Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 01:02

Les écrivains ne sont pas des auteurs de citations, mais des auteurs de livres, de textes, de phrases, de lignes, de vers, etc.

« L’homme fort dit : je suis. / Et il a raison. Il est. / L’homme médiocre dit également : je suis. / Et lui aussi a raison. Il suit. // Victor Hugo, / Citation parue dans le recueil posthume Océan » (Bertrand Puard, Les Effacés, Opération 3 : Hors-jeu ; éditions Hachette, 2012, p. 284. Absence de point final respectée.)

Victor Hugo n’écrit pas des « citations ». Une citation, cela voudrait dire qu’il cite… autrui. Or il est l’auteur de cet aphorisme, de ce texte, de ce fragment.

« Franc Schuerewegen [professeur de littérature française] peut m’aider à formuler ce qui me retient [= ce qui me captive dans Honorine de Balzac]. Il part d’une citation de Proust concernant Balzac, dans Contre Sainte-Beuve : “Balzac ne cache rien, il dit tout. Aussi est-on étonné de voir que cependant il y a de beaux effets de silence dans son œuvre.” Mais, selon Schuerewegen, Balzac ne disposerait pas lui-même de ce génie du sous-entendu qu’il prête au peuple français, puisqu’il parlerait “trop bas” pour que le sens soit perceptible par les lecteurs. » (Marina Daniélou, agrégée de lettres modernes ; Balzac et la différence des sexes : D’Honoré à Honorine ; éditions l’Harmattan, 2023, p. 19.) Le texte comporte une inexactitude de transcription (Proust n’a pas écrit « Balzac ne cache rien », mais : « Il ne cache rien », donc le nom Balzac aurait dû être mis entre crochets), mais ces lignes sont bien une réflexion de Proust, et non pas une réflexion que Proust aurait empruntée à quelqu’un d’autre.

Le mot citation signifie d’abord : action de citer. Il appartient au métalangage du typographe (« Une citation se met entre guillemets ») ou de l’enseignant donnant à ses élèves des conseils de méthode (« Toute citation doit être accompagnée d’un commentaire »). Un professeur ne doit jamais écrire, dans un sujet de dissertation : « Vous commenterez cette citation de Stendhal. » Il doit écrire : Vous commenterez cette phrase de Stendhal, ces lignes de Stendhal, cette affirmation de Stendhal, etc.

Les modifications que nous apportons éventuellement aux pronoms, aux déterminants ou à la terminaison des verbes doivent être placées entre crochets, pour que le lecteur puisse reconnaître ce qui appartient à l’auteur cité et ce qui vient de la plume du commentateur. Le commentateur doit s’efforcer de signaler toute erreur commise par l’auteur cité en la faisant suivre de l’adverbe sic (« formulé ainsi »), qu’il met entre crochets. Si l’auteur cité a employé un mot, un nom propre ou une construction syntaxique pouvant susciter le doute, voire l’étonnement, nous devons faire savoir à notre lecteur que cette bizarrerie figure dans le texte d’origine. Le lecteur ne doit pas nous soupçonner de l’avoir introduite parce que nous aurions recopié ce texte trop hâtivement. La citation exige exactitude et probité.

Les citations sont des passages empruntés à autrui que nous convoquons à l’appui de notre réflexion. De notre point de vue d’auteur, ces extraits pris en bloc sont, certes, des citations (et il est permis de conclure une liste d’indices ou de preuves qu’on a constituée au service d’une démonstration, par une formule du type : « Nous terminerons ce relevé de citations par l’explication que X a lui-même donnée… »). Mais, du point de vue de chaque auteur cité, tout élément extrait de son œuvre est une affirmation, un jugement, une observation, une analyse, etc., et non une « citation ».

L’auteur d’un essai critique adopte rarement la position du scripteur surplombant qui a réuni plusieurs citations sur un sujet donné, de tel auteur ou de tel autre. Ordinairement il convoque un auteur puis un autre puis encore un autre, afin de vérifier ou de réfuter tel jugement émis par chacun d’entre eux. Il vaut mieux éviter d’appeler citation un fragment de texte qu’on prend la peine de commenter. Parler de citation, c’est mettre l’accent sur l’acte de transcrire (éventuellement pour faire constater le nombre des éléments concordants qu’on a pu rassembler à l’appui d’une démonstration). Or il est presque toujours préférable d’orienter le lecteur ou l’auditeur vers le contenu de ce qu’on cite.

En attribuant aux écrivains des « citations », les professeurs semblent les considérer comme de simples bricoleurs. Une citation n’est qu’une sorte de bibelot littéraire. En revanche, qualifié de phrase ou d’extrait, le même fragment garde un lien avec l’œuvre dont on l’a séparé.

Bref, en dehors du cas où l’on fournit une liste ou un relevé, et hormis le cas où l’on tient à certifier l’exactitude d’une transcription : « Chaque citation a été vérifiée sur les textes mêmes, sur le manuscrit », le mot citation est à éviter dans un texte relevant de la critique littéraire.

De plus, il faut parler d’une citation de tel auteur, et non d’une « citation écrite par » tel auteur : un auteur n’« écrit » pas des « citations ». Ces termes sont contradictoires.

On peut dire de quelqu’un qu’il émaille ses propos de citations. De citations littéraires, philosophiques ; de citations grecques et latines ; de citations de tel poète, romancier ou penseur ; de citations inattendues, de citations pertinentes ; de citations pédantes ou inopportunes… La personne qui fait une citation est censée restituer avec le maximum d’exactitude le fragment d’un texte préexistant, ou un propos entendu de la bouche d’une tierce personne. Elle imprime dans sa parole la trace d’un texte ou d’un propos. C’est pourquoi une phrase qui est citée dans le feu de la conversation ou d’une improvisation orale impressionne l’auditoire. Le contenu du propos fait moins d’effet que sa restitution. Quelqu’un a jugé ce propos digne d’être mémorisé, et nous le fait entendre en respectant (si possible à la lettre) le style de son auteur.

« Saïd chercha une citation d’un écrivain français qui avait dit cela, ou à peu près. [Que c’était par hygiène que le Prophète avait imposé à ses fidèles de ne pas boire ni fumer.] C’était peut-être bien Gide. Mais la citation lui échappait. » (Michel Déon, La carotte et le bâton, Plon, 1960, nouvelle édition à la Table Ronde, 1980 ; texte de la collection Folio, p. 99.)

Néanmoins, même lorsqu’il est ainsi employé pour désigner un acte effectué à l’oral, le mot citation est un peu désobligeant. Il suggère que l’exercice est vain et que la personne qui cite fait de l’esbroufe. Si nous mettons l’accent sur la quantité, ou sur la seule performance, nous dirons, par exemple, que Fabrice Luchini émaille sa conversation de citations de Céline ; alors que si nous rendons hommage à la qualité ou à la pertinence des extraits qu’il choisit, nous dirons : Luchini émaille sa conversation de phrases de Céline, de formules de Céline. (La phrase « Fabrice Luchini aime à citer Céline » est neutre, tandis que « Fabrice Luchini aime à faire des citations de Céline » est péjorative.)

Une œuvre musicale peut contenir la citation d’une autre œuvre musicale. Alors tout est fait pour que l’auditeur, même s’il n’identifie pas le morceau d’où elle est tirée, entende que les musiciens jouent un air écrit par quelqu’un d’autre. Une césure, un changement d’instrumentation, font office de guillemets immatériels.

Un propos ou un texte d’autrui figure parfois en tête d’un écrit, ou apparaît sur l’écran au début d’un film (il est rarement mis entre guillemets, l’auteur cité n’y est pas nécessairement nommé, et le titre du texte d’où provient l’extrait est souvent absent). Ainsi, Le rouge et le noir commence par une citation de Danton – ou, plutôt, attribuée à Danton : « La vérité, l’âpre vérité. » Le nom de la rose commence par une citation de l’Évangile de saint Jean. Le film Conan le barbare s’ouvre sur une citation (approximative) de Nietzsche.

N’étant pas intégré au flux du texte écrit ou de la narration filmée, il est extérieur à l’œuvre. Son contenu n’a qu’un rapport indirect, ou oblique, avec le texte narratif ou argumentatif qu’il précède. Ce propos est à lire comme une sorte de commentaire : il suggère le sujet de l’œuvre ou son esprit, il inscrit l’œuvre dans telle ou telle tradition littéraire, il possède un sens caché qui se dévoilera plus tard, au cours de notre lecture ou à l’issue de celle-ci… Si l’on met l’accent sur sa situation, simplement pour désigner le caractère extérieur ou hétérogène du propos transcrit, on l’appelle citation. Mais pour en gloser la signification, mieux vaut parler de phrase, de vers, de formule, etc.

À l’oral comme à l’écrit, on parle de citation lorsqu’on veut insister sur la qualité de la transcription qui est faite d’un propos d’autrui, ou sur le fait qu’une démarcation est perceptible entre le style de l’auteur principal et le style d’un auteur invité. Évitons d’utiliser ce mot lorsque l’intérêt se porte sur la pensée qui s’y exprime, ou sur la beauté qui s’y manifeste.

 

Partager cet article
Repost0
28 août 2023 1 28 /08 /août /2023 15:17

De plus en plus souvent, nous voyons l’adverbe employé avec le sens d’alors ou de puis, voire avec celui de maintenant.

« Madame Rocheteau avait failli hurler de rage au téléphone. [Son ex-mari] n’arrivait déjà pas à s’occuper de ses deux enfants la semaine où ils étaient chez lui, et voilà qu’il mettait en route le troisième ! Elle aurait tellement aimé avoir ce troisième enfant, tenir encore une fois un bébé au creux de ses bras. Et c’était l’autre idiote de 25 ans qui allait se pavaner avec un gros ventre. Quand on pensait qu’elle s’appelait Pimprenelle ! Pimprenelle, ça ne s’invente pas ! Et c’est là que le téléphone sonna. / – Madame Rocheteau ? J’espère que je n’appelle pas trop tard. Je suis Sauveur Saint-Yves. » (Marie-Aude Murail, Sauveur & Fils, saison 1 ; éditions l’École des loisirs, collection Médium grand format, 2016, p. 46.)

Déjà en 2000, dans son roman Oh, boy ! (l’École des loisirs, collection Médium poche, chapitre 11) : « Il [le mari] fit un pas vers elle [sa femme] et là, Bart vit ce qui pendait au bout de son bras. Un énorme couteau de cuisine »… Barthélemy (dit Bart) Morlevent est venu porter secours à sa voisine du dessus, qui fait face à une nouvelle crise de rage de son mari violent.

Hitler vient de lancer les armées allemandes à l’assaut de l’Union soviétique. Deux enfants russes de Leningrad, Viktor et Nadia (laquelle dit je dans cette page), sont sur le point d’être séparés de leurs parents pour toute la durée de la guerre : « Là, Viktor s’est énervé : / – Vous voulez vous débarrasser de nous ! / – Je ne partirai pas ! j’ai crié. » (Marc Lesage traduisant de l’italien Davide Morosinotto, L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, roman pour jeunes lecteurs, éditions l’École des loisirs, 2019, p. 72.) En français : « Alors Viktor s’est énervé » ; ou tout simplement : « Viktor s’est énervé » (oui, le verbe s’énerver est sans doute impropre).

Texte italien : « Allora Viktor si è arrabbiato : “Volete sbarazzarvi di noi !”. » (Davide Morosinotto, La sfolgorante luce di due stelle rosse : Il caso dei quaderni di Viktor e Nadya ; éditions Mondadori, 2017, collection Oscar Bestsellers, p. 62.) Oui, un point imprimé à l’extérieur des guillemets succède au point d’exclamation. Étrange usage.

Tandis qu’il se trouve dans un hôpital militaire, à Pikaliovo, où sa main mutilée a été soignée, Viktor apprend que la ville de Tikhvine vient de tomber aux mains des Allemands. Arrêtant la course d’une infirmière affolée, il l’oblige à lui répondre. « Là, elle m’a regardé. C’est à cet instant qu’elle s’est aperçue qu’elle parlait avec un gamin. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, l’École des loisirs, p. 395.) Texte italien : « Poi mi ha guardato. Solo in quel momento si è resa conto che stava parlando con un ragazzino. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, Oscar Bestsellers, p. 326.)

Je ne suis pas spécialiste de l’italien, mais il me semble que le fait de commencer une phrase par Poi et la suivante par Solo in quel momento alourdit le style. J’aurais ôté le Poi. De même, le texte français n’avait pas besoin du sur lequel s’ouvre la première phrase : le C’est à cet instant… placé au début de la phrase suivante suffit à marquer la surprise de l’infirmière.

Viktor veut quitter Pikaliovo pour atteindre la ligne de front, qui se trouve cinquante kilomètres plus à l’ouest, et tenter d’y rejoindre sa sœur Nadia. Ses amis, enfants et adolescents avec lesquels il a déjà traversé la moitié de l’U.R.S.S., refusent de l’y accompagner s’ils doivent faire la route à pied. « C’est là que j’ai indiqué un des camions : / – Du coup [sic], on prendra ça. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 399.) C’est-à-dire : « Nous voyagerons en camion. »

Texte italien : « Poi ho indicato uno dei camion e ho detto : “Prenderemo quello”. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 330.) Oui, le point a été imprimé à l’extérieur des guillemets… D’autre part : pourquoi, dans la traduction, avoir ajouté « Du coup » ? Pourquoi vouloir faire parler un jeune Russe de 1941 comme un Français d’aujourd’hui ? Mystère.

On voit souvent surgir ce quand une ligne de narration se glisse au milieu d’un dialogue pour mettre en relief la réplique suivante ou pour annoncer qu’un personnage supplémentaire y intervient : « Là, Youri s’est avancé » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 183) ; « Là, Mikhaïl a dit » (p. 447) ; « Là, Viktor a déclaré » (p. 450) ; etc. En italien : « In quel momento Yury si è fatto avanti » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 154) ; « Poi Mikhail ha detto » (p. 369) ; « ha detto Viktor » (p. 371 ; simple incise située à l'intérieur de la réplique). On le voit aussi figurer au milieu d’une conversation rapportée au discours indirect.

Mais ce apparaît aussi au milieu d’un récit, entre deux péripéties, toujours pour indiquer un revirement de situation, ou le surgissement d’un élément créant la surprise :

« Le temps de poser sa cigarette sur le rebord de la table, il [= un soldat allemand] s’est levé pour plonger ses yeux au fond des miens. Là, il a collé une gifle à Boris. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 361-362. Pour faire comprendre à Nadia – narratrice de ce chapitre – qu’elle devra répondre aux questions qu’il pose, l’Allemand frappe sous ses yeux un adolescent prénommé Boris.) « Poi ha dato uno schiaffo a Boris. » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 300.) L’italien dit : donner une gifle (dare uno schiaffo), le français porte : coller une gifle. Tout est normal… En reprenant une expression de Renaud Camus, je dirai que Marc Lesage pratique une sorte de double traduction : il traduit bien d’une langue à l’autre, mais abaisse le niveau de langue en parsemant son texte de tournures familières.

Cette observation rejoint le sujet qui nous occupe. En traduisant allora (« alors »), poi (« puis ») ou in quel momento (« à ce moment ») par l’adverbe , dont l’emploi en tant que complément circonstanciel de temps relève de la langue familière, Marc Lesage ne fait que céder à son penchant pour la double traduction.

Mais comment faut-il interpréter la présence d’un au sein des paroles d’un personnage ? Dans les exemples suivants, le sens de l’adverbe est assez vague. Il ne signifie pas vraiment « alors », ni même « maintenant » :

« – Tu plaisantes, là ! Le père d’Anna a trahi l’Union soviétique ? » (Sous le coup de la stupeur, Viktor interrompt son camarade Mikhaïl. L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 285.)

En français, on s’est longtemps contenté de s’exclamer : Tu plaisantes ! C’était bien suffisant. L’action de ce roman étant située en 1941 et non pas en 2019, le traducteur devrait se garder des anachronismes de langage, surtout s’ils sont aussi flagrants. D’autant plus que celui-ci n’existait pas dans le texte original : « “Stai scherzando ? Il papà di Anna ha tradito l’Unione Sovietica ?” » (La sfolgorante luce di due stelle rosse, p. 237.)

On pourrait cependant gloser la phrase du traducteur ainsi : « Tu plaisantes, en disant ça ! » Les phrases de ce type sont devenues courantes à l’oral : Tu m’embêtes, là ! Ou dans l’autre sens : Là, tu m’embêtes ! On les comprend comme signifiant à peu près : « Tu m’embêtes, quand tu fais ça ! » Voire : « Maintenant j’en ai assez ! » (quand un comportement d’autrui se prolonge au point de nous agacer). On ne doit pas les confondre avec celles qui comportent un interjectif : Tu n’avais qu’à faire plus attention, là ! (Familièrement : na !) Mais ce utilisé en tant qu’interjection, et qu’on rencontre dans les dialogues des romans ou dans le théâtre des siècles passés, a cessé d’avoir cours.

Un certain Peter Selfridge, ex-pilote d’Espadon (le fameux avion amphibie et supersonique mis au point par le professeur Mortimer), vient d’être recruté par d’anciens nazis. Ceux-ci, s’étant alliés avec un haut responsable de l’IRA, ont le projet d’utiliser un Espadon volé pour bombarder le palais de Buckingham. Lorsque ses nouveaux employeurs lui ont expliqué sa future mission, Selfridge s’exclame aussitôt : « Exploser [sic] Buckingham Palace ?!? […] Vous êtes sérieux, là ?! » (Le dernier Espadon, album n° 28 des Aventures de Blake et Mortimer ; texte de Jean Van Hamme, dessins de Teun Berserik et Peter van Dongen ; éditions Blake et Mortimer, 2021, p. 52, septième case.) Sans doute s’agit-il là de la pire réplique jamais écrite par Van Hamme. Le même Selfridge récidive deux cases plus loin (début de la page 53) : « Là, j’ai besoin de boire quelque chose de fort. » Le premier peut s’interpréter comme signifiant : « quand vous dites ça », et le second : « Maintenant que je sais ce que vous attendez de moi… »

Le principal défaut des phrases citées précédemment est que l’adverbe y est superflu. Dans Vol 714 pour Sydney (éditions Casterman, 1968), le capitaine Haddock semble employer l’adverbe dans un sens voisin (p. 52) : « Dites donc, c’est bientôt fini, tous vos tremblements de terre, là ?!… » Or ce n’est pas le cas. Dans cette réplique, le capitaine Haddock parle des tremblements de terre qui se produisent autour de lui. L’adverbe exprime donc plutôt une idée de lieu.

En anglais, l’adverbe here peut avoir le sens de « alors, à ce moment-là » (dans des phrases au passé). En français, il ne faudrait pas abuser de cet emploi. Néanmoins, il paraît attesté par de bons auteurs. En voici quelques exemples assez anciens, que j’emprunte au Trésor de la langue française :

« [N]otre premier théâtre à la fois permanent et régulier ne s’ouvrit à Paris qu’en 1402 ; là seulement commence l’histoire de l’art […]. » (Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle.) « Puis il [Ernest Chevalier] a été reçu docteur. , le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. » (Flaubert, Correspondance, 15 décembre 1850.) « En un éclair il [un vieux chasseur indigène du Maghreb] fut debout et se mit à bondir. , je le crus fou, tant il mettait d’action dans son rôle. Il imitait à la fois la bête blessée qui fuit et le chasseur qui court après elle ; […]. » (Fromentin, Un été dans le Sahara, 1857.) On peut se demander si celui de Sainte-Beuve n’a pas un sens vaguement local, mais il faut se rendre à l’évidence : dans de telles phrases, l’adverbe possède bien les mêmes nuances que l’adverbe alors. Il peut être synonyme de l’expression « à ce stade », suggérer qu’un palier est franchi, comme il peut indiquer une simple succession chronologique.

Il arrive que l’adverbe accompagne le gallicisme de mise en relief « c’est », « ce sont », et ne serve qu’à y renforcer le sens démonstratif du pronom ce. Les formules suivantes sont familières à tout usager de la langue française : Ce sont là des erreurs impardonnablesC’est là le fond du problèmeJ’ai toujours aimé la bonne chère, c’est là mon moindre défaut… « La fourmi n’est pas prêteuse : / C’est là son moindre défaut » (La Fontaine). Dans cet emploi, le sens de l’adverbe n’a rien de temporel.

La phrase suivante, extraite d’un roman d’Echenoz intitulé 14, semble illustrer ce phénomène : « Par contre [= par opposition aux animaux domestiques] existaient aussi, bondissant ou se terrant alentour du plan fixe, immobile, enlisé de la tranchée, des animaux indépendants – et là c’était encore une autre affaire. » (Jean Echenoz, 14, roman ; éditions de Minuit, 2012, p. 90. Les animaux ainsi qualifiés d’« indépendants » sont les lièvres, les chevreuils ou les sangliers, que les combattants de la Grande Guerre n’hésitaient pas à abattre pour les manger.) Rapprochons cette phrase de deux énoncés qui avaient été cités plus haut : « C’est là que j’ai indiqué un des camions » ; « Et c’est là que le téléphone sonna ». L’adverbe joue-t-il le même rôle dans les trois passages ? Non, car dans les deux derniers son sens est indéniablement temporel.

Mais il ne l’est pas davantage que dans les extraits qu’on a lus de Sainte-Beuve, de Flaubert et de Fromentin…

On trouve aussi, en littérature, quelques ici et quelques indiquant le moment où un personnage fait tel geste, mais c’est généralement parce qu’il est en train de prononcer un discours. Cet ici ou ce signifie exactement : « à l’endroit du texte ou du discours où le locuteur en est arrivé ». Exemple hugolien : « – […] Et l’an prochain, si Dieu et Notre-Dame (ici il souleva son chapeau) nous prêtent vie, nous boirons nos tisanes dans le pot d’étain ! » (Notre-Dame de Paris, chapitre V du livre X.)

De même : Ici, je m’arrête ; Il ne s’agit pas ici de… ; Ce n’est point ici le lieu de… ; etc. Dans ces formules, notre adverbe de lieu est employé dans un sens plus local que temporel, puisqu’il signifie : « à ce stade de notre réflexion », « en ce point de mon livre », « (parvenu) à cette étape de mon travail ». Ces emplois ne sauraient être critiqués.

peut encore signifier « dans ce cas précis » ; voire : « cette fois ». Comme dans ce dialogue entre le commissaire Faroux et le détective privé Nestor Burma, en présence d’un peintre nommé Fred Baget ; l’échange de répliques porte sur un journaliste qui se fait appeler Jacques Ditvrai :

« – Ditvrai… Comme “dit vrai”… Ce n’est pas un nom, ça !  /  – Pourquoi pas ? Il y a bien, à la Radio, un gars bien sympathique, qui s’appelle François Billetdoux. Comme “billet doux”. Et ce n’est pas un pseudonyme.  /  – Mais là, je crois que c’en est un, intervient Baget. Toutefois, je n’ai jamais connu son vrai nom. » (Léo Malet, Du rébecca rue des Rosiers, éditions Robert Laffont, 1958, chapitre III ; texte consulté dans l’édition au format poche de la collection 10/18, p. 41.)

 

Je recommande d’employer le moins possible un qui ne possède pas une valeur locale, même vague.

Dans bien des récits figurent des alors, des puis et des maintenant superflus, qui ne font que souligner un enchaînement chronologique évident. Mais on ne saurait atténuer cette redondance sémantique en remplaçant ces mots par un doté, pour l’occasion, d’une valeur temporelle passablement usurpée.

 

Partager cet article
Repost0
16 mars 2023 4 16 /03 /mars /2023 08:23

Il semble que ce futur « factice » en vienne aujourd’hui à se substituer non seulement au présent de narration mais aussi à certains emplois du présent de vérité générale.

Une partie de texte vouée au commentaire ou à la description peut ainsi dériver vers le futur :

« Une fugue, c’est un entrelacement de plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, vont se superposer pour constituer un ensemble cohérent. La forme la plus connue de la fugue est le canon. Qui n’a pas chanté, enfant, “Frère Jacques”, en mettant à contribution une bande d’amis, qui vont entonner la mélodie en décalage les uns des [sic] autres, constituant un ensemble sonore riche et ravissant ? Ce canon est donc une sorte de fugue rudimentaire. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique, Buchet-Chastel, 2022, p. 135.) À quoi sert ici le futur ? Et pourquoi, dans la troisième phrase, n’y a-t-il aucune concordance entre le temps de la principale et celui de la subordonnée ?

Écrivez plutôt : « plusieurs voix qui, selon les règles de l’harmonie, se superposent » ; et : « … en mettant à contribution une bande d’amis, qui entonnaient la mélodie en décalage les uns par rapport aux autres » (à la rigueur : « qui entonnent »). Le fait d’avoir fait dépendre un verbe au futur (périphrastique) d’un verbe au passé composé est particulièrement maladroit.

Le phénomène est observable dans la conversation orale, lorsque quelqu’un se met à raconter une expérience personnelle qui reflète une habitude collective : « Dans les restaurants de Mongolie, on ne va pas laisser de pourboire. » Mais il est possible que le locuteur soit en train d’imaginer son auditeur visitant à son tour la Mongolie et s’y rendant au restaurant. Il y a dans cette phrase un « Si tu te rends en Mongolie… » sous-entendu. Ou alors il est simplement en train de revivre par la pensée l’expérience qu’il décrit. En la revivant, il la transforme en une narration.

« Quand on est stressé, on va avoir tendance à respirer dans le haut de la cage thoracique plutôt que d’activer notre abdomen et de respirer dans le bas du ventre. » (Lu sur yogitsimple.fr : « Les 3 bienfaits du Yin Yoga pour diminuer sa charge mentale [sic] et son stress ».) Dans ces phrases où nous décrivons un comportement dont tout un chacun a déjà fait l’expérience, la tentation est grande d’employer le futur : on se projette dans l’existence d’un interlocuteur qu’on a en face de soi – ou dans celle du lecteur comme si on avait celui-ci en face de soi. On invite autrui à vérifier pour lui-même le bien-fondé de notre affirmation, comme s’il ne l’avait pas encore fait. Ou bien nous revivons par la pensée un de ces moments où le processus organique ou physiologique que nous décrivons s’est opéré en nous.

La tentation de mettre au futur de tels énoncés doit être combattue, car le présent de vérité générale y est plus conforme à la logique. La phrase évoque une « tendance », c’est-à-dire un comportement adopté par un vaste groupe humain, donc elle énonce une généralité. Une généralité se vérifie dans le présent, et a fortiori dans l’avenir.

Anne Cordier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine, est interrogée (au téléphone ?) par Guillaume Erner dans son émission Les Matins, sur France Culture, lundi 6 mars 2023 : « On néglige en fait souvent cette pratique-là des réseaux sociaux – elle est pourtant réelle, effective, à travers les enquêtes – des enfants, des adolescents, qui accèdent à de l’information sur les sujets qui les intéressent à leur âge… – [Guillaume Erner] Par exemple ? – … et aussi sur l’actualité. Ah ben par exemple, vous allez avoir des enfants qui vont suivre les résultats des matchs de football sur les réseaux sociaux, qui vont suivre les chanteurs ou les chanteuses qu’ils aiment, toute la culture K-pop, hein, qui est la culture aussi qui vient du monde asiatique qui est extrêmement importante à l’âge adolescent aujourd’hui. » Un peu plus tard : « Chaque époque a un peu son réseau social qui va stigmatiser… va cristalliser un certain nombre d’inquiétudes, hein, il y a quelques années c’était davantage Instagram, encore avant on était sur [= sur le dos de] Facebook. »

Anne Cordier décrit une réalité qu’elle a scrutée à travers des « enquêtes de terrain » (elle dit qu’elle les « réalise personnellement »). Lorsqu’on l’a fait passer par le crible de travaux universitaires, le monde qui nous entoure est objectivement connu. Les phrases par lesquelles on en rend compte sont des affirmations vérifiables, donc des vérités générales. Mais ces observations sont en même temps de petites narrations.

Ordinairement, on parle de futur de vérité générale à propos de phrases dont le verbe au futur est accompagné d’un adverbe comme toujours, souvent ou jamais (« Un chien ne miaulera jamais », « Deux et deux feront toujours quatre »). Mais les exemples examinés précédemment signifient autre chose. Ce sont des phrases où nous généralisons une observation personnelle, une expérience, une information. Le futur y est superflu. Les mêmes raisons qui l’ont imposé dans nos narrations le font s’insinuer dans nos affirmations généralisantes.

 

* * *

 

Le présent de narration ne suffit plus. Aurait-il trop servi ? Le trouverait-on usé ? Nos contemporains, naïvement, ont cru pouvoir le régénérer en lui associant le futur. Alors qu’ils continuent de mettre spontanément au présent les passages de leur discours qui sont voués à l’analyse, à l’explication ou à la description, ils se servent volontiers du futur – futur simple de l’indicatif ou futur périphrastique – dans ses moments narratifs.

Certes, on aurait tort de parler de ce futur « de narration » comme d’un nouveau temps verbal qui serait voué à se substituer au présent de narration dans tous les emplois de celui-ci. Mes observations montrent que ce futur a plutôt tendance à s’immiscer dans un récit qui a commencé au présent et qui peut à n’importe quel moment se remettre sur le rail du présent.

Néanmoins, nos contemporains y recourent dès qu’ils sont tentés de hâter le cours d’un récit, de mettre l’accent sur une transformation ou sur un revirement. Que ce revirement ait des conséquences durables ou éphémères, le verbe qui l’exprime risque de se voir mis au futur.

Je devine les raisons qui, à l’oral, nous incitent à employer un futur intempestif, mais je ne comprends pas qu’on le trouve si fréquemment à l’écrit.

Nous devons nous répéter cette règle : Lorsque le futur ne sert pas à exprimer une véritable postériorité, mettre la phrase au présent. Ayant déjà son rôle à jouer dans le système du présent, le futur – morphologique ou périphrastique – n’est pas compatible avec la nouvelle valeur que certains lui font endosser.

Pour raconter un événement, ou pour retracer l’histoire de quelqu’un, restons au présent tant que nous suivons le fil chronologique des faits. Au sein d’une narration au présent, le futur sert à énoncer une anticipation ponctuelle. Ne laissons la narration dériver vers le futur que s’il est nécessaire d’évoquer l’avenir d’un personnage ou les conséquences lointaines d’une action.

En privilégiant le présent de narration, et en évitant tout « futur de narration », nous faisons mieux entendre le sens.

Un raconteur d’histoires est quelqu’un qui a des choses à dire, mais en général il possède aussi une certaine idée du style. Quelle est l’idée que se fait du style un écrivain ou un orateur qui laisse ses phrases dériver vers un futur ornemental, voué à outrer le relief de la trame événementielle ? Quand on pilote un dispositif à trois étages, on doit rester maître de ses nerfs.

 

Partager cet article
Repost0
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 11:19

Il est parfois employé dans la conclusion d’un résumé, sur le modèle du futur de « mise en appétit » du lecteur évoqué précédemment : « Jean Seghers est inquiet : sa station-service a été déclarée en faillite. Son veilleur de nuit-mécanicien lui réclame ses indemnités et, de surcroît, il craint que sa femme entretienne une liaison avec le président du tribunal de commerce. / Alors, il va employer les grands moyens. » (Quatrième de couverture du roman Adultère, d’Yves Ravey, éditions de Minuit, 2021.)

On l’a vu plus haut : le futur n’est pas illégitime en conclusion d’une narration au présent. Ce court texte (qui manifestement est de la plume d’Yves Ravey lui-même) nous montre que le futur périphrastique permet, comme le futur simple, de « survoler » une partie de l’intrigue d’un roman. Certes, comme on l’a constaté à propos de l’usage du futur simple dans un contexte similaire, le verbe aurait pu être au présent sans que la signification de la phrase en fût notablement modifiée : « Alors, il emploie les grands moyens. »

Malheureusement, le futur est souvent utilisé au milieu d’un texte, de manière intempestive, pour mettre en relief un coup de théâtre ou un changement subit de conduite et pour en dramatiser les conséquences.

« À la tête d’un véritable empire immobilier qu’il a bâti sans scrupules, Ascanio Restelli, octogénaire à la réputation sulfureuse, vise désormais la mairie de Rome. Viola Ornaghi, envoyée par le magazine Charme, se rend dans sa somptueuse villa pour l’interviewer à ce sujet. Mais c’est face à un cadavre atrocement mutilé – l’homme a été égorgé et énucléé – qu’elle va se retrouver. Sous le choc, elle appelle à l’aide son ami Leo Malinverno, journaliste lui aussi. / Le nombre d’ennemis qui auraient eu de bonnes raisons d’en vouloir à la victime est impressionnant. Hédoniste, ironique et léger, Leo interroge le passé, les secrets et les mensonges des uns, des autres, et se meut parmi tous avec aisance grâce à une acuité particulière [sic] en matière [sic] de psychologie. » (Quatrième de couverture de L’imposture du marronnier : Une enquête de Leo Malinverno, par Mariano Sabatini, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, éditions Actes Sud, 2021, collection Babel noir, 2023.)

Avoir mis le verbe se retrouver au futur (périphrastique en l’occurrence) est une grave erreur. On observe que les phrases vouées au commentaire ou à la description sont spontanément mises au présent.

Voici d’autres résumés de récit imprimés en quatrième de couverture. Les verbes au futur appartiennent à des phrases de conclusion mais ce futur n’y est d’aucune utilité :

« Lors du tournage d’un documentaire sur les camps du Goulag de la Kolyma, région de la Sibérie orientale que les Russes appellent “l’enfer blanc”, l’auteur fait la rencontre inattendue d’un chat abandonné, transi de faim et de froid. Il décide de le sauver et le baptise Varlam, en hommage au grand écrivain Chalamov, rescapé des camps et auteur des Récits de la Kolyma. / Avec lui, de Iakoutsk à Magadan en passant par la “route des ossements”, il va parcourir la Sibérie, filmant les vestiges des camps, recueillant le témoignage des survivants, remontant le temps de la période stalinienne jusqu’à la fermeture du Goulag en 1956, trois ans après la mort du dictateur. // Dans ce road-book polaire, Michaël Prazan nous propose une mosaïque de séquences mémorables, évoquant un des chapitres les plus sombres de l’Histoire [sic] de la Russie. » (Quatrième de couverture de Varlam, de Michaël Prazan, récit, aux éditions Payot & Rivages, 2023. Le prénom de Chalamov, comme chacun sait, était Varlam.)

« Années 2010, [sic] un journaliste vit de l’intérieur les convulsions de l’entreprise de presse pour laquelle il travaille depuis un certain temps : rachat, brutalité managériale, obsession du profit envers et contre tout… À l’occasion d’un plan de départs volontaires, il prend ses cliques et ses claques en saisissant au vol une opportunité de reconversion professionnelle. Mais, dans les méandres des organismes de formation qui sont un business à part entière, rien ne va se passer comme prévu, sous le regard de l’ex-homme d’information [sic] qui est aussi poète à ses heures perdues. / Au fil de ce roman, Éric Faye brosse le tableau d’une classe moyenne incapable de résister à l’offensive néo-libérale et de se mobiliser lorsqu’elle est attaquée. » (Quatrième de couverture du roman Il suffit de traverser la rue, d’Éric Faye, éditions du Seuil, collection Cadre rouge, 2023.)

Voici le résumé du film Logan (2017, mis en scène par James Mangold), tel qu’il figure sur la jaquette d’un boîtier de DVD. Le dénommé Logan, plus connu sous le nom de Wolverine, est l’un des superhéros de l’univers Marvel : « Dans un futur proche, un certain Logan, épuisé de fatigue, s’occupe d’un Professeur Xavier souffrant et affaibli, qu’il garde caché dans un lieu désolé à la frontière Mexicaine [sic]. Mais les tentatives de Logan pour se retrancher du monde et rompre avec son passé vont être réduites à néant lorsqu’une jeune mutante traquée par de sombres individus va se retrouver soudainement face à lui… » Le texte était bien parti, mais pourquoi diable avoir embrayé sur le futur dès la deuxième phrase ?

 

Je constate que les directeurs de collection de chez Gallimard ont pris conscience du problème : sur la quatrième de couverture des romans récemment publiés par cette auguste maison, ni dans la collection NRF ni dans la collection Folio, on ne trouve plus ces textes qui se mettaient au futur pour annoncer les péripéties censées régaler le lecteur. Mais, comme on a déjà pu le constater, d’autres éditeurs ont plus de mal à résister à la tentation.

Le texte suivant représente une rareté car le futur y apparaît dès la première phrase : « À la Convention internationale de la rose, en Australie, le narrateur, journaliste français dans un magazine d’art de vivre, et Barbara, reporter allemande, vont éprouver la même fascination pour la présidente de l’événement, May de Caux. Cette Française au charme insolite cache une part d’ombre qu’ils vont bientôt découvrir : son passé de résistante et déportée qui la hante. De leur complicité grandissante va naître le projet d’un livre. / Pour Barbara, jeune femme d’une autre génération, pour l’indispensable transmission, May va consentir à raconter : Ravensbrück à dix-huit ans, la souffrance, les amitiés. Et l’après, le corps qui a perdu la mémoire de la tendresse. Ce sera une enquête parmi les cendres et les traces d’une vie reconstruite. / Et puis, il y a le souvenir de cette rose cueillie à Ravensbrück, un éclat dans le gris funeste, la beauté au milieu de la monstruosité, à l’origine de sa renaissance. / Le livre s’appellera La Douceur. » (Quatrième de couverture de La douceur, roman d’Étienne de Montety, éditions Stock, 2023. On vient d’en lire le texte de présentation complet.)

La préposition de est fâcheusement omise devant déportée. Et est-ce que vraiment on « découvre » la part d’ombre de quelqu’un ? L’ombre, est-ce quelque chose qu’on découvre ? Je vois là un cliché qu’un Montety aurait dû nous épargner. Sans doute n’a-t-il pas écrit ce texte lui-même, mais l’éditeur a bien dû le lui donner à relire… On s’attendait plutôt à trouver : « Cette Française au charme insolite cache une part d’ombre dont ils découvrent bientôt l’existence ».

Bien qu’un verbe soit au futur simple, les « va » et les « vont » du futur périphrastique sont omniprésents. L’auteur de ce texte met au futur tout événement relevant de l’ordre des péripéties (ce qui surgit) : « vont éprouver », « vont découvrir », « va naître », « va consentir », « ce sera » ; tandis que les faits qui durent (ce qui est permanent) s’inscrivent dans le système usuel du présent : « cache », « hante », « a perdu », « il y a ». D’où vient ce besoin de marquer par un futur tout surgissement de l’imprévu, toute rupture d’une situation stable ? Mettre au futur la péripétie, c’est ajouter au processus qui l’exprime une sorte de balise clignotante : on surexprime la rupture, on surligne la perturbation… au risque de faire interférer les faux futurs avec les vrais.

Tous ces verbes au futur auraient dû être mis au présent. Dans une narration au présent, le lecteur ou l’auditeur démêle intuitivement la trame des processus duratifs de la trame des péripéties. Allons plus loin : la façon dont l’auteur du texte de présentation de La douceur a réparti les temps verbaux entre le futur et le présent semble correspondre à la répartition des temps entre passé simple et imparfait qui s’est longtemps observée dans les narrations au passé…

Seul le verbe qui figure à la fin du texte, « s’appellera » (hélas mis pour : s’intitulera), est légitimement au futur. En effet, le mot douceur (titre du livre qu’écrivent Barbara et le héros-narrateur) n’est dévoilé que dans le dernier chapitre du roman. Ce mot désigne aussi la nature de la relation qui s’est nouée entre les deux journalistes.

 

À l’intérieur d’un livre :

« Dès lors qu’il a perdu tout espoir de fabriquer de l’or, il [Gilles de Rais] se tourne vers les sciences occultes, pratique la sorcellerie pour invoquer les esprits et, au cours de ces cérémonies rituelles, commence à pratiquer des sacrifices… Le cap est franchi, Gilles de Rais va vraisemblablement commettre des actes pédophiles et des infanticides au cours d’horribles débauches dont se rendent complices ses amis Gilles de Sillé et Roger de Briqueville. Grâce à un système de rabatteurs, les jeunes enfants des villages sont placés comme pages chez Gilles de Rais en échange de quelques pièces. Mais que se passe-t-il réellement derrière les hautes murailles des châteaux fortifiés ? Il se murmure, [sic] que pour satisfaire le baron [Gilles est baron de Rais], on lui sacrifie des cœurs d’enfants, des membres, des yeux…  / Une erreur va lui être fatale. Gilles de Rais devient un rebelle au regard de la loi. Voulant récupérer la châtellenie de Saint-Étienne-de-Mer-Morte qu’il avait vendue au trésorier du duc de Bretagne, Guillaume Le Ferron, Gilles va investir l’église le jour de la Pentecôte, le 15 mai 1440, en menaçant d’une hache le malheureux Jean Le Ferron, frère du trésorier, pour qu’il lui abandonne la forteresse. Non content de violer les privilèges de l’église [mis pour : de l’Église], Gilles de Rais vient de se rendre coupable d’insubordination envers son suzerain, le duc de Bretagne. » (Stéphane Bern, Secrets d’Histoire [volume 1], éditions Albin Michel, 2010, p. 51.)

Dès la deuxième phrase, on trouve « va commettre », qui est un futur intempestif. Par ce moyen, l’auteur insiste sur la rupture entre un avant et un après. Il nous place, en quelque sorte, dans une position de surplomb par rapport au destin de son personnage. Plus bas, la phrase « Une erreur va lui être fatale » est une prolepse de bon aloi. Mais il ne fallait pas mettre au futur la phrase qui suit (« va investir » – où, du reste, le verbe investir est employé à contresens), ni rétrograder brusquement vers le passé dans la dernière phrase de notre extrait (« vient de se rendre coupable »). Ces incohérences détruisent la continuité narrative et temporelle.

Voici un développement, formant un paragraphe complet, que j’emprunte à un excellent essai de Jean-Louis Bachelet sur la musique – livre de vulgarisation autant que de réflexion :

« Si le maître de Bayreuth a pu se démarquer des compositeurs de son temps, c’est qu’il place la question du Salut au centre de toute son œuvre. Question particulièrement épineuse à l’époque où l’Europe des philosophes, qui s’est affranchie du pouvoir de l’Église, n’en reste pas moins en quête d’éternité. Or, Wagner va précisément incarner en musique [= exprimer en langage musical] cette idée que le Salut vient de l’homme lui-même. Du strict point de vue musical, il va donc jouer sur les tensions provoquées par des dissonances répétées, voire assenées sur de longues portions de texte, avant de les “résoudre” en un torrent d’harmonies d’une envoûtante beauté. L’auditeur – plongé dans un chaos sonore fait essentiellement de ces accords de septième évoqués plus haut, chaos censé décrire la misère de l’homme – se trouve, en fin de concert, happé par une série d’accords parfaits qui incarnent l’avènement de l’homme nouveau régénéré par la grâce du héros providentiel, devenu surhomme par sa propre volonté. » (Jean-Louis Bachelet, Les codes secrets de la musique : Ce que les grands compositeurs nous révèlent et <ce qu’ils> nous cachent ; éditions Buchet-Chastel, 2022, p. 199. Les « accords de septième évoqués plus haut » sont les accords de septième diminuée, dont Wagner usait à la suite de Beethoven, de Schubert et des romantiques, et dont il avait même tendance à abuser.)

Pour souligner – ou pour dramatiser – la rupture qui se produit lorsque Wagner fait évoluer le langage musical de son temps, l’auteur ne peut s’empêcher de mettre sa phrase au futur périphrastique.

 

Dans les narrations qu’on écrit en vue de leur oralisation, comme dans celles qu’on improvise en public, on s’exprime assez vite au futur périphrastique (en y mêlant quelques occurrences de futur morphologique).

Voici quelques phrases entendues dans une vidéo de Christopher Lannes : « Napoléon coalise toute l’Europe. […] Sauf que les Russes, eux, ont décidé de jouer une stratégie à la russe, c’est-à-dire faire entrer l’ennemi au plus profond des terres de Russie. Les généraux russes vont donc battre en retraite perpétuellement, tout en dévastant tout sur leur passage […]. Ils [les Russes] vont livrer combat aux portes de Moscou […], lors de la bataille de Borodino, appelée aussi bataille de la Moskova. Il s’agira d’un énorme carnage […]. Malgré tout, cette bataille va-t-être [sic] remportée par les Français, qui seront maîtres du champ de bataille. Les Russes vont se replier, et ça va permettre à l’empereur d’entrer à Moscou. […] Sauf que, là aussi, l’empereur se trompait, et, après trois mois passés à Moscou, […] l’empereur décide de rebrousser chemin par le sud. […] Napoléon va donc tenter de se replier vers le sud, mais, là, l’armée russe, solidement installée, va l’empêcher de passer, et il sera obligé de reprendre les mêmes chemins [qu’à l’aller]. […] Ainsi, pendant de longs jours, de longues semaines, l’armée va battre en retraite dans des conditions chaotiques. » (« Fragments : la retraite de Russie », vidéo publiée sur YouTube en 2016.)

D’une part, ces extraits confirment le fait que le futur périphrastique et le futur morphologique sont substituables l’un à l’autre. Ils expriment la même nuance temporelle.

D’autre part, le futur n’est réellement utile dans aucune de ces phrases car aucune ne se laisse interpréter comme étant une anticipation.

 

Le texte qui suit offre un mélange inextricable de futur périphrastique et de verbes au passé, mélange analogue à celui que présentaient les textes cités à la fin du chapitre consacré aux emplois abusifs du futur simple :

« Ce jour-là, il [le moine-poète Ikkyu Sojun (1394-1481)] quitte son abri délabré près de la rivière […]. […] Seul, il s’enfonce dans les monts Hiei, au plus profond de la montagne. Les nuages blancs s’entassent sur les sommets, des traînées de brouillard s’étendent sur les vallées, çà et là il distingue, toutes petites, les huttes des montagnards. “À l’ouest l’on coupe du bois, et l’écho de l’est en renvoie le bruit, le son des cloches des monastères au fond de mon cœur éveille des résonances.” C’est le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard, [sic] se lançait lui aussi sur les routes : il était à la recherche d’une manière de vivre qui ferait de la vie une œuvre d’art. À partir de 1684, il [= Bashô] va consacrer les dix ans qui lui restent à des pérégrinations qu’il relate dans cinq carnets de notes. Ces journaux d’un poète, joints [c’est-à-dire quand on les joint] aux poèmes d’Ikkyu, donnent une idée des difficultés rencontrées par celui qui s’aventurait par monts et par vaux sur des chemins mal tracés, au gré de ses pèlerinages… » (Christine Jordis, Le nuage fou : Ikkyu, moine zen et poète rebelle ; éditions de l’Observatoire, 2023, p. 124-125.)

L’auteur – écrivons même : l’auteure (féminisation qui a, contrairement à autrice, le mérite d’inscrire le mot dans notre modernité puisque celle-ci admet aussi la professeure, la proviseure, la metteure en scène, etc.) – devrait savoir qu’on ne dit pas « les dix ans qui lui restent », mais : « les dix ans qui lui restent à vivre ». Pour empêcher la répétition du verbe vivre (« à la recherche d’une manière de vivre »… « les dix ans qui lui restent à vivre »), on ne peut pas se contenter d’en biffer l’une des occurrences : il faut aller plus loin dans la reformulation de l’une des deux phrases.

Christine Jordis interrompt la narration qu’elle est en train de faire de la vie du moine-poète Ikkyu Sojun, pour citer un passage des Journaux de voyage de Bashô (traduits du japonais par René Sieffert), parce que des paysages semblables à ceux traversés par Ikkyu Sojun y sont décrits – mais 250 ans plus tard – par Bashô. La citation est suivie de l’évocation d’une partie de la vie de ce dernier, évocation placée là pour révéler qui est l’auteur de ces lignes entre guillemets et pour indiquer dans quel contexte elles ont été écrites. Le portrait de Bashô commence à l’imparfait, ce temps ayant probablement été choisi parce qu’il s’harmonisait avec le caractère descriptif du fragment cité. L’abandon du présent de narration que l’auteure utilisait dans la narration principale fait de la digression consacrée à Bashô l’équivalent d’une note historique de bas de page. Bizarrement, la suite de ce portrait est mise au futur périphrastique. Sans transition, le récit de la vie de Bashô s’introduit ainsi dans la strate temporelle à laquelle appartient le récit de la vie d’Ikkyu, dont il semble même prolonger le cours.

Christine Jordis s’amuse, certes, à faire cheminer côte à côte les deux poètes, comme un cinéaste mêlant par surimpression deux prises de vues, mais l’incohérence dans la succession des temps verbaux est évidente. Pour y remédier, suffirait-il de mettre entièrement au futur la prolepse contenue dans notre extrait ? Ainsi nous lirions : « C’est le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard se lancera lui aussi sur les routes : il sera à la recherche d’une manière de vivre qui fasse de la vie une œuvre d’art. À partir de 1684, il consacrera les dix ans qui lui resteront à vivre à des pérégrinations qu’il relatera dans cinq carnets de notes. »

Dans ce cas, on ferait bien d’expliciter le rapport qu’il y a entre la citation et la tournure « c’est… qui… » placée juste après. Pour ce faire, ajoutons quelques mots à notre proposition : « Cette description sera écrite par le poète Bashô, apprenti du zen, qui deux siècles plus tard se lancera lui aussi sur les routes », etc.

Mais si l’on préfère conserver à la digression son caractère de note historique, en la laissant au passé, on peut remplacer « va consacrer » par « consacra » et harmoniser en conséquence les autres temps verbaux : « À partir de 1684, il consacra les dix ans qui lui restaient à vivre à des pérégrinations qu’il relata dans cinq carnets de notes. » La phrase qui précède celle-ci ne demande alors plus aucun changement : l’imparfait qu’on y trouve suffit pour laisser entendre que Bashô est l’auteur de la description de paysage citée entre guillemets, et qu’il décrit ce paysage pour l’avoir parcouru.

 

Maintenant que le futur périphrastique est devenu plus courant que le futur morphologique, il y a des écrivains qui, en mettant au futur simple les phrases que d’autres mettraient au futur périphrastique, pensent employer un temps plus légitime, plus classique, plus châtié.

Certains vidéoblogueurs prononcent, face caméra, un texte qui a été écrit avec soin. Quoique leur texte soit rarement exempt de maladresses syntaxiques, ils l’articulent sans la moindre hésitation ni le moindre lapsus. Regardez les vidéos de la chaîne Chronik Fiction, écrites et réalisées par les Français Mike Zonnenberg et Fabio Soares. On y voit leur porte-parole – autrefois le Coroner (interprété par Stefan Godin), plus récemment l’Avocat (interprété par Jean-Luc Guizonne) – analyser un film, en commenter les images ou les dialogues, sur un ton pénétré, parfois sentencieux. Alors que le Coroner avait plutôt tendance à s’exprimer au futur périphrastique, l’Avocat privilégie le futur morphologique.

Les lignes suivantes sont tirées d’une des vidéos du cycle de l’Avocat. Quand ce personnage-commentateur se met à résumer l’intrigue de Whiplash de Damien Chazelle, le futur devient envahissant : « Le film met en scène Andrew Neiman, un jeune batteur de jazz ambitieux et perfectionniste. Étudiant dans un grand conservatoire new-yorkais, Andrew rêve de rejoindre la classe la plus prestigieuse de l’établissement, dirigée par Terence Fletcher. En répétant, un soir, il attire l’attention du chef d’orchestre [= ledit Fletcher] – un chef d’orchestre qui sera également son bourreau. […] À la recherche du nouveau génie du jazz parmi ses étudiants, le chef d’orchestre poussera à bout ses musiciens afin d’en tirer le meilleur. [C’est-à-dire : afin d’obtenir d’eux le meilleur de ce qu’ils peuvent donner.] […] Prêt à tout pour réussir, le jeune batteur se mettra à dos sa famille, quittera sans scrupules sa petite amie et ira même jusqu’à trahir un camarade afin de lui [sic] prendre sa place. Des actes forts, qui montrent à quel point Andrew était prêt à se battre. […] Face à un tel adversaire, Fletcher redoublera de cruauté. Poussé dans ses retranchements, Fletcher utilisera toutes les armes à sa disposition – jet d’instrument, insultes, violence psychologique – mais son arme favorite restera ses répliques, de véritables uppercuts qui feront vaciller Andrew. On assiste alors à un combat entre deux génies, où chaque coup assomme et laisse le spectateur sans voix [sic, au lieu de : assomme le spectateur et le laisse sans voix]. Un combat où la victoire se jouera au dernier round. L’affrontement trouvera son apogée dans la scène finale… » (Mike Zonnenberg et Fabio Soares, « Le méchant le plus SADIQUE du cinéma ! », vidéo publiée le 20 février 2021.) Or c’est seulement dans « sera également son bourreau » que le futur exprime une véritable anticipation.

 

Ayant oublié que l’emploi abusif du futur périphrastique était né d’une volonté de faire acte de résistance contre une tendance plus ancienne de narration au futur morphologique, certains recommencent à abuser de ce dernier. Ce qui leur échappe encore et toujours, c’est que la meilleure façon de reconquérir le terrain que nous avons cédé au futur périphrastique consiste à revenir à un usage réfléchi et maîtrisé du présent de narration.

 

Partager cet article
Repost0
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 11:00

Beaucoup de gens croient sans doute faire acte de résistance contre la tendance à narrer au futur quand ils utilisent la construction « va/vont + infinitif ».

Or ce choix n’arrange rien ! Car la construction qui fait du verbe aller un semi-auxiliaire est aussi une forme de futur. Elle est appelée futur périphrastique, parce que l’ensemble soudé que forment le semi-auxiliaire et l’infinitif constituent une périphrase verbale. « Va + infinitif » n’est nullement une forme particulière du présent.

Bien sûr, on se gardera de confondre le semi-auxiliaire aller (qu’on fait suivre d’un verbe à l’infinitif) avec le verbe aller utilisé en son sens propre pour exprimer un déplacement dans l’espace.

La ressemblance que le futur périphrastique offre avec le présent peut inciter à l’employer de préférence au futur morphologique (celui qu’on trouve dans les tableaux de conjugaison). Le locuteur s’imagine que, dans un tissu d’énoncés faits au présent, les phrases à semi-auxiliaire aller s’intègrent avec plus de discrétion que des phrases qui auraient leur verbe franchement mis au futur simple de l’indicatif. Mais c’est pure illusion. L’un et l’autre futur, le morphologique et le périphrastique, suggèrent que les faits sont encore à venir : le lecteur ou l’auditeur à qui ils sont annoncés doit s’attendre à les voir surgir. Il a peut-être l’illusion fugace d’assister à une accélération du temps – mais le principal inconvénient du procédé, la rupture avec la continuité chronologique, se fait assez vite sentir.

Admettons qu’on puisse éprouver un certain plaisir à se sentir happé par ce flou temporel : il suffit que les énoncés au futur s’accumulent dans un même paragraphe pour que la délectation se mue en ennui.

Néanmoins, pour la personne qui parle, le recours au futur permet de se reposer l’esprit pendant une partie de sa narration. Pendant quelques instants, elle se concentre davantage sur la restitution des faits que sur la syntaxe des phrases, puisque le futur morphologique est facile à conjuguer et qu’on peut sans effort enchâsser n’importe quel verbe dans la construction périphrastique. C’est un secours dont bien des gens n’oseraient se priver.

D’autre part, les grammairiens ont tort de définir le futur périphrastique comme étant un « futur proche ». La différence entre le futur morphologique et le futur périphrastique n’est pas une opposition entre l’expression d’un avenir lointain et l’expression d’un avenir proche : c’est que le futur périphrastique non seulement est plus facile à « conjuguer » mais paraît plus feutré, plus indéfinissable, que le futur morphologique.

 

De nos deux futurs, le périphrastique est celui qui vient le plus spontanément aux lèvres. Il apparaît dans presque toutes les vidéos consacrées à des films, à des romans, à des œuvres musicales ou à des bandes dessinées. Le commentateur aura des phrases au futur même pour raconter la création ou la fabrication d’une œuvre : « Le film va utiliser la musique de Jean-Sébastien Bach », « Mel Gibson va nous montrer des flash-back », « Carpenter va réécrire une grosse partie du scénario… Il va placer l’histoire à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, ce qui fait de son film le plus proche du western jamais fait par lui, visuellement parlant… », etc.

À l’oral, tout entretien entre un écrivain et son interlocuteur (libraire, médiateur culturel, journaliste, présentateur…) commence au présent mais dérive assez rapidement vers le futur – et presque toujours vers le périphrastique. Le public assiste alors à trente minutes (voire plus) de discussion pendant lesquelles la plupart des phrases échangées ont pour noyau verbal un « va » ou un « vont ». L’auteur (homme ou femme) résume telle ou telle partie du roman avant d’en faire l’exégèse, la personne chargée de poser les questions en résume à son tour quelque épisode, tous deux reconstituent ensemble les comportements ou les réactions de tel ou tel personnage, et toujours au futur et sur le ton du plus grand sérieux.

Bizarrement, les gens qui s’efforcent d’éviter les répétitions de mots ne semblent pas troublés par la répétition du semi-auxiliaire « va/vont ». Pourtant, dès qu’on prend conscience de sa présence, on n’entend plus que lui. Hélas, la personne qui en prend conscience est bien souvent le spectateur ou l’auditeur, tandis que l’écrivain et son interlocuteur (ou interlocutrice) continuent imperturbablement leur dialogue au futur.

Il est étrange qu’un historien ou un professeur d’histoire qui raconte un événement passé le fasse en utilisant le futur : « Colbert va encourager l’académie royale de sculpture et de peinture, il va être à l’origine de la création d’un grand nombre de compagnies commerciales », etc. Il est illogique de transformer le passé en une sorte de prophétie.

On observe cette même mise au futur lorsqu’un journaliste raconte un événement ancien ou actuel, notamment lorsqu’il commente des images : « Le parlement va voter la confiance… Les manifestants vont se retrouver… Les événements vont se produire… Les policiers vont ouvrir le feu… Les choses vont se terminer… » Mais j’ai expliqué plus haut comment l’engouement pour le récit audiovisuel avait contribué à la diffusion et à l’implantation du « futur de narration » dans la langue commune.

 

Partager cet article
Repost0
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:59

Si je raconte à quelqu’un ma journée de la veille, j’en résume les événements saillants au présent et non au futur. Et, curieusement, les blagues sont encore racontées au présent. De même, les journalistes qui racontent des faits réels le font au présent… sauf lorsqu’ils commentent des images. Mais un romancier qui résume l’intrigue de son dernier livre le fait volontiers au futur.

Ce qui se raconte au futur, c’est une histoire déjà écrite, par quelqu’un d’autre ou par soi-même. Il peut s’agir aussi de la vie d’un personnage réel, lorsqu’on en restitue les étapes à partir d’une liste mentale ou d’une chronologie écrite. C’est un futur de résumé de narration.

 

On voit apparaître le futur dans les prières d’insérer ou dans les résumés d’intrigue.

« Née d’un Ougandais et d’une Congolaise, Karelle a huit ans lorsque la guerre éclate à Kinshasa. Mère et fille se réfugient en France, pays de liberté, pour y vivre en paix. À ce premier exil du cœur s’ajoutent bientôt la difficulté et l’angoisse de se reconstruire et d’être acceptées. / Animées par cette fierté et cette dignité qui font leur grandeur d’âme, elles s’arment de courage. Il faut les connaître, ces hôtels insalubres où l’on fait son beurre sur le dos de la misère humaine. Il faut les endurer, ces sinistres coups du sort, sans rien céder de ses rêves. Karelle en fera l’expérience. Et de ses combats naîtra la plus éclatante des victoires. » (Quatrième de couverture des Chemins d’exil et de lumière, de Céline Lapertot, éditions Viviane Hamy, 2023.) Passons sur les clichés et les maladresses (sur le dos de la misère humainela victoire naît du combat…).

Est-ce une bonne chose d’avoir mis au futur les deux dernières phrases ? L’avant-dernière phrase aurait fort bien pu être au présent. Quant à la dernière, elle semble être là pour rassurer le lecteur potentiel. Elle explicite ce que suggère le ton moralisateur du résumé : un dénouement heureux a été prévu pour récompenser la patience du lecteur.

« Elle s’appelle Aurore, lui Simeone. Un soir d’automne, ces deux inconnus au désespoir, qui croient n’avoir plus rien à perdre, engagent la conversation. Commence alors une nuit qui ne ressemble à aucune autre. Au matin, rien ne sera plus comme avant… / Une rencontre romanesque, poétique, fulgurante. » (Quatrième de couverture du roman Une nuit particulière, de Grégoire Delacourt, éditions Grasset, 2023.) On trouve deux fois le pronom rien : c’est dommage. Dans ce bref résumé, le futur est acceptable, parce qu’il annonce le dénouement (les points de suspension, en revanche, sont de trop). Mais la phrase aurait aussi bien pu être mise au présent.

De fait, un tel résumé ne couvre parfois que le premier tiers ou la première moitié de l’intrigue d’un roman. Certains éditeurs y ajoutent les points de suspension pour indiquer que la suite de l’histoire ne sera dévoilée qu’aux personnes qui daigneront ouvrir le livre. Le procédé est insistant et éculé. Quand ces points de suspension se cumulent avec le futur, l’éditeur fait du racolage.

Sur la quatrième de couverture des romans populaires, le futur est presque omniprésent. Dès les années 1950, le texte qui présentait chacun des romans de la série Bob Morane se terminait par une ou plusieurs phrases au futur. En voici un savoureux exemple : « Pour parvenir jusqu’à la légendaire Couronne [sic] de Golconde, notre héros devra suivre un bien étrange chemin, surmonter bien des périls, triompher de bien des ennemis. Mais, le lecteur ne l’ignore pas, Bob n’a pas l’habitude de ménager ses forces. Cette fois encore, il se lancera dans la bagarre avec toute son énergie, à travers le monde énigmatique de l’Inde millénaire. Une aventure trépidante, pleine de mystère et d’angoisse, de courage et d’abnégation. Du Bob Morane à l’état pur. » (Henri Vernes, La couronne de Golconde, collection Marabout junior, 1959.)

Le but d’une quatrième de couverture étant d’éveiller la curiosité du lecteur potentiel, le texte qui s’y imprime se termine souvent par une phrase ne donnant qu’un aperçu vague des développements ultérieurs de l’intrigue – phrase interrogative, ou phrase au futur, ou phrase interrogative au futur. Ces procédés dignes d’un dépliant touristique ont pour but d’inciter le flâneur de librairie, survoleur de couvertures, à ouvrir le livre.

Un résumé d’intrigue pour quatrième de couverture a un but publicitaire. Distinct de l’exercice scolaire du même nom, ce résumé de texte n’est pas un modèle réduit du roman. L’éditeur ne va pas laisser raconter en entier, sur la couverture du livre, un roman qu’il espère vendre.

La principale maladresse à éviter, c’est de faire commencer trop tôt la partie au futur. Il faut s’interdire de raconter au futur des péripéties ou des événements trop précis, trop circonscrits. Dans le cadre d’un résumé d’événements, le futur devrait ne s’appliquer qu’à une anticipation plus ou moins vague. On constate néanmoins que, dans un grand nombre de cas, ces phrases conclusives elles-mêmes peuvent être mises au présent sans que leur signification en soit altérée.

 

En plein milieu d’une narration au présent, l’emploi du futur est tout à fait légitime lorsque l’auteur se livre à une anticipation. Les événements qu’il anticipe sont généralement aussi révolus que ceux du récit principal mais ils se situent postérieurement au moment où l’auteur s’est imaginairement placé par rapport aux faits qu’il raconte. Les vraies anticipations portent sur des événements ultérieurs, qui sont parfois très éloignés du récit principal ; et elles sont rapidement suivies d’un retour au récit de base.

Or nombre de narrations qu’on lit ou qu’on entend de nos jours font entrer en collision les vrais futurs et les futurs « de narration ».

Le site du quotidien libanais L’Orient-Le Jour a accueilli dans sa rubrique « Patrimoine », le 20 novembre 2007, un article intitulé « Les fastes d’argent de la cour du Roi-Soleil exposés à Versailles », dont j’extrais le passage suivant : « Quand il s’installe à Versailles en 1682, Louis XIV y installe sa “grande argenterie”, une collection de 200 meubles et objets d’argent massif réalisés par les plus grands orfèvres du temps. […] Pour payer la guerre et “sans vague à l’âme”, le roi le fera fondre en 1689, escomptant toucher six millions de livres d’une collection qui lui en a coûté dix et lui en rapportera deux. Ce type de mobilier deviendra ensuite la norme obligée [sic] pour toutes les cours d’Europe, et ce sont leurs pièces [sic] qui évoqueront à Versailles le mobilier français perdu à jamais. »

L’auteur de cet article non signé a eu raison de mettre la dernière phrase au futur, puisqu’elle clôt un rappel de faits historiques par une anticipation de l’avenir. En revanche, la précédente aurait dû être au présent de narration, dans la continuité des deux « installe » du début (fâcheuse répétition lexicale…), bien qu’on puisse laisser au futur le verbe rapporter : « le roi le fait fondre en 1689, escomptant toucher six millions de livres d’une collection qui lui en a coûté dix et lui en rapporte (ou rapportera) deux ».

Si, dans l’article d’origine, l’auteur a mis le verbe coûter au passé composé plutôt qu’au futur antérieur (« aura coûté »), c’est en se situant imaginairement à égale distance des deux faits évoqués (« a coûté » et « fera fondre »), c’est-à-dire en se plaçant sur le point de la flèche du temps où Louis XIV a pris sa décision. L’auteur se fait ainsi le prophète des conséquences de cette décision – ce qui n’est pas très habile.

On peut aussi penser qu’il a oublié l’existence du futur antérieur (« aura coûté »), sous l’influence de ces mauvaises traductions de l’anglais que nous rencontrons partout. La langue anglaise, dont le système de conjugaison ne possède pas de futur antérieur, remplace ce temps qui lui manque par le present perfect. Exemple : He will come after he has finished – ce qui doit se traduire par : « Il viendra quand il aura fini. » Malheureusement, les traductions du type : « Il viendra quand il a fini » ne cessent de se répandre, et l’oreille française s’habitue à entendre le passé composé exprimer une idée de futur.

 

Quand le résumé se met trop tôt au futur, et qu’il ne s’agit pas d’une prolepse, c’est que le but du rédacteur était de donner le maximum de relief à l’élément perturbateur ou déclencheur d’une suite d’événements. En général dès la deuxième phrase d’une narration !

Un résumé d’intrigue non destiné à une quatrième de couverture, donc dénué de toute visée publicitaire, nous en fournit une autre illustration :

« Le Lotus bleu est le quatrième [sic] album des aventures de Tintin et constitue la suite des Cigares du pharaon paru l’année précédente. Appelé par un mystérieux messager devenu fou, Tintin quitte l’Inde en bateau pour Shanghai divisé en concessions (occidentales ou japonaise). Il se heurte aux autorités occupantes mais, aidé par une triade chinoise, il triomphera des trafiquants d’opium japonais en partie grâce à Tchang, un jeune orphelin que l’on retrouvera dans Tintin au Tibet. » (Claude Chollet, consacrant une notice au Lotus Bleu d’Hergé ; dans La bibliothèque littéraire du jeune Européen : 400 œuvres de fiction essentielles, ouvrage dirigé par Alain de Benoist et Guillaume Travers ; éditions du Rocher, 2021, p. 319.)

Le futur choisi abusivement pour le verbe triompher entrave la bonne compréhension de la prolepse (ou anticipation ponctuelle) que constitue la subordonnée relative « que l’on retrouvera… ». Il aurait été plus judicieux d’écrire : « mais, aidé par une triade chinoise, il triomphe des trafiquants d’opium japonais en partie grâce à Tchang, un jeune orphelin que l’on retrouvera dans Tintin au Tibet. » Il est pertinent de mettre au futur un fait (la réapparition de Tchang dans une aventure ultérieure de Tintin) qui n’appartient pas à l’intrigue qu’on veut résumer, mais on ne comprend pas pourquoi Claude Chollet a choisi de mettre au futur le verbe triompher, alors que l’action qu’il exprime s’inscrit dans la simple continuité chronologique de la série d’événements qui constituent l’intrigue du Lotus Bleu. (Il manque aussi, dans le résumé de l’album Tintin, quelques virgules grammaticales. D’autre part, Hergé écrit Shanghaï, utilisant une graphie conforme au système grapho-phonétique du français, et non pas « Shanghai ».)

Voici un autre résumé d’intrigue, celle d’un roman japonais de 1923 : Soleil, de Riichi Yokomitsu. Ce résumé est écrit par Benoît Grévin, traducteur de l’édition française parue en 2016. Le texte figure non pas en quatrième de couverture mais dans la postface du livre. Le futur y surabonde :

« Le sadisme de l’intrigue se révèle dès les premières pages, car c’est la bonté de Himiko qui précipite la catastrophe de son pays [= le pays d’Umi, dont Himiko est la princesse royale]. En imposant aux habitants de son palais d’épargner Nagara, le prince royal de Na, égaré sur les terres de l’Umi, contre les conseils du sukuné des prêtres qui invoque la vengeance pour une razzia antérieure [sukuné des prêtres = le chef de la caste des prêtres de l’Umi], la princesse crée involontairement les conditions pour que Nagara, éperdument amoureux d’elle, envahisse dans une attaque[-]surprise l’Umi, massacre la famille royale et son tout jeune mari, et l’enlève la nuit même de ses noces. L’intrigue se développera ensuite au rythme des catastrophes et rebondissements que la fascination exercée par Himiko amènera dans les différentes chefferies [= l’Umi, le pays Na et le Yamato]. Son attraction dressera d’abord Nagara contre son père, le roi du pays Na, qu’il assassinera, puis envenimera les relations des deux princes du pays de Yamato, Han’e et Hanya, qui lutteront pour elle jusqu’à la mort. Au fil des pages, Himiko perdra deux maris successifs, sera témoin ou motif involontaire du meurtre absurde de dizaines de personnages, [allant] de l’esclave au roi – car dans cette société rêvée le glaive et le caprice des nobles ont force de loi, et le comportement oscille entre le respect relatif de tabous et d’interdits, et l’abandon permanent [sic] à des pulsions de destruction gratuite. Himiko finira par décider dans un mouve­ment de rébellion de s’assimiler au soleil et d’utiliser ces passions aveugles pour lancer le Yamato contre le pays Na, obtenant ainsi l’anéantissement mutuel de ses persécuteurs, Nagara et Han’e, à son profit. Le cycle se clôt ainsi quand, ces deux derniers s’étant entre-tués, Himiko refuse la logique de la vengeance qu’elle vient pourtant d’obtenir, tout en étant devenue reine de Yamato, et, déjà, potentiellement maîtresse de trois pays. » (Benoît Grévin, postface à sa traduction de Soleil de Riichi Yokomitsu, éditions Anacharsis, 2016 ; consulté dans l’édition de poche, collection Griffe-fictions, 2023, p. 119-120.)

En dehors d’une parenthèse explicative logiquement faite au présent, la narration est mise au futur après à peine une ou deux phrases, et Benoît Grévin ne revient au présent que dans la conclusion de son résumé.

 

Le futur s’introduit parfois au sein d’une narration qui a pour temps de base le passé simple. On a vu que la transition du présent au futur pouvait être brutale, mais que dire d’un texte où la transition s’effectue du passé simple au futur !

« Le présent ouvrage eut trois tirages. Les deux premiers parurent en 1894, imprimés sur un papier assez épais, le hôsho, à base de fibres de mûrier, papier qui était utilisé pour l’impression des estampes. Le troisième tirage – celui qui est repris ici – parut aux alentours de 1904. Imprimé sur un papier crêpe, le chirimen-bon, il est distribué en France par Flammarion qui se contentera d’apposer son cachet en rouge sur la couverture. » (Élisabeth Lemirre préfaçant Fables illustrées par des maîtres de l’estampe japonaise, de Jean de La Fontaine, éditions Picquier, 2019, p. 13.)

Certes, le présent de l’indicatif passif « est distribué » opère tant bien que mal la transition attendue. Pourtant, la forme « se contentera » met au futur une action chronologiquement antérieure à celle exprimée par « est distribué ».

On note que « se contentera » ressemble à « se contenta ». Il n’est pas impossible que certains verbes se retrouvent au futur à cause de la ressemblance qui existe, aux trois personnes du singulier, entre les désinences du passé simple des verbes du premier groupe et celles du futur simple (des verbes de tous les groupes). Quant au passé simple des verbes du deuxième et du troisième groupe, il apparaît difficile à conjuguer aux Français d’aujourd’hui ; et j’ai l’impression que ceux-ci préfèrent à « Il découvrit » un « Il découvrira », où le verbe se termine par -a comme au passé simple des verbes du premier groupe. La deuxième tendance a pu influer sur la première et la renforcer. Lorsque la construction à verbe aller se substitue au futur, la conjugaison demande encore moins de réflexion et de connaissances morphologiques. Nous voyons se développer un français d’aéroport, que pratiquent même les intellectuels.

Le texte suivant est tiré d’un essai biographique consacré par Gérard Guégan à l’écrivain-reporter Jean Fontenoy. Cet extrait comporte de tout : présent de narration, futur intempestif et temps du récit (ceux qui s’organisent par rapport au passé simple). Le mélange de ces temps rend incertain l’ordre même des faits rapportés. Pour comprendre le paragraphe qu’on va lire, il faut savoir que la narration a atteint l’année 1927 :

« Depuis deux jours, les troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek, et leur tout-puissant conseiller militaire, le Russe Blücher, occupent la ville [= Shanghaï]. Fontenoy ne rencontrera pas ce fils de moujik devenu le brillant stratège de la guerre de guérilla [sic]. À Moscou, l’année d’avant, Fontenoy était tombé sous le charme du maréchal Toukhatchevski, à qui il rendra hommage lorsque celui-ci, accusé d’être un espion nazi, sera jugé et exécuté en 1937. Comme par un fait exprès, Blücher présidait le tribunal militaire qui le condamna. Ça ne lui porta pas chance. L’année suivante, il fut à son tour exécuté pour s’être “vendu” au Japon… » (Gérard Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, éditions Stock, 2011, p. 139, chapitre intitulé « Les fumées de la volupté ». Prix Renaudot de l’essai. Ce texte reste identique dans la réédition du livre parue en poche chez Gallimard, collection Folio, 2013.) Le tribunal militaire que Vassili Blücher a présidé était bien le tribunal chargé de condamner Toukhatchevski. Quant à l’expression « guerre de guérilla », qui est malvenue, il faudrait la remplacer par guerre de harcèlement, guerre de partisans

Puisqu’il s’agit d’une anticipation, restons au futur.

Solution : « Comme par un fait exprès, Blücher présidera le tribunal militaire qui condamnera Toukhatchevski. Ça ne lui portera pas chance. L’année suivante, il sera à son tour exécuté pour s’être “vendu” au Japon… » Si la parenthèse qui s’ouvre par les mots « Comme par un fait exprès » avait été transformée en une note de bas de page, les temps du récit (passé simple et imparfait) auraient pu y être conservés.

 

Autre texte bizarre sorti du stylo d’un écrivain chevronné :

« Il [Lacan] déboule dans le petit bureau, au quatrième étage du 42, rue Bonaparte. Quand il en ressortira, je dis à Sartre : / – Il avait l’air agité. » (Jean Cau, Croquis de mémoire, « Le docteur Lacan », éditions Julliard, 1985, puis éditions de la Table Ronde, Petite Vermillon, p. 92.) Le temps auquel est mis « déboule » indique que « dis » est au présent et non au passé simple.

Que signifie la mise au futur du verbe « ressortira » ? Il fallait au moins harmoniser : « Quand il en sera ressorti (ou reparti), je dirai à Sartre » ; ou, au présent : « Quand il en est ressorti (ou reparti), je dis à Sartre ». Cau n’a pu demander à Sartre son avis sur l’étrange conduite du docteur Lacan qu’après l’entretien qu’avaient eu ensemble les deux hommes – et après le départ de Lacan. Or l’action faite par Lacan, nécessairement antérieure, est exprimée au moyen d’un temps qui la situe postérieurement à l’action faite par l’auteur-narrateur-témoin ! Jean Cau a mis l’accent sur le décalage temporel qui existe entre les deux actions sans se rendre compte qu’il inversait leur déroulement chronologique. En tout cas, ce « ressortira » pourrait bien être une des toutes premières occurrences enregistrées dans l’écrit de notre « futur de narration ».

 

Partager cet article
Repost0
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:50

Chacun sait qu’on n’est pas obligé de raconter le passé en utilisant le passé. Le choix du présent comme temps de base d’une narration n’a rien de répréhensible. Un texte ou un discours racontant une histoire, dans lesquels la concordance est entièrement au présent et se voit mise en œuvre avec cohérence, peuvent s’avérer aussi parfaitement élégants et littéraires, atteindre au même accomplissement esthétique, qu’une œuvre de Diderot, de Flaubert, de Proust, de Céline… Cet usage étant sobre, clair, efficace, les écrivains et les orateurs ont même tout intérêt, aujourd’hui, à organiser tous les temps verbaux d’un récit par rapport au présent.

Mais le fait que ce temps soit devenu ultra-dominant a un effet pervers. Devenu l’omniprésent de toute narration, le présent en est venu à lasser à son tour. C’est probablement cette lassitude qui pousse tant de journalistes, d’intellectuels, de professeurs, d’écrivains, de secrétaires, de rédacteurs divers, d’enfants scolarisés, d’étudiants… à vouloir « rafraîchir » une narration commencée au présent en y mêlant des verbes au futur.

Ce sentiment de lassitude est lié à la place prépondérante qu’a prise dans notre vie quotidienne la narration audiovisuelle. De fait, après avoir favorisé l’emploi du présent atemporel (ce présent de narration étendu au texte entier, le système du présent cessant de se détacher sur un fond au passé), les journalistes de l’audiovisuel n’auraient-ils pas été les véritables inventeurs et les propagateurs du « futur de narration » ?

Toute séquence d’images filmées est vouée au devenir. Chaque mouvement précède un autre mouvement au sein du montage qui leur donne sens. À propos de l’événement qui lui est présenté par une narration audiovisuelle, le spectateur-auditeur s’attend constamment à voir surgir de nouvelles images. Il est donc possible que la forme filmique elle-même nous incite à énoncer au futur le commentaire par lequel nous tentons d’en décrire les contenus. Fasciné par le reportage filmé, par le documentaire filmé ou par les fictions filmées qui s’inspirent de la forme reportage, le narrateur moderne a l’impression de voir les événements toujours sur le point d’advenir – même lorsqu’ils appartiennent au passé. S’efforçant de projeter dans l’esprit d’autrui de mouvantes représentations en devenir, ce narrateur trouve à sa disposition le futur, sans percevoir les inconvénients d’une telle extension du contenu sémantique de ce temps.

 

Parallèlement, le futur usuel (chargé d’exprimer réellement la postériorité) montre une certaine tendance à s’effacer de la conversation courante. On pourrait croire qu’il n’en devient que plus employé dans les narrations d’actions, comme s’il s’y réfugiait.

Le présent d’énonciation (temps de base de la conversation orale comme du journal intime) peut exprimer une postériorité proche : « Nous partons demain », ou une postériorité éloignée : « Nous partons dans deux ans. » C’est essentiellement le complément circonstanciel de temps dont il est « béquillé » qui permet à ce présent d’exprimer une idée de futur. On notera que d’autres compléments circonstanciels de temps permettent au présent d’énonciation d’exprimer le proche passé (« J’arrive à l’instant », « J’arrive il y a quelques jours ») mais cet usage-là semble plus rare.

Dans les phrases où le présent d’énonciation sert de futur, le complément circonstanciel de temps n’est pas nécessairement un adverbe ou un groupe prépositionnel : il peut prendre la forme d’une subordonnée conjonctive. Or, dans le français oral actuel, le verbe d’une telle subordonnée a tendance à être lui-même mis au présent – ou mis au passé composé lorsqu’on veut marquer une antériorité. Exemple du présent : « Tu reviens quand mamie est là », dit un père à son enfant (pour dire : « Tu reviendras quand mamie sera là » ; à moins que le sens ne soit : « Reviens quand mamie sera là » (car l’impératif aussi est en train de disparaître). Exemple du passé composé : « Je m’habille quand vous êtes partis », dit une mère à ses enfants (voulant signifier : « Je m’habillerai quand vous serez partis »). Mais une chose est sûre : dans les phrases qui ont pour temps de base le présent de narration, le futur simple et le futur antérieur se raréfient.

Cette extension de l’emploi du présent – voire cette tendance à mettre au présent tous les verbes – peut donner à croire que le futur est évincé de l’énonciation orale et qu’il est devenu disponible pour d’autres aventures.

Les gens qui ont perçu cette omniprésence du présent dans l’énonciation veulent peut-être lutter contre l’omniprésence du présent qu’ils ont pu observer dans les narrations, et le font en y ajoutant désormais le futur. Ce serait pour eux la nouvelle façon de signifier à autrui qu’on lui raconte quelque chose, qu’on l’entraîne par le langage dans un récit.

En apparence, laisser s’insinuer le futur « de narration » au milieu d’une narration au présent n’est pas autre chose qu’introduire le présent de narration stricto sensu dans une narration au passé simple. Le décalage semble être du même ordre. Puisqu’il est permis de mêler à des verbes au passé simple un ou plusieurs verbes au présent, et que c’est de l’observation de ce phénomène qu’a été tirée la définition du présent de narration originel, pourquoi n’autoriserait-on pas l’irruption de verbes au futur au sein d’une narration menée au présent ?

Malheureusement, au-delà du futur il n’y a rien. Dans le système des temps du français, il n’y a aucun futur postérieur au futur. Si, dans le cours d’un récit, on passe insensiblement du présent (de narration) au futur, on s’interdit la prolepse ; car à quel temps sera-t-elle exprimée, le futur étant affecté à la diégèse elle-même ? En faisant intervenir trop tôt le futur dans une narration, on se prive des moyens qui permettent de mettre en relation avec leur avenir les événements de la diégèse.

 

Partager cet article
Repost0
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:34

Quand les Français racontent des événements ou résument des actions, ils le font au futur.

De nos jours, même le passé se raconte au futur.

Il s’est répandu un absurde futur qu’on peut dire « de narration », utilisé pour résumer une intrigue de roman ou de film, un événement historique, une anecdote d’autrefois ou d’aujourd’hui. Un futur qui ne sert pas à situer des faits dans l’avenir, mais par lequel on croit rendre ces faits plus vivants, plus actuels (de manière orale ou écrite). Bref, un faux futur, un futur sans contenu temporel. Un futur intempestif.

Ne racontez pas une intrigue au futur. Utilisez le présent… de narration. Comme son nom l’indique, il sert à faire se succéder des actions ou des faits en les présentifiant.

Le « futur de narration » introduit de la confusion dans vos récits et ne peut que nuire à votre style.

 

* * *

 

La plupart des romans actuellement publiés, dans les paragraphes qui forment la trame principale de leur intrigue, mais aussi les biographies et les essais historiques, ont pour temps de base le présent. Ce sont des écrits dans lesquels l’action (fictive dans le cas du roman et nettement déterminée par les indications de chronologie dans le cas du texte d’histoire) « n’a nul besoin d’être située par rapport au MAINTENANT de l’écrivain », comme l’écrit Henri Bonnard dans Code du français courant (éditions Magnard, 1986, p. 222). Dans un texte d’historien, le présent remplace maintenant de bout en bout les temps du passé, imparfait et passé simple, du moins pour l’ensemble des faits qui relèvent de la trame événementielle principale. Le passé simple est parfois employé dans les notes de bas de page ou de fin de chapitre, lorsque l’auteur y fait figurer des informations qui auraient alourdi le récit principal ou lorsqu’il y fournit une version différente de tel événement traité dans le corps du texte.

On ne confondra pas cet emploi du présent avec le présent d’énonciation de la conversation courante ou du journal intime. Pour qu’on voie dans une page de journal surgir ce dont il sera question plus loin sous l’appellation de « futur de narration », il faut que le diariste se soit lancé dans une anecdote décontextualisée, l’énonciation cédant alors la place à la narration…

Les temps qui s’organisent par rapport au présent d’énonciation sont réunis dans la catégorie des temps du discours, tandis que ceux qui s’organisent par rapport au passé simple forment la catégorie des temps du récit.

Nous parlerons de présent de narration lorsqu’un texte énonce par des verbes au présent une succession de faits passés (présent historique) ou une suite de faits situés en dehors de toute chronologie explicite (présent atemporel) ; mais nous parlerons aussi de présent de narration lorsque, au milieu d’un récit-cadre fait au passé, le texte se met à énoncer au présent, sans rupture de la continuité chronologique, des faits passés (présent de narration stricto sensu).

Une preuve que le présent atemporel, le présent historique et le présent de narration stricto sensu forment bien une catégorie commune peut être trouvée dans le fait que chacun d’eux exige que lui soient corrélés les marqueurs temporels « désancrés » : la veille, le jour même, ce jour-là, le lendemain, le surlendemain… de même qu’il convient d’y recourir aux compléments circonstanciels non ancrés quand il s’agit du lieu (« à cet endroit » et non pas « ici »).

Pour en donner quelques illustrations : « Le baron de Langeac arrive à son tour, instruit par des amis de ce qui s’est passé la veille » (Nerval) ; « Téléféric [chef suprême des Goths] écoute le programme proposé par son organisateur de spectacles, pour les festivités du lendemain » (texte encadré de la première case de la planche 12 d’Astérix et les Goths par Uderzo et Goscinny) ; « La lettre lui annonce que Louise passera la journée du lendemain à Genève » (extrait d’une notice sur la vie d’Amiel) ; « Il accepte le mandat que lui confie, ce jour-là, le conseil d’administration » ; « L’autre lui avoue que la veille même il l’a dénoncé, et que le lendemain on viendra l’arrêter »… En outre, dans une narration au présent comme dans une narration au passé, on ne devrait jamais dire « lundi prochain » ou « la semaine prochaine », mais : « le lundi suivant », « la semaine suivante ». Ni « dans dix jours » ou « dans un an », mais : « dix jours plus tard », « un an plus tard », « au bout d’un an », etc.

Il arrive, cependant, que l’écrivain veuille produire l’illusion d’une narration écrite au jour le jour, ou du moins par étapes. Dans ce cas, il doit parfois recourir aux marqueurs « ancrés ». Tant que la période couverte par une phase de narration est inférieure à une durée de vingt-quatre heures, on peut y trouver un aujourd’hui, un hier ou un demain (alors que les marqueurs ce jour-là, la veille, le lendemain… y seraient inappropriés). Si le narrateur s’interrompt et ne recommence à raconter qu’après une nuit de sommeil, nous verrons surgir un nouvel aujourd’hui, un nouveau hier ou un nouveau demain, qui feront référence aux lendemains des jours précédemment désignés. Et si le narrateur traite en une seule séance d’écriture une période plus ample, le narrateur y utilise les marqueurs désancrés. Ces variations de l’étendue narrative nous donnent l’impression de lire les pages d’un journal intime. C’est tout cela qu’on observe dans les premiers chapitres de L’étranger de Camus, roman raconté à la première personne par un narrateur-héros.

Le début du texte est bien connu : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. […] / […] Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. » Or la première phrase a son verbe, « est morte », au passé composé ; et le présent qui surgit ensuite (et par rapport auquel la postériorité est exprimée au futur) est celui du diariste.

Le paragraphe suivant commence par : « J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. » Les marqueurs temporels se réfèrent manifestement aux moments où Meursault, le narrateur, trouve l’occasion de prendre la plume – soit que le texte que nous lisons recouvre des feuillets que Meursault aurait eus à sa disposition tout au long de son histoire, soit qu’il l’« écrive » mentalement (ce n’est jamais précisé). Entre « Je prendrai l’autobus » et « J’ai pris l’autobus », il s’est écoulé un certain laps de temps, au cours duquel le héros-narrateur n’a pas écrit. C’est aussi pour cette raison que le texte a maintenant pour temps de base le passé composé. En effet, quand Meursault est entraîné dans une série d’événements, il ne se remet à « écrire » qu’après coup, à tête reposée. Il ne note plus une idée qui lui vient dans l’instant, mais consigne une suite de faits qui sont devenus pour lui du passé. (Le procédé est le même que dans Le dernier jour d’un condamné, roman de Victor Hugo paru en 1829.) Au début du chapitre suivant, nous lisons : « En me réveillant, j’ai compris pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi. […] Mon patron, tout naturellement, a pensé que j’aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d’une part, ce n’est pas ma faute si on a enterré maman hier au lieu d’aujourd’hui et d’autre part, j’aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute façon. » Ce sont les mêmes marqueurs ancrés que dans le chapitre I, mais ils ne renvoient plus aux mêmes jours. Dans le chapitre VI, la période narrée s’étalant sur un plus long espace de temps, on trouve des marqueurs désancrés : « Le dimanche, j’ai eu de la peine à me réveiller et il a fallu que Marie m’appelle et me secoue. » Un peu plus loin : « La veille nous étions allés au commissariat […]. »

Ainsi, tout au long du roman, la narration avance par bonds, qui correspondent à des espaces de temps inégaux, tantôt brefs, tantôt longs.

En réalité, malgré l’apparence trompeuse de certains paragraphes, la prose de L’étranger n’est jamais au présent de narration. Peut-être le serait-elle si le roman était écrit de nos jours : « Je prends l’autobus à deux heures. Il fait très chaud. Je mange au restaurant, chez Céleste… En me réveillant, je comprends pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé [ces subordonnées restent inchangées] mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi… Le dimanche, j’ai de la peine à me réveiller… La veille nous sommes allés [le passé composé se substitue au plus-que-parfait] au commissariat… » Le texte présenterait alors la même distribution des adverbes ancrés et désancrés, en fonction de l’amplitude de la période couverte par chacune des « séances d’écriture » successives.

 

Le présent s’est lentement imposé dans la prose narrative à partir des années 1950 (Robbe-Grillet, Butor…), mais on le trouvait depuis des siècles dans les didascalies du théâtre imprimé, et il constituait un trait caractéristique des nombreux récits de rêve que les écrivains publiaient dans les années 1930 – le rêve ne pouvant se raconter qu’au présent. Si le présent de narration – ou présent atemporel, lorsqu’il n’est pas associé à un récit encadrant fait au passé, – s’est imposé dans le roman, l’autobiographie et le récit historique, c’est parce que les écrivains français des années 1950 se sont mis à considérer que le passé simple de l’indicatif sentait la naphtaline – et plus encore l’imparfait du subjonctif, qui lui était nécessairement conjoint (« béquille » du passé simple, comme l’appelle Sollers dans L’année du Tigre). Les écrivains avant-gardistes ont jugé que ces formes étaient la marque d’une écriture de classe, d’une écriture bourgeoise, puis les ont dénoncées comme emblématiques de la domination injuste que l’écrit exercerait sur l’oral…

Si l’imparfait et le plus-que-parfait du subjonctif se sont progressivement effacés de l’usage courant, c’est moins parce que nous n’en aurions plus eu besoin, que parce qu’ils ont été combattus. Pendant des décennies, les journaux prônant une révolution politique les ont proscrits de leurs colonnes. Ce rejet, ou ce soupçon continuel, s’est diffusé dans toute la société. En peu d’années, la conjugaison de l’imparfait du subjonctif est apparue comme archaïque. Le grand public l’a jugée trop difficile, et cacophonique en ses première et deuxième personne – et surtout à la troisième du pluriel, la seule qui soit (outre la troisième du singulier) réellement usitée dans le récit historique. Les linguistes et les professeurs ont alors décrété que la concordance des temps au passé n’était plus défendable.

L’essor du présent atemporel a aussi été favorisé par le développement de la culture audiovisuelle, tout au long du XXe siècle (le Pathé-Journal fut lancé en 1909). Puisque les images d’un reportage filmé peuvent être diffusées en direct ou en différé, puisque les images qui nous ont montré tel événement pourront un jour nous le remontrer, nous avons tendance à oublier que l’événement lui-même appartient au passé. De toute façon, les images filmées semblent toujours être au présent – plus encore que les photographies, qui offrent du temps figé. Lorsque ces images sont accompagnées d’un commentaire (le plus souvent en voix off) qui décrit les faits que ces images montrent ou illustrent, l’auteur de ce commentaire est spontanément désireux de mettre son discours en accord – ou en synergie – avec le présent exprimé par les images : il utilise donc le système du présent plutôt que les temps du récit au passé. C’est probablement pour cette raison que le présent atemporel s’est imposé dans la presse parlée, dans la presse écrite, dans les récits historiques, dans la fiction littéraire.

 

Partager cet article
Repost0
10 mars 2023 5 10 /03 /mars /2023 23:54

Il est ici question, bien sûr, des articles définis le ou les, et non pas du pronom personnel COD. On peut dire sans problème : « On m’a chargé de le (ou de les) ramener à la raison », « Nous nous sommes obstinés à le soutenir », « Je m’entraîne à les peindre », etc.

C’est avec l’article et non avec le pronom que les prépositions à et de sont vouées, dans la plupart des cas, à fusionner.

« Mrs Nugent entame bille en tête les commérages. Elle n’appellerait pas ça commérer. La Bible est très claire à propos de la langue et le devoir de la tenir sous contrôle [sic]. » (Dominique Goy-Blanquet traduisant Jan Carson, Les ravissements, éditions Sabine Wespieser, 2023, p. 69.) À propos de la langue « et de le devoir… » ?? La phrase est vraiment imprimée ainsi. En outre, « tenir sous contrôle » est un pur anglicisme. Texte anglais : « The Bible’s very clear about tongues and keeping control of them. » Ce qu’on peut traduire de la façon suivante : La Bible est très claire à propos de la langue et de l’importance d’en rester maître.

« À la fin des années 1990, les études de jumeaux avaient montré qu’il existait bien une part génétique à l’autisme mais on ignorait totalement quels gènes, quels segments d’ADN, entraient en jeu. Et on ne savait pas si les variations génétiques incriminées touchaient des gènes exprimés dans le cerveau, bien que ce fût l’organe le plus susceptible d’être concerné. Ma recherche a donc commencé par l’identification de ces variations génétiques et les gènes qui les portaient. » (Thomas Bourgeron, avec la collaboration de Caroline Brizard : Des gènes, des synapses, des autismes ; éditions Odile Jacob, 2023, p. 97, chapitre 6.) L’identification « de les gènes » ?

« Benjamin Walter se lit comme un hommage vivant et vivifiant à la littérature, l’Europe, les bibliothèques, la subversion par la culture et joue avec la notion de théâtre dans le théâtre : le metteur en scène/auteur, personnage du texte, écrit sa pièce en même temps qu’il voyage. » (Quatrième de couverture de la pièce Benjamin Walter, de Frédéric Sonntag, éditions Théâtrales, 2017.) Un hommage « à les bibliothèques » ?

Omettre de répéter la préposition à ou de, c’est comme si un architecte supprimait une colonne porteuse sous prétexte qu’à côté il y a exactement la même.

 

Partager cet article
Repost0
2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 12:17

Conseils pour corriger votre français et améliorer votre style. Sur chacun des points suivants, l’usage est devenu erratique, contraire aux règles existantes, ou contraire à toute logique.

 

* * *

 

Accordez les participes passés lorsqu’il le faut, notamment avec les compléments d’objet direct antéposés. Sinon, la langue française ne comportera que des accords faits au masculin, qui cohabiteront étrangement avec les désinences dites inclusives et avec les formes féminisées des noms de métier et de fonction.

 

La virgule qui doit précéder un nom en apostrophe ne vous a rien fait : mettez-la !

Elle n’est pas nécessairement audible – c’est-à-dire restituée par une pause à l’oral – mais elle est grammaticale. Cette virgule discrète empêche toute phrase comportant un nom en apostrophe, même quand elle a été isolée de son contexte, de donner prise au contresens. Il est important de respecter la différence qui existe entre Attends Anatole ! et Attends, Anatole ! ; entre Mangez grand-mère et Mangez, grand-mère ; entre Tu aimes Arthur ? et Tu aimes, Arthur ? ; entre Fuyez les enfants et Fuyez, les enfants ; ou encore entre Tu fais chier Manon et Tu fais chier, Manon… Ce n’est quand même pas la même chose d’écrire Laisse tomber, Momo ! et Laisse tomber Momo ! : la virgule fait apparaître clairement le nom comme une apostrophe, tandis que l’absence de virgule est censée nous garantir qu’un nom qui apparaît en position de C.O.D. est bien un C.O.D. Si vous prenez soin de mettre la virgule à chaque fois que le nom est une apostrophe, il n’y aura pas d’équivoque possible lorsque vous voudrez qu’un nom similairement situé à droite d’un verbe transitif direct soit interprété comme étant le C.O.D. de ce verbe.

Mettez la virgule même quand le nom ou le groupe en apostrophe est précédé d’un simple mot-phrase, tel que Bonjour, Salut ou Bravo. Comme dans le vers célèbre : Et bonjour, Monsieur du Corbeau.

Lorsqu’il se glisse au milieu d’une phrase, le nom ou le groupe en apostrophe doit être encadré par deux virgules : Mais, mon cher, vous n’avez rien compris. Il arrive que le rôle d’une des virgules soit tenu par un point d’exclamation : Eh ! la vieille, laissez-moi entrer. Virgule ou point d’exclamation, on l’oublie plus souvent avant le nom en apostrophe qu’après, mais son utilité syntaxique est la même dans les deux emplacements. Encore une fois, je précise qu’une virgule écrite ne donne pas nécessairement lieu à une pause dans l’oral.

 

Les prépositions à et de doivent, dans la plupart des situations, être répétées. Par exemple lorsque plusieurs compléments sont coordonnés après les locutions quant à, au sujet de, etc. : Ils expriment leur inquiétude quant au délitement du pays et au risque de guerre civile (et non pas : « quant au délitement du pays et le risque de guerre civile »). Toute préposition doit être répétée dans une comparaison introduite par que (tant par… que par…, moins sur… que sur…, plutôt avec… qu’avec…, etc.) ; ou dans une comparaison introduite par comme, ainsi que, de même que, aussi bien que… ; ou après une restriction introduite par sauf, hormis, à part, etc. (La police n’est l’ennemie de personne, sauf des malfaiteurs ; Nous n’aurons besoin du secours de personne, hormis de Dieu) ; ou après un adverbe de liaison comme puis (Il se tourna vers l’un, puis vers l’autre ; Elle dansa avec X puis avec Y) ; ou après une négation (Je ne comprends pas pourquoi cette fille est attirée par lui et pas par moi ; et ne croyez surtout pas que si vous disiez : « Je ne comprends pas pourquoi cette fille est attirée par lui et pas moi », votre énoncé aurait la même signification !). Bref, dès qu’on établit un parallélisme entre deux énoncés qui dépendent soit d’un même verbe soit d’un nom exprimant un sentiment ou un processus, la préposition présente dans le premier membre doit être répétée dans le second. Les prépositions servent à structurer la pensée et à guider la lecture, il ne faut donc pas chercher à les économiser.

Pour les prépositions autres que à et de, la non-répétition est admise – voire normale – avant les compléments juxtaposés ou coordonnés.

Si à et de doivent être répétés avant chaque complément, c’est parce qu’ils fusionnent avec le ou les (l’article défini et non le pronom personnel) : se pencher sur telle chose, telle autre et le reste ; mais : se préoccuper de telle chose, de telle autre et du reste (et non pas, comme on le lit et l’entend maintenant partout : « de telle chose, telle autre et le reste ») ; s’intéresser à telle chose, à telle autre et au reste (et non pas, comme on le lit et l’entend partout : « à telle chose, telle autre et le reste »). Le site AlloCiné nous invite, depuis avril 2020, à redécouvrir le film Ponyo sur la falaise, y voyant « une ode philosophique à l’amour, la foi, la nature et le sens des responsabilités » (ce qui revient à accepter : « et à le sens… »). Il ne s’agit là que d’un exemple parmi des centaines. Toutefois, la non-répétition des prépositions à et de est permise dans une suite de plusieurs noms propres : à Pierre, Paul ou Jacques ; dans une suite de plusieurs verbes à l’infinitif : de boire, jouer et chanter ; et dans une suite de plusieurs noms communs ou groupes nominaux précédés de l’article indéfini : Il participe à des perquisitions, des gardes à vue, des filatures. Dès lors qu’il n’y a, quels que soient les termes coordonnés, aucune éventualité de fusion entre la préposition et un article.

La non-répétition des prépositions est également légitime au sein de ce que j’ai proposé d’appeler les entités indivises : Le messager se rendit chez Isabelle et Ferdinand, si Isabelle et Ferdinand habitent ensemble. Mais on dira : Le messager se rendit chez Isabelle et chez Ferdinand, si Isabelle et Ferdinand habitent dans des lieux séparés. La tentation est venue à Ève et à Adam du dehors (si Adam et Ève sont considérés en tant que personnes distinctes) ; mais : La tentation est venue à Ève et Adam du dehors (si Adam et Ève sont considérés comme unis par des liens étroits). Si le sens du verbe ou de la locution verbale n’autorise pas à percevoir cette sorte d’indivision, on doit s’imposer la répétition de la préposition : Je serrai la main à Isabelle et à Ferdinand. Enfin, on doit toujours répéter la préposition à ou de lorsque la construction les voue à fusionner avec l’article qui précède un nom : même si ces deux personnes vivent ensemble, l’arrivée du peintre imposa silence à la femme et au mari ; lorsqu’un des termes coordonnés est précédé d’un adjectif possessif : L’arrivée du peintre imposa silence à Louise et à son mari ; ou d’un adjectif démonstratif : L’arrivée du peintre imposa silence à Louise et à ce pauvre Henri.

Pour la même raison, ce qui est permis dans une suite de plusieurs noms propres de personne ne l’est pas toujours lorsque ces noms propres sont des noms de ville. Il y a des noms de ville qui comportent l’article défini masculin ou l’article défini pluriel, et cet article fusionne obligatoirement avec la préposition à ou de. Lorsque plusieurs noms de ville sont coordonnés, même si un seul d’entre eux comporte l’article en question, il est donc nécessaire de répéter à ou de avant chaque nom : La pièce sera jouée à Strasbourg, au Creusot, à Namur, à Bruxelles, à Lyon et à Paris. La non-répétition de la préposition est acceptable dans une suite de noms de ville si aucun des deux articles définis n’y figure. Voici une variante de la phrase précédente, suivant un modèle bien attesté : La pièce sera jouée à Strasbourg, au Creusot, à Namur, Bruxelles, Lyon et Paris. Dès lors qu’une suite de noms est introduite par la préposition qui convient à tous, on peut s’abstenir d’y répéter à ou de.

Enfin, l’article qui précède un surnom fusionne obligatoirement avec la préposition de ou à : Le musée des Offices réunit un grand nombre d’œuvres de Botticelli, de Léonard de Vinci, de Titien et du Caravage. Il ne faut pas confondre les noms propres de personne comportant un article défini (Le Drian, Le Clézio, Le Rider, etc.) avec les surnoms : le Balafré, le Tigre, le Caravage, le Pérugin, le Corrège, etc.

 

Une narration ne se fait pas au futur, qu’il s’agisse du futur de l’indicatif ou du futur périphrastique. Ne racontez au futur ni une anecdote, ni un événement historique, ni une vie. Pour rendre plus vivante votre prose, utilisez le présent de narration.

Lorsque vos phrases ont pour verbe la structure « vais/vas/va… + infinitif », ce n’est pas le présent de narration que vous utilisez – mais le futur périphrastique. Par exemple, le texte suivant commence au présent de narration et se poursuit au futur : « François s’installe dans l’atelier de son oncle. Il va alors collaborer pendant huit ans avec ce dernier, prénommé Michel, qui va lui faire découvrir les origines de l’horlogerie. Cette belle collaboration va aussi permettre à François de rencontrer un grand nombre de collectionneurs », etc. Non seulement cette manie de mettre le récit au futur alourdit le style, mais elle fait obstacle à une éventuelle insertion d’événements postérieurs à l’action principale, puisque le texte est déjà truffé de verbes au futur qui n’expriment aucune projection dans l’avenir.

 

Évitez ce qu’on appelle en grammaire latine l’attraction modale : un verbe qui dépend d’un verbe au subjonctif ne se met pas automatiquement au subjonctif. Ne chantez pas avec William Sheller : « Quel que soit le temps que ça prenne / Quel que soit l’enjeu / Je veux être un homme heureux »… Dites : Quel que soit le temps que ça prendra. (Zut, ça ne rime plus.) Dites aussi : Je ne crois pas que ce soit ce qu’il faut faire, et non : « que ce soit ce qu’il faille faire » (et encore moins : « que c’est ce qu’il faille faire »). Et dites : Quelle que soit la version qu’on choisit, ou choisira, de préférence à : « qu’on choisisse ».

 

Lorsque vous employez le pronom en, que ce ne soit pas par pléonasme. Ne dites pas : « Quels en sont ses fondements », ni : « Je le trouve quand même intéressant, le bougre, et je ne peux que vous en recommander sa lecture »… (Vous avez le choix entre « Quels en sont les fondements » et « Quels sont ses fondements ».) Dans un avant-propos à Par la suite (1986-1990), deuxième tome de l’intégrale Luc Leroi, le dessinateur-scénariste Jean-C. Denis écrit : « Moche, égoïste, trouillard, fauché, j’en passe, Luc Leroi est un peu tout ça à la fois. Une caricature, mais aussi, et c’est ce qui en fait son intérêt pour moi, un personnage de conte lâché dans le monde réel. » (Éditions Futuropolis, 2017, p. 3.) La faute énorme gâche la jolie formule.

De même pour dont. Ne dites jamais : « C’est de lui dont il est question », mais, selon le contexte : C’est lui dont il est question ou C’est de lui qu’il est question. Certes, il me faudra revenir sur la syntaxe du pronom relatif dont : elle est parfois subtile.

De même : lorsque vous employez le pronom y, que ce ne soit pas de manière pléonastique. La faute naissait de la plume des enfants mais nous apprenions à nous en corriger tout au long de nos années d’école primaire : elle consiste à mettre un y à l’intérieur d’une proposition qui contient déjà un complément circonstanciel de lieu. On ne s’en corrige plus guère. « Et sur ton pull j’y broderai M », chante Mylène Farmer dans Je te dis tout (chanson créée en 2013).

Cette faute s’est encore répandue. Le pronom relatif simple , les pronoms relatifs complexes dans lequel, dans laquelle, etc., semblent attirer à eux le pronom y comme des aimants. Le pléonasme s’insinue partout, jusque dans des écrits émanant d’institutions respectables : « Chaque élève reçoit un livret-guide présentant l’épreuve, dans lequel on y trouve un calendrier, des fiches méthodes [sic], la grille d’évaluation. » (Phrase lue sur le site Internet d’un collège de Bretagne.) « La poésie là où on ne l’y attend pas. » (Lu en 2019 sur un site québécois d’information culturelle.)

 

Les h aspirés existent, et ils font barrage à la liaison. Ainsi dans : des haricots, bien sûr, mais aussi dans : on hurle, s’enhardir, ces véhicules sont hors service, un handicapé, très handicapant – vous dites bien, et à juste titre : le handicap, ou le hasard… Féministes, cessez de parler de « l’harcèlement », d’une pratique « d’harcèlement », du fait « d’harceler » quelqu’un, etc. : c’est le harcèlement, de harcèlement, de harceler, qu’il faut dire.

En revanche, le h n’y étant pas aspiré, c’est à juste titre qu’on dit : l’hameçonnage, ou une tentative d’hameçonnage. Quand ce nom est précédé de l’article indéfini, la prononciation correcte est donc : « un nameçonnage » (par exemple dans signaler un hameçonnage). Et on dit bien : cet hameçonnage (L’objectif de cet hameçonnage est de pirater votre compte).

 

Prononcez le u de arguer (qu’on ferait bien d’écrire : argüer). Il argue ne se prononce pas comme Il nargue.

Bruxelles doit être prononcé « Brussel », de même qu’Auxerre doit être prononcé « Aussèr » (et non pas, comme on l’entend maintenant partout : « Bruck-sel », « Auck-sèr »). Ne privez pas ces noms de villes de la douceur de leur sonorité. Rappelez-vous la chanson dans laquelle le Belge Jacques Brel célébrait le temps où Bruxelles bruxellait (« où Brussel bru-sse-lait »).

 

Évitez l’hypercorrection consistant à mettre « ce qu’il m’arrive » ou « ce qu’il se passe » ou « ce qu’il lui prend » là où vous pouvez employer ce qui. Dans bien des cas, le recours au pronom impersonnel fait faire à la pensée du lecteur un détour dont l’inutilité devrait heurter le goût et l’intelligence de tout écrivain.

 

Contrairement aux romanciers actuels, refusez, dans les incises de vos dialogues, tout verbe qui s’avèrerait redondant avec les paroles elles-mêmes : « protesta-t-il/elle », « s’impatienta-t-il/elle », « implorait-il/elle », « s’impatiente-t-il/elle », « le/la/les rassura-t-il/elle », « a-t-il/elle estimé », « voulut-il/elle savoir », « s’inquiéta-t-il/elle », « accepta-t-il/elle », « plaisanta », « mentit », « rit », « sourit », « se réjouit », « soupçonnait », « se vantait », « s’étonna », « s’emporta », « capitula », etc. En revanche, crier, hurler, s’écrier, s’exclamer, chuchoter sont bons car ils ne contiennent que l’idée d’exprimer par la voix, sans produire une redondance avec l’intention ou l’affect qui sous-tend la parole rapportée. D’autres verbes sont permis en incise, tels « reprit », « ajouta », « poursuivit », « intervint », du moment qu’ils ne font pas redondance avec le contenu des propos (mais évitez « abonda » : ce verbe, employé absolument, ne doit pas être accepté comme synonyme de la locution abonda dans le sens de quelqu’un, laquelle ferait, de toute façon, une incise du plus mauvais effet). Gronder est déjà délicat à utiliser en incise quand on le prend au sens de bougonner, grommeler ; mais ne dites pas : « le/la/les gronda-t-il/elle » (au sens de : « réprimanda », lequel s’avère pareillement redondant). Appeler, employé comme verbe en incise, n’est jamais redondant lorsque le locuteur prononce le nom d’une personne dont il veut attirer l’attention ou qu’il veut faire venir près de lui : « – Madame Knecht ! appela-t-il. » (Michel Déon, La carotte et le bâton, Plon, 1960, nouvelle édition à la Table Ronde, 1980, collection Folio, p. 60.) Mais appeler devient redondant dans les autres cas, par exemple celui-ci : « À l’aide ! appela-t-il. » Le verbe en incise doit renseigner sur le son et sur le ton de la voix, plutôt que sur l’intention du locuteur.

Les verbes à employer de préférence sont : dire, demander, répondre ; et leurs équivalents expressifs déjà cités : s’écrier, s’exclamer, etc. Dans l’élan de la lecture, nous devons pouvoir survoler ces incises, en enregistrant de manière quasi inconsciente l’information qu’elles apportent, et en laissant notre attention se porter sur les propos eux-mêmes et sur l’identité des locuteurs.

Dire étant le moins emphatique des verbes introducteurs de parole, il remplit toujours efficacement sa fonction. L’incise « dit-il/elle », « dit Untel/Unetelle », ne sera jamais redondante avec un propos rapporté, et il est loisible, au fil d’un long échange de répliques, de l’employer à de nombreuses reprises ; précisément parce que dire est sobrement polysémique. Vous pouvez privilégier « dit », même lorsque l’incise s’ajoute à une phrase qui est à la forme interrogative. On peut fort bien considérer que la présence du verbe « demande » produit une légère redondance au sein d’une phrase comme celle-ci : « Tu vas où ? » demanda Germaine (redondance avec le point d’interrogation) ; et préférer la formule : « Tu vas où ? » dit Germaine.

Quand vos dialogues sont fixés au tronc narratif par un verbe en incise redondant, vous produisez l’équivalent stylistique d’un pantalon maintenu par une ceinture et des bretelles.

Ne transformez pas en introducteurs de parole : 1. les verbes qui évoquent le geste ou l’action que le locuteur fait en parlant ; 2. ceux qui explicitent le sentiment, l’émotion ou l’intention du locuteur. Dans la plupart des cas, cette intention se devine aisément à la simple lecture des paroles rapportées. Lorsque vous jugez nécessaire de dévoiler au lecteur l’intention secrète d’un personnage, faites-le au moyen d’un adverbe ou d’un complément apposé, ou encore dans un paragraphe séparé. Le verbe de parole en incise ne doit pas être utilisé à cette fin.

Si vous êtes journaliste, restez neutre : employez dire, affirmer, déclarer. Fuyez ces « analyse-t-il/elle » (laudatifs) ou ces « croit-il/elle savoir » (dépréciatifs), ces « alerte-t-il/elle », ces « reproche-t-il/elle », ces « dénonce-t-il/elle », ces « condamne-t-il/elle », ces « prône-t-il/elle », ces « justifie », ces « se justifie », ces « raisonne », ces « argumente », ces « déplore », ces « avoue », ces « s’indigne », ces « prévient », ces « avertit », ces « pourfend », ces « éructe », qui empiètent sur le contenu des propos transcrits au discours direct. À travers le verbe introducteur de parole, n’exprimez pas d’emblée votre approbation ou votre désapprobation. Laissez aux propos rapportés le temps de pénétrer dans notre esprit pour que nous nous exercions à en apprécier le contenu par nos propres moyens. Il est parfois nécessaire d’apporter des précisions sur le ton employé, mais ne le faites pas au moyen du verbe de parole lui-même.

N’oubliez pas que les guillemets suffisent à vous protéger contre d’éventuelles tentatives, venant d’esprits mal intentionnés, d’amalgamer à votre propre pensée l’opinion citée.

On n’a pas tort d’affirmer que le lecteur est co-créateur d’un texte : mais cette occasion de co-créer ne lui est jamais si bien fournie que par les passages qui comportent du discours direct. Si vous voulez féconder la pensée de votre lecteur, ne lui soufflez pas trop tôt votre interprétation de la parole d’autrui.

 

L’adverbe ne est superflu dans une subordonnée introduite par avant que, et sa présence constitue une faute dans une subordonnée introduite par sans que, y compris lorsqu’on écrit « sans que rien… » ou « sans que personne… ». C’est ici la négation exprimée par sans qui rend négatif le pronom personne ou le pronom rien. Le ne et le sans s’annuleraient. (Il n’y a que lorsque la subordonnée introduite par sans que dépend d’un verbe négatif qu’on peut y faire apparaître ce ne, dit explétif : « Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle » ; et rappelez-vous que la correction grammaticale ne l’exige pas.) En revanche n’hésitez pas à mettre ce ne après un verbe de crainte, ou après la locution conjonctive à moins que. Il faut avoir à l’esprit que ce ne, contrairement à ce qu’indique son appellation, n’est pas un mot de pur remplissage (« explétif ») car il n’est jamais sémantiquement vide : il comporte toujours une idée de négation, ou exprime toujours une négation latente. Si vous préférez l’omettre dans « Je crains que… » et dans « à moins que… », ayez l’intelligence de l’omettre aussi dans les subordonnées introduites par avant que.

Dans les comparaisons d’inégalité (introduites par plus que, moins que, autrement que, mieux que, plutôt que…), le ne dit explétif est utile mais n’est pas obligatoire. Efforcez-vous surtout de ne pas y employer l’actuel « que ce que », tour maladroit et paresseux : «  La réalité est plus complexe que ce qu’il croyait » ; « C’est pire que ce qu’on pensait » ; « Il y avait plus de candidats que ce qu’on pouvait accepter »… Écrivez : La réalité est plus complexe qu’il ne croyait ; C’est pire qu’on ne (le) pensait ; Il y avait plus de candidats qu’on ne pouvait en accepter. Pour ma part, je considère que la présence de ne est à recommander dans les phrases de ce type.

 

Eh bien, eh oui, eh non, eh si : l’interjection s’écrit autrement que la conjonction de coordination (et).

 

Le pronom relatif lequel/duquel/auquel se décline en genre et en nombre : la raison pour laquelle…, les maladies auxquelles…, des choses avec lesquelles…, une évolution à propos de laquelle… (et non pas : « la raison pour lequel… », « des choses avec lequel… », « une évolution à propos duquel… », etc., absurdité qu’on entend aujourd’hui dans toutes les bouches). D’autre part, le neutre s’exprime au moyen du pronom relatif quoi. On ne dit pas : « quelque chose auquel…, sur lequel… », etc. ; on dit : quelque chose à quoi, sur quoi. « Ce n’est pas ce auquel je pensais » ? Non : ce à quoi… « C’est quelque chose auquel on s’est habitué » ? Non : c’est quelque chose à quoi on s’est habitué.

 

N’employez pas la tournure prépositionnelle « avec X » en la faisant suivre d’un pronom pluriel (nous, on, ils, elles) lorsque votre phrase n’évoque que deux personnes.

 

« Si possible » est très français. « Si besoin » ne l’est pas. Il faut dire : en cas de besoin.

 

Si vous tenez à employer la locution n’avoir de cesse, construisez-la correctement : avec que… (ne…) et un verbe au subjonctif (passé ou plus-que-parfait). Gardez-vous de la construire avec de et un verbe à l’infinitif en pensant qu’elle aurait le même sens que : ne pas cesser, en plus joli… Ne dites pas : « Napoléon est au cœur d’une polémique qui n’a de cesse de prendre de l’ampleur », lorsque vous voulez simplement dire : une polémique qui ne cesse de prendre de l’ampleur (bref : une polémique qui prend de l’ampleur).

 

Dans une prose soignée, ne dites et n’écrivez jamais : « pour pas que… ». Le pas doit être placé après le verbe (pour que Machin ne vienne pas).

 

Ne laissez jamais deux adverbes en -ment se suivre ; et, en général, n’abusez pas des adverbes en -ment. Je vous adjure de ne plus employer l’adverbe possiblement, qui n’est que du franglais (transposition de l’adverbe possibly). Dans bien des cas, l’adverbe peut-être convient très bien là où vous pensiez devoir dire possiblement.

… De même qu’à la place de quasiment on peut dire presque.

… Qu’à la place d’effectivement on peut dire en effet.

… Et qu’on peut éviter l’adverbe extrêmement (si pesant) et le remplacer par très.

 

Le mot heure(s) a pour symbole le h minuscule. H, lettre majuscule, c’est l’hydrogène.

N’écrivez pas « 17h00 » mais « 17h » (ou, pour être typographiquement élégant : 17 h). Si vous écrivez les « zéro-zéro », c’est que vous les prononcez… Ne mettez pas de zéro avant les unités : en bonne orthographe française, la date du dimanche 2 mai ne s’écrit pas « dimanche 02 mai », pas plus que celle du samedi 1er mai ne s’écrit « samedi 01 mai ». Si vous écrivez « 02 », c’est que vous recommandez de prononcer « zéro deux ». De même, la page 9 d’un livre ne doit pas devenir une page « 09 ».

 

Les nombres désignant des quantités, au moins lorsqu’ils sont inférieurs à vingt, écrivez-les en mots et non en chiffres. Rien de plus pénible que les énoncés où un chiffre semble d’abord appartenir à une numérotation, avant que l’esprit du lecteur comprenne que ce chiffre signifie bêtement une quantité… Exemple : « 7 RÈGLES TIRÉES DE LA PHILOSOPHIE ORIENTALE pour t’aider dans la vie ! » (Or il ne s’agit pas du septième point d’un exposé.) Même page : « 3 sortes d’amis sont utiles, 3 sortes d’amis sont néfastes. » (Chiara Pastorini, Les vrais sages sont des rebelles ; dessins de Perceval Barrier. Sous-titré : « Ils ont révolutionné notre façon de penser. Ils ont encore des choses à nous dire. » Éditions Nathan, 2021, p. 17.)

Procédez de même avec les grands nombres ronds, qui exigent beaucoup de zéros, et avec les nombres ronds divisibles par dix (quarante, cinquante…).

Lorsqu’un nombre est assez grand et qu’il n’est pas rond, ne suivez pas une règle aveuglément. Raisonnez au cas par cas, en vous préoccupant de la lisibilité de votre énoncé. Croyez-vous que l’œil arrive à lire du premier coup une phrase où se mêlent nombres en chiffres, numéros et millésimes ? « D’avril 1946 à août 1952, pas moins de 67 V2 sont tirés depuis les États-Unis avec à leur bord divers appareils de mesure scientifiques. » (Éric Branca, Le Roman des damnés : Ces nazis au service des vainqueurs après 1945 ; éditions Perrin, 2021, p. 341.) Cette phrase ne serait-elle pas plus lisible sous la forme suivante : «  D’avril 1946 à août 1952, pas moins de soixante-sept V2 sont tirés… » ?

 

Après un quart des, un tiers des, la moitié des, la plupart des, la majorité des, une dizaine de, etc., accordez selon le sens. Non pas : « Un quart des hommes est concerné », mais : Un quart des hommes sont concernés.

Le sens conduit aussi bien le complément au singulier d’un nom pluriel à donner l’accord : Dix pour cent de la population civile soutient les insurgés. On dit que 95 % de notre vocabulaire est d’origine latine. Cet accord est parfaitement correct et logique. Inversement, mais selon le même raisonnement, on dira : 1 % des terres arables disparaiSSENT chaque année ; ou encore : Seulement 1 pour cent des bassins de retenue africains ONT été bâtis afin de limiter les inondations. Les usagers du français ont tort d’hésiter sur ce point.

Comme je l’ai déjà proposé, nous pourrions, dans l’analyse de ces phrases, faire appel à l’opposition classique (utilisée pour analyser les propositions comportant un verbe impersonnel) entre un sujet apparent et un sujet réel : quart/plupart/95 %… étant le sujet apparent, hommes/population/vocabulaire/terres arables… le sujet réel. L’accord se fait avec le sujet réel. Le sujet réel est sujet sémantique : c’est celui des deux noms qui est véritablement porteur du sens.

La preuve que cet accord est le bon, c’est qu’à la moindre reprise du syntagme par un pronom personnel ou par un possessif vous choisirez spontanément le pronom ou le possessif renvoyant au sujet réel. Ne faites donc pas comme ce journaliste belge qui a écrit dans Le Soir en septembre 2016 : « Une partie des acheteurs a déjà été contactée par SMS ou e-mail et ont été informés qu’ils ne pourront pas venir retirer leur iPhone en magasin ce matin. » Ni comme ce journaliste du Figaro, qui écrivait en 2012 : « Si l’on pose la question à des adolescents, la plupart situe le moment optimal de leur sexualité à 18 ans. » Même quand le complément que je propose d’appeler sujet réel n’est pas exprimé, il faut écrire : « la plupart situent… ».

Parmi les locutions désignant la fraction d’un tout, les seules qui imposent d’accorder au pluriel et non selon le sens sont : les deux tiers, les trois quarts, les neuf dixièmes, etc. Personne ne dirait : « Les trois quarts du gâteau a disparu » ; nous dirons nécessairement : ont disparu. Il y a une règle : Si la fraction ou le pourcentage sont précédés d’un déterminant au pluriel (les, ces, etc.), l’accord du verbe se fait obligatoirement avec la locution exprimant la fraction ou le pourcentage.

 

Espérer que, espérant que ou l’espoir que ne se construisent pas avec le subjonctif. La subordonnée complétive doit être au futur de l’indicatif (futur simple ou futur antérieur) ou au futur dans le passé (conditionnel présent ou passé). Il faut espérer que Lou comprendra et réagira rapidement, et non pas : « que Lou comprenne et réagisse rapidement ».

S’assurer que ne doit jamais être suivi du subjonctif. Si le subjonctif vous semble nécessaire, c’est que s’assurer n’est pas le verbe adéquat : remplacez-le alors par faire en sorte.

 

Ne mettez pas un point d’interrogation à la fin d’une subordonnée interrogative indirecte (par exemple après « Je me demande si… »), sauf si la principale est elle-même interrogative (« T’es-tu demandé si… ? »).

Ne soudez pas une subordonnée interrogative indirecte à une préposition : « sur comment », « de comment », « vu comment », « se faire une idée de comment les choses se sont passées », « se rendre compte de quand un interlocuteur nous ment »… « Je m’étonne qu’elle ait encore des amis, vu comment elle les traite » : vu la manière dont elle les traite. (Vu est ici une préposition, donc un mot invariable.) Entendu à la radio (accent tonique sur « la question» , puis légère pause) : « On s’est posé la question sur pourquoi on s’était tous engagés. » On a cherché à savoir pourquoi… Une interrogative indirecte peut rarement être introduite par un verbe non interrogatif. Plutôt que « Ça dépend comment… », écrivez : Ça dépend de la manière dont…

 

Dégenrez vos tracts et vos formulaires si vous y tenez, mais ne dégenrez pas la littérature : parlez d’hommes et de femmes, de filles et de garçons, voire d’individus de sexe indéfinissable, mais bannissez les « personnes » de vos écrits narratifs.

Le mot genre ne saurait être substitué au mot sexe dans n’importe quel cas. Peut-être le fait-on par pruderie, parce que nos contemporains se sont mis à associer spontanément le mot sexe à la pornographie internetisée. « Accéder à de hautes fonctions reste difficile pour les femmes, parce que des préjugés perdurent sur leur genre. » Sur le genre femme ?

 

Quant au lexique :

Ne mettez pas enjoindre à la place d’inviter ou d’inciter. Le verbe enjoindre se construit comme ordonner (À quelqu’un DE faire) – et il a la même signification que ce dernier.

Cessez de donner à dédier, à initier et à délivrer des significations qui ne sont pas les leurs. Embêtez-vous un peu à chercher le verbe qui convient précisément au contexte. Il s’agit là de ce que j’appelle les anglicismes sournois : ils ont pris possession de mots français bien enracinés dans l’histoire de notre langue. Autrefois on les combattait, on enseignait qu’il fallait se méfier des faux amis, mais ce temps est révolu. Je les distingue de nos anglicismes ingénus, les pourtant pénibles basique (pour : élémentaire, fondamental), nominer (pour : citer, sélectionner), lion de mer (pour : otarie), Moyen-Orient (pour : Proche-Orient), etc.

La locution autour de n’est pas du tout synonyme de : à propos de, au sujet de, portant sur. Dites : une réflexion portant sur… et non : « une réflexion autour de… » (« Vous avez publié des livres autour de cette question », etc.).

Ne dites pas balancer quand vous voulez dire jeter.

Le mot maman ne peut pas remplacer le mot mère, ni papa remplacer père, dans n’importe quel contexte.

Avant un infinitif, évitez de mettre adorer à la place d’aimer.

Échanger fait un synonyme désastreux de parler, discuter, dialoguer. Si vous tenez au verbe échanger, donnez-lui un complément : échanger des propos, des arguments… Mais c’est souvent lourd. De même, un échange (tout court) désigne ordinairement un troc d’objets ou de produits. Si vous voulez recourir à ce terme pour désigner une conversation, il faut dire : échange de propos, de politesses, d’arguments, de vues, etc. Mais les mots dialogue, débat, ou le déjà cité conversation, conviennent à la plupart des situations ! Gardez-vous de l’inflation verbale, cette tendance spontanée de l’individu parlant.

N’employez pas dévasté quand vous voulez dire triste ou affligé (« La benjamine était dévastée de devoir quitter ses sœurs » ; « C’est la première fois que je vois mon frère aussi dévasté »…). Quand vous êtes tenté de dire dévasté, il est souvent possible d’employer anéanti. L’adjectif dévasté signifie : prématurément vieilli. La dévastation d’un visage peut être provoquée par le chagrin, mais tout chagrin, fût-il immense, ne produit pas de la dévastation.

On n’est pas « récipiendaire » d’un don, d’une récompense ou d’un prix. Récipiendaire ne signifie pas « celui qui reçoit », mais au contraire : « celui qui EST REÇU ». Le mot provient d’un adjectif verbal d’obligation latin. Celui ou celle qui entre à l’Académie française pour en devenir membre est un ou une récipiendaire, celui ou celle qui reçoit un prix décerné par l’Académie française est un lauréat ou une lauréate. Le ou la récipiendaire n’entre pas à l’Académie pour y recevoir un prix, mais pour y siéger. En mettant récipiendaire à la place de lauréat, ou de bénéficiaire, vous employez un mot savant à contresens.

Dans le même ordre d’idées, Candide est le héros éponyme d’un conte philosophique de Voltaire, mais Candide (le texte) ne doit pas être qualifié de « conte éponyme ». Est éponyme celui qui donne son nom à un lieu, à une œuvre, etc., mais non la chose qui reçoit ce nom. Dans un sens élargi, il est admis de qualifier d’éponyme le roman qui a précédé un film et lui a donné son titre, et en général toute œuvre ayant précédé la transposition qui en est faite dans un autre médium.

Moucher une chandelle n’est pas l’éteindre, c’est en aviver la flamme (en ôtant la partie carbonisée de la mèche).

 

En vous relisant, traquez les redondances et les pléonasmes. Cessez par exemple d’accoler peut-être, ou tout autre adverbe de même racine, au verbe pouvoir ou à l’adjectif possible : « Je peux peut-être… », « Nous pourrions peut-être… », « On pourra peut-être… », « C’est peut-être possible », « Chaque décision peut potentiellement… », etc.

Cette facilité à laquelle vous cédez en parlant, efforcez-vous de la combattre en écrivant.

 

* * *

 

Toutes ces fautes et ces maladresses sont actuellement commises. Toutes ces mutations sont acceptées passivement, voire soutenues et encouragées, par des écrivains, des professeurs et des linguistes. Elles semblent viser à un but : défaire la langue qui était commune aux auteurs du XVIIIe, du XIXe et du XXe siècle – les écrivains et les philosophes aussi bien que les ingénieurs et les savants. Détacher de nous un continent littéraire formé par les œuvres produites au cours d’une période longue d’au moins trois siècles. Cette langue restait stable dans sa structure, et les changements et innovations qui se produisaient dans son lexique n’étaient pas aberrants. Si les Français, si l’ensemble des francophones n’y prennent garde, leur langue orale et écrite perdra tout lien organique avec un sol qui semblait voué, par sa profondeur et sa richesse, à une fertilité infinie, et le sédiment qu’elle aurait dû y ajouter sera volatilisé.

 

Partager cet article
Repost0