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28 juillet 2016 4 28 /07 /juillet /2016 20:46

Faut-il dire : « Sans que rien ne se passe », ou : « Sans que rien se passe » ?

Et faut-il dire : « Sans que personne ne vienne », ou : « Sans que personne vienne » ?

 

L’usage des grands écrivains nous démontre que le ne est superflu (et fautif) après sans que, – même quand figure dans la subordonnée le pronom personne ou le pronom rien.

On peut se fier aux exemples suivants :

« – […] Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. » (Balzac, Le père Goriot, 1835.) « Ainsi disposé, le cortège sortit […] pour gagner un terrain vague que l’hôtesse avait désigné comme pouvant servir de sépulture au Matamore sans que personne s’y opposât, la coutume étant de jeter là les bêtes mortes de maladie […]. » (Théophile Gautier, Le capitaine Fracasse, 1863.) « Gilliatt, sans que personne le lui eût enseigné, avait trouvé la dimension exacte que doit avoir le jouail pour empêcher l’ancre de cabaner. » (Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, 1866. Cabaner : glisser sur le fond de la mer au lieu de s’y accrocher. Le jouail est la partie transversale supérieure de l’ancre.) « Sans que personne m’inquiétât, je suis allé m’asseoir dans le bosquet un peu délaissé mais charmant qui règne sur la façade du château. » (Maurice Barrès, Mes cahiers, 1909.) « – Tu te rends compte que je pourrais te lessiver [= te tuer] sur place, sans que personne sache jamais d’où ça t’est venu ? » (Albert Simonin, Touchez pas au grisbi, 1953.)

On peut aussi se fier aux exemples que voici :

« Il subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d’où, du démon de la chair, et qui jette l’homme le plus sensé aux pieds d’une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain. » (Maupassant, « La femme de Paul », nouvelle incluse dans La maison Tellier.) « [L]es bourrasques qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter, la Beauce, hurlaient sans interruption, depuis des heures […]. » (Huysmans, La cathédrale, 1898.) « Il faut travailler avec acharnement, d’un coup, et sans que rien vous distraie ; c’est le vrai moyen de l’unité de l’œuvre. » (André Gide, Journal, 1890.) « À force d’être anxieuse sans que rien arrive, le jour où la foudre tombe on se trouve presque calme. » (Montherlant, La reine morte, 1942.) « Méditez et réveillez-vous, cherchez en vous sans que rien vous arrête la vie que vous ne voyez pas : voilà ce que le Zen a retenu du bouddhisme et, pour lui, Çakya-Muni n’a jamais rien dit de plus. » (Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, éditions Payot, 1989, chapitre XVII : « Le temple de la Grande Vertu » ; texte consulté dans le volume de la Petite Bibliothèque Payot, éditions Payot & Rivages, 2001, p. 160.)

Dans chacune de ces phrases, le pronom rien signifie : « quelque chose » ; le pronom personne signifie : « quelqu’un ». Bien sûr, nous saisissons qu’il y a, dans chaque subordonnée citée, une négation. Mais cette négation est entièrement contenue dans le mot sans.

L’idée négative impliquée dans le mot sans peut même porter simultanément sur personne et sur rien : « [I]l lui avait fallu d’abord se résigner à une solitude complète et vivre pour lui seul, en lui seul ; aussi les phases diverses de son existence s’accomplirent-elles sous les yeux de tous, sans que personne y vît rien, car les plus grandes péripéties de ce drame tout psychologique ne s’étendirent pas au delà des vingt et quelques pouces de circonférence qu’avait sa tête. » (Flaubert, L’éducation sentimentale, première version, 1845, chapitre XXI.)

Pour la même raison, ne dites pas : « sans qu’il n’y ait rien eu à signaler », mais dites : sans qu’il y ait rien eu à signaler.

Le même problème se constate lorsque la subordonnée est introduite par avant que, comme le montre l’exemple suivant. Pendant la guerre d’Algérie, le commandant Tourquois s’entretient avec le lieutenant Lavilhaud au sujet d’un porteur de valises qui vient d’être démasqué : « – On n’a pas le temps de laisser pourrir, mais il faut tout de même faire germer. Si vous le prenez maintenant [= si vous arrêtez maintenant le suspect], avant qu’il n’ait rien fait, il n’y a pas de situation. » (Vladimir Volkoff, Le Tortionnaire, éditions du Rocher, 2006, p. 217.) Il s’agit certes d’une façon de parler propre à un personnage, mais la maladresse est par trop flagrante. L’auteur aurait mieux fait d’écrire : « avant qu’il ait rien fait » (rien = quelque chose). La présence du ne opacifie la construction.

 

Or, lorsqu’il est en position de sujet, le pronom personne ou le pronom rien est si souvent suivi de l’adverbe ne (alors pleinement négatif, et non explétif : Personne n’est venu), que les Français en sont venus à croire qu’un ne devait lui être adjoint en toute circonstance.

Depuis les années 1930, le pronom personne ou le pronom rien se voit fréquemment suivi d’un ne superflu lorsqu’il est sujet d’une proposition subordonnée introduite par la locution conjonctive sans que. On trouve cela chez des écrivains dont la langue est par ailleurs solide :

« [L]a guerre se prolongeait, les Allemands s’installaient en maîtres, on apprenait tantôt des victoires, tantôt des défaites, sans que rien n’avançât, ne bougeât. » (Maxence Van der Meersch, Invasion 14, roman, 1935.)

« [C]’était vraiment un de ces endroits où les jours se répètent à longueur d’année et les mêmes gestes à longueur de jour sans que rien n’arrive jamais ; […]. » (Beauvoir, Les mandarins, 1954, chapitre X ; consulté dans l’édition en deux volumes de la collection Folio, tome II, p. 359-360. La narratrice s’est rendue dans un bureau de poste.)

On aurait tort de voir dans les séquences « rien n’avançât » ou « rien n’arrive » de simples bourdes graphiques. Je doute qu’on ait jamais fait la liaison entre rien et un verbe commençant par une voyelle. Je ne ferai donc pas l’hypothèse que le texte a été dicté à quelqu’un, et que ce ou cette secrétaire a transcrit un n de liaison comme un ne de négation. Van der Meersch et Simone de Beauvoir ont bel et bien commis une faute de français.

Hippolyte Bibard, soldat de la coloniale, qui a été cassé de son grade de sergent pour avoir frappé au visage un adjudant, vient de recevoir l’ordre écrit de se rendre de Damas à Beyrouth :

« Autant Hippolyte avait été satisfait dans sa logique sans détours par l’enchaînement des circonstances qui s’étaient succédé depuis sa rencontre avec l’adjudant, autant le troublait et l’énervait l’ordre lui était parvenu sans que rien ne le préparât, ni l’expliquât. » (Joseph Kessel, Le coup de grâce, 1931, chapitre II. Texte consulté dans l’édition de 1931, Éditions de France, p. 33, et dans le volume de la collection Folio, Gallimard, 2016, p. 39, où la virgule a été ôtée après « préparât », et où « l’énervait » a été remplacé par « l’irritait ».)

Syntaxe incohérente : présence du ne à la suite du mot rien, dans une première subordonnée introduite par « sans que », puis omission (bienvenue) du ne dans la deuxième subordonnée, qui est coordonnée à la première par ni sans répétition de la locution conjonctive. Ce ne intempestif dépare un roman qui est par ailleurs un excellent Kessel.

Attestation plus ancienne (mais il faudrait, pour en être sûr, consulter la phrase dans une édition du XIXe siècle) :

« L’ouvrage d’Eberlé fut connu, fut cité pendant dix-huit ans sans que personne n’y vît la découverte des usages du suc pancréatique et sans que personne songeât à s’appuyer sur son observation pour aller plus loin. » (Claude Bernard, Principes de médecine expérimentale, chapitre XV : « Des écueils que rencontre la médecine expérimentale ».) La construction n’est défectueuse que dans la première des deux subordonnées. S’agirait-il d’une bourde commise par un secrétaire, qui aurait entendu « personne n’y » là où Claude Bernard avait seulement prononcé « personne y » ?

L’erreur s’est répandue : « [Le collaborateur] a l’impression qu’il va pouvoir faire le mal sans se gêner et sans que personne ne puisse le lui reprocher, car l’avenir est au mal, car le bien, le juste de demain, sera le mal d’aujourd’hui. » (Bernard Frank, La panoplie littéraire, éditions Julliard, 1958. Texte consulté dans la réédition parue chez Flammarion, 1980, p. 116.)

C’est sous l’influence de toutes ces phrases comportant la malheureuse séquence « sans que personne ne… », ou « sans que rien ne… », phrases parfois vieilles d’un siècle, qu’un ne intempestif en est venu à s’imposer après sans que dans n’importe quel autre contexte.

On doit dire : « sans que la famille les ait invités », bien que l’idée contenue dans cette proposition soit celle-ci : « La famille ne les a pas invités. » Mettre un ne dans ladite subordonnée revient à dire, tout au contraire : « sans que la famille ne les ait pas invités ». De même on doit dire : « sans que personne ait réagi », bien que l’idée contenue dans cette proposition soit : « Personne n’a réagi. » La subordonnée « sans que personne ait réagi » signifie exactement : « sans que quiconque (sans que quelqu’un) ait réagi ». Mettre un ne là-dedans revient à dire, au contraire : « sans que personne n’ait pas réagi ».

 

Dernière remarque. Sans que est parfois suivi de ni. Or cet enchaînement de mots ne doit pas davantage nous pousser à introduire un ne dans la subordonnée. Un extrait de Zola peut nous aider à le comprendre :

« S’aimaient-ils toujours [= Pauline et Lazare], le mariage demeurait-il possible et raisonnable ? Cela flottait dans l’étourdissement où la catastrophe les laissait, sans que ni l’un ni l’autre parût impatient de brusquer une solution. » (Émile Zola, La joie de vivre, 1884, chapitre VII.)

Ordinairement, Pierre Jourde évite de faire suivre sans que d’un ne intempestif, mais la présence de ni l’a induit en erreur : « [D]epuis très longtemps, au moins depuis ta naissance, devait circuler dans le pays une histoire, parmi les innombrables histoires, t’attribuant une origine adultérine, sans que ni toi ni tes proches ne soient au courant de cette fiction secrète. » (Pierre Jourde, La première pierre, chapitre II ; éditions Gallimard, collection NRF, p. 27-28. L’auteur se désigne lui-même par le pronom de deuxième personne, pour marquer la distance qui le sépare de l’homme qu’il était quelques années auparavant.)

Fâcheux : le participe présent « attribuant » semble se rapporter au groupe « les innombrables histoires », plutôt qu’à « une histoire ». Pour éviter cela, Jourde aurait pu éviter de placer le syntagme « parmi les innombrables histoires » au milieu du groupe nominal « une histoire t’attribuant » ; et la phrase aurait pu être organisée ainsi : « … devait circuler dans le pays, parmi les innombrables histoires <alors en circulation>, une histoire t’attribuant (ou plutôt : qui t’attribuait) une origine adultérine ». Mais le plus grave, c’est qu’il aurait fallu écrire : « sans que ni toi ni tes proches soient (ou plutôt : fussent) au courant de cette fiction secrète ».

 

Tiens ! voici qui est étrange : je suis en train de préparer mon texte sur ordinateur, avant de le publier sur Over-Blog, et le correcteur (qu’on dit orthographique) de Word essaie de me faire ajouter un ne dans la phrase de Zola.

Si leurs œuvres sont percluses de fautes, c’est aussi parce que nos chers écrivains actuels ont une confiance aveugle dans leur logiciel de traitement de texte.

 

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commentaires

M
Bonjour, quand c'est, si bien, expliqué comment ne pas retenir ou comment ne pas avoir de nouvelles fois envie de relire. Merci. Bye. Mich.
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