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11 avril 2016 1 11 /04 /avril /2016 15:27

D’une omission intempestive de nos verbes fondamentaux, les écrivains français sont passés tout naturellement à la création de véritables carambolages de prépositions.

Nous saisissons maintenant la caractéristique qui unit plusieurs des exemples cités dans les billets précédents : « Elle s’attardait devant Barras au bras de sa maîtresse officielle », « Elle […] contempla son propre visage dans le grand miroir doré sur la cheminée », « on rend visite à une grand-mère dans un état végétatif », « Il […] entra dans le café au bas de l’un des blocs d’immeubles », « se dirigea vers la partie de la pièce près des fenêtres », « je me souviens […] de l’ambiance de liberté dans les rues », etc. Nous voyons dans toutes ces phrases se succéder au moins deux groupes nominaux prépositionnels. Le premier se relie clairement à un verbe, alors que le ou les suivants sont accolés à un nom ; les lecteurs (ou les auditeurs) étant censés deviner le lien syntaxique absent.

Nous oublions que le verbe est généralement le seul élément qui permet de situer dans le temps le processus qu’on veut évoquer.

Dans ces phrases, nous manquons de verbes alors que les prépositions abondent. Les compléments circonstanciels sont devenus « flottants ». Je pourrais appeler cela un style de didascalie (« LE PRINCE va droit à la petite table près de la fenêtre », etc.).

 

Lu sur Internet : « Issue d’une famille de peintres depuis quatre générations, Nathalie F. dévoile avec beaucoup de générosité tous ses secrets de peintre découverts en plus de 23 ans de pratique intensive et 17 ans d’enseignement. »

Or le complément circonstanciel « depuis quatre générations » ne se relie pas au participe « issue » (pour d’évidentes raisons sémantiques) et ne peut pas être raccordé au nom « peintres » (pour des raisons syntaxiques). Ce complément circonstanciel est fâcheusement flottant. L’auteur de la notice biographique dont est extraite notre phrase aurait pu dire, par exemple : « Issue d’une famille qui se voue à la peinture depuis quatre générations… », « « Issue d’une famille où l’on est peintre depuis quatre générations… », ou plus simplement : « Issue (ou descendant) de quatre générations de peintres… » (du côté paternel ou maternel ?) ; ajoutons aussi une virgule avant le participe « découverts ».

 

« Quelques jours avant que nous partions pour Feuilleuse, je l’avais accompagnée jusqu’à l’immeuble de l’avenue Victor-Hugo. Cette fois-ci elle m’a demandé de ne pas l’attendre de l’autre côté, devant le porche de la rue Léonard-de-Vinci, mais dans un café un peu plus loin sur la place. Elle ne savait pas à quelle heure elle sortirait. » (Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, 2012, collection Folio, p. 49.) Bien sûr, l’immeuble dont il est question est à double issue.

La deuxième phrase fait se succéder trois compléments circonstanciels, et le résultat est loin d’être clair. Je propose d’écrire : « … mais dans un café situé un peu plus loin sur la place » ; et sans doute devrait-on ajouter une virgule avant le groupe « sur la place ». Je suppose qu’il s’agit de la place Victor-Hugo.

 

Le tueur Berthet s’apprête à lancer une grenade incendiaire dans un repaire de skinheads néonazis. C’est un bar souterrain, dont l’entrée est gardée par un gros bras : « Alors Berthet arrête le crossover Infiniti [= sa voiture] devant l’entrée du SNBar […]. / Berthet descend du crossover, la grenade incendiaire dans une main et son Sig-Sauer P220 dans l’autre. / Berthet tire une seule balle en plein front sur l’épais skin qui bouche l’entrée. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 209.)

Comment peut-on tirer à la fois en une partie du corps et sur quelqu’un ? Correction possible : « Berthet tire une seule balle sur l’épais skin qui bouche l’entrée et l’atteint en plein front. »

 

« Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne (Paris IV), où il est titulaire de la chaire d’histoire sociale et culturelle, ÉRIC MENSION-RIGAU consacre ses recherches aux élites depuis la Révolution française. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Aristocrates et Grands Bourgeois (Perrin, 2007), et plus récemment L’Ami du Prince (Fayard, 2011). » (Présentation de l’auteur, que nous lisons sur la quatrième de couverture du livre d’Éric Mension-Rigau, Singulière noblesse : L’héritage nobiliaire dans la France contemporaine ; éditions Fayard, 2015, collection Histoire.) Les élites : la mise au pluriel de ce terme remonte aux premières décennies du XXe siècle. Cela dit, on sent que les contours de l’idée sont mal tracés.

Il manque le mot – verbe ou nom – qui aiderait à situer le propos dans le temps. Le complément circonstanciel de temps (« depuis la Révolution française ») ne doit pas rester flottant. Si ce complément se rapporte au nom « élites », il faut un terme qui empêche ce complément circonstanciel d’être inopportunément raccordé au verbe « consacre ». Donc écrire, par exemple : « consacre ses recherches aux élites, telles qu’on les conçoit depuis la Révolution française », « consacre ses recherches aux élites, telles qu’elles se sont constituées et transformées de la Révolution française à nos jours » ; ou encore : « consacre ses recherches à ceux qui, depuis la Révolution française, constituent la catégorie des “élites” ».

Eh oui ! La langue française nous oblige à être précis. N’en déplaise aux mânes de Roland Barthes, lequel voyait là une raison d’accuser cette langue d’être « fasciste », la façon dont elle nous contraint à l’exactitude est – mais devrais-je dire : était ? – sa principale vertu.

 

Pauvre en verbes, riche en prépositions : tel est désormais le style utilisé par les écrivains français. Croyant écrire de manière nerveuse et elliptique, ils multiplient les amphibologies.

 

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