(Le présent article fait suite à Déterminative ou explicative ? et à quelques autres billets de la même période.)
Depuis cinquante ou soixante ans, plus aucun auteur ne veut de la virgule grammaticale qui permettait de distinguer une relative explicative (ou circonstancielle) d’une déterminative.
Les parents de son ami Georges Moskowitz viennent d’être arrêtés et emmenés par les Allemands. Ils habitaient dans le même immeuble que Michel. « [L]orsqu’il rentrait, à quatre heures, [Michel] regardait, malgré lui, les marches du dernier étage, comme si Georges eût encore habité là. Mais il n’y avait plus Georges ni personne, pas même les meubles que les Allemands étaient venus enlever, avant de mettre les scellés. » (Colette Vivier, La maison des Quatre-Vents, 1946, p. 113, avec un ni supplémentaire devant Georges : « il n’y avait plus ni Georges, ni personne » ; réédité en 1965 avec modifications et avant-propos ; republié par Casterman, 2012, p. 189-190.) Or la relative est clairement explicative, pas du tout déterminative. La virgule est nécessaire entre meubles et le pronom relatif que, mais elle est superflue entre enlever et avant.
Il existe la race des provinciaux montés à Paris, race « ignorante de la ruse, de l’audace, du gain, du but »… « Il est une autre race d’hommes à côté de celle-là qui est toute au détail et à l’immédiat et qui exploite la première sans jamais se laisser fléchir par la curiosité ou la pitié. » (Pierre Drieu la Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, éditions Gallimard, 1937, chapitre X de la troisième partie ; collection L’Imaginaire, p. 230-231, et dans Romans, récits, nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 711.)
Une virgule est indispensable après « celle-là ». La présence de cette virgule permet seule de faire comprendre dès la première lecture que celle qui « est toute au détail et à l’immédiat » est la deuxième race, opposée à celle des provinciaux. Sans quoi on oblige le lecteur à attendre une mise au point ultérieure. Cette mise au point dissipant le malentendu est fournie par la relative suivante (soit les mots : « qui exploite la première »).
Georges Bataille écrivit ceci, dans une parenthèse figurant au cœur du bref essai qu’il a consacré à Baudelaire : « La liberté n’est-elle pas le pouvoir qui manque à Dieu, ou qu’il n’a que verbalement, puisqu’il ne peut désobéir à l’ordre qu’il est, dont il est le garant ? La profonde liberté de Dieu disparaît du point de vue de l’homme aux yeux duquel Satan seul est libre. » (Georges Bataille, La littérature et le mal, deuxième partie : « Baudelaire » ; éditions Gallimard, 1957, collection NRF, p. 39, et dans Œuvres complètes, volume IX, Gallimard, 1979, p. 192.)
La dernière phrase serait meilleure si la subordonnée relative était précédée d’une virgule, laquelle ferait du syntagme « l’homme » une catégorie générale. La pensée en deviendrait plus intéressante, plus troublante. Tout homme peut voir en Satan l’être libre. Satan a prouvé sa liberté en faisant usage de cette liberté. Il ne s’agit pas de liberté kantienne !
« J’étais en révolte contre le spiritualisme qui m’avait longtemps opprimée et je voulais exprimer ce dégoût à travers l’histoire de jeunes femmes que je connaissais et qui en avaient été les victimes plus ou moins consentantes. J’ai beaucoup joué sur la mauvaise foi qui m’en paraissait – et m’en paraît encore – inséparable. » (Simone de Beauvoir, extrait de sa courte préface écrite en 1979 pour présenter Anne, ou quand prime le spirituel, qui est un roman de jeunesse ; Gallimard, collection Folio, p. 27.)
Il faut ajouter une virgule après « spiritualisme ». La première phrase de ce passage parle du spiritualisme en général, pas seulement de telle forme de spiritualisme qui se définirait par le fait que Beauvoir s’en fût sentie opprimée. Par contre, l’absence de virgule est légitime après « mauvaise foi ».
Jacques Laurent est un immense écrivain, le véritable maître de l’école stendhalienne du XXe siècle, mais il ne tient aucun compte de la différence entre les déterminatives et les circonstancielles. Ça lui joue quelques mauvais tours.
L’auteur-narrateur évoque les relations qu’il eut avec son ami Remia dans la deuxième moitié des années 1930 : « [À] chaque fois que nous nous revoyions je le trouvais [= mon ami Remia] plus nettement engagé dans le pacifisme révolutionnaire. Il tentait d’expliquer la persistance du ressort nationaliste qui me troublait par une survivance quasiment [sic] viscérale de préjugés dus au milieu social où j’étais né. » (Jacques Laurent, Histoire égoïste, chapitre VIII, éditions de la Table Ronde, 1976, repris dans la collection Folio, p. 168.)
Ayant compris par les pages précédentes que les deux types de subordonnée relative ne sont jamais distingués dans la prose de Laurent, nous ne percevons pas d’emblée « qui me troublait » comme une déterminative. De ce fait, notre première lecture considère « par une survivance… » comme un complément qui se rapporterait à « troublait », avant que nous comprenions que ce groupe est lié à l’infinitif « expliquer ».
La ponctuation de cette phrase-là est sans défaut. Si le lecteur qui l’aborde sans méfiance est induit à la mésinterpréter, c’est uniquement à cause du fait que la virgule est omise devant toute proposition subordonnée relative dans le reste du livre.
En conclusion de cette analyse, il n’est pas inutile de rappeler que Cavanna, dans Mignonne, allons voir si la rose… (Belfond, 1989), a fait l’éloge de la virgule :
Et la ponctuation ? Est-ce que j’exagère si j’avance que les neuf dixièmes des Français ne savent pas se servir de la virgule ? Ne savent pas, en tout cas, en utiliser avec brio toutes les merveilleuses possibilités, et sont incapables de les apprécier chez qui les utilise ?