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4 avril 2016 1 04 /04 /avril /2016 22:07

Nous avons tendance à nous exagérer la plasticité de la langue française, ou à nous faire de cette plasticité une idée fausse.

On se figure que toute répétition du verbe être endommage le style, et on croit se forger un style en omettant divers mots grammaticaux.

J’ai pu constater que la plupart des journalistes et des écrivains (à moins que ce ne soit le fait de leurs peu compétents correcteurs ?) se sont mis à éviter le verbe être lorsqu’il devrait suivre le pronom relatif qui (ou lequel). La séquence « qui est », ou « qui était », s’avère particulièrement menacée dans le français actuel.

Ce phénomène d’omission peut affecter chacun des trois emplois principaux du verbe être : son emploi comme attributif, comme auxiliaire ou comme verbe substantif.

 

Commençons par examiner les effets de l’omission de « qui est » dans le cas où le verbe être absent aurait dû assumer la fonction attributive :

 

« Martin Joubert et Hélène Rieux n’ont jamais autant baisé depuis qu’ils se sont rencontrés […]. Mais Martin Joubert et Hélène Rieux savent tous les deux, sans se le dire explicitement, que ce n’est pas forcément un bon signe, ce regain d’activité sexuelle après les deux dernières années presque pépères sur ce plan-là. Comme si on s’accrochait aux corps quand le reste est déjà parti, absent. » (Jérôme Leroy, L’ange gardien, éditions Gallimard, Série noire, 2014, p. 121.) Aux corps, oui, plutôt qu’au corps ; le pronom on étant synonyme d’un pluriel. Puis c’est chacun pour son corps, étant donné le contexte. On ne tombe pas ici dans tel travers que j’ai décrit précédemment (La fin du singulier distributif).

Hélas, il manque quelque chose au sein de la phrase, cet élément verbal que les prosateurs actuels cherchent à esquiver sans cesse : « après les deux dernières années, qui ont été presque pépères sur ce plan-là ».

L’article défini et l’adjectif « dernières » imposent la présence de ces mots. Mais il serait également correct de dire : « … ce regain d’activité sexuelle après deux années presque pépères sur ce plan-là. »

Mme Ladon, professeur de piano, héberge une de ses anciennes élèves, Claire Methuen, qui est traductrice. La femme de ménage vient de partir, et Mme Ladon se lève : « – Tu peux venir ! criait-elle dans l’escalier à l’adresse de Claire occupée à taper une traduction sur son ordinateur portable au premier étage. » (Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, éditions Gallimard, collection NRF, 2011, p. 42.) À l’adresse de Claire, qui était occupée à taper une traduction sur son ordinateur portable.

Amputer la phrase de ses articulations logiques, loin d’en alléger la structure, a pour effet de l’alourdir.

Les phrases mal équilibrées, comportant des morceaux écrits en style télégraphique, abondent dans les romans de Michel Déon :

« [Jerry] me parla un jour d’Hawthorne qui m’intéressait moins qu’Henry James, Poe ou Melville à peu près inconnus de lui. » (Michel Déon, Un taxi mauve, Gallimard, collection NRF, 1973, p. 13 ; texte identique dans la réédition Folio, p. 17.) Qui m’intéressait moins qu’Henry James, Poe ou Melville, lesquels étaient à peu près inconnus de lui.

« La jeep s’arracha à la boue et fonça dans les ornières du chemin, griffée au passage par les ronces des mûriers. […] Des cahots firent sauter en l’air Jerry abominablement mal assis. » (Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 18, et texte identique en Folio, p. 23.) Firent sauter en l’air Jerry, qui était abominablement mal assis.

Après Déon, voici Delon.

« Casanova gagne en sang-froid à Paris en 1757 quand il approche la duchesse de Chartres, future duchesse d’Orléans, désireuse de guérir une éruption de boutons et de mieux gérer [sic] ses liaisons amoureuses. Mais surtout quand il fait la connaissance de la richissime marquise d’Urfé, veuve plus toute jeune, férue de sciences occultes, collectionneuse de manuscrits alchimiques, soucieuse de trouver la pierre philosophale et l’élixir de longue vie. » (Michel Delon, texte de l’Album Casanova, éditions Gallimard, 2015, p. 100-102.) Veuve qui n’était plus toute jeune… On a connu des dix-huitiémistes plus scrupuleux. À vrai dire, c’est l’omission de l’adverbe ne qui, dans la phrase, rend nécessaire la présence de « qui » et d’« était ».

Le dernier soulèvement des cités grecques contre la Macédoine, en -322, est un échec (il s’était déclenché suite à l’annonce de la mort d’Alexandre le Grand) : « Pendant que l’envoi d’une ambassade [auprès d’Antipatros] était décidé pour tenter de négocier une issue la moins funeste possible – on y envoya Démade, qui avait montré ses talents d’ambassadeur auprès de Philippe puis d’Alexandre –, les plus en vue des anti-Macédoniens, au moins Hypéride et Démosthène nous dit Plutarque (Phocion, 26, 2), s’enfuirent d’Athènes. » (Patrice Brun, Démosthène : Rhétorique, pouvoir et corruption ; éditions Armand Colin, collection Nouvelles Biographies historiques, 2015, p. 296.) D’une part, il devrait y avoir une virgule avant l’incise (« nous dit Plutarque »).

D’autre part, l’auteur veut-il dire qu’on tenta de négocier l’issue la moins funeste possible ? Peut-être pas. Mais en ce cas il manque à la phrase la relative « qui fût » : « pour tenter de négocier une issue qui fût la moins funeste possible », afin de permettre la transition entre l’article indéfini précédant le nom et l’article défini formant le superlatif de l’adjectif.

Le juriste Claude Klein rappelle l’accueil enthousiaste qui a été fait au livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008) : « Succès bien compréhensible dans les pays arabes, où Shlomo Sand a été bien “reçu” et invité à présenter ses conclusions, succès dans des milieux qui, tout en étant fort éloignés de l’antisémitisme et même du rejet de l’existence de l’État d’Israël, applaudissent à la lecture de ces thèses qui détruisent un à un l’ensemble des soubassements idéologiques de l’État d’Israël, d’autant plus que leur auteur est un Israélien, a priori inattaquable, véritable paratonnerre contre toute accusation d’antisémitisme. » (Claude Klein, Peut-on cesser d’être juif ? À propos de Shlomo Sand, de ses livres et de l’usage qui en est fait ; éditions Grasset, collection Figures, 2014, p. 74.)

« Véritable paratonnerre » est apposé à « un Israélien ». C’est absurde ! Il manque des mots. C’est le fait d’être israélien qui constitue un paratonnerre. Il faudrait, par exemple : « … leur auteur est un Israélien, a priori inattaquable, ce qui est un véritable paratonnerre contre toute accusation d’antisémitisme. »

 

Les exemples suivants présentent le même type de lacune syntaxique. Que les apparences ne vous trompent pas : nous avons bien affaire, dans ces phrases, au verbe être dans son emploi attributif (le complément introduit par la préposition à ou de y est l’équivalent d’un adjectif qualificatif).

« Inès dormait contre mon épaule et jusqu’au petit matin, jusqu’à l’arrivée au lac Majeur d’un bleu de sarcelle, j’écoutai respirer ce mensonge vivant. Où trouvait-elle le sommeil ? » (Michel Déon, Les trompeuses espérances, Plon, 1956 ; réédition de 1990, Gallimard, collection Folio, p. 116-117. Le texte de 1956 était identique, Plon, p. 195, sauf pour « dormait », qui se lisait alors « dormit ».) Jusqu’à l’arrivée au lac Majeur, qui était d’un bleu de sarcelle.

« Nous revînmes par les champs, escaladant les murets de pierre, effrayant des troupeaux de moutons à genoux pour paître l’herbe. » (Déon, Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 261, et en Folio, p. 369.) Le complément circonstanciel « pour paître l’herbe » ne se rapportera clairement à « moutons » que si l’on ajoute dans la phrase un mot subordonnant, de manière à écrire : « effrayant des troupeaux de moutons qui étaient à genoux pour paître l’herbe » (ou : « qui s’étaient agenouillés », c’est-à-dire, j’imagine : qui s’étaient laissés tomber sur les genoux de leurs membres antérieurs).

« Plus que jamais, [Mme Li] avait l’air d’un gros poussah, tout en formes rondes. […] Un catogan tirait en arrière ses cheveux d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs à hauteur des tempes. » (Déon, Un taxi mauve, Gallimard, NRF, p. 119, et Folio, p. 167.) Le complément circonstanciel « à hauteur des tempes » se rapporte-t-il à « tirait » ou à « avivé » ?

Pour supprimer l’amphibologie, écrivons : « ses cheveux, qui étaient d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs à hauteur des tempes ». Ou à la rigueur : « Un catogan tirait en arrière ses cheveux d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs situés à hauteur des tempes » (la solution est beaucoup moins satisfaisante, car alors la phrase contient deux participes passés en cascade : « avivé », « situés »).

Le scénariste d’un feuilleton télévisuel vient d’écrire une séquence dont il n’est pas encore satisfait : « Je relis la dernière phrase, quatre, cinq fois. Il faudra la revoir avec un toubib ou un économiste. Ou quelqu’un à mi-chemin entre les deux. » (Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997 ; collection Folio, p. 159.) On peut admettre la non-répétition de la préposition avec, mais non pas l’omission du pronom relatif et du verbe être : « quelqu’un qui soit à mi-chemin entre les deux ».

Sur la quatrième de couverture du Dictionnaire du français médiéval de Takeshi Matsumura (éditions des Belles Lettres, 2015), auquel a été décerné en 2016 le grand prix de la Francophonie, figure la phrase suivante : « Avec ses 56 212 entrées, ce dictionnaire de l’ancien et du moyen français s’adresse à tous ceux intéressés par l’histoire de la langue et la littérature du Moyen Âge. »

Écrivez : « … s’adresse à tous ceux qui sont intéressés par… » (Rappelons aussi que la répétition de la préposition est le seul moyen de dissiper certaines équivoques. Devons-nous comprendre : « et de la littérature du Moyen Âge » ? Ou bien : « et par la littérature du Moyen Âge » ? Tout le monde s’en moque, au fond, de la langue française, même le personnel des Belles Lettres.)

L’inspecteur Jerker Holmberg fait une perquisition dans l’appartement où un homme et une femme (Dag Svensson et Mia Bergman) ont été assassinés par balles : « Il commença par ouvrir les tiroirs d’une commode placée derrière la porte. Les deux tiroirs du haut contenaient des sous-vêtements, des pulls et un coffret à bijoux qui avait manifestement appartenu à Mia Bergman. Il tria les objets sur le lit et examina minutieusement le coffret, mais put constater qu’il ne contenait rien d’une grande valeur. » (Lena Grumbach et Marc de Gouvenain traduisant Stieg Larsson, Millénium 2 : La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette ; chapitre 15 ; éditions Actes Sud, 2006, collection Babel noir, p. 355.)

« Dans un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre il trouva 1 220 couronnes et des tickets de caisse. Il supposa que c’était une sorte de caisse [sic] pour les achats courants. Il ne trouva rien d’un intérêt capital. » (P. 358.) La traduction des romans suédois de cette collection est faite dans un français notoirement insolite.

Les traducteurs auraient dû écrire : « rien qui fût d’une grande valeur », « rien qui fût d’un intérêt capital ».

Aucune ambiguïté, en revanche, dans cette autre phrase extraite du même chapitre, parce que l’adjectif y figure en position d’épithète et non d’attribut : « Il porta les objets dans le vestibule et les mit dans un sac de voyage. Il poursuivit avec les tiroirs des tables de chevet de part et d’autre du lit double mais ne trouva rien d’intéressant. » (Babel noir, p.355-356.)

 

La lacune syntaxique qui résulte de l’omission d’un « qui est » ne doit pas être confondue avec cette construction par laquelle on donne à un verbe mis au participe passé son sujet propre, et qu’on nomme proposition participe absolue, ou proposition participiale.

François Taillandier, dans ses derniers romans, s’est servi de cette structure syntaxique devenue rare, mais que son propos justifie :

« Constantinople, 638 ap. J.-C. / Lorsque l’empereur Héraclius revint de guerre, non seulement c’était un vaincu, ses légions déshonorées, de vastes provinces depuis toujours romaines abandonnées à l’ennemi, mais en outre c’était un agonisant, il ne pouvait plus se traîner, il était tout gonflé de partout, le visage était boursouflé, les bras gros comme des jambes. » (François Taillandier, La croix et le croissant, roman, éditions Stock, 2014, p. 11.)

Il y a là l’équivalent français de ces groupes à l’ablatif dit « absolu », qu’on trouve à profusion dans la prose de Tacite et de Suétone. J’ai déjà parlé de ce phénomène dans un ancien billet : La préposition « avec » employée à tort et à travers.

 

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