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8 août 2010 7 08 /08 /août /2010 20:33

André Malraux, dans La Corde et les Souris (IVe partie, « Les chênes qu’on abat… »), met dans la bouche du général de Gaulle une observation sur le style :

– Comme il est étrange que l’on doive se battre à ce point, pour arracher de soi ce que l’on veut écrire ! Alors qu’il est presque facile de le faire quand on parle. Colette disait : « C’est difficile, la langue française ! Les adjectifs ! » Elle se trompait, malgré son talent : la langue française, ce sont les verbes. Et puis, se délivrer des manies d’écriture…

Il fait allusion au rythme ternaire, qui l’obsède et l’irrite. Jusqu’ici, il ne s’en est nullement délivré.

Ce que Charles Dantzig, dans l’article « Verbes » de son Dictionnaire égoïste de la littérature française, commente ainsi : « [P]lutôt qu’un qualificatif, mieux vaut choisir un verbe qui l’inclue. […] Peut-être est-ce une remarque de Malraux que celui-ci attribue généreusement à de Gaulle, qui ne l’applique pas lorsqu’il écrit, lui si plein de qualificatifs et d’adverbes. »

Le principe énoncé par de Gaulle-Malraux-Dantzig n’est pas souvent appliqué, ou plutôt les écrivains ne le découvrent pas tous.

La prose d’Alain Robbe-Grillet, dans laquelle les défaillances syntaxiques sont hélas fréquentes, me permettra d’illustrer mon propos : « En effet, ce Nouveau Roman (les œuvres en témoignent), loin d’obéir à un droit canon, quelque codex d’écriture spécifiant obligations et interdits, est demeuré incessante recherche et chaque écrivain devait y poursuivre son aventure individuelle jusqu’au bout, sans se préoccuper de conformité ou non à des règles communautaires, pas plus que d’invariance dans la direction particulière choisie pour lui-même. » (Les derniers jours de Corinthe, éditions de Minuit, 1994, p. 85.) D’une part, la préposition à, qui figure devant le syntagme « un droit canon », est fâcheusement absente devant « quelque codex d’écriture spécifiant… » ; or cet ensemble de mots placé entre virgules doit être interprété comme un complément d’objet indirect de l’infinitif « obéir » et non pas comme une proposition subordonnée participiale. D’autre part, l’attribut « incessante recherche », privé de tout déterminant, fait l’effet d’une maladresse en survenant peu après la construction elle-même sans déterminants des deux noms qui forment le C.O.D. du participe « spécifiant » (construction qui, pour sa part, se justifie). Enfin, les séquences « conformité ou non à des règles » et « invariance dans la direction particulière choisie » ressemblent au sabir bureaucratique d’un eurodéputé.

Le cas Gentile est un étrange et pénétrant roman de François Taillandier, qui nous fait participer à une sorte d’autopsie de la condition masculine. Gentile est un pompier italien âgé de trente-trois ans. Au milieu d’un développement où l’auteur-narrateur dépeint les nouvelles techniques de lutte contre l’incendie surgit, comme une fausse note, la phrase suivante : « Gentile avait suivi un stage sur les mutations en cours du métier. » (Le cas Gentile, éditions Stock, 2001, p. 51-52.) Cette phrase serait plus claire et plus française sous la forme suivante : « Gentile avait suivi un stage sur les mutations qu’était en train de connaître le métier », ou « que connaissait le métier ».

Autre exemple tiré de l’œuvre romanesque du même écrivain : « Il y avait également des photographies dans l’appartement de Nicolas au-dessus des bureaux de son cabinet d’architecte. » (François Taillandier, La Grande Intrigue, tome I, Option Paradis, éditions Stock, 2005, p. 242.) Deux compléments prépositionnels successifs sont appendus au nom appartement (« de Nicolas » et « au-dessus des bureaux », etc.). La phrase est déséquilibrée. C’est d’autant plus regrettable qu’à la première lecture, on entend que ce sont les photographies qui se trouvent placées « au-dessus des bureaux », ce qui n’offre pas grand sens et nous oblige à relire. Je propose une modification minime, consistant à écrire : « dans l’appartement qu’occupait Nicolas au-dessus des bureaux de son cabinet d’architecte ».

Dans son essai Dire la vérité au pouvoir, l’historien Gérard Noiriel écrit, à la page 76 (en évoquant le jeune Charles Péguy et les années 1890) : « L’extrême centralisation du système universitaire français oblige les élèves qui veulent réussir à accepter une séparation précoce de leur famille. » (Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question ; éditions Agone, 2010.) La formulation est équivoque et lourde. Il faut comprendre : « à accepter d’être précocement séparés de leur famille ».

Ce recours immodéré aux substantifs apparaît sous la plume d’écrivains qu’on a l’habitude de mettre au plus haut rang : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. » (André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, préambule ; dans Manifestes du surréalisme, collection Folio-essais, p. 72-73.) Après l’envolée lyrique, vient l’hommage à la prose de cabinet ministériel.

Mais ceux qui semblent n’avoir jamais eu l’occasion de méditer la remarque que Malraux attribue à l’écrivain de Gaulle, ce sont les psychanalystes français. Sans complexe, ils font imprimer des phrases surchargées de substantifs, comme celle-ci : « Le narcissisme rétracté décrit [sic] des personnes “retenues dans leur splendide isolement, apparemment froides ou méprisantes, réalisant une défense à l’égard des relations dangereuses ou douloureuses de dépendance, d’envie orale et de sadisme par rapport à l’objet, avec la culpabilité et les craintes de rétorsion consécutives”. » La phrase entre guillemets est de Guy Rosolato, et c’est la psychanalyste Gisèle Harrus-Révidi qui la cite dans le troisième chapitre de Parents immatures et enfants-adultes (Payot, 2001, édition revue et corrigée dans la Petite Bibliothèque Payot, 2004, p. 149).

L’abus des substantifs entraîne l’invasion de la phrase par les prépositions de sens vague que sont : envers, par rapport à, à l’égard de (ne parlons même pas des locutions en matière de et en termes de, elles aussi employées de plus en plus abusivement). En général, la phrase contient au moins un verbe, mais le poids des noms y demeure écrasant, comme le montrent les extraits suivants :

« Il lui arrive tout de même [= à l’adulte immature] d’essuyer des formes d’échec. Par exemple quand il semble aboutir à ses fins, il abandonne par incapacité à opérer des discriminations fines sur la réalité d’autrui notamment par son incroyance dans le fait que des personnes dont il est obligé de reconnaître l’intelligence ou la réussite “fonctionnent” dans un système de valeurs “sentimental”. » (Ibid., p. 149-150.) La phrase est insuffisamment ponctuée, mais surtout elle accumule les substantifs et croule sous les prépositions. Ainsi surgissent les tournures gauches : « par incapacité à », « discriminations sur », « incroyance dans ». La solidité de la pensée et la rigueur des démonstrations n’empêchent pas cet essai de Gisèle Harrus-Révidi de relever de ce qu’on pourrait appeler une esthétique de la maladresse. Contraindre le lecteur à refaire les phrases qu’il lit, est-ce un des buts recherchés par l’auteur ?

« Dès la petite enfance, le danger perçu de perte de ses objets “d’amour”, ou peut-être la confusion totale entre lui et l’autre, l’a conduit dans un mouvement d’autoconservation à retirer ses investissements d’autrui pour tout replier sur lui-même. » (Ibid., p. 150.) Je propose d’améliorer cette phrase en lui donnant une construction moins compacte : « Dès la petite enfance, s’il sent qu’il risque de perdre ses objets “d’amour”, ou peut-être s’il se sent totalement confondu avec l’autre, un mouvement d’autoconservation peut l’entraîner à retirer ses investissements d’autrui pour tout replier sur lui-même. »

Le refus des verbes et de la syntaxe entraîne par compensation une adjectivation outrancière :

« La réalité est mise hors circuit [par la mère immature] au profit d’un irréalisme désadaptateur pourvoyeur futur pour l’adolescent de toxicomanies, de délinquances et parallèlement de la douleur et de l’incompréhension de la mère incapable de comprendre ce qui s’est passé. » (Ibid., p. 194.) Il faut relire la phrase pour comprendre que toute sa dernière partie (la douleur et l’incompréhension de la mère incapable de comprendre ce qui s’est passé) est suspendue tant bien que mal à l’adjectif « pourvoyeur de… ».

Comme le montrait l’exemple précédent, l’oubli des verbes entraîne l’oubli de la subordination :

« Dans les familles modestes, avec ou sans immaturité, la prise de conscience de la tentation de réussir d’un des membres est parfois loin d’être évidente. » (Gisèle Harrus-Révidi, Parents immatures et enfants-adultes, 2004, p. 179.) Ce livre a beau être intelligent et dense, sa prose s’abandonne aux pires tendances de la langue écrite actuelle : non seulement elle est envahie par les substantifs et se trouve fréquemment obstruée par des compléments du nom en cascade, mais on y reconnaît divers clichés, tel celui du « pas évident ». La phrase pâtit aussi d’un double effet de flou, l’auteur n’ayant daigné préciser ni quel est le membre de la famille tenté par la réussite, ni quel est celui qui prend conscience de l’existence de ce désir de réussite chez l’un de ses proches. Il aurait été facile d’éviter ce défaut, en écrivant par exemple : « Dans les familles modestes, avec ou sans immaturité, les adultes ne prennent pas toujours conscience qu’un des enfants est tenté par la réussite. »

Je reprends volontiers à mon compte la formule qu’a employée Antoine Albalat, dans Comment il ne faut pas écrire (éditions Plon, 1921) : « Le verbe est la vie du style. » La luxuriance du lexique ne pallie pas la carence des verbes conjugués.

Forçons-nous à recourir aux verbes : ce précepte nous empêche de nous contenter d’allusions. Il nous conduit à mieux discerner les processus que nous évoquons, pour que le lecteur puisse les discerner à son tour. En explicitant les verbes qui concrétisent ces processus, nous visons la limpidité. Celle-ci n’exclut ni la densité ni la profondeur.

 

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Published by Forator