Chacun sait qu’on n’est pas obligé de raconter le passé en utilisant le passé. Le choix du présent comme temps de base d’une narration n’a rien de répréhensible. Un texte ou un discours racontant une histoire, dans lesquels la concordance est entièrement au présent et se voit mise en œuvre avec cohérence, peuvent s’avérer aussi parfaitement élégants et littéraires, atteindre au même accomplissement esthétique, qu’une œuvre de Diderot, de Flaubert, de Proust, de Céline… Cet usage étant sobre, clair, efficace, les écrivains et les orateurs ont même tout intérêt, aujourd’hui, à organiser tous les temps verbaux d’un récit par rapport au présent.
Mais le fait que ce temps soit devenu ultra-dominant a un effet pervers. Devenu l’omniprésent de toute narration, le présent en est venu à lasser à son tour. C’est probablement cette lassitude qui pousse tant de journalistes, d’intellectuels, de professeurs, d’écrivains, de secrétaires, de rédacteurs divers, d’enfants scolarisés, d’étudiants… à vouloir « rafraîchir » une narration commencée au présent en y mêlant des verbes au futur.
Ce sentiment de lassitude est lié à la place prépondérante qu’a prise dans notre vie quotidienne la narration audiovisuelle. De fait, après avoir favorisé l’emploi du présent atemporel (ce présent de narration étendu au texte entier, le système du présent cessant de se détacher sur un fond au passé), les journalistes de l’audiovisuel n’auraient-ils pas été les véritables inventeurs et les propagateurs du « futur de narration » ?
Toute séquence d’images filmées est vouée au devenir. Chaque mouvement précède un autre mouvement au sein du montage qui leur donne sens. À propos de l’événement qui lui est présenté par une narration audiovisuelle, le spectateur-auditeur s’attend constamment à voir surgir de nouvelles images. Il est donc possible que la forme filmique elle-même nous incite à énoncer au futur le commentaire par lequel nous tentons d’en décrire les contenus. Fasciné par le reportage filmé, par le documentaire filmé ou par les fictions filmées qui s’inspirent de la forme reportage, le narrateur moderne a l’impression de voir les événements toujours sur le point d’advenir – même lorsqu’ils appartiennent au passé. S’efforçant de projeter dans l’esprit d’autrui de mouvantes représentations en devenir, ce narrateur trouve à sa disposition le futur, sans percevoir les inconvénients d’une telle extension du contenu sémantique de ce temps.
Parallèlement, le futur usuel (chargé d’exprimer réellement la postériorité) montre une certaine tendance à s’effacer de la conversation courante. On pourrait croire qu’il n’en devient que plus employé dans les narrations d’actions, comme s’il s’y réfugiait.
Le présent d’énonciation (temps de base de la conversation orale comme du journal intime) peut exprimer une postériorité proche : « Nous partons demain », ou une postériorité éloignée : « Nous partons dans deux ans. » C’est essentiellement le complément circonstanciel de temps dont il est « béquillé » qui permet à ce présent d’exprimer une idée de futur. On notera que d’autres compléments circonstanciels de temps permettent au présent d’énonciation d’exprimer le proche passé (« J’arrive à l’instant », « J’arrive il y a quelques jours ») mais cet usage-là semble plus rare.
Dans les phrases où le présent d’énonciation sert de futur, le complément circonstanciel de temps n’est pas nécessairement un adverbe ou un groupe prépositionnel : il peut prendre la forme d’une subordonnée conjonctive. Or, dans le français oral actuel, le verbe d’une telle subordonnée a tendance à être lui-même mis au présent – ou mis au passé composé lorsqu’on veut marquer une antériorité. Exemple du présent : « Tu reviens quand mamie est là », dit un père à son enfant (pour dire : « Tu reviendras quand mamie sera là » ; à moins que le sens ne soit : « Reviens quand mamie sera là » (car l’impératif aussi est en train de disparaître). Exemple du passé composé : « Je m’habille quand vous êtes partis », dit une mère à ses enfants (voulant signifier : « Je m’habillerai quand vous serez partis »). Mais une chose est sûre : dans les phrases qui ont pour temps de base le présent de narration, le futur simple et le futur antérieur se raréfient.
Cette extension de l’emploi du présent – voire cette tendance à mettre au présent tous les verbes – peut donner à croire que le futur est évincé de l’énonciation orale et qu’il est devenu disponible pour d’autres aventures.
Les gens qui ont perçu cette omniprésence du présent dans l’énonciation veulent peut-être lutter contre l’omniprésence du présent qu’ils ont pu observer dans les narrations, et le font en y ajoutant désormais le futur. Ce serait pour eux la nouvelle façon de signifier à autrui qu’on lui raconte quelque chose, qu’on l’entraîne par le langage dans un récit.
En apparence, laisser s’insinuer le futur « de narration » au milieu d’une narration au présent n’est pas autre chose qu’introduire le présent de narration stricto sensu dans une narration au passé simple. Le décalage semble être du même ordre. Puisqu’il est permis de mêler à des verbes au passé simple un ou plusieurs verbes au présent, et que c’est de l’observation de ce phénomène qu’a été tirée la définition du présent de narration originel, pourquoi n’autoriserait-on pas l’irruption de verbes au futur au sein d’une narration menée au présent ?
Malheureusement, au-delà du futur il n’y a rien. Dans le système des temps du français, il n’y a aucun futur postérieur au futur. Si, dans le cours d’un récit, on passe insensiblement du présent (de narration) au futur, on s’interdit la prolepse ; car à quel temps sera-t-elle exprimée, le futur étant affecté à la diégèse elle-même ? En faisant intervenir trop tôt le futur dans une narration, on se prive des moyens qui permettent de mettre en relation avec leur avenir les événements de la diégèse.