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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 10:49

Le préfixe sur- ne devrait s’employer que dans un contexte où se justifie la nuance plus ou moins péjorative qu’il renferme – ayant pour sens : en excès. Le nom surenchère, dans son emploi figuré, est clairement péjoratif.

Autre exemple : le verbe surentraîner, probablement calqué sur le verbe anglais to overtrain. Voici la définition qu’en donne le Trésor de la langue française : Entraîner d’une manière excessive (un cheval de course ou un athlète).

« Mon grand Fantec, / Tu as trop peur de ton examen. Je t’assure que tu exagères et qu’il ne faut pas y penser comme tu fais. Je te donne ce conseil sportif. Il ne faut pas arriver à être surentraîné, c’est-à-dire qu’il y a une limite au delà de laquelle on se claque. » (Jules Renard, en 1905, dans Correspondance 1864-1910, éditions Flammarion, p. 310.)

« Ram m’apparut sombre, peu sûr de lui […] ; il se mit au travail avec fatigue, visiblement surentraîné, bien qu’il n’appuyât pas les coups. » (Paul Morand, Champions du monde, éditions Grasset, 1930, p. 118-119.) La nuance péjorative de l’adjectif surentraîné est révélée par la présence du complément circonstanciel : « avec fatigue ».

Mais aujourd’hui :

« James savait que les mois passés à se faire corriger par les ceintures noires de CHERUB allaient enfin porter leurs fruits. Face à un agent surentraîné [= lui-même, James Adams], ces deux amateurs n’avaient aucune chance. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 1 : 100 jours en enfer ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2007 ; réédition au format de poche, p. 301.)

« Ian Rider était un agent de terrain, surentraîné et très courageux », dit Alan Blunt, directeur du Service des opérations spéciales du MI 6, à Alex Rider dans Stormbreaker (Anthony Horowitz, Stormbreaker, première aventure d’Alex Rider, traduction d’Annick Le Goyat, éditions Hachette, 2001 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 46).

Dans ces deux derniers passages, on pouvait simplement écrire : bien entraîné.

Et que penser d’une publicité vantant les qualités d’une voiture « suréquipée » ? « Toyota Yaris Millenium Diesel suréquipée à 10 990 € »… Nous voyons là le résultat d’une sotte confusion entre sur- et super-. Ce dernier préfixe indique seulement que ce dont on parle est « au-dessus du commun », « au-dessus de la moyenne ».

Il serait moins absurde de parler d’un agent superentraîné (voire hyperentraîné) que d’un agent « surentraîné ».

Car dire qu’une voiture a été équipée à outrance, qu’un homme s’est entraîné à outrance, est-ce en faire l’éloge ?

Des passagers en surnombre font courir des risques à l’ensemble des occupants d’un véhicule (voiture, bateau, avion…). En revanche on a tort de parler d’un « ennemi en surnombre », quand cet ennemi est simplement supérieur en nombre. Il faudrait ne parler de surnombre que pour critiquer un excès. L’erreur, hélas, se répand.

En voici une autre :

« Les douze soldats présents à bord étaient des agents de la CIA, surarmés et prêts à envahir l’île. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Arkange, sixième aventure d’Alex Rider, éditions Hachette, 2005 ; réédition dans le Livre de Poche jeunesse, p. 268.) Surarmés… comme des criminels qui s’attaqueraient à plus faible qu’eux ? La nuance péjorative ne semble pas avoir été voulue par l’auteur.

« Les forces chinoises SWAT (Special Weapons and Tactics), sont des troupes d’élite de la police auxquelles fut confiée la sécurité des JO de Pékin. Leur tenue de combat comporte un gilet pare-balles, un casque couvrant, et ils [sic] sont surarmés. » (Sandrine Couprie-Verspieren, Les costumes du monde expliqués aux enfants ; éditions de la Martinière, 2009-2016 ; p. 39.) En français courant cela se dit : lourdement armés. De plus il y a une virgule intempestive après la parenthèse fermante, qui aurait mieux fait d’apparaître avant le relatif « auxquelles ». Cela fait beaucoup de bourdes en quatre lignes.

On utilise, de même, l’adjectif surdiplômé pour qualifier les personnes qui ont atteint un niveau d’études élevé, voire très élevé, sans jugement péjoratif : « Je ne suis pas surdiplomé mais j’adore les maths. » (Extrait d’une petite annonce.) « Le bogoss surdiplomé Thomas Pesquet [célèbre spationaute français] va sortir son autobiographie. » « Un jeune surdiplomé, obligé de faire un job qui le gave, veut tout quitter pour enfin vivre sa vie. » Ces individus qu’on qualifie ou qui se qualifient de surdiplômés sont-ils titulaires de diplômes trop nombreux, ou trop élevés, par rapport au niveau exigé par l’employeur qui les a recrutés ou par rapport aux besoins de la profession qu’ils exercent ? Manifestement non.

Entre parenthèses : on notera que, dans la plupart de ces phrases, lues sur Internet, l’accent circonflexe est omis, alors qu’il se voit maintenu dans diplôme. Ça fait penser au cas de fantôme et fantomatique.

Indépendamment de la question orthographique, les auteurs de ces phrases auraient mieux fait de parler de personnes hautement diplômées.

En outre, quand on a été admis à un concours, il est normal d’être « surdiplômé ». La concurrence entre candidats de haut niveau fait que ceux qui le réussissent ont généralement atteint un niveau de diplômes supérieur à celui qui était requis pour s’y présenter (et auquel le concours correspond officiellement).

Néanmoins, il est possible d’employer cet adjectif sans trahir le sens du préfixe sur- : « Attention toutefois, car si vous êtes surdiplomé, cela peut vous renvoyer plutôt vers des postes d’encadrement, ce qui n’est pas forcément votre souhait. » « Tu es certainement surdiplomé par rapport aux tâches dévolues à ton grade. » « Ce nouveau travail correspond un peu mieux à mes capacités, même si certes je parais toujours surdiplomé pour le faire. » (Autres phrases relevées sur Internet.)

Les auteurs qui font à certaines personnes l’hommage de les déclarer surdiplômées négligent souvent de préciser le domaine ou le champ de connaissances dans lequel les hauts diplômes ont été obtenus. Or il y a des gens qui ne sont surdiplômés par rapport à l’emploi qu’ils ont fini par obtenir que parce qu’ils s’étaient spécialisés dans un champ intellectuel pointu ou qu’ils s’étaient voués à un cursus aux débouchés professionnels incertains…

Dans le même contexte on dit aussi : surqualifié. Contrairement à ce qu’ils font souvent de l’adjectif surdiplômé, nos contemporains emploient à bon escient les mots surqualifié (« Il ne sert à rien de postuler à des emplois que vous n’obtiendrez pas parce que vous êtes surqualifié ») et surqualification (« On constate une certaine surqualification des femmes par rapport aux fonctions qu’elles occupent »). Le préfixe sur- y conserve son sens précis.

 

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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 01:02

Les écrivains ne sont pas des auteurs de citations, mais des auteurs de livres, de textes, de phrases, de lignes, de vers, etc.

« L’homme fort dit : je suis. / Et il a raison. Il est. / L’homme médiocre dit également : je suis. / Et lui aussi a raison. Il suit. // Victor Hugo, / Citation parue dans le recueil posthume Océan » (Bertrand Puard, Les Effacés, Opération 3 : Hors-jeu ; éditions Hachette, 2012, p. 284. Absence de point final respectée.)

Victor Hugo n’écrit pas des « citations ». Une citation, cela voudrait dire qu’il cite… autrui. Or il est l’auteur de cet aphorisme, de ce texte, de ce fragment.

« Franc Schuerewegen [professeur de littérature française] peut m’aider à formuler ce qui me retient [= ce qui me captive dans Honorine de Balzac]. Il part d’une citation de Proust concernant Balzac, dans Contre Sainte-Beuve : “Balzac ne cache rien, il dit tout. Aussi est-on étonné de voir que cependant il y a de beaux effets de silence dans son œuvre.” Mais, selon Schuerewegen, Balzac ne disposerait pas lui-même de ce génie du sous-entendu qu’il prête au peuple français, puisqu’il parlerait “trop bas” pour que le sens soit perceptible par les lecteurs. » (Marina Daniélou, agrégée de lettres modernes ; Balzac et la différence des sexes : D’Honoré à Honorine ; éditions l’Harmattan, 2023, p. 19.) Le texte comporte une inexactitude de transcription (Proust n’a pas écrit « Balzac ne cache rien », mais : « Il ne cache rien », donc le nom Balzac aurait dû être mis entre crochets), mais ces lignes sont bien une réflexion de Proust, et non pas une réflexion que Proust aurait empruntée à quelqu’un d’autre.

Le mot citation signifie d’abord : action de citer. Il appartient au métalangage du typographe (« Une citation se met entre guillemets ») ou de l’enseignant donnant à ses élèves des conseils de méthode (« Toute citation doit être accompagnée d’un commentaire »). Un professeur ne doit jamais écrire, dans un sujet de dissertation : « Vous commenterez cette citation de Stendhal. » Il doit écrire : Vous commenterez cette phrase de Stendhal, ces lignes de Stendhal, cette affirmation de Stendhal, etc.

Les modifications que nous apportons éventuellement aux pronoms, aux déterminants ou à la terminaison des verbes doivent être placées entre crochets, pour que le lecteur puisse reconnaître ce qui appartient à l’auteur cité et ce qui vient de la plume du commentateur. Le commentateur doit s’efforcer de signaler toute erreur commise par l’auteur cité en la faisant suivre de l’adverbe sic (« formulé ainsi »), qu’il met entre crochets. Si l’auteur cité a employé un mot, un nom propre ou une construction syntaxique pouvant susciter le doute, voire l’étonnement, nous devons faire savoir à notre lecteur que cette bizarrerie figure dans le texte d’origine. Le lecteur ne doit pas nous soupçonner de l’avoir introduite parce que nous aurions recopié ce texte trop hâtivement. La citation exige exactitude et probité.

Les citations sont des passages empruntés à autrui que nous convoquons à l’appui de notre réflexion. De notre point de vue d’auteur, ces extraits pris en bloc sont, certes, des citations (et il est permis de conclure une liste d’indices ou de preuves qu’on a constituée au service d’une démonstration, par une formule du type : « Nous terminerons ce relevé de citations par l’explication que X a lui-même donnée… »). Mais, du point de vue de chaque auteur cité, tout élément extrait de son œuvre est une affirmation, un jugement, une observation, une analyse, etc., et non une « citation ».

L’auteur d’un essai critique adopte rarement la position du scripteur surplombant qui a réuni plusieurs citations sur un sujet donné, de tel auteur ou de tel autre. Ordinairement il convoque un auteur puis un autre puis encore un autre, afin de vérifier ou de réfuter tel jugement émis par chacun d’entre eux. Il vaut mieux éviter d’appeler citation un fragment de texte qu’on prend la peine de commenter. Parler de citation, c’est mettre l’accent sur l’acte de transcrire (éventuellement pour faire constater le nombre des éléments concordants qu’on a pu rassembler à l’appui d’une démonstration). Or il est presque toujours préférable d’orienter le lecteur ou l’auditeur vers le contenu de ce qu’on cite.

En attribuant aux écrivains des « citations », les professeurs semblent les considérer comme de simples bricoleurs. Une citation n’est qu’une sorte de bibelot littéraire. En revanche, qualifié de phrase ou d’extrait, le même fragment garde un lien avec l’œuvre dont on l’a séparé.

Bref, en dehors du cas où l’on fournit une liste ou un relevé, et hormis le cas où l’on tient à certifier l’exactitude d’une transcription : « Chaque citation a été vérifiée sur les textes mêmes, sur le manuscrit », le mot citation est à éviter dans un texte relevant de la critique littéraire.

De plus, il faut parler d’une citation de tel auteur, et non d’une « citation écrite par » tel auteur : un auteur n’« écrit » pas des « citations ». Ces termes sont contradictoires.

On peut dire de quelqu’un qu’il émaille ses propos de citations. De citations littéraires, philosophiques ; de citations grecques et latines ; de citations de tel poète, romancier ou penseur ; de citations inattendues, de citations pertinentes ; de citations pédantes ou inopportunes… La personne qui fait une citation est censée restituer avec le maximum d’exactitude le fragment d’un texte préexistant, ou un propos entendu de la bouche d’une tierce personne. Elle imprime dans sa parole la trace d’un texte ou d’un propos. C’est pourquoi une phrase qui est citée dans le feu de la conversation ou d’une improvisation orale impressionne l’auditoire. Le contenu du propos fait moins d’effet que sa restitution. Quelqu’un a jugé ce propos digne d’être mémorisé, et nous le fait entendre en respectant (si possible à la lettre) le style de son auteur.

« Saïd chercha une citation d’un écrivain français qui avait dit cela, ou à peu près. [Que c’était par hygiène que le Prophète avait imposé à ses fidèles de ne pas boire ni fumer.] C’était peut-être bien Gide. Mais la citation lui échappait. » (Michel Déon, La carotte et le bâton, Plon, 1960, nouvelle édition à la Table Ronde, 1980 ; texte de la collection Folio, p. 99.)

Néanmoins, même lorsqu’il est ainsi employé pour désigner un acte effectué à l’oral, le mot citation est un peu désobligeant. Il suggère que l’exercice est vain et que la personne qui cite fait de l’esbroufe. Si nous mettons l’accent sur la quantité, ou sur la seule performance, nous dirons, par exemple, que Fabrice Luchini émaille sa conversation de citations de Céline ; alors que si nous rendons hommage à la qualité ou à la pertinence des extraits qu’il choisit, nous dirons : Luchini émaille sa conversation de phrases de Céline, de formules de Céline. (La phrase « Fabrice Luchini aime à citer Céline » est neutre, tandis que « Fabrice Luchini aime à faire des citations de Céline » est péjorative.)

Une œuvre musicale peut contenir la citation d’une autre œuvre musicale. Alors tout est fait pour que l’auditeur, même s’il n’identifie pas le morceau d’où elle est tirée, entende que les musiciens jouent un air écrit par quelqu’un d’autre. Une césure, un changement d’instrumentation, font office de guillemets immatériels.

Un propos ou un texte d’autrui figure parfois en tête d’un écrit, ou apparaît sur l’écran au début d’un film (il est rarement mis entre guillemets, l’auteur cité n’y est pas nécessairement nommé, et le titre du texte d’où provient l’extrait est souvent absent). Ainsi, Le rouge et le noir commence par une citation de Danton – ou, plutôt, attribuée à Danton : « La vérité, l’âpre vérité. » Le nom de la rose commence par une citation de l’Évangile de saint Jean. Le film Conan le barbare s’ouvre sur une citation (approximative) de Nietzsche.

N’étant pas intégré au flux du texte écrit ou de la narration filmée, il est extérieur à l’œuvre. Son contenu n’a qu’un rapport indirect, ou oblique, avec le texte narratif ou argumentatif qu’il précède. Ce propos est à lire comme une sorte de commentaire : il suggère le sujet de l’œuvre ou son esprit, il inscrit l’œuvre dans telle ou telle tradition littéraire, il possède un sens caché qui se dévoilera plus tard, au cours de notre lecture ou à l’issue de celle-ci… Si l’on met l’accent sur sa situation, simplement pour désigner le caractère extérieur ou hétérogène du propos transcrit, on l’appelle citation. Mais pour en gloser la signification, mieux vaut parler de phrase, de vers, de formule, etc.

À l’oral comme à l’écrit, on parle de citation lorsqu’on veut insister sur la qualité de la transcription qui est faite d’un propos d’autrui, ou sur le fait qu’une démarcation est perceptible entre le style de l’auteur principal et le style d’un auteur invité. Évitons d’utiliser ce mot lorsque l’intérêt se porte sur la pensée qui s’y exprime, ou sur la beauté qui s’y manifeste.

 

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28 août 2023 1 28 /08 /août /2023 15:17

De plus en plus souvent, nous voyons l’adverbe employé avec le sens d’alors ou de puis, voire avec celui de maintenant.

« Madame Rocheteau avait failli hurler de rage au téléphone. [Son ex-mari] n’arrivait déjà pas à s’occuper de ses deux enfants la semaine où ils étaient chez lui, et voilà qu’il mettait en route le troisième ! Elle aurait tellement aimé avoir ce troisième enfant, tenir encore une fois un bébé au creux de ses bras. Et c’était l’autre idiote de 25 ans qui allait se pavaner avec un gros ventre. Quand on pensait qu’elle s’appelait Pimprenelle ! Pimprenelle, ça ne s’invente pas ! Et c’est là que le téléphone sonna. / – Madame Rocheteau ? J’espère que je n’appelle pas trop tard. Je suis Sauveur Saint-Yves. » (Marie-Aude Murail, Sauveur & Fils, saison 1 ; éditions l’École des loisirs, collection Médium grand format, 2016, p. 46.)

Déjà en 2000, dans son roman Oh, boy ! (l’École des loisirs, collection Médium poche, chapitre 11) : « Il [le mari] fit un pas vers elle [sa femme] et là, Bart vit ce qui pendait au bout de son bras. Un énorme couteau de cuisine »… Barthélemy (dit Bart) Morlevent est venu porter secours à sa voisine du dessus, qui fait face à une nouvelle crise de rage de son mari violent.

Hitler vient de lancer les armées allemandes à l’assaut de l’Union soviétique. Deux enfants russes de Leningrad, Viktor et Nadia (laquelle dit je dans cette page), sont sur le point d’être séparés de leurs parents pour toute la durée de la guerre : « Là, Viktor s’est énervé : / – Vous voulez vous débarrasser de nous ! / – Je ne partirai pas ! j’ai crié. » (Marc Lesage traduisant de l’italien Davide Morosinotto, L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, roman pour jeunes lecteurs, éditions l’École des loisirs, 2019, p. 72.) En français : « Alors Viktor s’est énervé » ; ou tout simplement : « Viktor s’est énervé » (oui, le verbe s’énerver est sans doute impropre).

Texte italien : « Allora Viktor si è arrabbiato : “Volete sbarazzarvi di noi !”. » (Davide Morosinotto, La sfolgorante luce di due stelle rosse : Il caso dei quaderni di Viktor e Nadya ; éditions Mondadori, 2017, collection Oscar Bestsellers, p. 62.) Oui, un point imprimé à l’extérieur des guillemets succède au point d’exclamation. Étrange usage.

Tandis qu’il se trouve dans un hôpital militaire, à Pikaliovo, où sa main mutilée a été soignée, Viktor apprend que la ville de Tikhvine vient de tomber aux mains des Allemands. Arrêtant la course d’une infirmière affolée, il l’oblige à lui répondre. « Là, elle m’a regardé. C’est à cet instant qu’elle s’est aperçue qu’elle parlait avec un gamin. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, l’École des loisirs, p. 395.) Texte italien : « Poi mi ha guardato. Solo in quel momento si è resa conto che stava parlando con un ragazzino. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, Oscar Bestsellers, p. 326.)

Je ne suis pas spécialiste de l’italien, mais il me semble que le fait de commencer une phrase par Poi et la suivante par Solo in quel momento alourdit le style. J’aurais ôté le Poi. De même, le texte français n’avait pas besoin du sur lequel s’ouvre la première phrase : le C’est à cet instant… placé au début de la phrase suivante suffit à marquer la surprise de l’infirmière.

Viktor veut quitter Pikaliovo pour atteindre la ligne de front, qui se trouve cinquante kilomètres plus à l’ouest, et tenter d’y rejoindre sa sœur Nadia. Ses amis, enfants et adolescents avec lesquels il a déjà traversé la moitié de l’U.R.S.S., refusent de l’y accompagner s’ils doivent faire la route à pied. « C’est là que j’ai indiqué un des camions : / – Du coup [sic], on prendra ça. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 399.) C’est-à-dire : « Nous voyagerons en camion. »

Texte italien : « Poi ho indicato uno dei camion e ho detto : “Prenderemo quello”. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 330.) Oui, le point a été imprimé à l’extérieur des guillemets… D’autre part : pourquoi, dans la traduction, avoir ajouté « Du coup » ? Pourquoi vouloir faire parler un jeune Russe de 1941 comme un Français d’aujourd’hui ? Mystère.

On voit souvent surgir ce quand une ligne de narration se glisse au milieu d’un dialogue pour mettre en relief la réplique suivante ou pour annoncer qu’un personnage supplémentaire y intervient : « Là, Youri s’est avancé » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 183) ; « Là, Mikhaïl a dit » (p. 447) ; « Là, Viktor a déclaré » (p. 450) ; etc. En italien : « In quel momento Yury si è fatto avanti » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 154) ; « Poi Mikhail ha detto » (p. 369) ; « ha detto Viktor » (p. 371 ; simple incise située à l'intérieur de la réplique). On le voit aussi figurer au milieu d’une conversation rapportée au discours indirect.

Mais ce apparaît aussi au milieu d’un récit, entre deux péripéties, toujours pour indiquer un revirement de situation, ou le surgissement d’un élément créant la surprise :

« Le temps de poser sa cigarette sur le rebord de la table, il [= un soldat allemand] s’est levé pour plonger ses yeux au fond des miens. Là, il a collé une gifle à Boris. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 361-362. Pour faire comprendre à Nadia – narratrice de ce chapitre – qu’elle devra répondre aux questions qu’il pose, l’Allemand frappe sous ses yeux un adolescent prénommé Boris.) « Poi ha dato uno schiaffo a Boris. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 300.) L’italien dit : donner une gifle (dare uno schiaffo), le français porte : coller une gifle. Tout est normal… En reprenant une expression de Renaud Camus, je dirai que Marc Lesage pratique une sorte de double traduction : il traduit bien d’une langue à l’autre, mais abaisse le niveau de langue en parsemant son texte de tournures familières.

Cette observation rejoint le sujet qui nous occupe. En traduisant allora (« alors »), poi (« puis ») ou in quel momento (« à ce moment ») par l’adverbe , dont l’emploi en tant que complément circonstanciel de temps relève de la langue familière, Marc Lesage ne fait que céder à son penchant pour la double traduction.

Mais comment faut-il interpréter la présence d’un au sein des paroles d’un personnage ? Dans les exemples suivants, le sens de l’adverbe est assez vague. Il ne signifie pas vraiment « alors », ni même « maintenant » :

« – Tu plaisantes, là ! Le père d’Anna a trahi l’Union soviétique ? » (Sous le coup de la stupeur, Viktor interrompt son camarade Mikhaïl. L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 285.)

En français, on s’est longtemps contenté de s’exclamer : Tu plaisantes ! C’était bien suffisant. L’action de ce roman étant située en 1941 et non pas en 2019, le traducteur devrait se garder des anachronismes de langage, surtout s’ils sont aussi flagrants. D’autant plus que celui-ci n’existait pas dans le texte original : « “Stai scherzando ? Il papà di Anna ha tradito l’Unione Sovietica ?” » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 237.)

On pourrait cependant gloser la phrase du traducteur ainsi : « Tu plaisantes, en disant ça ! » Les phrases de ce type sont devenues courantes à l’oral : Tu m’embêtes, là ! Ou dans l’autre sens : Là, tu m’embêtes ! On les comprend comme signifiant à peu près : « Tu m’embêtes, quand tu fais ça ! » Voire : « Maintenant j’en ai assez ! » (quand un comportement d’autrui se prolonge au point de nous agacer). On ne doit pas les confondre avec celles qui comportent un interjectif : Tu n’avais qu’à faire plus attention, là ! (Familièrement : na !) Mais ce utilisé en tant qu’interjection, et qu’on rencontre dans les dialogues des romans ou dans le théâtre des siècles passés, a cessé d’avoir cours.

Un certain Peter Selfridge, ex-pilote d’Espadon (le fameux avion amphibie et supersonique mis au point par le professeur Mortimer), vient d’être recruté par d’anciens nazis. Ceux-ci, s’étant alliés avec un haut responsable de l’IRA, ont le projet d’utiliser un Espadon volé pour bombarder le palais de Buckingham. Lorsque ses nouveaux employeurs lui ont expliqué sa future mission, Selfridge s’exclame aussitôt : « Exploser [sic] Buckingham Palace ?!? […] Vous êtes sérieux, là ?! » (Le dernier Espadon, album n° 28 des Aventures de Blake et Mortimer ; texte de Jean Van Hamme, dessins de Teun Berserik et Peter van Dongen ; éditions Blake et Mortimer, 2021, p. 52, septième case.) Sans doute s’agit-il là de la pire réplique jamais écrite par Van Hamme. Le même Selfridge récidive deux cases plus loin (début de la page 53) : « Là, j’ai besoin de boire quelque chose de fort. » Le premier peut s’interpréter comme signifiant : « quand vous dites ça », et le second : « Maintenant que je sais ce que vous attendez de moi… »

Le principal défaut des phrases citées précédemment est que l’adverbe y est superflu. Dans Vol 714 pour Sydney (éditions Casterman, 1968), le capitaine Haddock semble employer l’adverbe dans un sens voisin (p. 52) : « Dites donc, c’est bientôt fini, tous vos tremblements de terre, là ?!… » Or ce n’est pas le cas. Dans cette réplique, le capitaine Haddock parle des tremblements de terre qui se produisent autour de lui. L’adverbe exprime donc plutôt une idée de lieu.

En anglais, l’adverbe here peut avoir le sens de « alors, à ce moment-là » (dans des phrases au passé). En français, il ne faudrait pas abuser de cet emploi. Néanmoins, il paraît attesté par de bons auteurs. En voici quelques exemples assez anciens, que j’emprunte au Trésor de la langue française :

« [N]otre premier théâtre à la fois permanent et régulier ne s’ouvrit à Paris qu’en 1402 ; là seulement commence l’histoire de l’art […]. » (Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle.) « Puis il [Ernest Chevalier] a été reçu docteur. , le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. » (Flaubert, Correspondance, 15 décembre 1850.) « En un éclair il [un vieux chasseur indigène du Maghreb] fut debout et se mit à bondir. , je le crus fou, tant il mettait d’action dans son rôle. Il imitait à la fois la bête blessée qui fuit et le chasseur qui court après elle ; […]. » (Fromentin, Un été dans le Sahara, 1857.) On peut se demander si celui de Sainte-Beuve n’a pas un sens vaguement local, mais il faut se rendre à l’évidence : dans de telles phrases, l’adverbe possède bien les mêmes nuances que l’adverbe alors. Il peut être synonyme de l’expression « à ce stade », suggérer qu’un palier est franchi, comme il peut indiquer une simple succession chronologique.

Il arrive que l’adverbe accompagne le gallicisme de mise en relief « c’est », « ce sont », et ne serve qu’à y renforcer le sens démonstratif du pronom ce. Les formules suivantes sont familières à tout usager de la langue française : Ce sont là des erreurs impardonnablesC’est là le fond du problèmeJ’ai toujours aimé la bonne chère, c’est là mon moindre défaut… « La fourmi n’est pas prêteuse : / C’est là son moindre défaut » (La Fontaine). Dans cet emploi, le sens de l’adverbe n’a rien de temporel.

La phrase suivante, extraite d’un roman d’Echenoz intitulé 14, semble illustrer ce phénomène : « Par contre [= par opposition aux animaux domestiques] existaient aussi, bondissant ou se terrant alentour du plan fixe, immobile, enlisé de la tranchée, des animaux indépendants – et là c’était encore une autre affaire. » (Jean Echenoz, 14, roman ; éditions de Minuit, 2012, p. 90. Les animaux ainsi qualifiés d’« indépendants » sont les lièvres, les chevreuils ou les sangliers, que les combattants de la Grande Guerre n’hésitaient pas à abattre pour les manger.) Rapprochons cette phrase de deux énoncés qui avaient été cités plus haut : « C’est là que j’ai indiqué un des camions » ; « Et c’est là que le téléphone sonna ». L’adverbe joue-t-il le même rôle dans les trois passages ? Non, car dans les deux derniers son sens est indéniablement temporel.

Mais il ne l’est pas davantage que dans les extraits qu’on a lus de Sainte-Beuve, de Flaubert et de Fromentin…

On trouve aussi, en littérature, quelques ici et quelques indiquant le moment où un personnage fait tel geste, mais c’est généralement parce qu’il est en train de prononcer un discours. Cet ici ou ce signifie exactement : « à l’endroit du texte ou du discours où le locuteur en est arrivé ». Exemple hugolien : « – […] Et l’an prochain, si Dieu et Notre-Dame (ici il souleva son chapeau) nous prêtent vie, nous boirons nos tisanes dans le pot d’étain ! » (Notre-Dame de Paris, chapitre V du livre X.)

De même : Ici, je m’arrête ; Il ne s’agit pas ici de… ; Ce n’est point ici le lieu de… ; etc. Dans ces formules, notre adverbe de lieu est employé dans un sens plus local que temporel, puisqu’il signifie : « à ce stade de notre réflexion », « en ce point de mon livre », « (parvenu) à cette étape de mon travail ». Ces emplois ne sauraient être critiqués.

peut encore signifier « dans ce cas précis » ; voire : « cette fois ». Comme dans ce dialogue entre le commissaire Faroux et le détective privé Nestor Burma, en présence d’un peintre nommé Fred Baget ; l’échange de répliques porte sur un journaliste qui se fait appeler Jacques Ditvrai :

« – Ditvrai… Comme “dit vrai”… Ce n’est pas un nom, ça !  /  – Pourquoi pas ? Il y a bien, à la Radio, un gars bien sympathique, qui s’appelle François Billetdoux. Comme “billet doux”. Et ce n’est pas un pseudonyme.  /  – Mais là, je crois que c’en est un, intervient Baget. Toutefois, je n’ai jamais connu son vrai nom. » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, éditions Robert Laffont, 1958, chapitre III ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 41.)

 

Je recommande d’employer le moins possible un qui ne possède pas une valeur locale, même vague.

Dans bien des récits figurent des alors, des puis et des maintenant superflus, qui ne font que souligner un enchaînement chronologique évident. Mais on ne saurait atténuer cette redondance sémantique en remplaçant ces mots par un doté, pour l’occasion, d’une valeur temporelle passablement usurpée.

 

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16 mars 2023 4 16 /03 /mars /2023 08:23

Il semble que ce futur « factice » en vienne aujourd’hui à se substituer non seulement au présent de narration mais aussi à certains emplois du présent de vérité générale.

Une partie de texte vouée au commentaire ou à la description peut ainsi dériver vers le futur :

« Une fugue, c’est un entrelacement de plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, vont se superposer pour constituer un ensemble cohérent. La forme la plus connue de la fugue est le canon. Qui n’a pas chanté, enfant, “Frère Jacques”, en mettant à contribution une bande d’amis, qui vont entonner la mélodie en décalage les uns des [sic] autres, constituant un ensemble sonore riche et ravissant ? Ce canon est donc une sorte de fugue rudimentaire. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique, Buchet-Chastel, 2022, p. 135.) À quoi sert ici le futur ? Et pourquoi, dans la troisième phrase, n’y a-t-il aucune concordance entre le temps de la principale et celui de la subordonnée ?

Écrivez plutôt : « plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, se superposent » ; et : « … en mettant à contribution une bande d’amis, qui entonnaient la mélodie en décalage les uns par rapport aux autres » (à la rigueur : « qui entonnent »). Le fait d’avoir fait dépendre un verbe au futur (périphrastique) d’un verbe au passé composé est particulièrement maladroit.

Le phénomène est observable dans la conversation orale, lorsque quelqu’un se met à raconter une expérience personnelle qui reflète une habitude collective : « Dans les restaurants de Mongolie, on ne va pas laisser de pourboire. » Mais il est possible que le locuteur soit en train d’imaginer son auditeur visitant à son tour la Mongolie et s’y rendant au restaurant. Il y a dans cette phrase un « Si tu te rends en Mongolie… » sous-entendu. Ou alors il est simplement en train de revivre par la pensée l’expérience qu’il décrit. En la revivant, il la transforme en une narration.

« Quand on est stressé, on va avoir tendance à respirer dans le haut de la cage thoracique plutôt que d’activer notre abdomen et de respirer dans le bas du ventre. » (Lu sur yogitsimple.fr : « Les 3 bienfaits du Yin Yoga pour diminuer sa charge mentale [sic] et son stress ».) Dans ces phrases où nous décrivons un comportement dont tout un chacun a déjà fait l’expérience, la tentation est grande d’employer le futur : on se projette dans l’existence d’un interlocuteur qu’on a en face de soi – ou dans celle du lecteur comme si on avait celui-ci en face de soi. On invite autrui à vérifier pour lui-même le bien-fondé de notre affirmation, comme s’il ne l’avait pas encore fait. Ou bien nous revivons par la pensée un de ces moments où le processus organique ou physiologique que nous décrivons s’est opéré en nous.

La tentation de mettre au futur de tels énoncés doit être combattue, car le présent de vérité générale y est plus conforme à la logique. La phrase évoque une « tendance », c’est-à-dire un comportement adopté par un vaste groupe humain, donc elle énonce une généralité. Une généralité se vérifie dans le présent, et a fortiori dans l’avenir.

Anne Cordier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine, est interrogée (au téléphone ?) par Guillaume Erner dans son émission Les Matins, sur France Culture, lundi 6 mars 2023 : « On néglige en fait souvent cette pratique-là des réseaux sociaux – elle est pourtant réelle, effective, à travers les enquêtes – des enfants, des adolescents, qui accèdent à de l’information sur les sujets qui les intéressent à leur âge… – [Guillaume Erner] Par exemple ? – … et aussi sur l’actualité. Ah ben par exemple, vous allez avoir des enfants qui vont suivre les résultats des matchs de football sur les réseaux sociaux, qui vont suivre les chanteurs ou les chanteuses qu’ils aiment, toute la culture K-pop, hein, qui est la culture aussi qui vient du monde asiatique qui est extrêmement importante à l’âge adolescent aujourd’hui. » Un peu plus tard : « Chaque époque a un peu son réseau social qui va stigmatiser… va cristalliser un certain nombre d’inquiétudes, hein, il y a quelques années c’était davantage Instagram, encore avant on était sur [= sur le dos de] Facebook. »

Anne Cordier décrit une réalité qu’elle a scrutée à travers des « enquêtes de terrain » (elle dit qu’elle les « réalise personnellement »). Lorsqu’on l’a fait passer par le crible de travaux universitaires, le monde qui nous entoure est objectivement connu. Les phrases par lesquelles on en rend compte sont des affirmations vérifiables, donc des vérités générales. Mais ces observations sont en même temps de petites narrations.

Ordinairement, on parle de futur de vérité générale à propos de phrases dont le verbe au futur est accompagné d’un adverbe comme toujours, souvent ou jamais (« Un chien ne miaulera jamais », « Deux et deux feront toujours quatre »). Mais les exemples examinés précédemment signifient autre chose. Ce sont des phrases où nous généralisons une observation personnelle, une expérience, une information. Le futur y est superflu. Les mêmes raisons qui l’ont imposé dans nos narrations le font s’insinuer dans nos affirmations généralisantes.

 

* * *

 

Le présent de narration ne suffit plus. Aurait-il trop servi ? Le trouverait-on usé ? Nos contemporains, naïvement, ont cru pouvoir le régénérer en lui associant le futur. Alors qu’ils continuent de mettre spontanément au présent les passages de leur discours qui sont voués à l’analyse, à l’explication ou à la description, ils se servent volontiers du futur – futur simple de l’indicatif ou futur périphrastique – dans ses moments narratifs.

Certes, on aurait tort de parler de ce futur « de narration » comme d’un nouveau temps verbal qui serait voué à se substituer au présent de narration dans tous les emplois de celui-ci. Mes observations montrent que ce futur a plutôt tendance à s’immiscer dans un récit qui a commencé au présent et qui peut à n’importe quel moment se remettre sur le rail du présent.

Néanmoins, nos contemporains y recourent dès qu’ils sont tentés de hâter le cours d’un récit, de mettre l’accent sur une transformation ou sur un revirement. Que ce revirement ait des conséquences durables ou éphémères, le verbe qui l’exprime risque de se voir mis au futur.

Je devine les raisons qui, à l’oral, nous incitent à employer un futur intempestif, mais je ne comprends pas qu’on le trouve si fréquemment à l’écrit.

Nous devons nous répéter cette règle : Lorsque le futur ne sert pas à exprimer une véritable postériorité, mettre la phrase au présent. Ayant déjà son rôle à jouer dans le système du présent, le futur – morphologique ou périphrastique – n’est pas compatible avec la nouvelle valeur que certains lui font endosser.

Pour raconter un événement, ou pour retracer l’histoire de quelqu’un, restons au présent tant que nous suivons le fil chronologique des faits. Au sein d’une narration au présent, le futur sert à énoncer une anticipation ponctuelle. Ne laissons la narration dériver vers le futur que s’il est nécessaire d’évoquer l’avenir d’un personnage ou les conséquences lointaines d’une action.

En privilégiant le présent de narration, et en évitant tout « futur de narration », nous faisons mieux entendre le sens.

Un raconteur d’histoires est quelqu’un qui a des choses à dire, mais en général il possède aussi une certaine idée du style. Quelle est l’idée que se fait du style un écrivain ou un orateur qui laisse ses phrases dériver vers un futur ornemental, voué à outrer le relief de la trame événementielle ? Quand on pilote un dispositif à trois étages, on doit rester maître de ses nerfs.

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 11:19

Il est parfois employé dans la conclusion d’un résumé, sur le modèle du futur de « mise en appétit » du lecteur évoqué précédemment : « Jean Seghers est inquiet : sa station-service a été déclarée en faillite. Son veilleur de nuit-mécanicien lui réclame ses indemnités et, de surcroît, il craint que sa femme entretienne une liaison avec le président du tribunal de commerce. / Alors, il va employer les grands moyens. » (Quatrième de couverture du roman Adultère, d’Yves Ravey, éditions de Minuit, 2021.)

On l’a vu plus haut : le futur n’est pas illégitime en conclusion d’une narration au présent. Ce court texte (qui manifestement est de la plume d’Yves Ravey lui-même) nous montre que le futur périphrastique permet, comme le futur simple, de « survoler » une partie de l’intrigue d’un roman. Certes, comme on l’a constaté à propos de l’usage du futur simple dans un contexte similaire, le verbe pourrait être au présent : « Alors, il emploie les grands moyens. » La phrase aurait le même sens. Sa façon de s’ouvrir sur l’inconnu ne serait pas moins efficace.

Malheureusement, le futur est souvent utilisé au milieu d’un texte, de manière intempestive, pour mettre en relief un coup de théâtre ou un changement subit de conduite et pour en dramatiser les conséquences. Comme je l’ai dit plus haut : pour donner plus de relief à l’élément perturbateur ou déclencheur d’une suite d’événements.

« Pour s’être moqué d’un lutin, Nils va être ensorcelé et devenir à son tour [= comme le lutin] tout petit. Il décide alors de voyager à travers son pays, jusqu’en Laponie, tenant fermement par le cou Martin, un jars qui l’emporte dans les airs. Grâce à ce voyage, Nils va découvrir le monde et réfléchir à ses erreurs passées. » (Texte figurant sur la quatrième de couverture du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf, éditions Flammarion Jeunesse, 2019. Bien que cela ne soit pas précisé sur les pages de titre, il s’agit d’une version très abrégée du roman, traduite du suédois par Agneta Ségol et Pascale Brick-Aïda.)

La présence de l’adverbe alors prouve que la phrase au présent s’inscrit dans la pure continuité chronologique de la phrase initiale, bien que celle-ci soit au futur périphrastique. La mise au présent du verbe « emporte » n’est pas moins saugrenue car au moment où Nils accepte d’accompagner les oies sauvages dans leur périple annuel le jars Martin l’a déjà emporté dans les airs. Quant à la dernière phrase du texte, elle est inutilement mise au futur mais cela ne crée pas d’incohérence.

« À la tête d’un véritable empire immobilier qu’il a bâti sans scrupules, Ascanio Restelli, octogénaire à la réputation sulfureuse, vise désormais la mairie de Rome. Viola Ornaghi, envoyée par le magazine Charme, se rend dans sa somptueuse villa pour l’interviewer à ce sujet. Mais c’est face à un cadavre atrocement mutilé – l’homme a été égorgé et énucléé – qu’elle va se retrouver. Sous le choc, elle appelle à l’aide son ami Leo Malinverno, journaliste lui aussi. / Le nombre d’ennemis qui auraient eu de bonnes raisons d’en vouloir à la victime est impressionnant. Hédoniste, ironique et léger, Leo interroge le passé, les secrets et les mensonges des uns, des autres, et se meut parmi tous avec aisance grâce à une acuité particulière [sic] en matière de psychologie. » (Quatrième de couverture de L’imposture du marronnier : Une enquête de Leo Malinverno, par Mariano Sabatini, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, éditions Actes Sud, 2021, collection Babel noir, 2023.)

Avoir mis le verbe se retrouver au futur (périphrastique en l’occurrence) est une grave erreur. On observe que les phrases vouées au commentaire ou à la description sont spontanément mises au présent.

Voici d’autres résumés de récit imprimés en quatrième de couverture. Les verbes au futur appartiennent à des phrases de conclusion mais ce futur n’y est d’aucune utilité :

« Lors du tournage d’un documentaire sur les camps du Goulag de la Kolyma, région de la Sibérie orientale que les Russes appellent “l’enfer blanc”, l’auteur fait la rencontre inattendue d’un chat abandonné, transi de faim et de froid. Il décide de le sauver et le baptise Varlam, en hommage au grand écrivain Chalamov, rescapé des camps et auteur des Récits de la Kolyma. / Avec lui, de Iakoutsk à Magadan en passant par la “route des ossements”, il va parcourir la Sibérie, filmant les vestiges des camps, recueillant le témoignage des survivants, remontant le temps de la période stalinienne jusqu’à la fermeture du Goulag en 1956, trois ans après la mort du dictateur. // Dans ce road-book polaire, Michaël Prazan nous propose une mosaïque de séquences mémorables, évoquant un des chapitres les plus sombres de l’Histoire [sic] de la Russie. » (Quatrième de couverture de Varlam, de Michaël Prazan, récit, aux éditions Payot & Rivages, 2023. Le prénom de Chalamov, comme chacun sait, était Varlam.)

« Années 2010, [sic] un journaliste vit de l’intérieur les convulsions de l’entreprise de presse pour laquelle il travaille depuis un certain temps : rachat, brutalité managériale, obsession du profit envers et contre tout… À l’occasion d’un plan de départs volontaires, il prend ses cliques et ses claques en saisissant au vol une opportunité de reconversion professionnelle. Mais, dans les méandres des organismes de formation qui sont un business à part entière, rien ne va se passer comme prévu, sous le regard de l’ex-homme d’information [sic] qui est aussi poète à ses heures perdues. / Au fil de ce roman, Éric Faye brosse le tableau d’une classe moyenne incapable de résister à l’offensive néo-libérale et de se mobiliser lorsqu’elle est attaquée. » (Quatrième de couverture du roman Il suffit de traverser la rue, d’Éric Faye, éditions du Seuil, collection Cadre rouge, 2023.)

Voici le résumé du film Logan (2017, mis en scène par James Mangold), tel qu’il figure sur la jaquette d’un boîtier de DVD. Le dénommé Logan, plus connu sous le nom de Wolverine, est l’un des superhéros de l’univers Marvel : « Dans un futur proche, un certain Logan, épuisé de fatigue, s’occupe d’un Professeur Xavier souffrant et affaibli, qu’il garde caché dans un lieu désolé à la frontière Mexicaine [sic]. Mais les tentatives de Logan pour se retrancher du monde et rompre avec son passé vont être réduites à néant lorsqu’une jeune mutante traquée par de sombres individus va se retrouver soudainement face à lui… » Le texte était bien parti, mais pourquoi diable avoir embrayé sur le futur dès la deuxième phrase ?

 

Je constate que les directeurs de collection de chez Gallimard ont pris conscience du problème : sur la quatrième de couverture des romans récemment publiés par cette auguste maison, ni dans la collection NRF ni dans la collection Folio, on ne trouve plus ces textes qui se mettaient au futur pour annoncer les péripéties censées régaler le lecteur. Mais, comme on a déjà pu le constater, les autres éditeurs ont du mal à résister à la tentation…

Le texte suivant représente une rareté car le futur y apparaît dès la première phrase : « À la Convention internationale de la rose, en Australie, le narrateur, journaliste français dans un magazine d’art de vivre, et Barbara, reporter allemande, vont éprouver la même fascination pour la présidente de l’événement, May de Caux. Cette Française au charme insolite cache une part d’ombre qu’ils vont bientôt découvrir : son passé de résistante et déportée qui la hante. De leur complicité grandissante va naître le projet d’un livre. / Pour Barbara, jeune femme d’une autre génération, pour l’indispensable transmission, May va consentir à raconter : Ravensbrück à dix-huit ans, la souffrance, les amitiés. Et l’après, le corps qui a perdu la mémoire de la tendresse. Ce sera une enquête parmi les cendres et les traces d’une vie reconstruite. / Et puis, il y a le souvenir de cette rose cueillie à Ravensbrück, un éclat dans le gris funeste, la beauté au milieu de la monstruosité, à l’origine de sa renaissance. / Le livre s’appellera La Douceur. » (Quatrième de couverture de La douceur, roman d’Étienne de Montety, éditions Stock, 2023. On vient d’en lire le texte de présentation complet.)

La préposition de est fâcheusement omise devant déportée. Et est-ce que vraiment on « découvre » la part d’ombre de quelqu’un ? L’ombre, est-ce quelque chose qu’on découvre ? Je vois là un cliché qu’un Montety aurait dû nous épargner. Sans doute n’a-t-il pas écrit ce texte lui-même, mais l’éditeur a bien dû le lui donner à relire… On s’attendait plutôt à trouver : « Cette Française au charme insolite cache une part d’ombre dont ils découvrent bientôt l’existence ».

Bien qu’un verbe soit au futur simple, les « va » et les « vont » du futur périphrastique sont omniprésents. L’auteur de ce texte met au futur tout événement relevant de l’ordre des péripéties (ce qui surgit) : « vont éprouver », « vont découvrir », « va naître », « va consentir », « ce sera » ; tandis que les faits qui durent (ce qui est permanent) s’inscrivent dans le système usuel du présent : « cache », « hante », « a perdu », « il y a ». D’où vient ce besoin de marquer par un futur tout surgissement de l’imprévu, toute rupture d’une situation stable ? Mettre au futur la péripétie, c’est ajouter au processus qui l’exprime une sorte de balise clignotante : on surexprime la rupture, on surligne la perturbation… au risque de faire interférer les faux futurs avec les vrais.

Tous ces verbes au futur auraient dû être mis au présent. Dans une narration au présent, le lecteur ou l’auditeur démêle intuitivement la trame des processus duratifs de la trame des péripéties. Allons plus loin : la façon dont l’auteur du texte de présentation de La douceur a réparti les temps verbaux entre le futur et le présent semble correspondre à la répartition des temps entre passé simple et imparfait qui s’est longtemps observée dans les narrations au passé…

Seul le verbe qui figure à la fin du texte, « s’appellera » (hélas mis pour : s’intitulera), est légitimement au futur. En effet, le mot douceur (titre du livre qu’écrivent Barbara et le héros-narrateur) n’est dévoilé que dans le dernier chapitre du roman. Ce mot désigne aussi la nature de la relation qui s’est nouée entre les deux journalistes.

 

À l’intérieur d’un livre :

« Dès lors qu’il a perdu tout espoir de fabriquer de l’or, il [Gilles de Rais] se tourne vers les sciences occultes, pratique la sorcellerie pour invoquer les esprits et, au cours de ces cérémonies rituelles, commence à pratiquer des sacrifices… Le cap est franchi, Gilles de Rais va vraisemblablement commettre des actes pédophiles et des infanticides au cours d’horribles débauches dont se rendent complices ses amis Gilles de Sillé et Roger de Briqueville. Grâce à un système de rabatteurs, les jeunes enfants des villages sont placés comme pages chez Gilles de Rais en échange de quelques pièces. Mais que se passe-t-il réellement derrière les hautes murailles des châteaux fortifiés ? Il se murmure, [sic] que pour satisfaire le baron [Gilles est baron de Rais], on lui sacrifie des cœurs d’enfants, des membres, des yeux…  / Une erreur va lui être fatale. Gilles de Rais devient un rebelle au regard de la loi. Voulant récupérer la châtellenie de Saint-Étienne-de-Mer-Morte qu’il avait vendue au trésorier du duc de Bretagne, Guillaume Le Ferron, Gilles va investir l’église le jour de la Pentecôte, le 15 mai 1440, en menaçant d’une hache le malheureux Jean Le Ferron, frère du trésorier, pour qu’il lui abandonne la forteresse. Non content de violer les privilèges de l’église [mis pour : de l’Église], Gilles de Rais vient de se rendre coupable d’insubordination envers son suzerain, le duc de Bretagne. » (Stéphane Bern, Secrets d’Histoire [volume 1], éditions Albin Michel, 2010, p. 51.)

Dès la deuxième phrase, on trouve « va commettre », qui est un futur intempestif. Par ce moyen, l’auteur insiste sur la rupture entre un avant et un après. Il nous place, en quelque sorte, dans une position de surplomb par rapport au destin de son personnage. Plus bas, la phrase « Une erreur va lui être fatale » est une prolepse de bon aloi. Mais il ne fallait pas mettre au futur la phrase qui suit (« va investir » – où, du reste, le verbe investir est employé à contresens), ni rétrograder brusquement vers le passé dans la dernière phrase de notre extrait (« vient de se rendre coupable »). Ces incohérences détruisent la continuité narrative et temporelle.

Voici un développement, formant un paragraphe complet, que j’emprunte à un excellent essai de Jean-Louis Bachelet sur la musique – livre de vulgarisation autant que de réflexion :

« Si le maître de Bayreuth a pu se démarquer des compositeurs de son temps, c’est qu’il place la question du Salut au centre de toute son œuvre. Question particulièrement épineuse à l’époque où l’Europe des philosophes, qui s’est affranchie du pouvoir de l’Église, n’en reste pas moins en quête d’éternité. Or, Wagner va précisément incarner en musique [= exprimer en langage musical] cette idée que le Salut vient de l’homme lui-même. Du strict point de vue musical, il va donc jouer sur les tensions provoquées par des dissonances répétées, voire assenées sur de longues portions de texte, avant de les “résoudre” en un torrent d’harmonies d’une envoûtante beauté. L’auditeur – plongé dans un chaos sonore fait essentiellement de ces accords de septième évoqués plus haut, chaos censé décrire la misère de l’homme – se trouve, en fin de concert, happé par une série d’accords parfaits qui incarnent l’avènement de l’homme nouveau régénéré par la grâce du héros providentiel, devenu surhomme par sa propre volonté. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique : Ce que les grands compositeurs nous révèlent et <ce qu’ils> nous cachent ; éditions Buchet-Chastel, 2022, p. 199. Les « accords de septième évoqués plus haut » sont les accords de septième diminuée, dont Wagner usait à la suite de Beethoven, de Schubert et des romantiques, et dont il avait même tendance à abuser.)

Pour souligner – ou pour dramatiser – la rupture qui se produit lorsque Wagner fait évoluer le langage musical de son temps, l’auteur ne peut s’empêcher de mettre sa phrase au futur périphrastique.

 

Dans les narrations qu’on écrit en vue de leur oralisation, comme dans celles qu’on improvise en public, on s’exprime assez vite au futur périphrastique (en y mêlant quelques occurrences de futur morphologique).

Voici quelques phrases entendues dans une vidéo de Christopher Lannes : « Napoléon coalise toute l’Europe. […] Sauf que les Russes, eux, ont décidé de jouer une stratégie à la russe, c’est-à-dire faire entrer l’ennemi au plus profond des terres de Russie. Les généraux russes vont donc battre en retraite perpétuellement, tout en dévastant tout sur leur passage […]. Ils [les Russes] vont livrer combat aux portes de Moscou […], lors de la bataille de Borodino, appelée aussi bataille de la Moskova. Il s’agira d’un énorme carnage […]. Malgré tout, cette bataille va-t-être [sic] remportée par les Français, qui seront maîtres du champ de bataille. Les Russes vont se replier, et ça va permettre à l’empereur d’entrer à Moscou. […] Sauf que, là aussi, l’empereur se trompait, et, après trois mois passés à Moscou, […] l’empereur décide de rebrousser chemin par le sud. […] Napoléon va donc tenter de se replier vers le sud, mais, là, l’armée russe, solidement installée, va l’empêcher de passer, et il sera obligé de reprendre les mêmes chemins [qu’à l’aller]. […] Ainsi, pendant de longs jours, de longues semaines, l’armée va battre en retraite dans des conditions chaotiques. » (« Fragments : la retraite de Russie », vidéo publiée sur YouTube en 2016.)

D’une part, ces extraits confirment le fait que le futur périphrastique et le futur morphologique sont substituables l’un à l’autre. Ils expriment la même nuance temporelle.

D’autre part, le futur n’est réellement utile dans aucune de ces phrases car aucune ne se laisse interpréter comme étant une anticipation.

 

Le texte qui suit offre un mélange inextricable de futur périphrastique et de verbes au passé, mélange analogue à celui que présentaient les textes cités à la fin du chapitre consacré aux emplois abusifs du futur simple :

« Ce jour-là, il [le moine-poète Ikkyu Sojun (1394-1481)] quitte son abri délabré près de la rivière […]. […] Seul, il s’enfonce dans les monts Hiei, au plus profond de la montagne. Les nuages blancs s’entassent sur les sommets, des traînées de brouillard s’étendent sur les vallées, çà et là il distingue, toutes petites, les huttes des montagnards. “À l’ouest l’on coupe du bois, et l’écho de l’est en renvoie le bruit, le son des cloches des monastères au fond de mon cœur éveille des résonances.” C’est le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard, [sic] se lançait lui aussi sur les routes : il était à la recherche d’une manière de vivre qui ferait de la vie une œuvre d’art. À partir de 1684, il [= Bashô] va consacrer les dix ans qui lui restent à des pérégrinations qu’il relate dans cinq carnets de notes. Ces journaux d’un poète, joints [c’est-à-dire quand on les joint] aux poèmes d’Ikkyu, donnent une idée des difficultés rencontrées par celui qui s’aventurait par monts et par vaux sur des chemins mal tracés, au gré de ses pèlerinages… » (Christine Jordis, Le nuage fou : Ikkyu, moine zen et poète rebelle ; éditions de l’Observatoire, 2023, p. 124-125.)

L’auteur – écrivons même : l’auteure (féminisation qui a, contrairement à autrice, le mérite d’inscrire le mot dans notre modernité puisque celle-ci admet aussi la professeure, la proviseure, la metteure en scène, etc.) – devrait savoir qu’on ne dit pas « les dix ans qui lui restent », mais : « les dix ans qui lui restent à vivre ». Pour empêcher la répétition du verbe vivre (« à la recherche d’une manière de vivre »… « les dix ans qui lui restent à vivre »), on ne peut pas se contenter d’en biffer l’une des occurrences : il faut aller plus loin dans la reformulation de l’une des deux phrases.

Christine Jordis interrompt la narration qu’elle est en train de faire de la vie du moine-poète Ikkyu Sojun, pour citer un passage des Journaux de voyage de Bashô (traduits du japonais par René Sieffert), parce que des paysages semblables à ceux traversés par Ikkyu Sojun y sont décrits – mais 250 ans plus tard – par Bashô. La citation est suivie de l’évocation d’une partie de la vie de ce dernier, évocation placée là pour révéler qui est l’auteur de ces lignes entre guillemets et pour indiquer dans quel contexte elles ont été écrites. Le portrait de Bashô commence à l’imparfait, ce temps ayant probablement été choisi parce qu’il s’harmonisait avec le caractère descriptif du fragment cité. L’abandon du présent de narration que l’auteure utilisait dans la narration principale fait de la digression consacrée à Bashô l’équivalent d’une note historique de bas de page. Bizarrement, la suite de ce portrait est mise au futur périphrastique. Sans transition, le récit de la vie de Bashô s’introduit ainsi dans la strate temporelle à laquelle appartient le récit de la vie d’Ikkyu, dont il semble même prolonger le cours.

Christine Jordis s’amuse, certes, à faire cheminer côte à côte les deux poètes, comme un cinéaste mêlant par surimpression deux prises de vues, mais l’incohérence dans la succession des temps verbaux est évidente. Pour y remédier, suffirait-il de mettre entièrement au futur la prolepse contenue dans notre extrait ? Ainsi nous lirions : « C’est le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard se lancera lui aussi sur les routes : il sera à la recherche d’une manière de vivre qui fasse de la vie une œuvre d’art. À partir de 1684, il consacrera les dix ans qui lui resteront à vivre à des pérégrinations qu’il relatera dans cinq carnets de notes. »

Dans ce cas, on ferait bien d’expliciter le rapport qu’il y a entre la citation et la tournure « c’est… qui… » placée juste après. Pour ce faire, ajoutons quelques mots à notre proposition : « Cette description sera écrite par le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard se lancera lui aussi sur les routes », etc.

Mais si l’on préfère conserver à la digression son caractère de note historique, en la laissant au passé, on peut remplacer « va consacrer » par « consacra » et harmoniser en conséquence les autres temps verbaux : « À partir de 1684, il consacra les dix ans qui lui restaient à vivre à des pérégrinations qu’il relata dans cinq carnets de notes. » La phrase qui précède celle-ci ne demande alors plus aucun changement : l’imparfait qu’on y trouve suffit pour laisser entendre que Bashô est l’auteur de la description de paysage citée entre guillemets, et qu’il décrit ce paysage pour l’avoir parcouru.

 

Maintenant que le futur périphrastique est devenu plus courant que le futur morphologique, il y a des écrivains qui, en mettant au futur simple les phrases que d’autres mettraient au futur périphrastique, pensent employer un temps plus légitime, plus classique, plus châtié.

Certains vidéoblogueurs prononcent, face caméra, un texte qui a été écrit avec soin. Quoique leur texte soit rarement exempt de maladresses syntaxiques, ils l’articulent sans la moindre hésitation ni le moindre lapsus. Regardez les vidéos de la chaîne Chronik Fiction, écrites et réalisées par les Français Mike Zonnenberg et Fabio Soares. On y voit leur porte-parole – autrefois le Coroner (interprété par Stefan Godin), plus récemment l’Avocat (interprété par Jean-Luc Guizonne) – analyser un film, en commenter les images ou les dialogues, sur un ton pénétré, parfois sentencieux. Alors que le Coroner avait plutôt tendance à s’exprimer au futur périphrastique, l’Avocat privilégie le futur morphologique.

Les lignes suivantes sont tirées d’une des vidéos du cycle de l’Avocat. Quand ce personnage-commentateur se met à résumer l’intrigue du merveilleux Whiplash de Damien Chazelle, le futur devient envahissant : « Le film met en scène Andrew Neiman, un jeune batteur de jazz ambitieux et perfectionniste. Étudiant dans un grand conservatoire new-yorkais, Andrew rêve de rejoindre la classe la plus prestigieuse de l’établissement, dirigée par Terence Fletcher. En répétant, un soir, il attire l’attention du chef d’orchestre [= ledit Fletcher] – un chef d’orchestre qui sera également son bourreau. […] À la recherche du nouveau génie du jazz parmi ses étudiants, le chef d’orchestre poussera à bout ses musiciens afin d’en tirer le meilleur. [C’est-à-dire : afin d’obtenir d’eux le meilleur de ce qu’ils peuvent donner.] […] Prêt à tout pour réussir, le jeune batteur se mettra à dos sa famille, quittera sans scrupules sa petite amie et ira même jusqu’à trahir un camarade afin de lui [sic] prendre sa place. Des actes forts, qui montrent à quel point Andrew était prêt à se battre. […] Face à un tel adversaire, Fletcher redoublera de cruauté. Poussé dans ses retranchements, Fletcher utilisera toutes les armes à sa disposition – jet d’instrument, insultes, violence psychologique – mais son arme favorite restera ses répliques, de véritables uppercuts qui feront vaciller Andrew. On assiste alors à un combat entre deux génies, où chaque coup assomme et laisse le spectateur sans voix [sic, au lieu de : assomme le spectateur et le laisse sans voix]. Un combat où la victoire se jouera au dernier round. L’affrontement trouvera son apogée dans la scène finale… » (Mike Zonnenberg et Fabio Soares, « Le méchant le plus SADIQUE du cinéma ! », vidéo publiée le 20 février 2021.) Or c’est seulement dans « sera également son bourreau » que le futur exprime une véritable anticipation.

 

Ayant oublié que l’emploi abusif du futur périphrastique était né d’une volonté de faire acte de résistance contre une tendance plus ancienne de narration au futur morphologique, certains recommencent à abuser de ce dernier. Ce qui leur échappe encore et toujours, c’est que la meilleure façon de reconquérir le terrain que nous avons cédé au futur périphrastique consiste à revenir à un usage réfléchi et maîtrisé du présent de narration.

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 11:00

Beaucoup de gens croient sans doute faire acte de résistance contre la tendance à narrer au futur quand ils utilisent la construction « va/vont + infinitif ».

Or ce choix n’arrange rien ! Car la construction qui fait du verbe aller un semi-auxiliaire est aussi une forme de futur. Elle est appelée futur périphrastique, parce que l’ensemble soudé que forment le semi-auxiliaire et l’infinitif constituent une périphrase verbale. « Va + infinitif » n’est nullement une forme particulière du présent.

Bien sûr, on se gardera de confondre le semi-auxiliaire aller (qu’on fait suivre d’un verbe à l’infinitif) avec le verbe aller utilisé en son sens propre pour exprimer un déplacement dans l’espace.

La ressemblance que le futur périphrastique offre avec le présent peut inciter à l’employer de préférence au futur morphologique (celui qu’on trouve dans les tableaux de conjugaison). Le locuteur s’imagine que, dans un tissu d’énoncés faits au présent, les phrases à semi-auxiliaire aller s’intègrent avec plus de discrétion que des phrases qui auraient leur verbe franchement mis au futur simple de l’indicatif. Mais c’est pure illusion. L’un et l’autre futur, le morphologique et le périphrastique, suggèrent que les faits sont encore à venir : le lecteur ou l’auditeur à qui ils sont annoncés doit s’attendre à les voir surgir. Il a peut-être l’illusion fugace d’assister à une accélération du temps – mais le principal inconvénient du procédé, la rupture avec la continuité chronologique, se fait vite sentir.

Certes, pour la personne qui parle, le recours au futur permet de se reposer l’esprit pendant une partie de sa narration. Pendant quelques instants, elle se concentre davantage sur la restitution des faits que sur la syntaxe des phrases, puisque le futur morphologique est assez facile à conjuguer à toutes les personnes, et que la construction périphrastique demande encore moins d’efforts.

Les grammairiens ont tort de définir le futur périphrastique comme étant un « futur proche ». Or c’est en introduisant un adverbe ou tout autre complément circonstanciel de temps qu’on indique le caractère plus ou moins éloigné d’un événement à venir. La différence entre le futur morphologique et le futur périphrastique n’est pas sémantique.

 

Aujourd’hui, de ces deux futurs, le périphrastique est celui qui vient le plus spontanément aux lèvres. Il apparaît dans presque toutes les vidéos consacrées à des films, à des romans, à des œuvres musicales ou à des bandes dessinées. Le commentateur a des phrases au futur même pour raconter la création ou la fabrication d’une œuvre : « Le film va utiliser la musique de Jean-Sébastien Bach », « Mel Gibson va nous montrer des flash-back », « Carpenter va réécrire une grosse partie du scénario… Il va placer l’histoire à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, ce qui fait de son film le plus proche du western jamais fait par lui, visuellement parlant… », etc.

À l’oral, tout entretien entre un écrivain et son interlocuteur (libraire, médiateur culturel, journaliste, présentateur…) commence au présent mais dérive assez rapidement vers le futur – et presque toujours vers le périphrastique. Le public assiste alors à trente minutes (voire plus) de discussion pendant lesquelles la plupart des phrases échangées ont pour noyau verbal un « va » ou un « vont ». L’auteur (homme ou femme) résume telle ou telle partie du roman avant d’en faire l’exégèse, la personne chargée de poser les questions en résume à son tour quelque épisode, tous deux reconstituent ensemble les comportements ou les réactions de tel ou tel personnage, et toujours au futur et sur le ton du plus grand sérieux.

Bizarrement, les gens qui s’efforcent d’éviter les répétitions de mots ne semblent pas troublés par la répétition du semi-auxiliaire « va/vont ». Pourtant, dès qu’on prend conscience de sa présence, on n’entend plus que lui. Hélas, les personnes qui en prennent conscience sont plus souvent les spectateurs ou les auditeurs que l’écrivain et son interlocuteur.

Il est étrange qu’un historien ou un professeur d’histoire qui raconte un événement passé le fasse en utilisant le futur : « Colbert va encourager l’académie royale de sculpture et de peinture, il va être à l’origine de la création d’un grand nombre de compagnies commerciales », etc. Il est particulièrement illogique de transformer le passé en une sorte de prophétie.

On observe cette même mise au futur lorsqu’un journaliste raconte un événement ancien ou actuel, notamment lorsqu’il commente des images : « Le parlement va voter la confiance… Les manifestants vont se retrouver… Les événements vont se produire… Les policiers vont ouvrir le feu… Les choses vont se terminer… » Mais j’ai expliqué plus haut comment l’engouement pour le récit audiovisuel avait contribué à la diffusion et à l’implantation du « futur de narration » dans la langue commune.

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 10:05

En plein milieu d’une narration au présent, l’emploi du futur est légitime lorsque l’auteur se livre à une véritable anticipation. Les événements qu’il anticipe sont généralement aussi révolus que ceux du récit principal mais ils se situent postérieurement au moment où l’auteur s’est imaginairement placé par rapport aux faits qu’il raconte. Ces anticipations portent sur des événements ultérieurs, qui sont parfois très éloignés du récit principal ; et elles sont rapidement suivies d’un retour au récit de base.

Or nombre de narrations qu’on lit ou qu’on entend de nos jours font entrer en collision les vrais futurs et les futurs « de narration ». Comme je l’ai dit plus haut, il n’existe aucun futur postérieur au futur…

Le site du quotidien libanais L’Orient-Le Jour a accueilli dans sa rubrique « Patrimoine », le 20 novembre 2007, un article intitulé « Les fastes d’argent de la cour du Roi-Soleil exposés à Versailles », dont j’extrais le passage suivant : « Quand il s’installe à Versailles en 1682, Louis XIV y installe sa “grande argenterie”, une collection de 200 meubles et objets d’argent massif réalisés par les plus grands orfèvres du temps. […] Pour payer la guerre et “sans vague à l’âme”, le roi le fera fondre en 1689, escomptant toucher six millions de livres d’une collection qui lui en a coûté dix et lui en rapportera deux. Ce type de mobilier deviendra ensuite la norme obligée [sic] pour toutes les cours d’Europe, et ce sont leurs pièces [sic] qui évoqueront à Versailles le mobilier français perdu à jamais. »

L’auteur de cet article non signé a eu raison de mettre la dernière phrase au futur, puisqu’elle clôt un rappel de faits historiques par une anticipation de l’avenir. En revanche, la précédente aurait dû être au présent de narration, dans la continuité des deux « installe » du début (fâcheuse répétition lexicale…), bien qu’on puisse laisser au futur le verbe rapporter : « le roi le fait fondre en 1689, escomptant toucher six millions de livres d’une collection qui lui en a coûté dix et lui en rapporte (ou rapportera) deux ».

Si, dans l’article d’origine, l’auteur a mis le verbe coûter au passé composé plutôt qu’au futur antérieur (« aura coûté »), c’est en se situant imaginairement à égale distance des deux faits évoqués (« a coûté » et « fera fondre »), c’est-à-dire en se plaçant sur le point de la flèche du temps où Louis XIV a pris sa décision. L’auteur se fait ainsi le prophète des conséquences de cette décision – ce qui n’est pas très habile.

On peut aussi penser qu’il a oublié l’existence du futur antérieur (« aura coûté »), sous l’influence de ces mauvaises traductions de l’anglais que nous rencontrons partout. La langue anglaise, dont le système de conjugaison ne possède pas de futur antérieur, remplace ce temps qui lui manque par le present perfect. Exemple : He will come after he has finished – ce qui doit se traduire par : « Il viendra quand il aura fini. » Malheureusement, les traductions du type : « Il viendra quand il a fini » ne cessent de se répandre, et l’oreille française s’habitue à entendre le passé composé exprimer une idée de futur.

 

Un résumé d’intrigue non destiné à une quatrième de couverture, donc dénué de toute visée publicitaire, nous en fournit une autre illustration :

« Le Lotus bleu est le quatrième [sic] album des aventures de Tintin et constitue la suite des Cigares du pharaon paru l’année précédente. Appelé par un mystérieux messager devenu fou, Tintin quitte l’Inde en bateau pour Shanghai divisé en concessions (occidentales ou japonaise). Il se heurte aux autorités occupantes mais, aidé par une triade chinoise, il triomphera des trafiquants d’opium japonais en partie grâce à Tchang, un jeune orphelin que l’on retrouvera dans Tintin au Tibet. » (Claude Chollet, consacrant une notice au Lotus Bleu d’Hergé ; dans La bibliothèque littéraire du jeune Européen : 400 œuvres de fiction essentielles, ouvrage dirigé par Alain de Benoist et Guillaume Travers ; éditions du Rocher, 2021, p. 319.)

Le futur choisi abusivement pour le verbe triompher entrave la bonne compréhension de la prolepse (ou anticipation ponctuelle) que constitue la subordonnée relative « que l’on retrouvera… ». Il aurait été plus judicieux d’écrire : « mais, aidé par une triade chinoise, il triomphe des trafiquants d’opium japonais en partie grâce à Tchang, un jeune orphelin que l’on retrouvera dans Tintin au Tibet. » Il est pertinent de mettre au futur un fait (la réapparition de Tchang dans une aventure ultérieure de Tintin) qui n’appartient pas à l’intrigue qu’on veut résumer, mais on ne comprend pas pourquoi Claude Chollet a choisi de mettre au futur le verbe triompher, alors que l’action qu’il exprime s’inscrit dans la simple continuité chronologique de la série d’événements qui constituent l’intrigue du Lotus Bleu. (Il manque aussi, dans le résumé de l’album Tintin, quelques virgules grammaticales. D’autre part, Hergé écrit Shanghaï, utilisant une graphie conforme au système grapho-phonétique du français, et non pas « Shanghai ».)

Voici un autre résumé d’intrigue, celle d’un roman japonais de 1923 : Soleil, de Riichi Yokomitsu. Ce résumé est écrit par Benoît Grévin, traducteur de l’édition française parue en 2016. Le texte figure non pas en quatrième de couverture mais dans la postface du livre. Le futur y surabonde :

« Le sadisme de l’intrigue se révèle dès les premières pages, car c’est la bonté de Himiko qui précipite la catastrophe de son pays [= le pays d’Umi, dont Himiko est la princesse royale]. En imposant aux habitants de son palais d’épargner Nagara, le prince royal de Na, égaré sur les terres de l’Umi, contre les conseils du sukuné des prêtres qui invoque la vengeance pour une razzia antérieure [sukuné des prêtres = le chef de la caste des prêtres de l’Umi], la princesse crée involontairement les conditions pour que Nagara, éperdument amoureux d’elle, envahisse dans une attaque[-]surprise l’Umi, massacre la famille royale et son tout jeune mari, et l’enlève la nuit même de ses noces. L’intrigue se développera ensuite au rythme des catastrophes et rebondissements que la fascination exercée par Himiko amènera dans les différentes chefferies [= l’Umi, le pays Na et le Yamato]. Son attraction dressera d’abord Nagara contre son père, le roi du pays Na, qu’il assassinera, puis envenimera les relations des deux princes du pays de Yamato, Han’e et Hanya, qui lutteront pour elle jusqu’à la mort. Au fil des pages, Himiko perdra deux maris successifs, sera témoin ou motif involontaire du meurtre absurde de dizaines de personnages, [allant] de l’esclave au roi – car dans cette société rêvée le glaive et le caprice des nobles ont force de loi, et le comportement oscille entre le respect relatif de tabous et d’interdits, et l’abandon permanent [sic] à des pulsions de destruction gratuite. Himiko finira par décider dans un mouve­ment de rébellion de s’assimiler au soleil et d’utiliser ces passions aveugles pour lancer le Yamato contre le pays Na, obtenant ainsi l’anéantissement mutuel de ses persécuteurs, Nagara et Han’e, à son profit. Le cycle se clôt ainsi quand, ces deux derniers s’étant entre-tués, Himiko refuse la logique de la vengeance qu’elle vient pourtant d’obtenir, tout en étant devenue reine de Yamato, et, déjà, potentiellement maîtresse de trois pays. » (Benoît Grévin, postface à sa traduction de Soleil de Riichi Yokomitsu, éditions Anacharsis, 2016 ; consulté dans l’édition de poche, collection Griffe-fictions, 2023, p. 119-120.)

En dehors d’une parenthèse explicative logiquement faite au présent, la narration est mise au futur après à peine une ou deux phrases, et Benoît Grévin ne revient au présent que dans la conclusion de son résumé.

 

Le futur s’introduit parfois au sein d’une narration qui a pour temps de base le passé simple. On a vu que la transition du présent au futur pouvait être brutale, mais que dire d’un texte où la transition s’effectue du passé simple au futur !

« Le présent ouvrage eut trois tirages. Les deux premiers parurent en 1894, imprimés sur un papier assez épais, le hôsho, à base de fibres de mûrier, papier qui était utilisé pour l’impression des estampes. Le troisième tirage – celui qui est repris ici – parut aux alentours de 1904. Imprimé sur un papier crêpe, le chirimen-bon, il est distribué en France par Flammarion qui se contentera d’apposer son cachet en rouge sur la couverture. » (Élisabeth Lemirre préfaçant Fables illustrées par des maîtres de l’estampe japonaise, de Jean de La Fontaine, éditions Picquier, 2019, p. 13.)

Certes, le présent de l’indicatif passif « est distribué » opère tant bien que mal la transition attendue. Pourtant, la forme « se contentera » met au futur une action chronologiquement antérieure à celle exprimée par « est distribué ».

On note que « se contentera » ressemble à « se contenta ». Il n’est pas impossible que certains verbes se retrouvent au futur à cause de la ressemblance qui existe, aux trois personnes du singulier, entre les désinences du passé simple des verbes du premier groupe et celles du futur simple (des verbes de tous les groupes). Quant au passé simple des verbes du deuxième et du troisième groupe, il apparaît difficile à conjuguer aux Français d’aujourd’hui ; et j’ai l’impression que ceux-ci préfèrent à « Il découvrit » un « Il découvrira », où le verbe se termine par la même lettre que la forme correspondante du passé simple des verbes du premier groupe. La deuxième tendance a pu influer sur la première et la renforcer. Lorsque la construction à verbe aller se substitue au futur, la conjugaison demande encore moins de réflexion et de connaissances morphologiques. Nous voyons se développer un français d’aéroport, que pratiquent même les intellectuels.

Le texte suivant est tiré d’un essai biographique consacré par Gérard Guégan à l’écrivain-reporter Jean Fontenoy. Cet extrait comporte de tout : présent de narration, futur intempestif et temps du récit (ceux qui s’organisent par rapport au passé simple). Le mélange de ces temps rend incertain l’ordre même des faits rapportés. Pour comprendre le paragraphe qu’on va lire, il faut savoir que la narration a atteint l’année 1927 :

« Depuis deux jours, les troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek, et leur tout-puissant conseiller militaire, le Russe Blücher, occupent la ville [= Shanghaï]. Fontenoy ne rencontrera pas ce fils de moujik devenu le brillant stratège de la guerre de guérilla [sic]. À Moscou, l’année d’avant, Fontenoy était tombé sous le charme du maréchal Toukhatchevski, à qui il rendra hommage lorsque celui-ci, accusé d’être un espion nazi, sera jugé et exécuté en 1937. Comme par un fait exprès, Blücher présidait le tribunal militaire qui le condamna. Ça ne lui porta pas chance. L’année suivante, il fut à son tour exécuté pour s’être “vendu” au Japon… » (Gérard Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, éditions Stock, 2011, p. 139, chapitre intitulé « Les fumées de la volupté ». Prix Renaudot de l’essai. Ce texte reste identique dans la réédition du livre parue en poche chez Gallimard, collection Folio, 2013.) Le tribunal militaire que Vassili Blücher a présidé était bien le tribunal chargé de condamner Toukhatchevski. Quant à l’expression « guerre de guérilla », qui est malvenue, il faudrait la remplacer par guerre de harcèlement, guerre de partisans

Puisqu’il s’agit d’une anticipation, restons au futur.

Solution : « Comme par un fait exprès, Blücher présidera le tribunal militaire qui condamnera Toukhatchevski. Ça ne lui portera pas chance. L’année suivante, il sera à son tour exécuté pour s’être “vendu” au Japon… » Si la parenthèse qui s’ouvre par les mots « Comme par un fait exprès » avait été transformée en une note de bas de page, les temps du récit (passé simple et imparfait) auraient pu y être conservés.

 

Je reviens aux mémoires d’André Tubeuf, où l’on a vu que le récit – fait au présent de narration – se permet de curieuses embardées vers le futur. Après l’accident arrivé sur l’isthme de Corinthe, les quatre Français se séparent de leur guide et interprète grec, et reprennent la route qui les éloigne du Péloponnèse et les mène vers la région d’Athènes. Dans un paragraphe où l’auteur âgé s’immisce dans la narration pour y résumer l’arrivée et le bref séjour à Athènes du petit groupe, le cours des événements de la diégèse devrait se voir automatiquement reporté en arrière sur l’axe du temps, dans une antériorité relative par rapport à cette fenêtre qui vient de s’ouvrir sur le présent de l’écriture.

Or il se passe autre chose : au lieu d’énoncer ces faits en utilisant un temps exprimant l’antériorité, l’auteur les énonce par le temps voué à exprimer la postériorité :

« Je ne me souviens [sic] vraiment plus comment nous nous acheminerons, nous, vers Athènes, si on y a déjeuné sur le pouce – est-ce là, par un Figaro traînant sur une table, que nous apprenons la naissance de Stéphane, troisième des garçons Duhamel, filleul de Gérard [Granel] ? La vie des autres continue. » (André Tubeuf, Avoir vingt ans, et commencer ; Actes Sud, p. 120.)

Cette cohabitation forcée du présent d’énonciation (ici présent de l’écriture) et d’un futur « de narration » contrevient à la cohérence même du système des temps. Le verbe « nous acheminerons », corrélé avec le présent des paragraphes précédents, est privé de toute relation chronologique avec le verbe « me souviens » qui ouvre le paragraphe. La décorrélation est d’autant plus forte que le verbe suivant, coordonné à « nous acheminerons », est au passé composé : « a déjeuné ». On trouve ensuite le verbe « apprenons », dont l’appartenance à la catégorie du présent de narration peut tirer sa légitimité de la position qu’il occupe en aval d’un verbe mis au passé composé. L’auteur fait surgir au petit bonheur le présent, le passé composé ou le futur, en les coupant de toute notion d’antériorité, de simultanéité ou de postériorité.

Autre texte bizarre sorti du stylo d’un écrivain chevronné :

« Il [Lacan] déboule dans le petit bureau, au quatrième étage du 42, rue Bonaparte. Quand il en ressortira, je dis à Sartre : / – Il avait l’air agité. » (Jean Cau, Croquis de mémoire, « Le docteur Lacan », éditions Julliard, 1985, puis éditions de la Table Ronde, Petite Vermillon, p. 92.) Le temps auquel est mis « déboule » indique que « dis » est au présent et non au passé simple.

Que signifie la mise au futur du verbe « ressortira » ? Il fallait au moins harmoniser : « Quand il en sera ressorti (ou reparti), je dirai à Sartre » ; ou, au présent : « Quand il en est ressorti (ou reparti), je dis à Sartre ». Cau n’a pu demander à Sartre son avis sur l’étrange conduite du docteur Lacan qu’après l’entretien qu’avaient eu ensemble les deux hommes – et après le départ de Lacan. Or l’action faite par Lacan, nécessairement antérieure, est exprimée au moyen d’un temps qui la situe postérieurement à l’action faite par l’auteur-narrateur-témoin ! Jean Cau a mis l’accent sur le décalage temporel qui existe entre les deux actions sans se rendre compte qu’il inversait leur déroulement chronologique. En tout cas, ce « ressortira » pourrait bien être une des toutes premières occurrences enregistrées dans l’écrit de notre « futur de narration ».

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:59

Si je raconte à quelqu’un ma journée de la veille, j’en résume les événements saillants au présent et non au futur. Et, curieusement, les blagues sont encore racontées au présent. De même, les journalistes qui racontent des faits réels le font au présent… sauf lorsqu’ils commentent des images. Mais un romancier qui résume l’intrigue de son dernier livre le fait volontiers au futur.

Ce qui se raconte au futur, c’est une histoire déjà écrite, par quelqu’un d’autre ou par soi-même. Il peut s’agir aussi de la vie d’un personnage réel, lorsqu’on en restitue les étapes à partir d’une liste mentale ou d’une chronologie écrite. C’est un futur de résumé de narration.

 

On voit apparaître le futur dans les prières d’insérer ou dans les résumés d’intrigue.

« Née d’un Ougandais et d’une Congolaise, Karelle a huit ans lorsque la guerre éclate à Kinshasa. Mère et fille se réfugient en France, pays de liberté, pour y vivre en paix. À ce premier exil du cœur s’ajoutent bientôt la difficulté et l’angoisse de se reconstruire et d’être acceptées. / Animées par cette fierté et cette dignité qui font leur grandeur d’âme, elles s’arment de courage. Il faut les connaître, ces hôtels insalubres où l’on fait son beurre sur le dos de la misère humaine. Il faut les endurer, ces sinistres coups du sort, sans rien céder de ses rêves. Karelle en fera l’expérience. Et de ses combats naîtra la plus éclatante des victoires. » (Quatrième de couverture des Chemins d’exil et de lumière, de Céline Lapertot, éditions Viviane Hamy, 2023.) Passons sur les clichés et les maladresses (sur le dos de la misère humainela victoire naît du combat…).

Est-ce une bonne chose d’avoir mis au futur les deux dernières phrases ? L’avant-dernière phrase aurait fort bien pu être au présent. Quant à la dernière, elle semble être là pour rassurer le lecteur potentiel. Elle explicite ce que suggère le ton moralisateur du résumé : un dénouement heureux a été prévu pour récompenser la patience du lecteur.

« Elle s’appelle Aurore, lui Simeone. Un soir d’automne, ces deux inconnus au désespoir, qui croient n’avoir plus rien à perdre, engagent la conversation. Commence alors une nuit qui ne ressemble à aucune autre. Au matin, rien ne sera plus comme avant… / Une rencontre romanesque, poétique, fulgurante. » (Quatrième de couverture du roman Une nuit particulière, de Grégoire Delacourt, éditions Grasset, 2023.) On trouve deux fois le pronom rien : c’est dommage. Dans ce bref résumé, le futur est acceptable, parce qu’il annonce le dénouement (les points de suspension, en revanche, sont de trop). Mais la phrase aurait aussi bien pu être mise au présent.

De fait, un tel résumé ne couvre parfois que le premier tiers ou la première moitié de l’intrigue d’un roman. Certains éditeurs y ajoutent les points de suspension pour indiquer que la suite de l’histoire ne sera dévoilée qu’aux personnes qui daigneront ouvrir le livre. Le procédé est insistant et éculé. Quand ces points de suspension se cumulent avec le futur, l’éditeur fait du racolage.

Il apparaît depuis longtemps sur la quatrième de couverture des romans populaires. Dès les années 1950, le texte qui présentait chacun des romans de la série Bob Morane se terminait par une ou plusieurs phrases au futur : « Pour parvenir jusqu’à la légendaire Couronne [sic] de Golconde, notre héros devra suivre un bien étrange chemin, surmonter bien des périls, triompher de bien des ennemis. Mais, le lecteur ne l’ignore pas, Bob n’a pas l’habitude de ménager ses forces. Cette fois encore, il se lancera dans la bagarre avec toute son énergie, à travers le monde énigmatique de l’Inde millénaire. Une aventure trépidante, pleine de mystère et d’angoisse, de courage et d’abnégation. Du Bob Morane à l’état pur. » (Deuxième paragraphe du texte publié en quatrième de couverture de La couronne de Golconde d’Henri Vernes, collection Marabout junior, 1959.)

Le but d’une quatrième de couverture étant d’éveiller la curiosité du lecteur potentiel, le texte qui s’y imprime se termine souvent par une phrase ne donnant qu’un aperçu vague des développements ultérieurs de l’intrigue – phrase interrogative, ou phrase au futur, ou phrase interrogative au futur. Ces procédés dignes d’un dépliant touristique ont pour but d’inciter le flâneur de librairie, survoleur de couvertures, à ouvrir le livre.

Un résumé d’intrigue pour quatrième de couverture a un but publicitaire. Distinct de l’exercice scolaire du même nom, ce résumé de texte n’est pas un modèle réduit du roman.

La principale maladresse à éviter, c’est de faire commencer trop tôt la partie au futur. Tant qu’on raconte des péripéties ou des événements précis, circonscrits, on devrait s’interdire le futur. Dans le cadre d’un résumé d’événements, le futur devrait ne s’appliquer qu’à une anticipation plus ou moins vague.

Quand le résumé se met trop tôt au futur (juste après une brève exposition de la situation initiale), c’est que le rédacteur aura cru par ce moyen donner plus de relief à l’élément perturbateur ou déclencheur d’une suite d’événements. Quelle erreur !

 

Extrait d’un livre globalement écrit au présent de narration, le texte suivant comporte un exemple typique de ce futur non temporel utilisé pour mettre en relief l’élément perturbateur d’un épisode de récit. Nous sommes en 1952, quatre jeunes Français et un Grec franchissent l’isthme de Corinthe à bord d’une Jeep bâchée :

« Marc, comme Michel, est excellent conducteur, mais il se comporte un peu comme si la route était à lui. […] La route se resserre encore un peu, surplombant ce que, placé où je suis, je ne peux pas deviner : éboulis, ou vrai à-pic ? Le paysage que je contemple, ce sont les dos des trois qui sont à l’avant, se déportant à chaque tournant. […] / Le fait est que, dans ce tournant en épingle à cheveux, Marc, serrant à gauche pour ne pas frôler l’à-pic, se trouvera nez à nez avec une auto venant en sens inverse et gardant, elle, sa droite. Très naturellement, pour l’éviter, Marc se rabat, en ligne droite. Ainsi, tout d’un coup, plus rien devant soi. Même moi, je peux percevoir cela, et comprendre aussi que, quand nous quittons le sol, Michel, assis à droite et sans portière, déporté vers l’extérieur, reste là-haut ; nous, nous tombons. » (André Tubeuf, Avoir vingt ans, et commencer, récit ; éditions Actes Sud, 2021, p. 117-118. L’auteur-narrateur était assis sur la banquette arrière, à côté de Robert Badinter. Sur les sièges avant, éjectés avant la sortie de route : Marc Brossollet, Michel Deguy et le jeune Grec. Par miracle, personne n’est sérieusement blessé.)

Il est clair que la mise au futur de se trouver sert d’équivalent à un emploi au présent de ce verbe, qu’il aurait fallu accompagner de l’adverbe soudain : « Marc, serrant à gauche pour ne pas frôler l’à-pic, se trouve soudain nez à nez avec une auto venant en sens inverse ». À ce détail près, la page est admirablement écrite.

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:50

Chacun sait qu’on n’est pas obligé de raconter le passé en utilisant le passé. Le choix du présent comme temps de base d’une narration n’a rien de répréhensible. Un texte ou un discours racontant une histoire, dans lesquels la concordance est entièrement au présent et se voit mise en œuvre avec cohérence, peuvent s’avérer aussi parfaitement élégants et littéraires, atteindre au même accomplissement esthétique, qu’une œuvre de Diderot, de Flaubert, de Proust… Cet usage étant sobre, clair, efficace, les écrivains et les orateurs ont même tout intérêt, aujourd’hui, à organiser l’ensemble des temps verbaux d’un récit par rapport au présent.

Mais le fait que ce temps soit devenu ultra-dominant a un effet pervers. Devenu l’omniprésent de toute narration, le présent en est venu à lasser à son tour. C’est probablement cette lassitude qui pousse tant de journalistes, d’intellectuels, de professeurs, d’écrivains, de secrétaires, de rédacteurs divers, d’enfants scolarisés, d’étudiants… à vouloir « rafraîchir » une narration commencée au présent en y mêlant des verbes au futur.

Ce sentiment de lassitude est lié à la place prépondérante qu’a prise dans notre vie quotidienne la narration audiovisuelle. De fait, après avoir favorisé l’emploi du présent atemporel (ce présent de narration étendu au texte entier, le système du présent cessant de se détacher sur un fond au passé), les journalistes de l’audiovisuel n’auraient-ils pas été les véritables inventeurs et les propagateurs du « futur de narration » ?

Toute séquence d’images filmées est vouée au devenir. Chaque mouvement précède un autre mouvement au sein du montage qui leur donne sens. À propos de l’événement qui lui est présenté par une narration audiovisuelle, le spectateur-auditeur s’attend constamment à voir surgir de nouvelles images. Il est donc possible que la forme filmique elle-même nous incite à énoncer au futur le commentaire par lequel nous tentons d’en décrire les contenus. Fasciné par le reportage filmé, par le documentaire filmé ou par les fictions filmées qui s’inspirent de la forme reportage, le narrateur moderne a l’impression de voir les événements toujours sur le point d’advenir – même lorsqu’ils appartiennent au passé. S’efforçant de projeter dans l’esprit d’autrui de mouvantes représentations en devenir, ce narrateur trouve à sa disposition le futur, sans percevoir les inconvénients d’une telle extension du contenu sémantique de ce temps.

 

Parallèlement, le futur usuel (chargé d’exprimer réellement la postériorité) montre une certaine tendance à s’effacer de la conversation courante. On pourrait croire qu’il n’en devient que plus employé dans les narrations d’actions, comme s’il s’y réfugiait.

Le présent d’énonciation (temps de base de la conversation orale comme du journal intime) peut exprimer une postériorité proche : « Nous partons demain », ou une postériorité éloignée : « Nous partons dans deux ans. » C’est essentiellement le complément circonstanciel de temps dont il est « béquillé » qui permet à ce présent d’exprimer une idée de futur. On notera que d’autres compléments circonstanciels de temps permettent au présent d’énonciation d’exprimer le proche passé (« J’arrive à l’instant », « J’arrive il y a quelques jours ») mais cet usage-là semble plus rare.

Dans les phrases où le présent d’énonciation sert de futur, le complément circonstanciel de temps n’est pas nécessairement un adverbe ou un groupe prépositionnel : il peut prendre la forme d’une subordonnée conjonctive. Or, dans le français oral actuel, le verbe d’une telle subordonnée a tendance à être lui-même mis au présent – ou mis au passé composé lorsqu’on veut marquer une antériorité. Exemple du présent : « Tu reviens quand mamie est là », dit un père à son enfant (pour dire : « Tu reviendras quand mamie sera là » ; à moins que le sens ne soit : « Reviens quand mamie sera là » (car l’impératif aussi est en train de disparaître). Exemple du passé composé : « Je m’habille quand vous êtes partis », dit une mère à ses enfants (voulant signifier : « Je m’habillerai quand vous serez partis »). Mais une chose est sûre : dans les phrases qui ont pour temps de base le présent de narration, le futur simple et le futur antérieur se raréfient.

Cette extension de l’emploi du présent – voire cette tendance à mettre au présent tous les verbes – peut donner à croire que le futur est évincé de l’énonciation orale et qu’il est devenu disponible pour d’autres aventures.

Les gens qui ont perçu cette omniprésence du présent dans l’énonciation veulent peut-être lutter contre l’omniprésence du présent qu’ils ont pu observer dans les narrations, et le font en y ajoutant désormais le futur. Ce serait pour eux la nouvelle façon de signifier à autrui qu’on lui raconte quelque chose, qu’on l’entraîne par le langage dans un récit.

En apparence, laisser s’insinuer le futur « de narration » au milieu d’une narration au présent n’est pas autre chose qu’introduire le présent de narration stricto sensu dans une narration au passé simple. Le décalage semble être du même ordre. Puisqu’il est permis de mêler à des verbes au passé simple un ou plusieurs verbes au présent, et que c’est de l’observation de ce phénomène qu’a été tirée la définition du présent de narration originel, pourquoi n’autoriserait-on pas l’irruption de verbes au futur au sein d’une narration menée au présent ?

Malheureusement, au-delà du futur il n’y a rien. Dans le système des temps du français, il n’y a aucun futur postérieur au futur. Si, dans le cours d’un récit, on passe insensiblement du présent (de narration) au futur, on s’interdit la prolepse ; car à quel temps sera-t-elle exprimée, le futur étant affecté à la diégèse elle-même ? En faisant intervenir trop tôt le futur dans une narration, on se prive des moyens qui permettent de mettre en relation avec leur avenir les événements de la diégèse.

 

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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:34

Quand les Français racontent des événements ou résument des actions, ils ont une fâcheuse tendance à le faire au futur.

De nos jours, même le passé se raconte au futur.

Il s’est répandu un absurde futur qu’on peut dire « de narration », utilisé pour résumer une intrigue de roman ou de film, un événement historique, une anecdote d’autrefois ou d’aujourd’hui. Un futur qui ne sert pas à situer des faits dans l’avenir, mais par lequel on croit rendre ces faits plus vivants, plus actuels (de manière orale ou écrite). Bref, un faux futur, un futur sans contenu temporel. Un futur intempestif.

Ne racontez pas une intrigue au futur. Ne passez pas non plus du présent au futur si ce futur ne fait qu’appartenir à votre narration. Restez au présent… de narration. Comme son nom l’indique, le présent de narration sert à faire se succéder des actions ou des faits en les « présentifiant ».

 

* * *

 

La plupart des romans actuellement publiés, dans les paragraphes qui forment la trame principale de leur intrigue, mais aussi les biographies et les essais historiques, ont pour temps de base le présent. Ce sont des écrits dans lesquels l’action (fictive dans le cas du roman et nettement déterminée par les indications de chronologie dans le cas du texte d’histoire) « n’a nul besoin d’être située par rapport au MAINTENANT de l’écrivain », comme l’écrit Henri Bonnard dans Code du français courant (éditions Magnard, 1986, p. 222). Dans un texte d’historien, le présent remplace maintenant de bout en bout les temps du récit, imparfait et passé simple, du moins pour l’ensemble des faits qui relèvent de la trame événementielle principale. Le passé simple est parfois employé dans les notes de bas de page ou de fin de chapitre, lorsque l’auteur y fait figurer des informations qui auraient alourdi le récit principal ou lorsqu’il y fournit une version différente de tel événement traité dans le corps du texte.

On ne confondra pas cet emploi du présent avec le présent d’énonciation de la conversation courante ou du journal intime. Pour qu’on voie dans une page de journal surgir ce dont il sera question plus loin sous l’appellation de « futur de narration », il faut que le diariste se soit lancé dans une anecdote décontextualisée, l’énonciation cédant alors la place à la narration…

Les temps qui s’organisent par rapport au présent d’énonciation sont réunis dans la catégorie des temps du discours, tandis que ceux qui s’organisent par rapport au passé simple forment la catégorie des temps du récit.

Nous parlerons de présent de narration lorsqu’un texte énonce par des verbes au présent une succession de faits passés (présent historique) ou une suite de faits situés en dehors de toute chronologie explicite (présent atemporel) ; mais nous parlerons aussi de présent de narration lorsque, au milieu d’un récit-cadre fait au passé, le texte se met à énoncer au présent, sans rupture de la continuité chronologique, des faits passés (présent de narration stricto sensu).

Une preuve que le présent atemporel, le présent historique et le présent de narration stricto sensu forment bien une catégorie commune peut être trouvée dans le fait que chacun d’eux exige que lui soient corrélés les marqueurs temporels « désancrés » : la veille, le jour même, ce jour-là, le lendemain, le surlendemain… de même qu’il convient d’y recourir aux compléments circonstanciels non ancrés quand il s’agit du lieu (« à cet endroit » et non pas « ici »).

Pour en donner quelques illustrations : « Le baron de Langeac arrive à son tour, instruit par des amis de ce qui s’est passé la veille » (Nerval) ; « Téléféric [chef suprême des Goths] écoute le programme proposé par son organisateur de spectacles, pour les festivités du lendemain » (texte encadré de la première case de la planche 12 d’Astérix et les Goths par Uderzo et Goscinny) ; « La lettre lui annonce que Louise passera la journée du lendemain à Genève » (extrait d’une notice sur la vie d’Amiel) ; « Il accepte le mandat que lui confie, ce jour-là, le conseil d’administration » ; « L’autre lui avoue que la veille même il l’a dénoncé, et que le lendemain on viendra l’arrêter »… En outre, dans une narration au présent comme dans une narration au passé, on ne devrait jamais dire « lundi prochain » ou « la semaine prochaine », mais : « le lundi suivant », « la semaine suivante ». Ni « dans dix jours » ou « dans un an », mais : « dix jours plus tard », « un an plus tard », « au bout d’un an », etc.

Il arrive, cependant, que l’écrivain veuille produire l’illusion d’une narration écrite au jour le jour, ou du moins par étapes. Dans ce cas, il doit parfois recourir aux marqueurs « ancrés ». Tant que la période couverte par une phase de narration est inférieure à une durée de vingt-quatre heures, on peut y trouver un aujourd’hui, un hier ou un demain (alors que les marqueurs ce jour-là, la veille, le lendemain… y seraient inappropriés). Si le narrateur s’interrompt et ne recommence à raconter qu’après une nuit de sommeil, nous verrons surgir un nouvel aujourd’hui, un nouveau hier ou un nouveau demain, qui feront référence aux lendemains des jours précédemment désignés. Et si le narrateur traite en une seule séance d’écriture une période plus ample, le narrateur y utilise les marqueurs désancrés. Ces variations de l’étendue narrative nous donnent l’impression de lire les pages d’un journal intime. C’est tout cela qu’on observe dans les premiers chapitres de L’étranger de Camus, roman raconté à la première personne par un narrateur-héros.

Le début du texte est bien connu : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. […] / […] Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. » Or la première phrase a son verbe, « est morte », au passé composé ; et le présent qui surgit ensuite (et par rapport auquel la postériorité est exprimée au futur) est celui du diariste.

Le paragraphe suivant commence par : « J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. » Les marqueurs temporels se réfèrent manifestement aux moments où Meursault, le narrateur, trouve l’occasion de prendre la plume – soit que le texte que nous lisons recouvre des feuillets que Meursault aurait eus à sa disposition tout au long de son histoire, soit qu’il l’« écrive » mentalement (ce n’est jamais précisé). Entre « Je prendrai l’autobus » et « J’ai pris l’autobus », il s’est écoulé un certain laps de temps, au cours duquel le héros-narrateur n’a pas écrit. C’est aussi pour cette raison que le texte a maintenant pour temps de base le passé composé. En effet, quand Meursault est entraîné dans une série d’événements, il ne se remet à « écrire » qu’après coup, à tête reposée. Il ne note plus une idée qui lui vient dans l’instant, mais consigne une suite de faits qui sont devenus pour lui du passé. (Le procédé est le même que dans Le dernier jour d’un condamné, roman de Victor Hugo paru en 1829.) Au début du chapitre suivant, nous lisons : « En me réveillant, j’ai compris pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi. […] Mon patron, tout naturellement, a pensé que j’aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d’une part, ce n’est pas ma faute si on a enterré maman hier au lieu d’aujourd’hui et d’autre part, j’aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute façon. » Ce sont les mêmes marqueurs ancrés que dans le chapitre I, mais ils ne renvoient plus aux mêmes jours. Dans le chapitre VI, la période narrée s’étalant sur un plus long espace de temps, on trouve des marqueurs désancrés : « Le dimanche, j’ai eu de la peine à me réveiller et il a fallu que Marie m’appelle et me secoue. » Un peu plus loin : « La veille nous étions allés au commissariat […]. »

Ainsi, tout au long du roman, la narration avance par bonds, qui correspondent à des espaces de temps inégaux, tantôt brefs, tantôt longs.

En réalité, malgré l’apparence trompeuse de certains paragraphes, la prose de L’étranger n’est jamais au présent de narration. Peut-être le serait-elle si le roman était écrit de nos jours : « Je prends l’autobus à deux heures. Il fait très chaud. Je mange au restaurant, chez Céleste… En me réveillant, je comprends pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé [ces subordonnées restent inchangées] mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi… Le dimanche, j’ai de la peine à me réveiller… La veille nous sommes allés [le passé composé se substitue au plus-que-parfait] au commissariat… » Le texte présenterait alors la même distribution des adverbes ancrés et désancrés, en fonction de l’amplitude de la période couverte par chacune des « séances d’écriture » successives.

 

Le présent s’est lentement imposé dans la prose narrative à partir des années 1950 (Robbe-Grillet, Butor…), mais on le trouvait depuis des siècles dans les didascalies du théâtre imprimé, et il constituait un trait caractéristique des nombreux récits de rêve que les écrivains publiaient dans les années 1930 – le rêve ne pouvant se raconter qu’au présent. Si le présent de narration – ou présent atemporel, lorsqu’il n’est pas associé à un récit encadrant fait au passé, – s’est imposé dans le roman, l’autobiographie et le récit historique, c’est parce que les écrivains français des années 1950 se sont mis à considérer que le passé simple de l’indicatif sentait la naphtaline – et plus encore l’imparfait du subjonctif, qui lui était nécessairement conjoint (« béquille » du passé simple, comme l’appelle Sollers dans L’année du Tigre). Les écrivains avant-gardistes ont jugé que ces formes étaient la marque d’une écriture de classe, d’une écriture bourgeoise, puis les ont dénoncées comme emblématiques de la domination injuste que l’écrit exercerait sur l’oral…

Si l’imparfait et le plus-que-parfait du subjonctif se sont progressivement effacés de l’usage courant, c’est moins parce que nous n’en aurions plus eu besoin, que parce qu’ils ont été combattus. Les journaux prônant une révolution politique les ont proscrits de leurs colonnes. Ces temps ont fait l’objet d’un soupçon croissant, qui s’est répandu dans la société. En peu d’années, la conjugaison de l’imparfait du subjonctif est apparue comme archaïque. Le grand public l’a vite jugée trop difficile, puis cacophonique en ses première et deuxième personne ainsi qu’à la troisième du pluriel. Or la troisième personne, du pluriel comme du singulier, était couramment usitée dans le roman, les mémoires ou le récit historique. Les linguistes et les professeurs ont alors décrété que la concordance des temps au passé n’était plus défendable : on remplacerait désormais l’imparfait par le présent du subjonctif, quel que soit le contexte. Seule la troisième personne du singulier continue d’apparaître sous toutes les plumes. Elle ne disparaîtra pas de sitôt, ne serait-ce que pour répondre à notre constant besoin de tournures impersonnelles (N’eût été…, Il eût fallu…, Il eût été préférable…, fût-ce…, sans qu’il fût besoin…, etc.). Mais son accent circonflexe, et son t final dans les verbes du premier groupe, ont une fâcheuse tendance à être oubliés.

L’essor du présent atemporel a aussi été favorisé par le développement de la culture audiovisuelle, tout au long du XXe siècle (le Pathé-Journal fut lancé en 1909). Puisque les images d’un reportage filmé peuvent être diffusées en direct ou en différé, puisque les images qui nous ont montré tel événement pourront un jour nous le remontrer, nous avons tendance à oublier que l’événement lui-même appartient au passé. De toute façon, les images filmées semblent toujours être au présent – plus encore que les photographies, qui offrent du temps figé. Lorsque ces images sont accompagnées d’un commentaire (le plus souvent en voix off) qui décrit les faits que ces images montrent ou illustrent, l’auteur de ce commentaire est spontanément désireux de mettre son discours en accord – ou en synergie – avec le présent exprimé par les images : il utilise donc le système du présent plutôt que les temps du récit au passé.

Que le présent atemporel se soit ainsi imposé dans la presse parlée et dans la presse écrite n’a pu qu’aggraver le discrédit affectant le passé simple de l’indicatif et l’imparfait du subjonctif. Tout incitait à employer le présent jusque dans les récits historiques et la fiction littéraire.

 

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