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13 juin 2016 1 13 /06 /juin /2016 18:55

Mettez ne dans la subordonnée qui dépend d’un verbe exprimant une idée de crainte (« Je crains qu’Isabelle ne soit partie »). Mettez ne après plus que, après moins que, après mieux que, si ces conjonctions de subordination introduisent une proposition à verbe conjugué (« Le bourgeois s’aperçoit que le paysan est plus intelligent ou moins stupide qu’il ne croyait », « Les choses se sont mieux passées qu’on ne s’y attendait », etc. ; il y a parfois une idée de crainte sous-jacente mais pas systématiquement).

Après la locution avant que, évitez ne. Après la locution sans que, vous pouvez carrément bannir ne.

« Vincent est parti avant que je vienne » : Vincent est parti, puis je suis venu. Pourquoi, dans les phrases de ce type, voyons-nous si souvent un ne se glisser dans la subordonnée introduite par avant que ? Chacun a maintenant tendance à dire ou à écrire spontanément : « avant que je ne vienne ». Or ce ne introduit une nuance de subjectivité, comme s’il laissait affleurer une idée négative sous-jacente : Vincent est parti en pensant que j’allais venir, Vincent est parti parce qu’il pensait que j’allais venir, Vincent est parti pour éviter de me voir… Pourtant, dans « Vincent est parti avant que je vienne », cette pensée – cette crainte – n’a pas de raison d’être et avant que sert simplement à énoncer la succession chronologique de deux faits. Dès qu’il en est ainsi, omettons ne.

La présence du subjonctif exprime suffisamment la subordination et l’intentionnalité. Il est inutile de vouloir renchérir sur ces nuances par l’insertion d’un ne.

Employé à la suite de sans que, le ne est toujours redondant. J’irai même plus loin : le ne fait alors sentir son contenu négatif latent et perd son caractère explétif (explétif venant du latin expleo : « j’emplis, je complète »). Le ne succédant au sans, cela fait deux négations qui font pléonasme et s’annulent.

Il n’y a que lorsque la subordonnée introduite par sans que dépend d’un verbe négatif qu’on peut y faire apparaître ce ne : « Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle. » (Dans Le bon usage, § 983, g, 3°, que j’ai consulté dans mon édition habituelle de 1988, Grevisse en donne de nombreux exemples tirés de Chateaubriand, Hugo, Musset, Taine, France… J’y ajoute celui-ci, tiré du Curé de village de Balzac, 1845, chapitre IV : « On ne pose pas une pierre en France sans que dix paperassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports. ») Mais rappelez-vous que la correction grammaticale ne l’exige pas. Les deux phrases suivantes sont donc correctes : « Il ne vient jamais sans qu’on l’en ait prié » ; « Il ne vient jamais sans qu’on ne l’en ait prié ». Dans ce cas, le deuxième ne n’exprime rien par lui-même, il constitue un prolongement ou un rappel de la négation incluse dans la proposition dont dépend la subordonnée.

Les phrases suivantes sont tout à fait correctes : Il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle. « Rééditions, recueils nouveaux, pas une semaine ne se passe sans que l’un ou l’autre des poètes anglais se rappelle à l’attention du public. » (Revue bleue, 25 novembre 1893.) « [P]as un jour ne se passe sans que quelque tête tombe sous la hache du fanatisme ; car la soif de sang paraît dévorer ceux qui s’en abreuvent. » (Documents complémentaires et postérieurs au voyage de M. Répin [au Dahomey], dans Le tour du monde, premier semestre 1863.)

Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de vous. Cette phrase est équivalente à : « Ma bonne madame, pas un jour ne se passe où nous ne parlions de vous. » (V. Hugo, Les misérables, tome I : Fantine.)

On peut aussi se contenter d’omettre sans. La présence du ne s’avère alors indispensable : Ma bonne madame, pas un jour ne se passe que nous ne parlions de vous. En l’absence de sans, c’est le ne qui fait apparaître la valeur négative de la subordonnée ; un ne qui n’est donc pas explétif. On doit rendre la subordonnée clairement négative pour annuler la négation contenue dans la principale, car on a voulu dire ceci : « Ma bonne madame, nous parlons de vous chaque jour. » La double négation est une affirmation légèrement voilée.

Gardez à l’esprit le précepte suivant : le mot sans contient déjà la négation.

 

Le mot « explétif » n’est pas exactement synonyme de « facultatif ». Le ne explétif inscrit toujours dans la proposition subordonnée une amorce de négation. « Je crains qu’Isabelle ne soit partie » s’oppose certes à « Je crains qu’Isabelle ne soit pas partie » ; mais il y a bien dans la première de ces phrases une négation latente. Dire : « Je crains qu’Isabelle ne soit partie », c’est signifier : je préférerais apprendre qu’Isabelle n’est pas partie ; ou encore : je souhaite qu’Isabelle ne soit pas partie. Comme l’écrit Joseph Hanse dans Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (troisième édition, Duculot, 1994, p. 577), l’emploi de ne explétif peut traduire « une idée parallèle négative qui est dans la pensée du locuteur ».

Supprimez-le, si cela vous fait plaisir, après craindre, mais que ce ne soit pas pour le faire entrer dans les subordonnées où il est superflu. L’explétif n’est pas un mot vide, il comble un vide. Si votre subordonnée ne comporte pas l’idée d’une négation latente, oubliez ce ne.

 

Je viens de lire Saga, un bon roman des années 1990. Tonino Benacquista y met en scène quatre héros, Mathilde Pellerin, Louis Stanick, Jérôme Durietz et le narrateur, Marco. Ils sont les scénaristes d’un feuilleton télévisuel précisément intitulé Saga, qui est fabriqué avec des bouts de ficelle mais qui obtient un succès extraordinaire. Malheureusement, Benacquista a écrit un roman dans lequel abondent les « avant que… ne… », et, pire encore, les « sans que… ne… », comme le montrent les extraits qu’on va lire.

 

« Le vrai problème n’échappe pourtant à personne : il est facile d’imaginer la déprime d’un boulanger qui s’évertue à faire son pain tous les matins sans que personne ne le mange jamais. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997 ; collection Folio, p. 134.)

« – […] Je réponds qu’il est inutile d’aller chercher si loin, au départ je voulais juste proposer une version moderne de La belle et la bête sans qu’on ne sache jamais qui est qui. » (Saga, Folio, p. 219.)

« – Il faudrait qu’elle parle plein de langues, j’aime les femmes qui parlent plein de langues. […] Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. » (Saga, Folio, p. 224-225.)

« À une époque où tout est culte et mythique, la Saga n’a pas échappé à ce genre d’étiquette. Un bouquin est sorti sur le feuilleton avant même que le dernier épisode ne soit [sic] diffusé. » (Saga, Folio, p. 264.) Un bouquin est sorti sur le feuilleton avant même que son dernier épisode ait été diffusé. Ou plutôt : Un bouquin est sorti sur le feuilleton alors même que son dernier épisode n’a pas encore été diffusé.

« Les quatre-vingt-dix minutes de l’épisode n° 80 viennent de s’écouler sans qu’aucun de nous n’ait prononcé le moindre mot. » (Saga, Folio, p. 275.)

« Ce petit monstre que nous avons créé comme des savants fous, la nuit, dans le secret, a été diffusé hier soir. Il nous a même fallu imaginer un scénario encore plus complexe pour que l’épisode passe les contrôles techniques et soit considéré comme Prêt-À-Diffuser sans que personne ne s’aperçoive de rien. » (Saga, Folio, p. 306.)

Trois inconnus forcent Marco à entrer dans une voiture : « Tout se passe très vite, le mouvement est répété comme un pas de deux : la portière ouverte de la voiture, les pressions dans les côtes, Marco [= celui qui dit je] qu’on flanque sur la banquette arrière et démarrage. Le tout sans que personne ne prononce un mot, pas même moi. » (Saga, Folio, p. 341.)

« Quand j’avais douze ans, je pensais que tous les flics du monde lisaient ses droits au type qu’ils embarquaient. […] J’ai même été un peu choqué quand j’ai acheté, à quinze ans, une bouteille de whisky sans qu’on ne me demande rien. » (Saga, Folio, p. 370.)

« J’ai appris la patience en trois semaines. Ça m’a rappelé l’époque où je traquais la femme de ma vie sans que personne ne daigne me mettre sur la voie. » (Saga, Folio, p. 434.)

Avec une principale négative, comme nous l’avons signalé, le ne est admis :

« Il ne se passait pas un jour sans que l’un de nous quatre n’évoque la ménagère du Var et le chômeur de Roubaix. » (Saga, Folio, p. 353.) Bien sûr, nous aurions préféré lire ici : « n’évoquât »…

Mathilde parle : « – […] Il ne se passe pas un jour sans qu’un journal ne lance un scoop sur sa mystérieuse disparition [= la disparition de la princesse héritière d’une famille aristocratique qui défraie la chronique mondaine]. Chaque fois qu’elle revient, je lui trouve une histoire différente. » (Saga, Folio, p. 389.)

À la suite de la locution avant que, la présence d’un ne plus ou moins explétif peut se justifier si l’événement est encore à venir : « Nous nous donnons tous rendez-vous ici [= dans la pièce qui aura servi de salle de réunion aux quatre scénaristes pendant toute l’élaboration de la série], comme prévu, après-demain, jeudi 21 juin à 13 heures, pour voir à quoi ressemble ce n° 80 avant qu’il ne soit diffusé, le soir même. » (Saga, Folio, p. 274.) L’emploi du présent de narration fait que, par rapport au moment de l’action où se situe le narrateur, la diffusion de l’épisode n° 80 est attendue, espérée, redoutée… Cette nuance de subjectivité est également perceptible dans : « Je l’envie [= j’envie Louis] de quitter le navire avant même qu’il ne soit à quai. » (Saga, Folio, p. 276.)

De même, un ne peut se justifier lorsque la subordonnée exprime une idée (plus ou moins explicite) de crainte : « Le plus jeune des deux inspecteurs sortit le nez de son calepin, jeta un œil vers son collègue et proposa une hypothèse avant qu’on ne la lui vole. » (Saga, Folio, p. 15.) J’y reviendrai.

 

Dans ce même roman, le ne fait constamment défaut après avoir peur :

« Une chose est sûre : le réalisateur de Saga fait désormais partie de la bande [= la bande de créateurs audacieux et excentriques que nous formons]. […] Louis préfère ne pas le contacter si lui-même n’a jamais cherché à le faire [sic ; c’est-à-dire : à nous contacter]. Peur que ça brise quelque chose, peut-être. » (Saga, Folio, p. 146.)

« Aujourd’hui, je regrette d’avoir voulu jouer au marchand de tapis avec Lui [= avec Dieu]. Non seulement Il n’a rien fait pour me rapprocher de celle que j’aime, mais j’ai bien peur qu’Il cherche désormais à m’en éloigner plus encore. » (Saga, Folio, p. 266.)

Louis Stanick, veillé par Marco, est sur le point de mourir : « Nouveau spasme [= éprouvé par Louis]. J’ai peur que mon cœur lâche avant le sien. Il me demande de l’aider à se coucher sur le côté. » (Saga, Folio, p. 428.)

 

Parfois, mais rarement, la construction est classique :

« Sans même qu’on le lui demande, Didier sortit son calepin et relut les notes communiquées par le Fichier central. » (Saga, Folio, p. 22.)

« Qu’est-ce qu’on voit, là-bas, pas si loin ? Le bout de la route ? Un écueil inattendu a crevé notre embarcation sans que nous y prenions garde ? » (Saga, Folio, p. 152.)

« Les semaines défilent à une vitesse folle, les épisodes 77, 78 et 79 se sont succédé sans que j’y prenne garde. » (Saga, Folio, p. 265.)

Bien sûr, l’imparfait du subjonctif semble avoir disparu pour toujours…

 

Une dernière incongruité ? Marco se présente au siège de l’ONU : « Avant d’accéder à l’esplanade, j’entre dans un petit blockhaus où d’autres militaires me scannérisent des pieds à la tête. Rayons X et fouille au corps avec des instruments d’une précision insensée. Rien qui n’incite à la plaisanterie. » (Saga, Folio, p. 432.)

La dernière phrase est inintelligible. Serait-elle ironique ? Même pas. Je suppose que Benacquista voulait dire : « Rien qui incite à la plaisanterie. » L’adverbe ne aurait pu apparaître avant le pronom rien (« Il n’y a rien là qui incite… »). Si on le place après, en revanche, ne et rien s’annulent, ou plus exactement : le ne placé après annule un autre ne, celui, implicite, que contient le pronom rien placé en début de proposition. « Rien qui n’incite à la plaisanterie », cela signifie en réalité : « Toutes choses qui incitent à la plaisanterie. » Le ne employé par Benacquista dans cette phrase n’est pas explétif, c’est un ne vraiment négatif.

 

Aujourd’hui, la plupart des écrivains sont aussi désemparés que Benacquista sur le chapitre du ne. Ils ne sont plus capables de savoir quels sont les cas où le ne explétif est utile et quels sont ceux où il est nocif.

 

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commentaires

C
Comme relecteur-correcteur il m'arrive souvent de « faire sauter » les mots explétifs (il y a aussi 'de' et 'que' dans certaines tournures). Il y a beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages car ils créent un effet d'hésitation dans la lecture. N'ayant pas la chance de relire de grands auteurs, je ne trouve jamais trace de la nuance de crainte que vous avez bien analysée mais qui reste rare.<br /> Sur les sites de conseil en orthographe, on retrouve régulièrement le 'ne' explétif, manifestation chronique chez les rédacteurs de ce que les linguistes appellent « insécurité linguistique », appréhension mêlée de culpabilité qui entrave l'écriture, même celle des plus cultivés…
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F
Il y a vingt ou trente ans, on apprenait à combattre l’« insécurité linguistique » par la consultation de bons dictionnaires et de bonnes grammaires.<br /> L’« insécurité linguistique » est aujourd'hui considérée comme un mal incurable. C’est très curieux.<br /> <br /> (Ne se servir du « Wiktionnaire » qu’avec la plus grande prudence.)
F
Pour ma part, je mets en garde contre les « ne » qui sont de trop, et j’exhorte à exprimer les « ne » qui sont utiles.<br /> Parmi ces derniers, il y a ceux qu’on emploie dans les tournures du type « La tâche lui a paru plus facile qu’il n’avait imaginé ». Vous êtes peut-être de ces correcteurs qui, pour faire sauter un « ne », proposent de remplacer cette construction par : « … plus facile QUE CE QU’il avait imaginé » – tour familier et lourd mais qui, hélas, s’introduit partout…<br /> Dans d’autres articles, je mets en garde contre les « que » supprimés à tort, et contre la manie actuelle, aux conséquences presque toujours fâcheuses, qui consiste à omettre les prépositions « de » et « à » devant les compléments coordonnés. Je me refuse à qualifier d’explétifs un « de » ainsi répété ou une conjonction « que » répétée dans semblable contexte.<br /> Il ne faut pas avoir pour objectif la chasse aux répétitions, mais la chasse aux amphibologies. Or, en général, la répétition d’un mot grammatical sert à empêcher une amphibologie.<br /> Bien à vous.
M
A force de trop serré le ("noeud") de leur cravate beaucoup trop n'osent déroger à ce [ne] qui ne devient vraiment que le noeud d'un problème de commu(n)ication. Merci pour votre article. Bye. Mich.
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P
Bonjour. Merci pour ces chroniques grammaticales, fort instructives, du moins dont le rappel n'est jamais vain.<br /> Il serait intéressant de rappeler, avant tout, ce que la grammaire entend par "ne explétif". Pourquoi le choix de ce mot : "explétif" ? Quelle est l'histoire du "ne" explétif ?<br /> Pourquoi l'idée de crainte dans la subordonnée autorise-t-elle l'emploi du "ne" explétif ? Est-ce obligatoire ? Comment évalue-t-on le degré d'explicitation de l'idée de crainte ? <br /> Le "ne" explétif ne porte donc pas de sens négatif. Mais à quoi sert-il ? En quoi est-il indispensable ?<br /> Merci pour ces éclaircissements.<br /> PH
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F
Cher Phil, ton commentaire m’a aidé à reformuler et à compléter cet article. J’espère que les éléments supplémentaires qu’il contient apporteront une partie des éclaircissements que tu as appelés de tes vœux.