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25 juin 2017 7 25 /06 /juin /2017 12:47

(Le présent article fait suite à Déterminative ou explicative ? et à quelques autres billets de la même période.)

Depuis cinquante ou soixante ans, plus aucun auteur ne veut de la virgule grammaticale qui permettait de distinguer une relative explicative (ou circonstancielle) d’une déterminative.

Les parents de son ami Georges Moskowitz viennent d’être arrêtés et emmenés par les Allemands. Ils habitaient dans le même immeuble que Michel. « [L]orsqu’il rentrait, à quatre heures, [Michel] regardait, malgré lui, les marches du dernier étage, comme si Georges eût encore habité là. Mais il n’y avait plus Georges ni personne, pas même les meubles que les Allemands étaient venus enlever, avant de mettre les scellés. » (Colette Vivier, La maison des Quatre-Vents, 1946, p. 113, avec un ni supplémentaire devant Georges : « il n’y avait plus ni Georges, ni personne » ; réédité en 1965 avec modifications et avant-propos ; republié par Casterman, 2012, p. 189-190.) Or la relative est clairement explicative, pas du tout déterminative. La virgule est nécessaire entre meubles et le pronom relatif que, mais elle est superflue entre enlever et avant.

Il existe la race des provinciaux montés à Paris, race « ignorante de la ruse, de l’audace, du gain, du but »… « Il est une autre race d’hommes à côté de celle-là qui est toute au détail et à l’immédiat et qui exploite la première sans jamais se laisser fléchir par la curiosité ou la pitié. » (Pierre Drieu la Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, éditions Gallimard, 1937, chapitre X de la troisième partie ; collection L’Imaginaire, p. 230-231, et dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 711.)

Une virgule est indispensable après « celle-là ». La présence de cette virgule permet seule de faire comprendre dès la première lecture que celle qui « est toute au détail et à l’immédiat » est la deuxième race, opposée à celle des provinciaux. Sans quoi on oblige le lecteur à attendre une mise au point ultérieure. Cette mise au point dissipant le malentendu est fournie par la relative suivante (soit les mots : « qui exploite la première »).

Georges Bataille écrivit ceci, dans une parenthèse figurant au cœur du bref essai qu’il a consacré à Baudelaire : « La liberté n’est-elle pas le pouvoir qui manque à Dieu, ou qu’il n’a que verbalement, puisqu’il ne peut désobéir à l’ordre qu’il est, dont il est le garant ? La profonde liberté de Dieu disparaît du point de vue de l’homme aux yeux duquel Satan seul est libre. » (Georges Bataille, La littérature et le mal, deuxième partie : « Baudelaire » ; éditions Gallimard, 1957, collection NRF, p. 39, et dans Œuvres complètes, volume IX, Gallimard, 1979, p. 192.)

La dernière phrase serait meilleure si la subordonnée relative était précédée d’une virgule, laquelle ferait du syntagme « l’homme » une catégorie générale. La pensée en deviendrait plus intéressante, plus troublante. Tout homme peut voir en Satan l’être libre. Satan a prouvé sa liberté en faisant usage de cette liberté. Il ne s’agit pas de liberté kantienne !

« J’étais en révolte contre le spiritualisme qui m’avait longtemps opprimée et je voulais exprimer ce dégoût à travers l’histoire de jeunes femmes que je connaissais et qui en avaient été les victimes plus ou moins consentantes. J’ai beaucoup joué sur la mauvaise foi qui m’en paraissait – et m’en paraît encore – inséparable. » (Simone de Beauvoir, extrait de sa courte préface écrite en 1979 pour présenter Anne, ou quand prime le spirituel, qui est un roman de jeunesse ; Gallimard, collection Folio, p. 27.)

Il faut ajouter une virgule après « spiritualisme ». La première phrase de ce passage parle du spiritualisme en général, pas seulement de telle forme de spiritualisme qui se définirait par le fait que Beauvoir s’en fût sentie opprimée. Par contre, l’absence de virgule est légitime après « mauvaise foi ».

Jacques Laurent est un immense écrivain, le véritable maître de l’école stendhalienne du XXe siècle, mais il ne tient aucun compte de la différence entre les déterminatives et les circonstancielles. Ça lui joue quelques mauvais tours.

L’auteur-narrateur évoque les relations qu’il eut avec son ami Remia dans la deuxième moitié des années 1930 : « [À] chaque fois que nous nous revoyions je le trouvais [= mon ami Remia] plus nettement engagé dans le pacifisme révolutionnaire. Il tentait d’expliquer la persistance du ressort nationaliste qui me troublait par une survivance quasiment [sic] viscérale de préjugés dus au milieu social où j’étais né. » (Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre VIII, éditions de la Table Ronde, 1976, repris dans la collection Folio, p. 168.)

Ayant compris par les pages précédentes que les deux types de subordonnée relative ne sont jamais distingués dans la prose de Laurent, nous ne percevons pas d’emblée « qui me troublait » comme une déterminative. De ce fait, notre première lecture considère « par une survivance… » comme un complément qui se rapporterait à « troublait », avant que nous comprenions que ce groupe est lié à l’infinitif « expliquer ».

La ponctuation de cette phrase-là est sans défaut. Si le lecteur qui l’aborde sans méfiance est induit à la mésinterpréter, c’est uniquement à cause du fait que la virgule est omise devant toute proposition subordonnée relative dans le reste du livre.

 

En conclusion de cette analyse, il n’est pas inutile de rappeler que Cavanna, dans Mignonne, allons voir si la rose… (Belfond, 1989), a fait l’éloge de la virgule :

Et la ponctuation ? Est-ce que j’exagère si j’avance que les neuf dixièmes des Français ne savent pas se servir de la virgule ? Ne savent pas, en tout cas, en utiliser avec brio toutes les merveilleuses possibilités, et sont incapables de les apprécier chez qui les utilise ?

 

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24 juin 2017 6 24 /06 /juin /2017 09:09

Un peu partout, le subjonctif « voie » (que je voie, qu’il voie) est maintenant remplacé par la graphie « voit ». Et « voies » est devenu « vois », dans : que tu voies.

La faute est particulièrement fréquente dans les livres pour enfants, fussent-ils publiés par des éditeurs réputés.

Le lièvre joue un tour à l’éléphant et à l’hippopotame, ses persécuteurs… « Lièvre s’approche d’Hippopotame en prenant bien soin qu’on ne le voit point. » (Élisabeth Duval traduisant l’album de John Burningham Tir à la corde, éditions Kaléidoscope, 2013, p. 22 ou 24, non numérotée. Livre paru dans sa langue d’origine en 1968, sous le titre Tug of war.) Alliage d’une faute grossière et de l’affectation consistant à mettre point au lieu de pas. Conte un peu niais, dessins luxuriants, faussement juvéniles.

Un petit ours raconte la journée qu’il a passée avec son père en pleine nature : « Mais moi, j’avais envie qu’il [= papa] me voit sauter très haut. Alors je me suis mis en position. Un, deux, trois… On y va ! » (Adaptation française par « Mim » d’un texte de Sean Taylor, Mon tout petit ours, illustré par Emily Hughes ; éditions Milan, 2016, dix-septième page ; les pages de cet album ne sont pas numérotées.)

L’empereur d’Autriche Joseph II avait interdit que la pièce de Beaumarchais fût représentée à Vienne. Cela n’a pas empêché Mozart d’en proposer le sujet au librettiste Lorenzo Da Ponte :

« La version de Da Ponte gomme les critiques les plus virulentes de [sic] la noblesse, simplifie et raccourcit le texte de Beaumarchais si bien que Joseph II accepte finalement que l’opéra voit le jour. » (Les noces de Figaro, un opéra de Wolfgang Amadeus Mozart ; d’après le livret de Lorenzo Da Ponte, présenté par Timothée de Fombelle et raconté par Laurent Stocker, de la Comédie-Française, illustré par Olivier Balez ; éditions Gallimard Jeunesse Musique, collection Grand Répertoire, 2008, p. 54. Le livre est accompagné d’un CD qui permet aux enfants d’écouter un résumé de l’intrigue, écrit par Fombelle. Ce récit est entrecoupé de larges extraits de l’œuvre originale. J’ignore qui est l’auteur de la partie documentaire qui figure aux pages 54-55 et dont est extraite la phrase calamiteuse qu’on vient de lire.)

Le narrateur est un enfant qui n’a jamais vu d’herbe, ni rien de cette nature que son père, parfois, lui décrivait :

« Le lendemain [d’un jour où le héros-narrateur s’est plongé dans des livres montrant de vastes paysages bien verts], Gus, mon meilleur copain, vient me chercher. / – Il faut que tu vois ça ! il me dit en cachette. » (Ingrid Chabbert, Le dernier arbre, éditions Frimousse, 2015, p. 18, non numérotée. Belles illustrations de Raul Guridi.) « Ça », c’est un tout petit arbre, qui pousse derrière un muret (muret de pierre ? de béton ? l’auteur ne le dit pas ; la nature a disparu, l’univers urbain est partout).

Et voici la suite de ce texte, qui se lit trois pages plus loin : « On enfourne nos vélos et je le suis. Je le suis si longtemps que j’en ai mal aux mollets. » (Page 21, non numérotée.) Enfourcher est devenu enfourner. D’autres maladresses de langue sont à découvrir, dans ce grand album illustré en couleurs.

La faute se répand ailleurs que dans les livres pour enfants.

Georges Simenon avait épousé Régine Renchon, dite Tigy, en 1923 : « Après la guerre, Georges, Tigy et Marc [leur fils âgé de onze ans] traversent l’Atlantique pour <aller> vivre en Amérique. / En 1950, l’impensable : Georges décide de divorcer. Il en aime une autre, sa secrétaire, Denise, avec laquelle il aura trois autres enfants. Le divorce est prononcé à Reno, au Texas. Leur union conjugale aura duré vingt-six ans, deux mois et vingt-neuf jours. Georges obtient que Tigy vive à proximité de ses lieux de résidence afin qu’il voit son fils avec facilité. » (Biographie de « Tigy », figurant dans la section « Notices biographiques », qui complète la bande dessinée Joséphine Baker, dessins de Catel, scénario de José-Louis Bocquet ; éditions Casterman, collection Écritures, 2016, p. 514.)

« Après sa mort, il arrive qu’on voit en Bergson un philosophe académique [sic] dont il convient de se détourner, et sa pensée, pour une part passée dans le domaine commun, perd sa force incisive. C’est précisément elle qu’il convient de retrouver pour une lecture renouvelée de son œuvre. » (Extrait du texte imprimé sur la quatrième de couverture des Œuvres d’Henri Bergson, Librairie Générale Française, le Livre de Poche, collection Pochothèque, 2015, tome 1 et tome 2. Édition dirigée par Jean-Louis Vieillard-Baron.)

 

De la même façon, « croie » devient « croit ».

Dans la bouche de Georges Brassens, hélas : « Les “encor”, les “c’est bon”, les “continue” / Qu’ell’ crie pour simuler qu’ell’ monte aux nues / C’est pure charité […] / C’est à seule fin que son partenaire / Se croit un amant extraordinaire / Que le coq imbécile et prétentieux perché dessus / Ne soit pas déçu » (Quatre-vingt-quinze pour cent, chanson de 1972). Si l’on écoute la chanson telle qu’elle figure sur l’album Fernande, on y entend nettement Brassens lier le t de la forme erronée au son vocalique de l’article indéfini. Mais en concert il rectifie : on n’entend alors plus ce t intempestif, seulement celui, autrement légitime, du nom amant (lié à l’initiale d’extraordinaire).

Ce n’est pas la première fois que Brassens corrige après coup une faute qu’il avait commise dans la version originale d’une chanson. J’avais évoqué la chose (voir Voulons-nous que le participe passé devienne invariable ?) à propos de l’accord, omis puis rétabli, d’un participe passé dans un vers de La première fille.

Le remplacement de « croie » par « croit » apparaît sous la plume de bien des auteurs et des traducteurs actuels :

« – Je ne voudrais pas que tu crois que j’imagine un monde sans toi. » (Catherine Gibert traduisant John Green, Nos étoiles contraires, éditions Nathan, 2013 ; en collection Pocket Jeunesse, p. 351.) « Croies » est devenu « crois ». Et, deux pages plus loin, on voit surgir un « bien que je n’en avais pas très envie » du plus bel effet…

« [I]l faut régler la question Villepin. / Non que Chirac croit aux chances de son ancien Premier ministre [sic] à l’élection présidentielle de 2012. “Il fera 4 ou 5 % s’il se présente”, lui lançait un jour l’un de ses vieux compagnons. “Non, un peu plus : 5 ou 6 %”, a corrigé Chirac… Pas très glorieux en effet, mais suffisant pour créer [sic] une capacité de nuisance et empêcher le président sortant de faire la course en tête au soir du premier tour. » (Bruno Dive, Le dernier Chirac, éditions Jacob-Duvernet, 2011, p. 129.) La construction « non (pas) que… » commence à être suivie de l’indicatif : j’en reparlerai. Signalons, au passage, que l’orthographe réclame soit « son ancien premier ministre », soit « son ancien Premier Ministre ». Si on tient à majusculer ce groupe lexical, où l’adjectif précède le nom, on doit majusculer aussi le nom.

Dans un cabaret parisien, sous les yeux exorbités des clients et du détective Nestor Burma (narrateur), la belle Jacqueline Carrier fait un numéro d’effeuillage : « Dire que ce corps parfait, Paul LEVERRIER [sic] l’avait serré entre ses bras et qu’il s’était suicidé… Je comprenais que la propriétaire dudit corps ne croit pas cela possible. » (Texte extrait d’une bande dessinée réalisée par Nicolas Barral, Nestor Burma : Micmac moche au Boul’Mich ; d’après le roman de Léo Malet et d’après « l’univers graphique » de Tardi ; éditions Casterman, 2015, p. 20.)

L’amant de Jacqueline Carrier, un jeune étudiant en médecine nommé Paul Leverrier, s’est suicidé quelques jours auparavant. Jacqueline Carrier, dotée d’un corps parfait qui faisait les délices de son amant, ne peut croire que Paul se soit suicidé. En bon français : « Je comprenais que la propriétaire dudit corps ne crût pas cela possible. » Avant de substituer la forme de l’indicatif à celle du subjonctif, Barral s’est trompé de temps. Ce n’est pas le présent mais l’imparfait du subjonctif qu’il fallait mettre.

En cela, hélas (comme je disais à propos de Brassens), il n’a fait que suivre Malet, qui avait écrit dans son roman : « Bon Dieu ! dire que ce corps parfait, Paul Leverrier l’avait serré entre ses bras et qu’il s’était suicidé… Je comprenais qu’elle ne croie pas cela possible… » (Léo Malet, Micmac moche au Boul’Mich’, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre III ; consulté dans l’édition de poche du Fleuve Noir, p. 51. On aura noté que Barral n’a pas conservé l’apostrophe qui marquait l’élision des dernières lettres du nom Michel – le Boul’Mich’ étant l’appellation familière du boulevard Saint-Michel.)

J’ai souvent remarqué que Léo Malet, avant d’adopter pour ses Burma le présent de narration, évitait l’imparfait du subjonctif dans les récits prenant pour temps de base le passé simple. Il y a pourtant des propositions où l’imparfait du subjonctif constitue le seul temps syntaxiquement pertinent (voir Le refus maniaque de l’imparfait du subjonctif).

 

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14 juin 2017 3 14 /06 /juin /2017 01:24

« Dans ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau évoque le souvenir maternel associé à la pervenche, qui joue là un rôle analogue à celui de la petite madeleine pour Marcel Proust. Ayant observé ces fleurs du temps de sa jeunesse heureuse auprès de sa mère à Chambéry, puis les ayant perdues de vue pendant des décennies, il éprouve un immense plaisir à les retrouver plus tard. » (Hubert Reeves, J’ai vu une fleur sauvage : L’herbier de Malicorne ; éditions du Seuil, 2017, avec des photographies prises par Patricia Aubertin ; p. 147. Extrait d’un chapitre intitulé « La Petite Pervenche, d’un bleu de rêve ».)

 

Manifestement, Hubert Reeves n’a jamais lu les Confessions ; sans quoi il saurait que la mère de Rousseau est morte quelques jours après sa naissance, à Genève, en 1712. La femme que Rousseau, âgé de seize ans, allait appeler familièrement « maman » (mais non pas « mère ») était Louise-Éléonore de Warens, qui vivait à Chambéry et n’avait que treize ans de plus que lui. Au cours des années 1730, Madame de Warens servit à Jean-Jacques de tutrice, puis devint sa maîtresse.

 

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28 mai 2017 7 28 /05 /mai /2017 12:10

Drieu la Rochelle a-t-il emprunté au Malraux de L’espoir l’usage de ces répliques notées « – … », que j’ai examinées dans Les maladies du dialogue de roman (1) ? Son roman de 1943, L’homme à cheval (éditions Gallimard), nous en fournit quelques exemples.

Page 100 du volume de la collection Folio (1973) :

Isabel eut un moment d’hésitation. Je m’efforçai de prendre un air indifférent, qui la fit sourire. Elle reprit :

– Elle [= doña Camilla] avait reçu un billet qui l’avait bouleversée. Et, [sic] c’est après cela qu’elle avait décidé d’aller au palais.

– …

– Je ne sais de qui était le billet.

– Vous croyez qu’elle a su que Conception serait exhibée comme elle l’a été ?

Elle fit un geste d’incertitude, mais je vis qu'elle le croyait.

 

Page 118 :

Quand [Conception] fut sortie, [Jaime] resta muet.

– Camilla t’aime, finis-je par dire.

– …

– Elle t’aime, elle est désespérée. Elle ne comprend pas.

– Tu comprends, toi ?

– Je crois comprendre. Je crois comprendre ce qui s’est passé entre vous, mais non ce qui s’est passé au palais.

 

Quelques décennies plus tard, le procédé est adopté par Patrick Modiano, par exemple dans le chapitre V de Livret de famille (éditions Gallimard, collection NRF, 1977, p. 50, puis Folio, p. 59) :

De temps en temps, mon père ouvrait la bouche et attrapait au vol une pastille qu’il avait lancée en l’air d’une pichenette de l’index. Il se leva, prit sa vieille serviette noire et en sortit un dossier dont il tournait [sic : temps mal choisi] les feuilles, lentement. Et il soulignait des lignes au crayon.

– Dommage que nous n’ayons pas trouvé une paire de bottes à ta taille, dit pensivement mon père en levant la tête de son dossier.

– …

– Mais Reynolde t’en prêtera.

– …

– Et le pantalon de cheval ? Tu crois qu’il t’ira bien ?

– Oui, papa.

 

Que devons-nous conclure de la lecture de ces extraits ? Qu’une astuce, une marque de désinvolture ou d’irréflexion, a reçu la caution de quelques écrivains de valeur.

 

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20 mai 2017 6 20 /05 /mai /2017 07:44

« C’était l’époque, juste après 1968, où le groupe “Makhno”, à Rennes, est le seul satellite qu’admet de loin le groupe parisien de l’Internationale Situationniste – “Faites un tour de piste et après on verra”, avait dit Guy Debord à l’un d’entre nous, plus âgé que moi qui, tout jeunot et venant de claquer la porte familiale, sans sou ni toit, ne faisait que suivre. » (Jean-Philippe Domecq, Exercices autobiographiques, deuxième chapitre : « La période des lucidogènes, brigandage et gain de temps – dialogue avec Cécile Guilbert » ; éditions la Bibliothèque, collection Les portraits de la Bibliothèque, 2017, p. 20.)

Le verbe est à la troisième personne, comme si l’antécédent du pronom relatif était « l’un d’entre nous ». La construction générale de la phrase n’interdit pas cette interprétation mais incite plutôt à considérer que le qui sujet de « faisait » a pour antécédent le pronom moi.

Il aurait été utile d’au moins dissiper l’équivoque. On pouvait choisir entre deux formulations correctes. L’une eût été : « … avait dit Guy Debord à l’un d’entre nous, plus âgé que moi. Celui-ci, tout jeunot et venant de claquer la porte familiale, sans sou ni toit, ne faisait que suivre. » Et voici l’autre : « … avait dit Guy Debord à l’un d’entre nous, plus âgé que moi qui, tout jeunot et venant de claquer la porte familiale, sans sou ni toit, ne faisais que suivre. »

C’est évidemment la seconde qui offre le sens le plus cohérent. L’interprétation est confirmée par cette phrase de la page 24 : « Bref, […] j’errais, étudiant sans le sou ni toit [sic] après avoir quitté la famille – note qu’on pouvait survivre ainsi à l’époque, la solidarité allait de soi, la liberté était ouverte dans les relations, la société était à l’abondance. »

L’éditeur récidive à la page 51 : « Cécile : – […] Tu parles pourtant de deux à trois trips par semaine durant des mois ; ce n’est pas rien comme puissance de propulsion et donc comme risque [sic] de “sortie de route”, toi qui est féru de course automobile. »

Il ne viendrait à l’idée de personne de dire, au pluriel : « vous qui sont férus » !

La plupart des textes qui composent ce volume sont des entretiens transcrits (vraisemblablement oraux), mais ils sont imprimés sur un joli papier, en cahiers cousus sous une couverture élégante. Le livre est fort agréable à tenir. La moindre des choses aurait été de demander à ses auteurs d’en faire une relecture attentive.

 

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11 mars 2017 6 11 /03 /mars /2017 07:28

Les écrivains et les traducteurs les plus réputés manquent aussi de vigilance.

« L’album commence par Anna. Imagine donc, ô jeune ignare qui lit cela, un autre jeune ignare de ton âge, trois décennies plus tôt : moi, qui entends Anna pour la première fois. » (Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, éditions Grasset, 2011, p. 231.) Ce passage est tiré du chapitre où Beigbeder évoque le premier album du groupe Téléphone. La faute est grossière, et Beigbeder ne la commet pas deux fois dans la même phrase car il écrit : « moi, qui entends… ».

Comparons avec : « J’aime mon amour pour toi, qui est la seule belle chose que je possède […] » (phrase extraite d’Ivre du vin perdu, roman de Gabriel Matzneff ; elle est citée par Beigbeder dans Premier bilan après l’apocalypse, p. 343). Ici, le pronom relatif qui a pour antécédent le nom amour, et non pas le pronom toi. L’orthographe est irréprochable.

(Dans l’édition de Premier bilan après l’apocalypse parue dans le Livre de Poche en 2013, où le texte sur la chanson Anna figure aussi à la page 231, le « qui lit cela » n’a pas été corrigé, mais quelqu’un a jugé bon d’ôter de la suite le pronom moi. Résultat : « Imagine donc, ô jeune ignare qui lit cela, un autre jeune ignare de ton âge, trois décennies plus tôt, qui entend Anna pour la première fois. » L’orthographe reste lésée et il nous faut maintenant deviner qui est l’autre jeune ignare.)

« MA SŒUR, / je ne suis plus poète / je ne suis pas digne d’être poète. / […] / C’est toi qui a soupesé / les trésors des siècles / dans ta paume délicate. / C’est toi qui a renversé les cimes / où reposaient les poètes. » (Anne Personnaz traduisant Yannis Ritsos, Le Chant de ma sœur [1937], éditions Bruno Doucey, 2013, p. 29.)

La faute apparaît déjà dans un poème de Lamartine :

« Ô famille, abrégé du monde, / Instinct qui charme et qui féconde / Les fils de l’homme en ce bas lieu, / N’est-ce pas toi qui nous rappelle / Cette parenté fraternelle / Des enfants dont le père est Dieu ? » (Jocelyn, Neuvième époque ; la bizarrerie est respectée dans le texte des Œuvres poétiques complètes de Lamartine, Bibliothèque de la Pléiade, 1963, p. 748 ; texte établi, annoté et présenté par Marius-François Guyard.) Ou alors pouvait-on supprimer le s final par licence poétique ?

Il me semble cependant que, pour mieux faire rimer aux oreilles et aux yeux les deux vers incriminés, les poètes classiques se seraient efforcés de faire se rapporter l’adjectif à un nom féminin mis au pluriel, de façon à aboutir à « rappelles » / « fraternelles ».

 

Voici un poème d’aujourd’hui, que je reproduis en entier. Le pronom je, l’adjectif possessif ton, le pronom toi et le mot passant y ont pour référent commun le poète lui-même. Tandis qu’il marche parmi les vestiges de la splendeur aristocratique de Paris, où les palais sont offerts à la flânerie du peuple, il se sent obscur et méconnu (égal, trop égal…) et constate que la capitale des lettres a cessé d’honorer la poésie.

Un jour, il faudra corriger la faute qui a été commise dans le premier vers de la troisième strophe :

 

 

Maison du Peuple    Palais Royal

pourquoi leur suis autant égal

ton nom jamais n’est dans Paris

dans le murmure des librairies

 

mon beau pays aux mille torts

à petits pas vers quelle mort

m’en vais-je au long de ces jets d’eau

qui ne diront jamais mes mots

 

toi passant passe qui a mal

Palais du Peuple    Jardin Royal

sous le ciel clair sous le ciel gris

loin du silence des librairies.

 

Jean Pérol, Libre livre, poèmes,

éditions Gallimard, 2012, p. 46 :

« Silence des librairies ».

 

 

Autre poète négligent, le grand Dadelsen :

« Seul Dieu, vrai Dieu, Dieu de toutes les villes / Dieu qui prodigue et qui refuse la pluie / Dieu qui jadis m’exila dans la plaine / Je ne veux pas survivre sans espérance. / Ces palmes sans malice, ces enfants sans amour, ces toits / Sans défense témoignent contre ta loi. » (Jean-Paul de Dadelsen, « La femme de Loth », poème daté de 1953-54, inclus dans Jonas, suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes ; collection Poésie/Gallimard, 2005, p. 64-65. La faute s’étalait déjà dans le texte de la première édition, parue sous le titre Jonas, collection NRF, 1962, p. 44.)

Le contexte indique sans ambiguïté qu’il s’agit d’une invocation in praesentia. Donc il faut : Dieu qui prodigues, qui refuses, qui m’exilas. Attention : un s mis à « prodigue » suffit à changer le mètre ; cessant de comporter onze syllabes, le vers devient un alexandrin (tant mieux). C’est la femme de Loth qui parle. Elle sait que Dieu s’apprête à faire pleuvoir du soufre et du feu sur Sodome. Elle reproche à Dieu sa cruauté, car la loi de Dieu s’abattra sur des arbres, des maisons et des enfants sans défense.

Le poète avouait lui-même ses ignorances, dans une lettre à Jean Paulhan : « Je ne mets pas toujours l’orthographe avec beaucoup de sûreté et le manuscrit [de « Bach en automne »] est peut-être à retoucher à cet égard. » (Jonas, Poésie/Gallimard, 2005, p. 196.)

Quand l’être invoqué est au pluriel, Dadelsen ne se trompe pas : « Ô orgueilleuses ! qui croyez qu’en concédant / quelque misère au-dessous de vos nombrils / […] / vous maintenez du moins au-dessus du bedon / ô de haut vol la distinction d’une belle âme ! » (« [Bénédiction] », dans Jonas, Poésie/Gallimard, p. 104, et première édition, NRF, 1962, p. 74.)

Voici un autre passage où Dadelsen se trompe : « Seigneur des armées, / Seigneur des soldats, / Seigneur qui nous jeta dans la gueule de la baleine, / donne-nous aujourd’hui / non pas encore ta paix, mais / notre quotidienne nourriture d’erreur, de confusion, / d’aveuglement, d’injustice, / […]. » (« Invocation liminaire », dans Jonas, Poésie/Gallimard, p. 99, et première édition, NRF, 1962, p. 71.)

Le mot « Seigneur », suivi d’une proposition relative qui lui sert d’épithète, figure bien en fonction d’apostrophe, puisque le verbe principal est à l’impératif. Le verbe de la relative, « jeta », doit donc porter la marque de la deuxième personne.

Mais il arrive que le poète fasse attention ou que l’éditeur rectifie :

« Ombre, / qui regardes par-dessus mon épaule / que puis-je faire pour toi ? » (« Invocation liminaire », dans Jonas, Poésie/Gallimard, p. 90, et première édition, NRF, 1962, p. 65.) « Ombre, tu te souviens : / (toi qui peut-être souffres de notre peu de soif) / […] » (« Invocation liminaire », dans Jonas, Poésie/Gallimard, p. 94, et première édition, NRF, 1962, p. 68). « Toi qui debout sur la berge regardes / et sans armes vois passer sans / bruit, vois planer la buse, et le / lapereau, toi qui regardes l’eau noire / qu’espères-tu donc ? » (« Femmes de la plaine », dans Jonas, Poésie/Gallimard, p. 126, et première édition, NRF, 1962, p. 96.)

Les vers suivants, en revanche, peuvent être considérés comme une invective in absentia :

« Ô truie esthétique [= une comtesse], qui tolère les araignées, les serpents, / et qui parfois dit merde pour faire moderne, / mais ne saurait souffrir mention des poils du cul ! » (« [Bénédiction] », dans Jonas, Poésie/Gallimard, p. 107, et première édition, NRF, 1962, p. 76.)

Que cela ne vous empêche pas de lire Dadelsen. C’est un beau génie.

 

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26 février 2017 7 26 /02 /février /2017 09:13

Qui sait encore comment accorder le verbe après « moi qui… », « toi qui… » ? Les correcteurs des différentes maisons d’édition sont généralement aveugles à ce point de grammaire, et les grammairiens oublient de le traiter explicitement dans leurs ouvrages.

Rappelons la règle. Lorsque la proposition relative a pour antécédent le pronom moi ou le pronom toi, son verbe se met logiquement à la même personne que ce pronom : donc à la première personne du singulier quand l’antécédent est moi, à la deuxième personne du singulier quand l’antécédent est toi.

 

La faute est ancienne. Elle se rencontre couramment dans les bandes dessinées.

Dans Le testament de M. Pump, d’Hergé (premier album des Aventures de Jo, Zette et Jocko ; éditions Casterman, 1951, p. 6), le jeune Jo Legrand demande à son père, ingénieur dans l’aéronautique : « Dis, papa, est-ce toi qui le pilotera, l’avion stratosphérique de la S.A.F.C.A. ? » Il fallait : « Est-ce toi qui le piloteras ». La faute a peut-être été corrigée dans les éditions plus récentes, il faudra vérifier.

De même que les Schtroumpfs parlent schtroumpf, les Schlips parlent schlips. Au Magnat Schlips qui lui annonce : « Voilà ! Pour la deuxième épreuve, tu devras schlipser [= grimper] jusqu’en haut d’un mât ! », le Cosmoschtroumpf répond : « Oh ! Ça, c’est facile ! Chez les Schtroumpfs, c’est toujours moi qui schtroumpfait à ce jeu-là ! » (Peyo, Le Cosmoschtroumpf, sixième album des Schtroumpfs, paru en 1970, pl. 31, avant-dernière case.)

« Toi seul, Yakari, peut éviter le massacre qui se prépare… » (Derib et Job, Yakari au pays des loups, 1983, p. 41, dernière case.) Il s’agit du massacre que causera l’affrontement entre une meute de loups et un Indien nommé Loup Tourmenté.

« Non !.. C’est toi qui va m’écouter, Alain !.. Je ne veux pas accoucher dans un hôpital !… » (La folle du Sacré-Cœur – anciennement Le cœur couronné –, troisième épisode, scénario de Jodorowsky, dessins de Mœbius, éditions des Humanoïdes Associés, 1998, planche 22.) Mœbius a pris l’habitude de parsemer ses dialogues de points de suspension, et de réduire à deux points chaque suite de points de suspension placée après un point d’interrogation ou d’exclamation. Il fallait écrire : « C’est toi qui vas m’écouter ».

« Isaac… Isaac j… j’ai… C’est toi qui a raison… » (Régis Loisel et Jean-Louis Tripp, Magasin général, cinquième volume : Montréal ; éditions Casterman, 2009, p. 54.) « Pis à c’t’heure, c’est toi qui est rendue là… » (Montréal, p. 62.)

« Encore une fois, il n’y a pas de preuve que j’ai changé deux fois de visage. Il n’y a que moi, ton vieil ami, qui te le dit. » (Cyril Bonin, La belle image, d’après le roman de Marcel Aymé ; éditions Futuropolis, 2011, p. 75.) Écrivez : « Il n’y a que moi, ton vieil ami, qui te le dis. »

Un homme pourvu d’ailes de mouche est assis sur une épaisse crotte de chien. Il pose cette question à l’étron : « C’est toi qui pue comme ça ? » (Dessin de Charb illustrant un livre de Philippe Corcuff : Polars, philosophie et critique sociale ; éditions Textuel, collection Petite Encyclopédie critique, 2013, p. 134.)

« Même avec tes ch’veux, là, j’te reconnais Ned Stubborn ! C’est toi qu’a buté Cameron ! » (Nicolas Dumontheuil, Big Foot, 3ème balade : Créatures ; éditions Futuropolis, 2008, p. 94.) Et la virgule avant le nom mis en apostrophe ?

Dans un livre pour enfants des années 1940 : « Soudain, un coup de sonnette retentit derrière mon dos. Je fais un bond en avant. / […] / – Mais c’est toi qui a sonné, ce ne peut être que toi ! / – Tu crois ? Alors, c’est que j’ai appuyé sur le timbre, sans le faire exprès. » (Almanach du gai savoir pour 1948, texte de Colette Vivier, dessins de Beuville ; éditions Gallimard, 1947, p. 21.)

La discordance, au lieu d’affecter la désinence du verbe, peut se manifester dans le choix d’un adjectif possessif (la phrase qui suit nous plonge dans un roman pour enfants assez récent) :

« – […] Je suis, quant à moi, destinée à servir mon peuple. Je ne t’oublierai jamais et tu ne dois jamais m’oublier, moi, Arc-en-Ciel, qui t’aime mais chéris encore plus son devoir ! » (Florence Budon traduisant Jeanne Birdsall, Les Penderwick et compagnie, éditions Pocket Jeunesse, 2010, p. 240-241.) Moi qui t’aime mais (moi qui) chéris encore plus mon devoir.

 

Lorsque la proposition relative a pour antécédent un mot ou un groupe de mots mis en apostrophe, le verbe de la relative se met à la deuxième personne (du singulier ou du pluriel).

Anu, le maître du ciel, s’adresse à la déesse Aruru : « – Toi qui a créé les hommes et de tes mains leur a donné vie, façonne maintenant un être capable de lutter contre Gilgamesh, le roi d’Uruk, car nul homme ne peut lui résister et sa tyrannie est insupportable à ses sujets. » (L’histoire de Gilgamesh, racontée par Pierre Grimal, accompagnée de calligraphies d’Hassan Massoudy, éditions Alternatives, collection Grand Pollen, « 2e édition », 2006, p. 6. En italique dans le texte.) Toi qui as créé les hommes et leur as donné vie…

Un album récemment paru parle aux enfants des émotions que suscite la perte d’un être cher. Il s’agit de Lettres à mon cher grand-père qui n’est plus de ce monde ; texte de Frédéric Kessler / dessins de [sic] Alain Pilon ; éditions Grasset-jeunesse, 2017. Les pages de droite comportent une illustration, les pages de gauche comportent le texte. Celui-ci se présente sous la forme de courtes lettres écrites en style d’enfant.

Page 14 (non numérotée) : « Mon vieux pépé qui me manque trop, // Le plus triste depuis que tu n’es plus là c’est le mercredi, à l’heure où tu venais me chercher. » Page 20 (non numérotée) : « Mon cher grand-père / qui ne me manque presque plus, // Même si ça me faisait plaisir que tu t’occupes de moi le mercredi, je dois t’avouer que je m’ennuyais un peu. Les parties de dames à la longue c’est barbant. » Page 24 (non numérotée) : « Mon cher grand-père / qui n’est plus de ce monde, // Je ne passerai pas te déposer cette lettre au Père-Lachaise, car je suis sûr à présent que lorsqu’on est mort on ne peut plus lire non plus. »

Manifestement, Frédéric Kessler ne s’est pas aperçu que les groupes « Mon vieux pépé » et « Mon cher grand-père » étaient en apostrophe… Trois fois la même faute dans un petit livre de trente pages. De plus, mettre entre virgules la locution « à la longue » (dans le second extrait) aurait clarifié la phrase. Mais remercions Kessler d’avoir écrit Mon cher grand-père, et non pas : « Mon cher Grand-père », comme le font ces Français qui suivent l’orthographe anglaise (I received a nice letter from Grandpa, etc.). Je précise qu’il n’y a pas de faute dans le titre du livre, Lettres à mon cher grand-père qui n’est plus de ce monde, puisque le groupe « mon cher grand-père » y correspond à la troisième personne du singulier.

Yvan Pommaux, dans Troie : La guerre toujours recommencée (l’École des loisirs, 2012, p. 31), nous montre Ménélas défiant Pâris, sous les remparts de Troie : « R ! Chien, qui m’a volé Hélène, ma femme. Je rêve chaque jour de te tuer en duel ! Approche ! » (Troie : La guerre toujours recommencée, p. 31.) Au lieu de : Chien, qui m’as volé Hélène…

En revanche, les propos que tient Priam après la mort d’Hector sont écrits sans la moindre erreur : « Toi, Pâris, tais-toi ! Lâche ! Coq prétentieux qui ne sais que faire le joli cœur ! Tu vis, alors que la mort m’a pris le meilleur de mes fils… » (Troie : La guerre toujours recommencée, p. 72.)

Il arrive que le phénomène admette une autre interprétation. À la page 18, Achille insulte Agamemnon en hurlant : « Sac à vin ! Chien ! Cœur de cerf ! Profiteur et lâche qui abandonne son armée pour aller piller et s’enrichir ! Porc, qui fait de sa part d’honneur une esclave ! Écoute : tu es plus puissant que moi, prends Briséis, mais je ne combattrai plus. »

Pommaux aurait peut-être dû écrire : « Profiteur et lâche qui abandonnes ton armée pour aller piller et t’enrichir ! Porc, qui fais de ta part d’honneur une esclave ! » Mais on peut considérer qu’Achille commence par insulter Agamemnon en parlant de lui à la troisième personne, exprimant sa rage à la cantonade, faisant mine de ne s’adresser à personne en particulier, et qu’il ne le prend à partie directement que dans la dernière phrase, quand apparaît un verbe à l’impératif (« Écoute »). Les pronoms étant employés de manière cohérente dans les premières phrases du passage, cette interprétation paraît valable. Les exclamations « Sac à vin ! Chien ! Cœur de cerf ! » s’analysent alors comme des invectives proférées in absentia (équivalent à ceci : « Ah le sac à vin ! le chien ! le cœur de cerf ! ») et non comme une apostrophe (ou insulte in praesentia). Le cas de l’invocation (Victor Hugo : « Ô servitude infâme imposée à l’enfant ! / […] qui tue, œuvre insensée, / La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée », etc.) est très voisin.

Cependant, les phrases d’Yvan Pommaux que nous venons de commenter sont inscrites à l’intérieur d’un phylactère de bande dessinée, la queue du phylactère pointant vers la tête d’Achille. L’image montre le visage d’Achille tourné vers celui d’Agamemnon, et les deux hommes se regardent droit dans les yeux. Peut-on hurler des injures au visage de quelqu’un en les énonçant à la troisième personne ? Je crois que le cas n’est pas douteux, et que la faute est la même que dans la phrase : « Chien, qui m’a volé… ».

Le texte de ces divers albums (livres pour enfants ou bandes dessinées) n’est jamais très long. Ça ne coûterait pas cher à l’éditeur de le faire relire à un correcteur sachant sa grammaire. Les distributeurs français qui font sous-titrer les films étrangers pourraient eux aussi faire cet effort : j’applaudis au fait que des exploitants courageux tiennent à projeter les films dans leur langue originale, mais pourquoi les sous-titres de ces films sont-ils d’une qualité aussi mauvaise ? Ces sous-titres truffés de fautes empêchent beaucoup de spectateurs de se concentrer sur l’image et d’accorder à l’œuvre filmée l’attention qu’elle requiert.

 

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4 août 2016 4 04 /08 /août /2016 10:52

Les bons auteurs semblent avoir admis l’existence d’une nuance sémantique entre un avant que suivi de ne et un avant que non suivi de ne. Dans « Le Rebelle », sublime sonnet de Baudelaire, nous lisons, nous entendons :

« Tel est l’Amour ! Avant que ton cœur ne se blase, / À la gloire de Dieu rallume ton extase ; / C’est la Volupté vraie aux durables appas ! »

Baudelaire lui-même aura fait suivre avant que d’un ne explétif. Mais ce qui justifie la présence de ce ne explétif au sein d’une proposition subordonnée introduite par avant que, c’est que celle-ci comporte une nuance de crainte. « Avant que ton cœur ne se blase », en l’occurrence, signifie presque exactement : « De peur que ton cœur ne se blase »…

Parmi les phrases de Benacquista que j’ai citées naguère (Le destin du « ne » explétif), il y en a une dans laquelle cette nuance de crainte est perceptible : « Le plus jeune des deux inspecteurs […] proposa une hypothèse avant qu’on ne la lui vole. » (Benacquista, Saga, Folio, p. 15.)

Nous sommes dans un appartement luxueux, un cadavre de femme est allongé sur le parquet. Deux inspecteurs sont arrivés sur les lieux, accompagnés d’un technicien de l’Identification criminelle, qui est chargé de prendre des photos. Le jeune inspecteur se hâte de donner son interprétation des indices, parce qu’il sait que l’inspecteur principal a déjà dit l’essentiel un peu plus haut (« – Elle n’était pas censée se trouver là, l’agresseur a été pris de court » ; Saga, Folio, même page).

L’hypothèse que propose le jeune inspecteur n’aura rien d’original. La voici : « – Ça ressemble à du boulot de casseur, le genre qui ne bosse qu’en août et qui merdoie face aux petits impondérables. » (Saga, Folio, p. 15.) Une fois que cette hypothèse a été formulée, indépendamment de sa qualité intrinsèque, elle ne peut plus être « volée » par l’inspecteur principal à son jeune adjoint. La locution avant que n’a pas servi à énoncer la succession de deux faits réalisés. Le second fait ne succède au premier que dans l’imagination du jeune inspecteur.

Lorsque ne accompagne avant que, ce doit être pour indiquer que le fait énoncé dans la subordonnée risque de ne pas se produire. Certes, même alors, le ne demeure facultatif. Benacquista aurait fort bien pu écrire : « Le plus jeune des deux inspecteurs proposa une hypothèse avant qu’on la lui vole » ; et Baudelaire : « Avant que ton cœur se blase » (mais le vers n’aurait plus été un alexandrin).

Reprenons les autres phrases de Benacquista qui étaient citées dans Le destin du « ne » explétif : « … avant même que le dernier épisode ne soit diffusé » (le dernier épisode allait être diffusé, rien ne s’y opposait) ; « Je l’envie de quitter le navire avant même qu’il ne soit à quai » (le navire accostera de toute façon). Lorsque la subordonnée introduite par avant que n’implique aucune idée de crainte, donc aucune esquisse de négativité, le ne s’y révèle très dommageable au style et au sens.

 

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28 juillet 2016 4 28 /07 /juillet /2016 20:46

Faut-il dire : « Sans que rien ne se passe », ou : « Sans que rien se passe » ?

Et faut-il dire : « Sans que personne ne vienne », ou : « Sans que personne vienne » ?

 

L’usage des grands écrivains nous démontre que le ne est superflu (et fautif) après sans que, – même quand figure dans la subordonnée le pronom personne ou le pronom rien.

On peut se fier aux exemples suivants :

« – […] Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. » (Balzac, Le père Goriot, 1835.) « Ainsi disposé, le cortège sortit […] pour gagner un terrain vague que l’hôtesse avait désigné comme pouvant servir de sépulture au Matamore sans que personne s’y opposât, la coutume étant de jeter là les bêtes mortes de maladie […]. » (Théophile Gautier, Le capitaine Fracasse, 1863.) « Gilliatt, sans que personne le lui eût enseigné, avait trouvé la dimension exacte que doit avoir le jouail pour empêcher l’ancre de cabaner. » (Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, 1866. Cabaner : glisser sur le fond de la mer au lieu de s’y accrocher. Le jouail est la partie transversale supérieure de l’ancre.) « Sans que personne m’inquiétât, je suis allé m’asseoir dans le bosquet un peu délaissé mais charmant qui règne sur la façade du château. » (Maurice Barrès, Mes cahiers, 1909.) « – Tu te rends compte que je pourrais te lessiver [= te tuer] sur place, sans que personne sache jamais d’où ça t’est venu ? » (Albert Simonin, Touchez pas au grisbi, 1953.)

On peut aussi se fier aux exemples que voici :

« Il subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d’où, du démon de la chair, et qui jette l’homme le plus sensé aux pieds d’une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain. » (Maupassant, « La femme de Paul », nouvelle incluse dans La maison Tellier.) « [L]es bourrasques qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter, la Beauce, hurlaient sans interruption, depuis des heures […]. » (Huysmans, La cathédrale, 1898.) « Il faut travailler avec acharnement, d’un coup, et sans que rien vous distraie ; c’est le vrai moyen de l’unité de l’œuvre. » (André Gide, Journal, 1890.) « À force d’être anxieuse sans que rien arrive, le jour où la foudre tombe on se trouve presque calme. » (Montherlant, La reine morte, 1942.) « Méditez et réveillez-vous, cherchez en vous sans que rien vous arrête la vie que vous ne voyez pas : voilà ce que le Zen a retenu du bouddhisme et, pour lui, Çakya-Muni n’a jamais rien dit de plus. » (Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, éditions Payot, 1989, chapitre XVII : « Le temple de la Grande Vertu » ; texte consulté dans le volume de la Petite Bibliothèque Payot, éditions Payot & Rivages, 2001, p. 160.)

Dans chacune de ces phrases, le pronom rien signifie : « quelque chose » ; le pronom personne signifie : « quelqu’un ». Bien sûr, nous saisissons qu’il y a, dans chaque subordonnée citée, une négation. Mais cette négation est entièrement contenue dans le mot sans.

L’idée négative impliquée dans le mot sans peut même porter simultanément sur personne et sur rien : « [I]l lui avait fallu d’abord se résigner à une solitude complète et vivre pour lui seul, en lui seul ; aussi les phases diverses de son existence s’accomplirent-elles sous les yeux de tous, sans que personne y vît rien, car les plus grandes péripéties de ce drame tout psychologique ne s’étendirent pas au delà des vingt et quelques pouces de circonférence qu’avait sa tête. » (Flaubert, L’éducation sentimentale, première version, 1845, chapitre XXI.)

Pour la même raison, ne dites pas : « sans qu’il n’y ait rien eu à signaler », mais dites : sans qu’il y ait rien eu à signaler.

Le même problème se constate lorsque la subordonnée est introduite par avant que, comme le montre l’exemple suivant. Pendant la guerre d’Algérie, le commandant Tourquois s’entretient avec le lieutenant Lavilhaud au sujet d’un porteur de valises qui vient d’être démasqué : « – On n’a pas le temps de laisser pourrir, mais il faut tout de même faire germer. Si vous le prenez maintenant [= si vous arrêtez maintenant le suspect], avant qu’il n’ait rien fait, il n’y a pas de situation. » (Vladimir Volkoff, Le Tortionnaire, éditions du Rocher, 2006, p. 217.) Il s’agit certes d’une façon de parler propre à un personnage, mais la maladresse est par trop flagrante. L’auteur aurait mieux fait d’écrire : « avant qu’il ait rien fait » (rien = quelque chose). La présence du ne opacifie la construction.

 

Or, lorsqu’il est en position de sujet, le pronom personne ou le pronom rien est si souvent suivi de l’adverbe ne (alors pleinement négatif, et non explétif : Personne n’est venu), que les Français en sont venus à croire qu’un ne devait lui être adjoint en toute circonstance.

Depuis les années 1930, le pronom personne ou le pronom rien se voit fréquemment suivi d’un ne superflu lorsqu’il est sujet d’une proposition subordonnée introduite par la locution conjonctive sans que. On trouve cela chez des écrivains dont la langue est par ailleurs solide :

« [L]a guerre se prolongeait, les Allemands s’installaient en maîtres, on apprenait tantôt des victoires, tantôt des défaites, sans que rien n’avançât, ne bougeât. » (Maxence Van der Meersch, Invasion 14, roman, 1935.)

« [C]’était vraiment un de ces endroits où les jours se répètent à longueur d’année et les mêmes gestes à longueur de jour sans que rien n’arrive jamais ; […]. » (Beauvoir, Les mandarins, 1954, chapitre X ; consulté dans l’édition en deux volumes de la collection Folio, tome II, p. 359-360. La narratrice s’est rendue dans un bureau de poste.)

On aurait tort de voir dans les séquences « rien n’avançât » ou « rien n’arrive » de simples bourdes graphiques. Je doute qu’on ait jamais fait la liaison entre rien et un verbe commençant par une voyelle. Je ne ferai donc pas l’hypothèse que le texte a été dicté à quelqu’un, et que ce ou cette secrétaire a transcrit un n de liaison comme un ne de négation. Van der Meersch et Simone de Beauvoir ont bel et bien commis une faute de français.

Hippolyte Bibard, soldat de la coloniale, qui a été cassé de son grade de sergent pour avoir frappé au visage un adjudant, vient de recevoir l’ordre écrit de se rendre de Damas à Beyrouth :

« Autant Hippolyte avait été satisfait dans sa logique sans détours par l’enchaînement des circonstances qui s’étaient succédé depuis sa rencontre avec l’adjudant, autant le troublait et l’énervait l’ordre lui était parvenu sans que rien ne le préparât, ni l’expliquât. » (Joseph Kessel, Le coup de grâce, 1931, chapitre II. Texte consulté dans l’édition de 1931, Éditions de France, p. 33, et dans le volume de la collection Folio, Gallimard, 2016, p. 39, où la virgule a été ôtée après « préparât », et où « l’énervait » a été remplacé par « l’irritait ».)

Syntaxe incohérente : présence du ne à la suite du mot rien, dans une première subordonnée introduite par « sans que », puis omission (bienvenue) du ne dans la deuxième subordonnée, qui est coordonnée à la première par ni sans répétition de la locution conjonctive. Ce ne intempestif dépare un roman qui est par ailleurs un excellent Kessel.

Attestation plus ancienne (mais il faudrait, pour en être sûr, consulter la phrase dans une édition du XIXe siècle) :

« L’ouvrage d’Eberlé fut connu, fut cité pendant dix-huit ans sans que personne n’y vît la découverte des usages du suc pancréatique et sans que personne songeât à s’appuyer sur son observation pour aller plus loin. » (Claude Bernard, Principes de médecine expérimentale, chapitre XV : « Des écueils que rencontre la médecine expérimentale ».) La construction n’est défectueuse que dans la première des deux subordonnées. S’agirait-il d’une bourde commise par un secrétaire, qui aurait entendu « personne n’y » là où Claude Bernard avait seulement prononcé « personne y » ?

L’erreur s’est répandue : « [Le collaborateur] a l’impression qu’il va pouvoir faire le mal sans se gêner et sans que personne ne puisse le lui reprocher, car l’avenir est au mal, car le bien, le juste de demain, sera le mal d’aujourd’hui. » (Bernard Frank, La panoplie littéraire, éditions Julliard, 1958. Texte consulté dans la réédition parue chez Flammarion, 1980, p. 116.)

C’est sous l’influence de toutes ces phrases comportant la malheureuse séquence « sans que personne ne… », ou « sans que rien ne… », phrases parfois vieilles d’un siècle, qu’un ne intempestif en est venu à s’imposer après sans que dans n’importe quel autre contexte.

On doit dire : « sans que la famille les ait invités », bien que l’idée contenue dans cette proposition soit celle-ci : « La famille ne les a pas invités. » Mettre un ne dans ladite subordonnée revient à dire, tout au contraire : « sans que la famille ne les ait pas invités ». De même on doit dire : « sans que personne ait réagi », bien que l’idée contenue dans cette proposition soit : « Personne n’a réagi. » La subordonnée « sans que personne ait réagi » signifie exactement : « sans que quiconque (sans que quelqu’un) ait réagi ». Mettre un ne là-dedans revient à dire, au contraire : « sans que personne n’ait pas réagi ».

 

Dernière remarque. Sans que est parfois suivi de ni. Or cet enchaînement de mots ne doit pas davantage nous pousser à introduire un ne dans la subordonnée. Un extrait de Zola peut nous aider à le comprendre :

« S’aimaient-ils toujours [= Pauline et Lazare], le mariage demeurait-il possible et raisonnable ? Cela flottait dans l’étourdissement où la catastrophe les laissait, sans que ni l’un ni l’autre parût impatient de brusquer une solution. » (Émile Zola, La joie de vivre, 1884, chapitre VII.)

Ordinairement, Pierre Jourde évite de faire suivre sans que d’un ne intempestif, mais la présence de ni l’a induit en erreur : « [D]epuis très longtemps, au moins depuis ta naissance, devait circuler dans le pays une histoire, parmi les innombrables histoires, t’attribuant une origine adultérine, sans que ni toi ni tes proches ne soient au courant de cette fiction secrète. » (Pierre Jourde, La première pierre, chapitre II ; éditions Gallimard, collection NRF, p. 27-28. L’auteur se désigne lui-même par le pronom de deuxième personne, pour marquer la distance qui le sépare de l’homme qu’il était quelques années auparavant.)

Fâcheux : le participe présent « attribuant » semble se rapporter au groupe « les innombrables histoires », plutôt qu’à « une histoire ». Pour éviter cela, Jourde aurait pu éviter de placer le syntagme « parmi les innombrables histoires » au milieu du groupe nominal « une histoire t’attribuant » ; et la phrase aurait pu être organisée ainsi : « … devait circuler dans le pays, parmi les innombrables histoires <alors en circulation>, une histoire t’attribuant (ou plutôt : qui t’attribuait) une origine adultérine ». Mais le plus grave, c’est qu’il aurait fallu écrire : « sans que ni toi ni tes proches soient (ou plutôt : fussent) au courant de cette fiction secrète ».

 

Tiens ! voici qui est étrange : je suis en train de préparer mon texte sur ordinateur, avant de le publier sur Over-Blog, et le correcteur (qu’on dit orthographique) de Word essaie de me faire ajouter un ne dans la phrase de Zola.

Si leurs œuvres sont percluses de fautes, c’est aussi parce que nos chers écrivains actuels ont une confiance aveugle dans leur logiciel de traitement de texte.

 

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13 juin 2016 1 13 /06 /juin /2016 18:55

Mettez ne dans la subordonnée qui dépend d’un verbe exprimant une idée de crainte (« Je crains qu’Isabelle ne soit partie »). Mettez ne après plus que, après moins que, après mieux que, si ces conjonctions de subordination introduisent une proposition à verbe conjugué (« Le bourgeois s’aperçoit que le paysan est plus intelligent ou moins stupide qu’il ne croyait », « Les choses se sont mieux passées qu’on ne s’y attendait », etc. ; il y a parfois une idée de crainte sous-jacente mais pas systématiquement).

Après la locution avant que, évitez ne. Après la locution sans que, vous pouvez carrément bannir ne.

« Vincent est parti avant que je vienne » : Vincent est parti, puis je suis venu. Pourquoi, dans les phrases de ce type, voyons-nous si souvent un ne se glisser dans la subordonnée introduite par avant que ? Chacun a maintenant tendance à dire ou à écrire spontanément : « avant que je ne vienne ». Or ce ne introduit une nuance de subjectivité, comme s’il laissait affleurer une idée négative sous-jacente : Vincent est parti en pensant que j’allais venir, Vincent est parti parce qu’il pensait que j’allais venir, Vincent est parti pour éviter de me voir… Pourtant, dans « Vincent est parti avant que je vienne », cette pensée – cette crainte – n’a pas de raison d’être et avant que sert simplement à énoncer la succession chronologique de deux faits. Dès qu’il en est ainsi, omettons ne.

La présence du subjonctif exprime suffisamment la subordination et l’intentionnalité. Il est inutile de vouloir renchérir sur ces nuances par l’insertion d’un ne.

Employé à la suite de sans que, le ne est toujours redondant. J’irai même plus loin : le ne fait alors sentir son contenu négatif latent et perd son caractère explétif (explétif venant du latin expleo : « j’emplis, je complète »). Le ne succédant au sans, cela fait deux négations qui font pléonasme et s’annulent.

Il n’y a que lorsque la subordonnée introduite par sans que dépend d’un verbe négatif qu’on peut y faire apparaître ce ne : « Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle. » (Dans Le bon usage, § 983, g, 3°, que j’ai consulté dans mon édition habituelle de 1988, Grevisse en donne de nombreux exemples tirés de Chateaubriand, Hugo, Musset, Taine, France… J’y ajoute celui-ci, tiré du Curé de village de Balzac, 1845, chapitre IV : « On ne pose pas une pierre en France sans que dix paperassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports. ») Mais rappelez-vous que la correction grammaticale ne l’exige pas. Les deux phrases suivantes sont donc correctes : « Il ne vient jamais sans qu’on l’en ait prié » ; « Il ne vient jamais sans qu’on ne l’en ait prié ». Dans ce cas, le deuxième ne n’exprime rien par lui-même, il constitue un prolongement ou un rappel de la négation incluse dans la proposition dont dépend la subordonnée.

Les phrases suivantes sont tout à fait correctes : Il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle. « Rééditions, recueils nouveaux, pas une semaine ne se passe sans que l’un ou l’autre des poètes anglais se rappelle à l’attention du public. » (Revue bleue, 25 novembre 1893.) « [P]as un jour ne se passe sans que quelque tête tombe sous la hache du fanatisme ; car la soif de sang paraît dévorer ceux qui s’en abreuvent. » (Documents complémentaires et postérieurs au voyage de M. Répin [au Dahomey], dans Le tour du monde, premier semestre 1863.)

Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de vous. Cette phrase est équivalente à : « Ma bonne madame, pas un jour ne se passe où nous ne parlions de vous. » (V. Hugo, Les misérables, tome I : Fantine.)

On peut aussi se contenter d’omettre sans. La présence du ne s’avère alors indispensable : Ma bonne madame, pas un jour ne se passe que nous ne parlions de vous. En l’absence de sans, c’est le ne qui fait apparaître la valeur négative de la subordonnée ; un ne qui n’est donc pas explétif. On doit rendre la subordonnée clairement négative pour annuler la négation contenue dans la principale, car on a voulu dire ceci : « Ma bonne madame, nous parlons de vous chaque jour. » La double négation est une affirmation légèrement voilée.

Gardez à l’esprit le précepte suivant : le mot sans contient déjà la négation.

 

Le mot « explétif » n’est pas exactement synonyme de « facultatif ». Le ne explétif inscrit toujours dans la proposition subordonnée une amorce de négation. « Je crains qu’Isabelle ne soit partie » s’oppose certes à « Je crains qu’Isabelle ne soit pas partie » ; mais il y a bien dans la première de ces phrases une négation latente. Dire : « Je crains qu’Isabelle ne soit partie », c’est signifier : je préférerais apprendre qu’Isabelle n’est pas partie ; ou encore : je souhaite qu’Isabelle ne soit pas partie. Comme l’écrit Joseph Hanse dans Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (troisième édition, Duculot, 1994, p. 577), l’emploi de ne explétif peut traduire « une idée parallèle négative qui est dans la pensée du locuteur ».

Supprimez-le, si cela vous fait plaisir, après craindre, mais que ce ne soit pas pour le faire entrer dans les subordonnées où il est superflu. L’explétif n’est pas un mot vide, il comble un vide. Si votre subordonnée ne comporte pas l’idée d’une négation latente, oubliez ce ne.

 

Je viens de lire Saga, un bon roman des années 1990. Tonino Benacquista y met en scène quatre héros, Mathilde Pellerin, Louis Stanick, Jérôme Durietz et le narrateur, Marco. Ils sont les scénaristes d’un feuilleton télévisuel précisément intitulé Saga, qui est fabriqué avec des bouts de ficelle mais qui obtient un succès extraordinaire. Malheureusement, Benacquista a écrit un roman dans lequel abondent les « avant que… ne… », et, pire encore, les « sans que… ne… », comme le montrent les extraits qu’on va lire.

 

« Le vrai problème n’échappe pourtant à personne : il est facile d’imaginer la déprime d’un boulanger qui s’évertue à faire son pain tous les matins sans que personne ne le mange jamais. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997 ; collection Folio, p. 134.)

« – […] Je réponds qu’il est inutile d’aller chercher si loin, au départ je voulais juste proposer une version moderne de La belle et la bête sans qu’on ne sache jamais qui est qui. » (Saga, Folio, p. 219.)

« – Il faudrait qu’elle parle plein de langues, j’aime les femmes qui parlent plein de langues. […] Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. » (Saga, Folio, p. 224-225.)

« À une époque où tout est culte et mythique, la Saga n’a pas échappé à ce genre d’étiquette. Un bouquin est sorti sur le feuilleton avant même que le dernier épisode ne soit [sic] diffusé. » (Saga, Folio, p. 264.) Un bouquin est sorti sur le feuilleton avant même que son dernier épisode ait été diffusé. Ou plutôt : Un bouquin est sorti sur le feuilleton alors même que son dernier épisode n’a pas encore été diffusé.

« Les quatre-vingt-dix minutes de l’épisode n° 80 viennent de s’écouler sans qu’aucun de nous n’ait prononcé le moindre mot. » (Saga, Folio, p. 275.)

« Ce petit monstre que nous avons créé comme des savants fous, la nuit, dans le secret, a été diffusé hier soir. Il nous a même fallu imaginer un scénario encore plus complexe pour que l’épisode passe les contrôles techniques et soit considéré comme Prêt-À-Diffuser sans que personne ne s’aperçoive de rien. » (Saga, Folio, p. 306.)

Trois inconnus forcent Marco à entrer dans une voiture : « Tout se passe très vite, le mouvement est répété comme un pas de deux : la portière ouverte de la voiture, les pressions dans les côtes, Marco [= celui qui dit je] qu’on flanque sur la banquette arrière et démarrage. Le tout sans que personne ne prononce un mot, pas même moi. » (Saga, Folio, p. 341.)

« Quand j’avais douze ans, je pensais que tous les flics du monde lisaient ses droits au type qu’ils embarquaient. […] J’ai même été un peu choqué quand j’ai acheté, à quinze ans, une bouteille de whisky sans qu’on ne me demande rien. » (Saga, Folio, p. 370.)

« J’ai appris la patience en trois semaines. Ça m’a rappelé l’époque où je traquais la femme de ma vie sans que personne ne daigne me mettre sur la voie. » (Saga, Folio, p. 434.)

Avec une principale négative, comme nous l’avons signalé, le ne est admis :

« Il ne se passait pas un jour sans que l’un de nous quatre n’évoque la ménagère du Var et le chômeur de Roubaix. » (Saga, Folio, p. 353.) Bien sûr, nous aurions préféré lire ici : « n’évoquât »…

Mathilde parle : « – […] Il ne se passe pas un jour sans qu’un journal ne lance un scoop sur sa mystérieuse disparition [= la disparition de la princesse héritière d’une famille aristocratique qui défraie la chronique mondaine]. Chaque fois qu’elle revient, je lui trouve une histoire différente. » (Saga, Folio, p. 389.)

À la suite de la locution avant que, la présence d’un ne plus ou moins explétif peut se justifier si l’événement est encore à venir : « Nous nous donnons tous rendez-vous ici [= dans la pièce qui aura servi de salle de réunion aux quatre scénaristes pendant toute l’élaboration de la série], comme prévu, après-demain, jeudi 21 juin à 13 heures, pour voir à quoi ressemble ce n° 80 avant qu’il ne soit diffusé, le soir même. » (Saga, Folio, p. 274.) L’emploi du présent de narration fait que, par rapport au moment de l’action où se situe le narrateur, la diffusion de l’épisode n° 80 est attendue, espérée, redoutée… Cette nuance de subjectivité est également perceptible dans : « Je l’envie [= j’envie Louis] de quitter le navire avant même qu’il ne soit à quai. » (Saga, Folio, p. 276.)

De même, un ne peut se justifier lorsque la subordonnée exprime une idée (plus ou moins explicite) de crainte : « Le plus jeune des deux inspecteurs sortit le nez de son calepin, jeta un œil vers son collègue et proposa une hypothèse avant qu’on ne la lui vole. » (Saga, Folio, p. 15.) J’y reviendrai.

 

Dans ce même roman, le ne fait constamment défaut après avoir peur :

« Une chose est sûre : le réalisateur de Saga fait désormais partie de la bande [= la bande de créateurs audacieux et excentriques que nous formons]. […] Louis préfère ne pas le contacter si lui-même n’a jamais cherché à le faire [sic ; c’est-à-dire : à nous contacter]. Peur que ça brise quelque chose, peut-être. » (Saga, Folio, p. 146.)

« Aujourd’hui, je regrette d’avoir voulu jouer au marchand de tapis avec Lui [= avec Dieu]. Non seulement Il n’a rien fait pour me rapprocher de celle que j’aime, mais j’ai bien peur qu’Il cherche désormais à m’en éloigner plus encore. » (Saga, Folio, p. 266.)

Louis Stanick, veillé par Marco, est sur le point de mourir : « Nouveau spasme [= éprouvé par Louis]. J’ai peur que mon cœur lâche avant le sien. Il me demande de l’aider à se coucher sur le côté. » (Saga, Folio, p. 428.)

 

Parfois, mais rarement, la construction est classique :

« Sans même qu’on le lui demande, Didier sortit son calepin et relut les notes communiquées par le Fichier central. » (Saga, Folio, p. 22.)

« Qu’est-ce qu’on voit, là-bas, pas si loin ? Le bout de la route ? Un écueil inattendu a crevé notre embarcation sans que nous y prenions garde ? » (Saga, Folio, p. 152.)

« Les semaines défilent à une vitesse folle, les épisodes 77, 78 et 79 se sont succédé sans que j’y prenne garde. » (Saga, Folio, p. 265.)

Bien sûr, l’imparfait du subjonctif semble avoir disparu pour toujours…

 

Une dernière incongruité ? Marco se présente au siège de l’ONU : « Avant d’accéder à l’esplanade, j’entre dans un petit blockhaus où d’autres militaires me scannérisent des pieds à la tête. Rayons X et fouille au corps avec des instruments d’une précision insensée. Rien qui n’incite à la plaisanterie. » (Saga, Folio, p. 432.)

La dernière phrase est inintelligible. Serait-elle ironique ? Même pas. Je suppose que Benacquista voulait dire : « Rien qui incite à la plaisanterie. » L’adverbe ne aurait pu apparaître avant le pronom rien (« Il n’y a rien là qui incite… »). Si on le place après, en revanche, ne et rien s’annulent, ou plus exactement : le ne placé après annule un autre ne, celui, implicite, que contient le pronom rien placé en début de proposition. « Rien qui n’incite à la plaisanterie », cela signifie en réalité : « Toutes choses qui incitent à la plaisanterie. » Le ne employé par Benacquista dans cette phrase n’est pas explétif, c’est un ne vraiment négatif.

 

Aujourd’hui, la plupart des écrivains sont aussi désemparés que Benacquista sur le chapitre du ne. Ils ne sont plus capables de savoir quels sont les cas où le ne explétif est utile et quels sont ceux où il est nocif.

 

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