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6 juin 2015 6 06 /06 /juin /2015 12:14

Peut-on écrire sans déterminant un nom qui se voit flanqué, à sa droite, par un adjectif qualificatif accompagné d’un adverbe ou par tout autre groupe ou proposition épithète (groupe prépositionnel, subordonnée relative, etc.) ? Jusqu’à quel point peut-on faire pencher du côté droit un groupe nominal étendu ?

 

Tant qu’il n’y a qu’un adjectif qualificatif, tout se passe bien : « Deux courtes mèches de cheveux blancs s’étaient échappées de son voile et lui faisaient des petites cornes de diablotin inoffensif. » (Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Gallimard, Série noire, 1994 ; collection Folio policier, p. 120.) L’auteur décrit une religieuse très âgée, que les élèves ont surnommée Guili-Guili.

Bien sûr, « des petites cornes » est un peu familier, et rien n’empêchait d’écrire : « Deux courtes mèches de cheveux blancs… lui faisaient les petites cornes d’un diablotin inoffensif » ; mais la phrase d’Alix de Saint-André n’est pas incorrecte, elle l’est même d’autant moins que la narration est partout saupoudrée de tournures familières. En revanche, « lui faisaient de petites cornes de diablotin inoffensif » aurait été maladroit, voire inadmissible : il vaut mieux éviter de faire se succéder un article indéfini à la forme réduite (de) et une préposition ayant entraîné l’effacement d’un autre article indéfini (de). En outre, un auditeur aurait perçu deux fois l’adjectif numéral deux (« Deux courtes mèches… lui faisaient deux petites cornes »).

Quant à moi, je me serais contenté d’écrire : « … et lui faisaient des petites cornes de diablotin. » Je trouve qu’inoffensif affaiblit le trait.

 

Mais qu’arrive-t-il lorsque cet adjectif qualificatif est accompagné d’un adverbe, ou lorsqu’un deuxième adjectif lui est coordonné ?

Le héros-narrateur d’Extension du domaine de la lutte s’est fait admettre dans une maison de repos : « [L]e médecin-chef me fut d’un faible secours. […] / Un peu plus âgée, d’origine sociale plus modeste, la psychologue qui l’assistait [= qui assistait le médecin-chef] m’apporta au contraire une aide précieuse. Il est vrai qu’elle préparait une thèse sur l’angoisse, et bien entendu elle avait besoin d’éléments. » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions Maurice Nadeau, 1994 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 144-145.) « Plus âgée » et « plus modeste » que le médecin-chef. Mais il faudrait : « d’une origine sociale plus modeste ».

« Blunt enfonça sa fourchette dans le pain de viande et en sortit un morceau de hachis imbibé de sauce épaisse et brune. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Les larmes du crocodile, huitième aventure d’Alex Rider, Hachette, 2010, p. 249.) Le syntagme « morceau de hachis » est suivi d’un adjectif, celui-ci (« imbibé ») est à son tour suivi d’un complément introduit par la préposition de, complément formé d’un nom suivi de deux adjectifs coordonnés. Le fait que « brune » soit coordonné à « épaisse » empêche de considérer les mots sauce épaisse comme formant un groupe lexical (du type petit ami, petit déjeuner, bon mot, etc.). Chacun de ces adjectifs apportant donc une information pleine et entière, le dernier groupe nominal manque d’appui. Voilà pourquoi il aurait fallu écrire : « un morceau de hachis imbibé d’une sauce épaisse et brune ».

« Joe ne sut pas résister et il attaqua la deuxième bouteille de whiskey cher à Dermot, à la vie éternelle duquel nous bûmes au moins dix fois. » (Michel Déon, Les poneys sauvages, « Édition revue et corrigée avec une note de l’auteur », Gallimard, collection NRF, 2010, p. 553-554.) Dermot, c’est Dermot Dewagh, qui vient de mourir et qui fut professeur de littérature à Cambridge. Joe est le tenancier du pub où deux des héros du roman, anciens élèves de Dewagh, se sont rendus pour trinquer à sa mémoire. L’adjectif « cher » et le complément qui lui est lié pèsent lourd à la droite du nom. À gauche du nom, la préposition seule n’y fait pas contrepoids. Il faut donc exprimer l’article défini (qui fusionne avec la préposition) : « la deuxième bouteille du whiskey cher à Dermot ».

 

Il règne désormais tant d’incertitude dans l’usage des déterminants, qu’on voit se former des phrases inintelligibles.

« Claire gagna les prés salés<,> où ses pieds s’enfonçaient profondément. / Ses bottes neuves, même alourdies de boue et de coquillages, étaient bien faites pour marcher sur la laisse de sable et sur l’affleurement des roches les plus basses. […] Le bas de son survêtement était lourd d’herbe humide de rosée et de mer. » (Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, éditions Gallimard, collection NRF, 2011, p. 63, et collection Folio, p. 64.)

Comment un bas de pantalon peut-il être « lourd d’herbe » ? Sans doute est-il alourdi par les brins d’herbe, humides de rosée, qui s’y sont collés. D’autre part, est-ce cette herbe qui est en même temps « humide de rosée et de mer » (sens peu clair) ou est-ce le bas du survêtement qui est « lourd d’herbe » et « (lourd) de mer », parce que la femme a marché dans la mer ?

 

L’extrait suivant n’est pas inintelligible, mais on y trouve un groupe nominal qui n’est pas assez fermement ancré (ou amarré) du côté gauche :

« Je demeurai stupide ; les filles bientôt se jetèrent à leur tour dans la nuit. L’une d’elles, à longs cheveux d’un beau brun et parures de strass, avait à la bouche un reste d’enfance sous l’épaisse vulgarité du fard ; elle revint sur ses pas pour reprendre un sac ou un gant oublié […]. » (Pierre Michon, « Vie du père Foucault », dans Vies minuscules, éditions Gallimard, 1984 ; collection Folio, p. 142.) Aux longs cheveux d’un beau brun et à parures de strass… Il faut ajouter devant le G.N. un article défini, qui fusionne avec la préposition, tandis qu’une préposition seule (effaçant tout article) est requise à gauche de « parures de strass ». La préposition apparaissant sous deux formes différentes, il est nécessaire de la répéter.

Mais il arrive que l’ancrage à gauche se révèle trop marqué :

« On observe que tous les hommes, mis en situation de choisir, font exactement les mêmes choix. C’est ce qui a conduit la plupart des civilisations, en particulier la civilisation musulmane, à la création des marieuses. C’est une profession très importante, réservée aux femmes d’une grande expérience et d’une grande sagesse. » (Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 293.) L’article défini qui se trouve à gauche du nom (et qui fusionne avec la préposition à) n’est pas compatible avec l’article indéfini qui est placé en tête du complément de ce nom. La phrase serait-elle plus acceptable si l’on y introduisait un pronom relatif : « réservée aux femmes qui sont d’une grande expérience et d’une grande sagesse » ? Je n’en suis pas sûr. Le résultat paraît pour le moins lourdaud.

Deux possibilités auraient dû se présenter à l’auteur, de préférence à la formulation qu’il a choisie : « réservée aux femmes de grande expérience et de grande sagesse » ; ou : « réservée à des femmes d’une grande expérience et d’une grande sagesse ».

Comme on l’aura constaté, ces phénomènes, très intéressants à décrire, sont difficiles à théoriser.

 

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