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11 mars 2023 6 11 /03 /mars /2023 09:34

Quand les Français racontent des événements ou résument des actions, ils le font au futur.

De nos jours, même le passé se raconte au futur.

Il s’est répandu un absurde futur qu’on peut dire « de narration », utilisé pour résumer une intrigue de roman ou de film, un événement historique, une anecdote d’autrefois ou d’aujourd’hui. Un futur qui ne sert pas à situer des faits dans l’avenir, mais par lequel on croit rendre ces faits plus vivants, plus actuels (de manière orale ou écrite). Bref, un faux futur, un futur sans contenu temporel. Un futur intempestif.

Ne racontez pas une intrigue au futur. Utilisez le présent… de narration. Comme son nom l’indique, il sert à faire se succéder des actions ou des faits en les présentifiant.

Le « futur de narration » introduit de la confusion dans vos récits et ne peut que nuire à votre style.

 

* * *

 

La plupart des romans actuellement publiés, dans les paragraphes qui forment la trame principale de leur intrigue, mais aussi les biographies et les essais historiques, ont pour temps de base le présent. Ce sont des écrits dans lesquels l’action (fictive dans le cas du roman et nettement déterminée par les indications de chronologie dans le cas du texte d’histoire) « n’a nul besoin d’être située par rapport au MAINTENANT de l’écrivain », comme l’écrit Henri Bonnard dans Code du français courant (éditions Magnard, 1986, p. 222). Dans un texte d’historien, le présent remplace maintenant de bout en bout les temps du passé, imparfait et passé simple, du moins pour l’ensemble des faits qui relèvent de la trame événementielle principale. Le passé simple est parfois employé dans les notes de bas de page ou de fin de chapitre, lorsque l’auteur y fait figurer des informations qui auraient alourdi le récit principal ou lorsqu’il y fournit une version différente de tel événement traité dans le corps du texte.

On ne confondra pas cet emploi du présent avec le présent d’énonciation de la conversation courante ou du journal intime. Pour qu’on voie dans une page de journal surgir ce dont il sera question plus loin sous l’appellation de « futur de narration », il faut que le diariste se soit lancé dans une anecdote décontextualisée, l’énonciation cédant alors la place à la narration…

Les temps qui s’organisent par rapport au présent d’énonciation sont réunis dans la catégorie des temps du discours, tandis que ceux qui s’organisent par rapport au passé simple forment la catégorie des temps du récit.

Nous parlerons de présent de narration lorsqu’un texte énonce par des verbes au présent une succession de faits passés (présent historique) ou une suite de faits situés en dehors de toute chronologie explicite (présent atemporel) ; mais nous parlerons aussi de présent de narration lorsque, au milieu d’un récit-cadre fait au passé, le texte se met à énoncer au présent, sans rupture de la continuité chronologique, des faits passés (présent de narration stricto sensu).

Une preuve que le présent atemporel, le présent historique et le présent de narration stricto sensu forment bien une catégorie commune peut être trouvée dans le fait que chacun d’eux exige que lui soient corrélés les marqueurs temporels « désancrés » : la veille, le jour même, ce jour-là, le lendemain, le surlendemain… de même qu’il convient d’y recourir aux compléments circonstanciels non ancrés quand il s’agit du lieu (« à cet endroit » et non pas « ici »).

Pour en donner quelques illustrations : « Le baron de Langeac arrive à son tour, instruit par des amis de ce qui s’est passé la veille » (Nerval) ; « Téléféric [chef suprême des Goths] écoute le programme proposé par son organisateur de spectacles, pour les festivités du lendemain » (texte encadré de la première case de la planche 12 d’Astérix et les Goths par Uderzo et Goscinny) ; « La lettre lui annonce que Louise passera la journée du lendemain à Genève » (extrait d’une notice sur la vie d’Amiel) ; « Il accepte le mandat que lui confie, ce jour-là, le conseil d’administration » ; « L’autre lui avoue que la veille même il l’a dénoncé, et que le lendemain on viendra l’arrêter »… En outre, dans une narration au présent comme dans une narration au passé, on ne devrait jamais dire « lundi prochain » ou « la semaine prochaine », mais : « le lundi suivant », « la semaine suivante ». Ni « dans dix jours » ou « dans un an », mais : « dix jours plus tard », « un an plus tard », « au bout d’un an », etc.

Il arrive, cependant, que l’écrivain veuille produire l’illusion d’une narration écrite au jour le jour, ou du moins par étapes. Dans ce cas, il doit parfois recourir aux marqueurs « ancrés ». Tant que la période couverte par une phase de narration est inférieure à une durée de vingt-quatre heures, on peut y trouver un aujourd’hui, un hier ou un demain (alors que les marqueurs ce jour-là, la veille, le lendemain… y seraient inappropriés). Si le narrateur s’interrompt et ne recommence à raconter qu’après une nuit de sommeil, nous verrons surgir un nouvel aujourd’hui, un nouveau hier ou un nouveau demain, qui feront référence aux lendemains des jours précédemment désignés. Et si le narrateur traite en une seule séance d’écriture une période plus ample, le narrateur y utilise les marqueurs désancrés. Ces variations de l’étendue narrative nous donnent l’impression de lire les pages d’un journal intime. C’est tout cela qu’on observe dans les premiers chapitres de L’étranger de Camus, roman raconté à la première personne par un narrateur-héros.

Le début du texte est bien connu : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. […] / […] Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. » Or la première phrase a son verbe, « est morte », au passé composé ; et le présent qui surgit ensuite (et par rapport auquel la postériorité est exprimée au futur) est celui du diariste.

Le paragraphe suivant commence par : « J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. » Les marqueurs temporels se réfèrent manifestement aux moments où Meursault, le narrateur, trouve l’occasion de prendre la plume – soit que le texte que nous lisons recouvre des feuillets que Meursault aurait eus à sa disposition tout au long de son histoire, soit qu’il l’« écrive » mentalement (ce n’est jamais précisé). Entre « Je prendrai l’autobus » et « J’ai pris l’autobus », il s’est écoulé un certain laps de temps, au cours duquel le héros-narrateur n’a pas écrit. C’est aussi pour cette raison que le texte a maintenant pour temps de base le passé composé. En effet, quand Meursault est entraîné dans une série d’événements, il ne se remet à « écrire » qu’après coup, à tête reposée. Il ne note plus une idée qui lui vient dans l’instant, mais consigne une suite de faits qui sont devenus pour lui du passé. (Le procédé est le même que dans Le dernier jour d’un condamné, roman de Victor Hugo paru en 1829.) Au début du chapitre suivant, nous lisons : « En me réveillant, j’ai compris pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi. […] Mon patron, tout naturellement, a pensé que j’aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d’une part, ce n’est pas ma faute si on a enterré maman hier au lieu d’aujourd’hui et d’autre part, j’aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute façon. » Ce sont les mêmes marqueurs ancrés que dans le chapitre I, mais ils ne renvoient plus aux mêmes jours. Dans le chapitre VI, la période narrée s’étalant sur un plus long espace de temps, on trouve des marqueurs désancrés : « Le dimanche, j’ai eu de la peine à me réveiller et il a fallu que Marie m’appelle et me secoue. » Un peu plus loin : « La veille nous étions allés au commissariat […]. »

Ainsi, tout au long du roman, la narration avance par bonds, qui correspondent à des espaces de temps inégaux, tantôt brefs, tantôt longs.

En réalité, malgré l’apparence trompeuse de certains paragraphes, la prose de L’étranger n’est jamais au présent de narration. Peut-être le serait-elle si le roman était écrit de nos jours : « Je prends l’autobus à deux heures. Il fait très chaud. Je mange au restaurant, chez Céleste… En me réveillant, je comprends pourquoi mon patron avait l’air mécontent quand je lui ai demandé [ces subordonnées restent inchangées] mes deux jours de congé : c’est aujourd’hui samedi… Le dimanche, j’ai de la peine à me réveiller… La veille nous sommes allés [le passé composé se substitue au plus-que-parfait] au commissariat… » Le texte présenterait alors la même distribution des adverbes ancrés et désancrés, en fonction de l’amplitude de la période couverte par chacune des « séances d’écriture » successives.

 

Le présent s’est lentement imposé dans la prose narrative à partir des années 1950 (Robbe-Grillet, Butor…), mais on le trouvait depuis des siècles dans les didascalies du théâtre imprimé, et il constituait un trait caractéristique des nombreux récits de rêve que les écrivains publiaient dans les années 1930 – le rêve ne pouvant se raconter qu’au présent. Si le présent de narration – ou présent atemporel, lorsqu’il n’est pas associé à un récit encadrant fait au passé, – s’est imposé dans le roman, l’autobiographie et le récit historique, c’est parce que les écrivains français des années 1950 se sont mis à considérer que le passé simple de l’indicatif sentait la naphtaline – et plus encore l’imparfait du subjonctif, qui lui était nécessairement conjoint (« béquille » du passé simple, comme l’appelle Sollers dans L’année du Tigre). Les écrivains avant-gardistes ont jugé que ces formes étaient la marque d’une écriture de classe, d’une écriture bourgeoise, puis les ont dénoncées comme emblématiques de la domination injuste que l’écrit exercerait sur l’oral…

Si l’imparfait et le plus-que-parfait du subjonctif se sont progressivement effacés de l’usage courant, c’est moins parce que nous n’en aurions plus eu besoin, que parce qu’ils ont été combattus. Pendant des décennies, les journaux prônant une révolution politique les ont proscrits de leurs colonnes. Ce rejet, ou ce soupçon continuel, s’est diffusé dans toute la société. En peu d’années, la conjugaison de l’imparfait du subjonctif est apparue comme archaïque. Le grand public l’a jugée trop difficile, et cacophonique en ses première et deuxième personne – et surtout à la troisième du pluriel, la seule qui soit (outre la troisième du singulier) réellement usitée dans le récit historique. Les linguistes et les professeurs ont alors décrété que la concordance des temps au passé n’était plus défendable.

L’essor du présent atemporel a aussi été favorisé par le développement de la culture audiovisuelle, tout au long du XXe siècle (le Pathé-Journal fut lancé en 1909). Puisque les images d’un reportage filmé peuvent être diffusées en direct ou en différé, puisque les images qui nous ont montré tel événement pourront un jour nous le remontrer, nous avons tendance à oublier que l’événement lui-même appartient au passé. De toute façon, les images filmées semblent toujours être au présent – plus encore que les photographies, qui offrent du temps figé. Lorsque ces images sont accompagnées d’un commentaire (le plus souvent en voix off) qui décrit les faits que ces images montrent ou illustrent, l’auteur de ce commentaire est spontanément désireux de mettre son discours en accord – ou en synergie – avec le présent exprimé par les images : il utilise donc le système du présent plutôt que les temps du récit au passé. C’est probablement pour cette raison que le présent atemporel s’est imposé dans la presse parlée, dans la presse écrite, dans les récits historiques, dans la fiction littéraire.

 

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