me fit véhémentement détester mon sort, mon inaction présente, mon impuissance et ma vie passée à ne rien faire. » (Lettres d’un voyageur, 1835.) N’aurait-il pas mieux valu dire : « et ma vie, que j’ai passée à ne rien faire » ? Avec l’auxiliaire avoir, pour que le sujet du verbe passer soit identique à celui du verbe faire.

Mais le tour utilisé par George Sand reste acceptable, car le complément de ce participe dénué d’auxiliaire est bref. Nous ne risquons pas de commettre une confusion entre le participe passé et l’adjectif, c’est-à-dire entre cette « vie passée à… » (+ infinitif) et la « vie passée » que nous opposons à notre « vie présente ».

 

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