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26 février 2017 7 26 /02 /février /2017 09:13

Qui sait encore comment accorder le verbe après « moi qui… », « toi qui… » ? Les correcteurs des différentes maisons d’édition sont généralement aveugles à ce point de grammaire, et les grammairiens oublient de le traiter explicitement dans leurs ouvrages.

Rappelons la règle. Lorsque la proposition relative a pour antécédent le pronom moi ou le pronom toi, son verbe se met logiquement à la même personne que ce pronom : donc à la première personne du singulier quand l’antécédent est moi, à la deuxième personne du singulier quand l’antécédent est toi.

 

La faute est ancienne. Elle se rencontre couramment dans les bandes dessinées.

Dans Le testament de M. Pump, d’Hergé (premier album des Aventures de Jo, Zette et Jocko ; éditions Casterman, 1951, p. 6), le jeune Jo Legrand demande à son père, ingénieur dans l’aéronautique : « Dis, papa, est-ce toi qui le pilotera, l’avion stratosphérique de la S.A.F.C.A. ? » Il fallait : « Est-ce toi qui le piloteras ». La faute a peut-être été corrigée dans les éditions plus récentes, il faudra vérifier.

De même que les Schtroumpfs parlent schtroumpf, les Schlips parlent schlips. Au Magnat Schlips qui lui annonce : « Voilà ! Pour la deuxième épreuve, tu devras schlipser [= grimper] jusqu’en haut d’un mât ! », le Cosmoschtroumpf répond : « Oh ! Ça, c’est facile ! Chez les Schtroumpfs, c’est toujours moi qui schtroumpfait à ce jeu-là ! » (Peyo, Le Cosmoschtroumpf, sixième album des Schtroumpfs, paru en 1970, pl. 31, avant-dernière case.)

« Toi seul, Yakari, peut éviter le massacre qui se prépare… » (Derib et Job, Yakari au pays des loups, 1983, p. 41, dernière case.) Il s’agit du massacre que causera l’affrontement entre une meute de loups et un Indien nommé Loup Tourmenté.

« Non !.. C’est toi qui va m’écouter, Alain !.. Je ne veux pas accoucher dans un hôpital !… » (La folle du Sacré-Cœur – anciennement Le cœur couronné –, troisième épisode, scénario de Jodorowsky, dessins de Mœbius, éditions des Humanoïdes Associés, 1998, planche 22.) Mœbius a pris l’habitude de parsemer ses dialogues de points de suspension, et de réduire à deux points chaque suite de points de suspension placée après un point d’interrogation ou d’exclamation. Il fallait écrire : « C’est toi qui vas m’écouter ».

« Isaac… Isaac j… j’ai… C’est toi qui a raison… » (Régis Loisel et Jean-Louis Tripp, Magasin général, cinquième volume : Montréal ; éditions Casterman, 2009, p. 54.) « Pis à c’t’heure, c’est toi qui est rendue là… » (Montréal, p. 62.)

« Encore une fois, il n’y a pas de preuve que j’ai changé deux fois de visage. Il n’y a que moi, ton vieil ami, qui te le dit. » (Cyril Bonin, La belle image, d’après le roman de Marcel Aymé ; éditions Futuropolis, 2011, p. 75.) Écrivez : « Il n’y a que moi, ton vieil ami, qui te le dis. »

Un homme pourvu d’ailes de mouche est assis sur une épaisse crotte de chien. Il pose cette question à l’étron : « C’est toi qui pue comme ça ? » (Dessin de Charb illustrant un livre de Philippe Corcuff : Polars, philosophie et critique sociale ; éditions Textuel, collection Petite Encyclopédie critique, 2013, p. 134.)

« Même avec tes ch’veux, là, j’te reconnais Ned Stubborn ! C’est toi qu’a buté Cameron ! » (Nicolas Dumontheuil, Big Foot, 3ème balade : Créatures ; éditions Futuropolis, 2008, p. 94.) Et la virgule avant le nom mis en apostrophe ?

Dans un livre pour enfants des années 1940 : « Soudain, un coup de sonnette retentit derrière mon dos. Je fais un bond en avant. / […] / – Mais c’est toi qui a sonné, ce ne peut être que toi ! / – Tu crois ? Alors, c’est que j’ai appuyé sur le timbre, sans le faire exprès. » (Almanach du gai savoir pour 1948, texte de Colette Vivier, dessins de Beuville ; éditions Gallimard, 1947, p. 21.)

La discordance, au lieu d’affecter la désinence du verbe, peut se manifester dans le choix d’un adjectif possessif (la phrase qui suit nous plonge dans un roman pour enfants assez récent) :

« – […] Je suis, quant à moi, destinée à servir mon peuple. Je ne t’oublierai jamais et tu ne dois jamais m’oublier, moi, Arc-en-Ciel, qui t’aime mais chéris encore plus son devoir ! » (Florence Budon traduisant Jeanne Birdsall, Les Penderwick et compagnie, éditions Pocket Jeunesse, 2010, p. 240-241.) Moi qui t’aime mais (moi qui) chéris encore plus mon devoir.

 

Lorsque la proposition relative a pour antécédent un mot ou un groupe de mots mis en apostrophe, le verbe de la relative se met à la deuxième personne (du singulier ou du pluriel).

Anu, le maître du ciel, s’adresse à la déesse Aruru : « – Toi qui a créé les hommes et de tes mains leur a donné vie, façonne maintenant un être capable de lutter contre Gilgamesh, le roi d’Uruk, car nul homme ne peut lui résister et sa tyrannie est insupportable à ses sujets. » (L’histoire de Gilgamesh, racontée par Pierre Grimal, accompagnée de calligraphies d’Hassan Massoudy, éditions Alternatives, collection Grand Pollen, « 2e édition », 2006, p. 6. En italique dans le texte.) Toi qui as créé les hommes et leur as donné vie…

Un album récemment paru parle aux enfants des émotions que suscite la perte d’un être cher. Il s’agit de Lettres à mon cher grand-père qui n’est plus de ce monde ; texte de Frédéric Kessler / dessins de [sic] Alain Pilon ; éditions Grasset-jeunesse, 2017. Les pages de droite comportent une illustration, les pages de gauche comportent le texte. Celui-ci se présente sous la forme de courtes lettres écrites en style d’enfant.

Page 14 (non numérotée) : « Mon vieux pépé qui me manque trop, // Le plus triste depuis que tu n’es plus là c’est le mercredi, à l’heure où tu venais me chercher. » Page 20 (non numérotée) : « Mon cher grand-père / qui ne me manque presque plus, // Même si ça me faisait plaisir que tu t’occupes de moi le mercredi, je dois t’avouer que je m’ennuyais un peu. Les parties de dames à la longue c’est barbant. » Page 24 (non numérotée) : « Mon cher grand-père / qui n’est plus de ce monde, // Je ne passerai pas te déposer cette lettre au Père-Lachaise, car je suis sûr à présent que lorsqu’on est mort on ne peut plus lire non plus. »

Manifestement, Frédéric Kessler ne s’est pas aperçu que les groupes « Mon vieux pépé » et « Mon cher grand-père » étaient en apostrophe… Trois fois la même faute dans un petit livre de trente pages. De plus, mettre entre virgules la locution « à la longue » (dans le second extrait) aurait clarifié la phrase. Mais remercions Kessler d’avoir écrit Mon cher grand-père, et non pas : « Mon cher Grand-père », comme le font ces Français qui suivent l’orthographe anglaise (I received a nice letter from Grandpa, etc.). Je précise qu’il n’y a pas de faute dans le titre du livre, Lettres à mon cher grand-père qui n’est plus de ce monde, puisque le groupe « mon cher grand-père » y correspond à la troisième personne du singulier.

Yvan Pommaux, dans Troie : La guerre toujours recommencée (l’École des loisirs, 2012, p. 31), nous montre Ménélas défiant Pâris, sous les remparts de Troie : « R ! Chien, qui m’a volé Hélène, ma femme. Je rêve chaque jour de te tuer en duel ! Approche ! » (Troie : La guerre toujours recommencée, p. 31.) Au lieu de : Chien, qui m’as volé Hélène…

En revanche, les propos que tient Priam après la mort d’Hector sont écrits sans la moindre erreur : « Toi, Pâris, tais-toi ! Lâche ! Coq prétentieux qui ne sais que faire le joli cœur ! Tu vis, alors que la mort m’a pris le meilleur de mes fils… » (Troie : La guerre toujours recommencée, p. 72.)

Il arrive que le phénomène admette une autre interprétation. À la page 18, Achille insulte Agamemnon en hurlant : « Sac à vin ! Chien ! Cœur de cerf ! Profiteur et lâche qui abandonne son armée pour aller piller et s’enrichir ! Porc, qui fait de sa part d’honneur une esclave ! Écoute : tu es plus puissant que moi, prends Briséis, mais je ne combattrai plus. »

Pommaux aurait peut-être dû écrire : « Profiteur et lâche qui abandonnes ton armée pour aller piller et t’enrichir ! Porc, qui fais de ta part d’honneur une esclave ! » Mais on peut considérer qu’Achille commence par insulter Agamemnon en parlant de lui à la troisième personne, exprimant sa rage à la cantonade, faisant mine de ne s’adresser à personne en particulier, et qu’il ne le prend à partie directement que dans la dernière phrase, quand apparaît un verbe à l’impératif (« Écoute »). Les pronoms étant employés de manière cohérente dans les premières phrases du passage, cette interprétation paraît valable. Les exclamations « Sac à vin ! Chien ! Cœur de cerf ! » s’analysent alors comme des invectives proférées in absentia (équivalent à ceci : « Ah le sac à vin ! le chien ! le cœur de cerf ! ») et non comme une apostrophe (ou insulte in praesentia). Le cas de l’invocation (Victor Hugo : « Ô servitude infâme imposée à l’enfant ! / […] qui tue, œuvre insensée, / La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée », etc.) est très voisin.

Cependant, les phrases d’Yvan Pommaux que nous venons de commenter sont inscrites à l’intérieur d’un phylactère de bande dessinée, la queue du phylactère pointant vers la tête d’Achille. L’image montre le visage d’Achille tourné vers celui d’Agamemnon, et les deux hommes se regardent droit dans les yeux. Peut-on hurler des injures au visage de quelqu’un en les énonçant à la troisième personne ? Je crois que le cas n’est pas douteux, et que la faute est la même que dans la phrase : « Chien, qui m’a volé… ».

Le texte de ces divers albums (livres pour enfants ou bandes dessinées) n’est jamais très long. Ça ne coûterait pas cher à l’éditeur de le faire relire à un correcteur sachant sa grammaire. Les distributeurs français qui font sous-titrer les films étrangers pourraient eux aussi faire cet effort : j’applaudis au fait que des exploitants courageux tiennent à projeter les films dans leur langue originale, mais pourquoi les sous-titres de ces films sont-ils d’une qualité aussi mauvaise ? Ces sous-titres truffés de fautes empêchent beaucoup de spectateurs de se concentrer sur l’image et d’accorder à l’œuvre filmée l’attention qu’elle requiert.

 

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commentaires

L
Erreur de manipulation.<br /> <br /> Le commentaire commençant par "1. — Extrait du Grand Robert" s'adresse à Forator.
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L
Autrefois on pouvait faire de l'italique sur ce blogue avec la balise « i ».
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L
Test italique.
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L
— Après une année sabbatique au sommet de l'Anapurna, le retour de Forator. <br /> <br /> — Je qui écris* ai remarqué comme vous que ce problème est souvent absent des grammaires et des « Dites, ne dites pas ». <br /> <br /> — Selon Robert cité par Dupré<br /> En français classique, on pouvait écrire « Ce ne serait pas moi qui se ferait prier » (Molière, Sganarelle). <br /> <br /> * Littré s. v. moi<br /> Dans l'ancien français, moi n'était jamais employé comme sujet, et l'on disait : « je qui vous parle», et non, comme aujourd'hui, « moi qui vous parle ». On voit la transition se faire au XVIe siècle. Tandis que Montaigne emploie moi comme nous faisons, Rabelais se sert de je : « Voulant donc (je, votre humble esclave) accroistre vos passe-temps », Pant. II, Prol.
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F
« Ce ne serait pas moi qui se ferait prier » ; cet accord, signalé chez les classiques, est encore courant dans la langue populaire actuelle, que veulent reproduire des ex. comme les suivants : « Il n’y a que moi qui est parfait », « À moi qui n’est de rien » (Péguy). Lu dans /Le Bon Usage/ de Grevisse, § 896 de l'édition de 1988.
F
Oui, je remonte dans la cabine de ce blog, parce que de nombreux matériaux pesants se sont accumulés sur mon chantier… La phrase de Molière est troublante, je vous remercie de l’avoir citée. La construction paraît relâchée, surtout de la part d’un Molière qui n’est plus celui des farces (la pièce est en vers, elle se déroule dans un milieu bourgeois, non populaire, et c’est une suivante qui prononce la phrase qui nous intéresse). Trouve-t-on ce type de construction ailleurs dans l’œuvre de Molière ? Le trouve-t-on chez Rabelais, chez Montaigne, chez Saint-Simon ? Admettons que oui. Nous pouvons faire des concessions à l’histoire, à l’évolution des usages, mais n’oublions jamais que le système syntaxique et orthographique du français s’est bel et bien AMÉLIORÉ au fil des siècles (le processus semble s’être interrompu). Le rejet de la construction incohérente « Ce n’est pas moi qui se… » témoigne d’une prise de conscience progressive, collective, de l’existence de cet ensemble de logiques internes qui était en train de donner naissance au français stable de l’époque dite contemporaine.
F
C'est gentil. Je suis votre blog avec beaucoup d'attention. Vous faites un travail de synthèse remarquable, précis et souvent argumenté d'exemples intéressants. La grammaire m'intéresse dans les cas difficiles, où il ne faut pas arriver avec ses gros sabots. Merci beaucoup pour vos billets.
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F
Je suis désolé, cher LMMRM, mon blog n’a jamais proposé la fonction GRAS ou ITALIQUE dans les commentaires. Vous croyez que ces fonctions existent quelque part dans Over-Blog, et que je pourrais les activer en explorant les « paramètres » ? Moi, vous savez, en-dehors du code HTML, je ne connais pas grand-chose à l’affichage Internet… Quant à l’exemple que vous citez, il me rappelle le fonctionnement de mézigue, tézigue, cézigue ; pour du français populaire, tout cela me semble clair et amusant. Les erreurs de désinence ne sont vraiment gênantes que lorsqu’elles entrent en contradiction avec le ton de la page, en suscitant de la discordance.
L
1. — Extrait du "Grand Robert" : <br /> <br /> Après "ne… que", "moi qui" est parfois suivi de la troisième personne : "Il n'y avait que moi qui le pût informer" (La Rochefoucauld, in Brunot).<br /> <br /> 2. — Lu ce jour dans un commentaire du web : "C'est encore nos gueules qui allons payer."<br /> <br /> 3. — Le commentateur ne ne peut plus faire d'italique ni de gras, vous avez désactivé involontairement cette option ?
F
Merci pour vos compliments. Je situe mon travail au niveau de ce qu’était capable de faire un professeur de collège des années 1960, sans plus.
G
J'ai sous les yeux un exemplaire fraîchement imprimé (avril 2014) de "Le Testament de M. Pump" : la faute n'a pas été corrigée.
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G
Oui, je me suis lassé de ce blog ; la partie lecture du journal, du moins, m'a lassé. Je vous remercie de l'intérêt que vous avez bien voulu lui accorder, et qui m'honore.
F
Je vous remercie d’avoir vérifié pour moi, cher Gildas Tromeur. À propos, qu’est-il arrivé à votre blog ? S’est-il définitivement arrêté ?
F
Bonjour,<br /> <br /> Je serais plus nuancé que vous en ce qui concerne l’incohérence que vous notez à propos des déterminants (?) possessifs. Il est toujours plus humble de faire d’abord confiance à l’auteur, pour éventuellement, ensuite, repérer une vraie erreur. Ce que vous appelez faute chez Pommaux peut s’interpréter de différentes façons. Vous voulez y voir un phénomène de dislocation grammaticale qui rentrerait en composition d’un système énonciatif d’exclamation. Soit. C’est valable. Mais il peut tout simplement s’agir de groupes en apposition à valeur caractérisante ou qualifiante. Dans le poème Melancholia d’Hugo, nous avons :<br /> <br /> Ô servitude infâme imposée à l’enfant !<br /> Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant<br /> Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,<br /> La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,<br /> Et qui ferait - c’est là son fruit le plus certain ! -<br /> D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !<br /> <br /> Le morphème interjectif « ô » de l’expression lyrique pourrait nous mettre sur la piste d’une interjection. Mais la désinence à la personne de rang 3 du verbe « défaire » nous invite à reconsidérer cette interprétation et à ne pas prêter au texte une portée rhétorique et énonciative d’apostrophe. Il s’agit en fait d’une apposition. L’engagement du narrateur dans le discours est de fait très différent.<br /> <br /> F.-P.
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F
Votre commentaire précis et argumenté m’a permis de retoucher mon billet et de le nuancer. Je vous en remercie bien sincèrement.
F
La mise en page ne passe pas dans les commentaires, désolé.