Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:59

Si je raconte à quelqu’un ma journée de la veille, j’en résume les événements saillants au présent et non au futur. Et, curieusement, les blagues sont encore racontées au présent. De même, les journalistes qui racontent des faits réels le font au présent… sauf lorsqu’ils commentent des images. Mais un romancier qui résume l’intrigue de son dernier livre le fait volontiers au futur.

Ce qui se raconte au futur, c’est une histoire déjà écrite, par quelqu’un d’autre ou par soi-même. Il peut s’agir aussi de la vie d’un personnage réel, lorsqu’on en restitue les étapes à partir d’une liste mentale ou d’une chronologie écrite. C’est un futur de résumé de narration.

 

On voit apparaître le futur dans les prières d’insérer ou dans les résumés d’intrigue.

« Née d’un Ougandais et d’une Congolaise, Karelle a huit ans lorsque la guerre éclate à Kinshasa. Mère et fille se réfugient en France, pays de liberté, pour y vivre en paix. À ce premier exil du cœur s’ajoutent bientôt la difficulté et l’angoisse de se reconstruire et d’être acceptées. / Animées par cette fierté et cette dignité qui font leur grandeur d’âme, elles s’arment de courage. Il faut les connaître, ces hôtels insalubres où l’on fait son beurre sur le dos de la misère humaine. Il faut les endurer, ces sinistres coups du sort, sans rien céder de ses rêves. Karelle en fera l’expérience. Et de ses combats naîtra la plus éclatante des victoires. » (Quatrième de couverture des Chemins d’exil et de lumière, de Céline Lapertot, éditions Viviane Hamy, 2023.) Passons sur les clichés et les maladresses (sur le dos de la misère humainela victoire naît du combat…).

Est-ce une bonne chose d’avoir mis au futur les deux dernières phrases ? L’avant-dernière phrase aurait fort bien pu être au présent. Quant à la dernière, elle semble être là pour rassurer le lecteur potentiel. Elle explicite ce que suggère le ton moralisateur du résumé : un dénouement heureux a été prévu pour récompenser la patience du lecteur.

« Elle s’appelle Aurore, lui Simeone. Un soir d’automne, ces deux inconnus au désespoir, qui croient n’avoir plus rien à perdre, engagent la conversation. Commence alors une nuit qui ne ressemble à aucune autre. Au matin, rien ne sera plus comme avant… / Une rencontre romanesque, poétique, fulgurante. » (Quatrième de couverture du roman Une nuit particulière, de Grégoire Delacourt, éditions Grasset, 2023.) On trouve deux fois le pronom rien : c’est dommage. Dans ce bref résumé, le futur est acceptable, parce qu’il annonce le dénouement (les points de suspension, en revanche, sont de trop). Mais la phrase aurait aussi bien pu être mise au présent.

De fait, un tel résumé ne couvre parfois que le premier tiers ou la première moitié de l’intrigue d’un roman. Certains éditeurs y ajoutent les points de suspension pour indiquer que la suite de l’histoire ne sera dévoilée qu’aux personnes qui daigneront ouvrir le livre. Le procédé est insistant et éculé. Quand ces points de suspension se cumulent avec le futur, l’éditeur fait du racolage.

Sur la quatrième de couverture des romans populaires, le futur est presque omniprésent. Dès les années 1950, le texte qui présentait chacun des romans de la série Bob Morane se terminait par une ou plusieurs phrases au futur. En voici un savoureux exemple : « Pour parvenir jusqu’à la légendaire Couronne [sic] de Golconde, notre héros devra suivre un bien étrange chemin, surmonter bien des périls, triompher de bien des ennemis. Mais, le lecteur ne l’ignore pas, Bob n’a pas l’habitude de ménager ses forces. Cette fois encore, il se lancera dans la bagarre avec toute son énergie, à travers le monde énigmatique de l’Inde millénaire. Une aventure trépidante, pleine de mystère et d’angoisse, de courage et d’abnégation. Du Bob Morane à l’état pur. » (Henri Vernes, La couronne de Golconde, collection Marabout junior, 1959.)

Le but d’une quatrième de couverture étant d’éveiller la curiosité du lecteur potentiel, le texte qui s’y imprime se termine souvent par une phrase ne donnant qu’un aperçu vague des développements ultérieurs de l’intrigue – phrase interrogative, ou phrase au futur, ou phrase interrogative au futur. Ces procédés dignes d’un dépliant touristique ont pour but d’inciter le flâneur de librairie, survoleur de couvertures, à ouvrir le livre.

Un résumé d’intrigue pour quatrième de couverture a un but publicitaire. Distinct de l’exercice scolaire du même nom, ce résumé de texte n’est pas un modèle réduit du roman. L’éditeur ne va pas laisser raconter en entier, sur la couverture du livre, un roman qu’il espère vendre.

La principale maladresse à éviter, c’est de faire commencer trop tôt la partie au futur. Il faut s’interdire de raconter au futur des péripéties ou des événements trop précis, trop circonscrits. Dans le cadre d’un résumé d’événements, le futur devrait ne s’appliquer qu’à une anticipation plus ou moins vague. On constate néanmoins que, dans un grand nombre de cas, ces phrases conclusives elles-mêmes peuvent être mises au présent sans que leur signification en soit altérée.

 

En plein milieu d’une narration au présent, l’emploi du futur est tout à fait légitime lorsque l’auteur se livre à une anticipation. Les événements qu’il anticipe sont généralement aussi révolus que ceux du récit principal mais ils se situent postérieurement au moment où l’auteur s’est imaginairement placé par rapport aux faits qu’il raconte. Les vraies anticipations portent sur des événements ultérieurs, qui sont parfois très éloignés du récit principal ; et elles sont rapidement suivies d’un retour au récit de base.

Or nombre de narrations qu’on lit ou qu’on entend de nos jours font entrer en collision les vrais futurs et les futurs « de narration ».

Le site du quotidien libanais L’Orient-Le Jour a accueilli dans sa rubrique « Patrimoine », le 20 novembre 2007, un article intitulé « Les fastes d’argent de la cour du Roi-Soleil exposés à Versailles », dont j’extrais le passage suivant : « Quand il s’installe à Versailles en 1682, Louis XIV y installe sa “grande argenterie”, une collection de 200 meubles et objets d’argent massif réalisés par les plus grands orfèvres du temps. […] Pour payer la guerre et “sans vague à l’âme”, le roi le fera fondre en 1689, escomptant toucher six millions de livres d’une collection qui lui en a coûté dix et lui en rapportera deux. Ce type de mobilier deviendra ensuite la norme obligée [sic] pour toutes les cours d’Europe, et ce sont leurs pièces [sic] qui évoqueront à Versailles le mobilier français perdu à jamais. »

L’auteur de cet article non signé a eu raison de mettre la dernière phrase au futur, puisqu’elle clôt un rappel de faits historiques par une anticipation de l’avenir. En revanche, la précédente aurait dû être au présent de narration, dans la continuité des deux « installe » du début (fâcheuse répétition lexicale…), bien qu’on puisse laisser au futur le verbe rapporter : « le roi le fait fondre en 1689, escomptant toucher six millions de livres d’une collection qui lui en a coûté dix et lui en rapporte (ou rapportera) deux ».

Si, dans l’article d’origine, l’auteur a mis le verbe coûter au passé composé plutôt qu’au futur antérieur (« aura coûté »), c’est en se situant imaginairement à égale distance des deux faits évoqués (« a coûté » et « fera fondre »), c’est-à-dire en se plaçant sur le point de la flèche du temps où Louis XIV a pris sa décision. L’auteur se fait ainsi le prophète des conséquences de cette décision – ce qui n’est pas très habile.

On peut aussi penser qu’il a oublié l’existence du futur antérieur (« aura coûté »), sous l’influence de ces mauvaises traductions de l’anglais que nous rencontrons partout. La langue anglaise, dont le système de conjugaison ne possède pas de futur antérieur, remplace ce temps qui lui manque par le present perfect. Exemple : He will come after he has finished – ce qui doit se traduire par : « Il viendra quand il aura fini. » Malheureusement, les traductions du type : « Il viendra quand il a fini » ne cessent de se répandre, et l’oreille française s’habitue à entendre le passé composé exprimer une idée de futur.

 

Quand le résumé se met trop tôt au futur, et qu’il ne s’agit pas d’une prolepse, c’est que le but du rédacteur était de donner le maximum de relief à l’élément perturbateur ou déclencheur d’une suite d’événements. En général dès la deuxième phrase d’une narration !

Un résumé d’intrigue non destiné à une quatrième de couverture, donc dénué de toute visée publicitaire, nous en fournit une autre illustration :

« Le Lotus bleu est le quatrième [sic] album des aventures de Tintin et constitue la suite des Cigares du pharaon paru l’année précédente. Appelé par un mystérieux messager devenu fou, Tintin quitte l’Inde en bateau pour Shanghai divisé en concessions (occidentales ou japonaise). Il se heurte aux autorités occupantes mais, aidé par une triade chinoise, il triomphera des trafiquants d’opium japonais en partie grâce à Tchang, un jeune orphelin que l’on retrouvera dans Tintin au Tibet. » (Claude Chollet, consacrant une notice au Lotus Bleu d’Hergé ; dans La bibliothèque littéraire du jeune Européen : 400 œuvres de fiction essentielles, ouvrage dirigé par Alain de Benoist et Guillaume Travers ; éditions du Rocher, 2021, p. 319.)

Le futur choisi abusivement pour le verbe triompher entrave la bonne compréhension de la prolepse (ou anticipation ponctuelle) que constitue la subordonnée relative « que l’on retrouvera… ». Il aurait été plus judicieux d’écrire : « mais, aidé par une triade chinoise, il triomphe des trafiquants d’opium japonais en partie grâce à Tchang, un jeune orphelin que l’on retrouvera dans Tintin au Tibet. » Il est pertinent de mettre au futur un fait (la réapparition de Tchang dans une aventure ultérieure de Tintin) qui n’appartient pas à l’intrigue qu’on veut résumer, mais on ne comprend pas pourquoi Claude Chollet a choisi de mettre au futur le verbe triompher, alors que l’action qu’il exprime s’inscrit dans la simple continuité chronologique de la série d’événements qui constituent l’intrigue du Lotus Bleu. (Il manque aussi, dans le résumé de l’album Tintin, quelques virgules grammaticales. D’autre part, Hergé écrit Shanghaï, utilisant une graphie conforme au système grapho-phonétique du français, et non pas « Shanghai ».)

Voici un autre résumé d’intrigue, celle d’un roman japonais de 1923 : Soleil, de Riichi Yokomitsu. Ce résumé est écrit par Benoît Grévin, traducteur de l’édition française parue en 2016. Le texte figure non pas en quatrième de couverture mais dans la postface du livre. Le futur y surabonde :

« Le sadisme de l’intrigue se révèle dès les premières pages, car c’est la bonté de Himiko qui précipite la catastrophe de son pays [= le pays d’Umi, dont Himiko est la princesse royale]. En imposant aux habitants de son palais d’épargner Nagara, le prince royal de Na, égaré sur les terres de l’Umi, contre les conseils du sukuné des prêtres qui invoque la vengeance pour une razzia antérieure [sukuné des prêtres = le chef de la caste des prêtres de l’Umi], la princesse crée involontairement les conditions pour que Nagara, éperdument amoureux d’elle, envahisse dans une attaque[-]surprise l’Umi, massacre la famille royale et son tout jeune mari, et l’enlève la nuit même de ses noces. L’intrigue se développera ensuite au rythme des catastrophes et rebondissements que la fascination exercée par Himiko amènera dans les différentes chefferies [= l’Umi, le pays Na et le Yamato]. Son attraction dressera d’abord Nagara contre son père, le roi du pays Na, qu’il assassinera, puis envenimera les relations des deux princes du pays de Yamato, Han’e et Hanya, qui lutteront pour elle jusqu’à la mort. Au fil des pages, Himiko perdra deux maris successifs, sera témoin ou motif involontaire du meurtre absurde de dizaines de personnages, [allant] de l’esclave au roi – car dans cette société rêvée le glaive et le caprice des nobles ont force de loi, et le comportement oscille entre le respect relatif de tabous et d’interdits, et l’abandon permanent [sic] à des pulsions de destruction gratuite. Himiko finira par décider dans un mouve­ment de rébellion de s’assimiler au soleil et d’utiliser ces passions aveugles pour lancer le Yamato contre le pays Na, obtenant ainsi l’anéantissement mutuel de ses persécuteurs, Nagara et Han’e, à son profit. Le cycle se clôt ainsi quand, ces deux derniers s’étant entre-tués, Himiko refuse la logique de la vengeance qu’elle vient pourtant d’obtenir, tout en étant devenue reine de Yamato, et, déjà, potentiellement maîtresse de trois pays. » (Benoît Grévin, postface à sa traduction de Soleil de Riichi Yokomitsu, éditions Anacharsis, 2016 ; consulté dans l’édition de poche, collection Griffe-fictions, 2023, p. 119-120.)

En dehors d’une parenthèse explicative logiquement faite au présent, la narration est mise au futur après à peine une ou deux phrases, et Benoît Grévin ne revient au présent que dans la conclusion de son résumé.

 

Le futur s’introduit parfois au sein d’une narration qui a pour temps de base le passé simple. On a vu que la transition du présent au futur pouvait être brutale, mais que dire d’un texte où la transition s’effectue du passé simple au futur !

« Le présent ouvrage eut trois tirages. Les deux premiers parurent en 1894, imprimés sur un papier assez épais, le hôsho, à base de fibres de mûrier, papier qui était utilisé pour l’impression des estampes. Le troisième tirage – celui qui est repris ici – parut aux alentours de 1904. Imprimé sur un papier crêpe, le chirimen-bon, il est distribué en France par Flammarion qui se contentera d’apposer son cachet en rouge sur la couverture. » (Élisabeth Lemirre préfaçant Fables illustrées par des maîtres de l’estampe japonaise, de Jean de La Fontaine, éditions Picquier, 2019, p. 13.)

Certes, le présent de l’indicatif passif « est distribué » opère tant bien que mal la transition attendue. Pourtant, la forme « se contentera » met au futur une action chronologiquement antérieure à celle exprimée par « est distribué ».

On note que « se contentera » ressemble à « se contenta ». Il n’est pas impossible que certains verbes se retrouvent au futur à cause de la ressemblance qui existe, aux trois personnes du singulier, entre les désinences du passé simple des verbes du premier groupe et celles du futur simple (des verbes de tous les groupes). Quant au passé simple des verbes du deuxième et du troisième groupe, il apparaît difficile à conjuguer aux Français d’aujourd’hui ; et j’ai l’impression que ceux-ci préfèrent à « Il découvrit » un « Il découvrira », où le verbe se termine par -a comme au passé simple des verbes du premier groupe. La deuxième tendance a pu influer sur la première et la renforcer. Lorsque la construction à verbe aller se substitue au futur, la conjugaison demande encore moins de réflexion et de connaissances morphologiques. Nous voyons se développer un français d’aéroport, que pratiquent même les intellectuels.

Le texte suivant est tiré d’un essai biographique consacré par Gérard Guégan à l’écrivain-reporter Jean Fontenoy. Cet extrait comporte de tout : présent de narration, futur intempestif et temps du récit (ceux qui s’organisent par rapport au passé simple). Le mélange de ces temps rend incertain l’ordre même des faits rapportés. Pour comprendre le paragraphe qu’on va lire, il faut savoir que la narration a atteint l’année 1927 :

« Depuis deux jours, les troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek, et leur tout-puissant conseiller militaire, le Russe Blücher, occupent la ville [= Shanghaï]. Fontenoy ne rencontrera pas ce fils de moujik devenu le brillant stratège de la guerre de guérilla [sic]. À Moscou, l’année d’avant, Fontenoy était tombé sous le charme du maréchal Toukhatchevski, à qui il rendra hommage lorsque celui-ci, accusé d’être un espion nazi, sera jugé et exécuté en 1937. Comme par un fait exprès, Blücher présidait le tribunal militaire qui le condamna. Ça ne lui porta pas chance. L’année suivante, il fut à son tour exécuté pour s’être “vendu” au Japon… » (Gérard Guégan, Fontenoy ne reviendra plus, éditions Stock, 2011, p. 139, chapitre intitulé « Les fumées de la volupté ». Prix Renaudot de l’essai. Ce texte reste identique dans la réédition du livre parue en poche chez Gallimard, collection Folio, 2013.) Le tribunal militaire que Vassili Blücher a présidé était bien le tribunal chargé de condamner Toukhatchevski. Quant à l’expression « guerre de guérilla », qui est malvenue, il faudrait la remplacer par guerre de harcèlement, guerre de partisans

Puisqu’il s’agit d’une anticipation, restons au futur.

Solution : « Comme par un fait exprès, Blücher présidera le tribunal militaire qui condamnera Toukhatchevski. Ça ne lui portera pas chance. L’année suivante, il sera à son tour exécuté pour s’être “vendu” au Japon… » Si la parenthèse qui s’ouvre par les mots « Comme par un fait exprès » avait été transformée en une note de bas de page, les temps du récit (passé simple et imparfait) auraient pu y être conservés.

 

Autre texte bizarre sorti du stylo d’un écrivain chevronné :

« Il [Lacan] déboule dans le petit bureau, au quatrième étage du 42, rue Bonaparte. Quand il en ressortira, je dis à Sartre : / – Il avait l’air agité. » (Jean Cau, Croquis de mémoire, « Le docteur Lacan », éditions Julliard, 1985, puis éditions de la Table Ronde, Petite Vermillon, p. 92.) Le temps auquel est mis « déboule » indique que « dis » est au présent et non au passé simple.

Que signifie la mise au futur du verbe « ressortira » ? Il fallait au moins harmoniser : « Quand il en sera ressorti (ou reparti), je dirai à Sartre » ; ou, au présent : « Quand il en est ressorti (ou reparti), je dis à Sartre ». Cau n’a pu demander à Sartre son avis sur l’étrange conduite du docteur Lacan qu’après l’entretien qu’avaient eu ensemble les deux hommes – et après le départ de Lacan. Or l’action faite par Lacan, nécessairement antérieure, est exprimée au moyen d’un temps qui la situe postérieurement à l’action faite par l’auteur-narrateur-témoin ! Jean Cau a mis l’accent sur le décalage temporel qui existe entre les deux actions sans se rendre compte qu’il inversait leur déroulement chronologique. En tout cas, ce « ressortira » pourrait bien être une des toutes premières occurrences enregistrées dans l’écrit de notre « futur de narration ».

 

Partager cet article
Repost0

commentaires