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12 juin 2016 7 12 /06 /juin /2016 20:15

J’ai relevé d’autres phrases d’écrivains dans lesquelles le verbe être (ou l’un de ses équivalents) fait défaut entre un groupe nominal et un autre groupe, ce dernier jouant manifestement le rôle d’attribut :

 

« Tristan déboule en clopinant dans le bureau. Avant de s’allonger dans son canapé, il scrute nos silhouettes immobiles dans le halo des lampes. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997, collection Folio, p. 172.)

Première difficulté : le point de vue est censé être celui de Marco, le narrateur ; c’est bien Marco qui voit Tristan Durietz entrer (en clopinant, à cause de la paralysie progressive des membres inférieurs dont il souffre). Mais dans la deuxième phrase c’est par les yeux de Tristan (« il scrute ») que le lecteur constate que les silhouettes des quatre scénaristes de l’équipe – dont celle du narrateur – sont « immobiles dans le halo des lampes ». Si nous percevons ce changement inopiné de focalisation et s’il se révèle quelque peu gênant, c’est parce que le roman est à la première personne.

Mais peu importe ; concentrons-nous sur la syntaxe. Puisqu’il est probable que « dans le halo » se rapporte à « silhouettes » plutôt qu’au verbe « scrute », l’adjectif « immobiles » doit être détaché du nom « silhouettes », par exemple au moyen d’une virgule.

Malheureusement, en ce cas, à l’oral du moins, « immobiles » (dont le s ne s’entend pas) semble se rapporter tout autant au pronom « il » qu’au nom « silhouettes ». Donc une autre correction s’impose : « Avant de s’allonger dans son canapé, il scrute nos silhouettes, qui sont (ou qui lui apparaissent) immobiles dans le halo des lampes. »

 

« En y regardant de près, le travail mental du scénariste n’est pas très éloigné de celui du paranoïaque. Tous deux sont des scientifiques du soupçon, ils passent leur temps à anticiper sur les événements, imaginer le pire, et chercher des drames affreux derrière des détails anodins pour le reste du monde. » (Benacquista, Saga, Folio, p. 181.) Chercher des drames affreux derrière des détails qui sont anodins pour le reste du monde.

Et il ne serait pas mauvais de répéter la préposition à devant « imaginer » et « chercher ».

 

D’autre part, j’ai relevé plusieurs phrases comportant des compléments flottants :

 

« Florence Delay cite une phrase de Jules Renard dans son Journal : “Cette sensation poignante qui fait qu’on touche à une phrase comme à une arme à feu” (26 octobre 1889). » (Jean-Yves Pouilloux, L’art et la formule, éditions Gallimard, collection L’Infini, 2016, p. 17.)

Florence Delay cite-t-elle Renard dans son Journal à elle ? J’ai quelques raisons d’en douter.

De fait, je crois que la phrase de Jean-Yves Pouilloux signifie : « Florence Delay cite une phrase que Jules Renard a écrite dans son Journal », ou plus simplement : « Florence Delay cite une phrase du Journal de Jules Renard » ; mais le texte que Pouilloux a donné à l’imprimeur ne dit pas cela.

(Ce livre de Jean-Yves Pouilloux comporte des fautes, qui m’ont sauté aux yeux, mais c’est le meilleur essai sur la littérature et sur la poésie que j’aie lu depuis longtemps.)

 

« Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l’histoire, il […] évoquerait Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d’une première exposition de son travail photographique à partir de cartes routières Michelin – “la carte est plus intéressante que le territoire”. » (Quatrième de couverture de La carte et le territoire, de Michel Houellebecq ; éditions Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu.)

Syntaxe floue. La locution prépositive à partir de succède à deux groupes nominaux : « première exposition » et « travail photographique ». Pour éviter cette obésité substantive, l’auteur de ce résumé (Houellebecq lui-même ?) aurait pu écrire : « … une très jolie Russe qu’il rencontra au début de sa carrière, lors de la première exposition de son travail photographique réalisé à partir de cartes routières Michelin ». Ou bien : « … une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors de la première exposition qui fut organisée de son travail photographique réalisé à partir de cartes routières Michelin » (je préfère l’autre solution).

 

« Ils [=Annie Astrand et le héros enfant] revenaient de l’hôtel Terrass au-delà du pont qui surplombe le cimetière. Ils étaient entrés dans cet hôtel, et il avait reconnu Roger Vincent, dans un fauteuil, au fond du hall. Ils s’étaient assis avec lui. Annie et Roger Vincent parlaient ensemble. » (Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, collection Folio, p. 144.)

Je suppose qu’on doit comprendre : « Ils revenaient de l’hôtel Terrass, qui était situé au-delà du pont qui surplombe le cimetière » ; plutôt que : « De l’hôtel Terrass, ils revenaient au-delà du pont qui surplombe le cimetière. » Vraisemblablement, le complément circonstanciel se rapporte non au verbe mais au groupe nominal « hôtel Terrass ».

 

Quand un journaliste déclare que le Français X doit être jugé « pour ses crimes en Syrie », faut-il comprendre que cet individu doit être jugé en Syrie ? C’est peu probable. Or un complément circonstanciel se rapporte normalement à un verbe, et il est très rare qu’il puisse se rapporter au nom situé à sa gauche en l’absence de tout élément verbal. Il faut dire : « Le Français X doit être jugé pour ses crimes commis en Syrie », ou « pour les crimes qu’il a commis en Syrie ».

 

L’omission d’un lien syntaxique ne se produit pas toujours entre deux groupes prépositionnels. Cette omission peut se produire entre un groupe prépositionnel et une proposition subordonnée conjonctive (ayant elle aussi une valeur circonstancielle) :

« “Tu te souviens peut-être de Roger Vincent ?” / À peine avait-elle prononcé ce nom qu’il se souvint en effet d’une voiture américaine décapotable garée devant la maison de Saint-Leu-la-Forêt, et au volant de laquelle se tenait un homme qu’il avait pris, la première fois, pour un Américain lui aussi [sic] à cause de sa haute taille et d’un léger accent quand il parlait. » (Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Folio, p. 96.)

À cause de sa haute taille et du léger accent qui perçait quand il parlait.

« Pour un Américain lui aussi », cela veut dire : comme sa voiture… La langue de Modiano est souvent négligée. Et ne faut-il pas modifier le temps d’un verbe ? En écrivant : « À peine eut-elle prononcé ce nom… ».

 

Cette omission peut aussi se produire entre un groupe prépositionnel et la locution verbale il y a (qui s’utilise pour introduire un complément circonstanciel de temps) :

« Au bout d’une quinzaine de jours, j’ai réussi à coincer Oona qui travaille pour un trust californien. Elle se souvenait de moi. Sur l’écran, elle ressemblait toujours au rêve parfait d’un seul homme [= Jérôme Durietz]. Elle m’a raconté sa vie, ses diverses séparations avec Jérôme, jusqu’à la dernière qui semble définitive. Elle m’a annoncé la mort de Tristan, il y a trois ans. » (Benacquista, Saga, Folio, p. 434.) Tout comme le narrateur, Jérôme Durietz a fait partie de l’équipe des scénaristes du feuilleton Saga ; quant à Tristan, c’était le frère de Jérôme.

Dans la dernière phrase de l’extrait, il manque un participe : « Elle m’a annoncé la mort de Tristan, survenue il y a trois ans. » (Il y a trois ans par rapport au présent de l’écriture. Le chapitre dont ce passage est extrait a pour temps principal le présent de l’indicatif.)

D’autre part, les deux subordonnées relatives, ayant une valeur circonstancielle (« qui travaille pour un trust californien », « qui semble définitive »), devraient être précédées d’une virgule.

 

L’exemple qu’on vient de lire me rappelle une page d’Un taxi mauve. Le narrateur, un Français qui s’est installé en Irlande (et qui n’est jamais nommé), apprend de sa logeuse qu’il recevra un appel téléphonique international dans le pub tenu par Willie Kox. Le temps principal est le passé simple :

« Je remerciai et m’habillai sans plaisir. Depuis longtemps, personne ne m’appelait plus de l’étranger. […] Peu après, j’étais chez Willie qui dormait encore. Son neveu “Petit” Willie était au comptoir, plus grêlé de taches de rousseur que jamais, un épi de ses cheveux roux droit sur le sommet de la tête, signe qu’il était tombé du lit directement pour ouvrir le pub au premier client, l’inévitable Joe Mitchell. […] Une belle cicatrice encore marquée de sang coagulé balafrait sa joue gauche [= la joue gauche de Joe Mitchell]. Elle datait de sa bagarre avec Sean Coen, trois jours auparavant, bagarre qui semblait avoir renoué entre eux une amitié indéfectible […]. » (Michel Déon, Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 165, et en Folio, p. 232.)

On sait que l’adverbe auparavant sert à exprimer l’antériorité par rapport à une action située dans le passé. La phrase n’est donc nullement équivoque. Mais ce qui fait tiquer le lecteur, c’est que le complément circonstanciel se rapporte à un groupe nominal (« sa bagarre ») au lieu de se rapporter à un verbe.

C’est pourquoi la phrase doit pouvoir être améliorée. De quelle manière ? Si l’on décide d’y ajouter simplement un participe passé, il faudra veiller à éviter tout risque d’équivoque, en déplaçant un nom et en ajoutant une conjonction de coordination : « Elle datait de sa bagarre avec Sean Coen, bagarre survenue trois jours auparavant et qui semblait avoir renoué entre eux une amitié indéfectible »… Le résultat est un peu lourd ! Je suggère plutôt d’introduire dans la phrase un pronom relatif supplémentaire : « sa bagarre avec Sean Coen, qui s’était produite trois jours auparavant, et qui semblait avoir renoué… »).

 

Les Français cherchent à se passer des verbes. Mais ce rêve de purge semble entraîner le développement d’un goût irrépressible pour la redondance… Je parlerai un jour de ces redondances qui prolifèrent dans notre langue. Mes amis, bienvenue au XXIe siècle. Nous sommes entrés dans un âge où la langue française se change en une pâte sémantique informe, parcourue de mille béances syntaxiques.

 

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