Une entreprise de féminisation du français, qui s’impose par intimidation autant que par décret, est en cours. On nous impose les désinences à choix multiple ou plutôt à imbrication (dites « inclusives »), qui sont imprononçables, au moment même où nos contemporains rechignent à mettre au féminin, quand la grammaire l’exige, les participes passés.
Avant de vouloir imposer à notre orthographe des mutations inouïes et inaudibles, nous pourrions au moins respecter l’existant.
Mais non. Fatigués des règles existantes, nous aimons nous voir imposer des règles nouvelles. Nous accusons d’arbitraire la grammaire courante et acquiesçons à un arbitraire encore plus grand, pour peu qu’il soit libre de tout précédent.
L’institution scolaire, après avoir négligé pendant des décennies d’enseigner l’accord des participes passés, se battra pour enseigner la pratique des désinences « inclusives ». Les professeurs et les fonctionnaires qui auront refusé de se plier à cette réforme seront montrés du doigt. Les élèves, les étudiants, les citoyens qui refuseront de s’y plier seront sanctionnés.
La féminisation des noms de métier, de fonction ou de grade n’est pas toujours absurde, mais la pratique des désinences « inclusives », comme j’avais tenté de le démontrer dans Échantillons de français futuriste, est une innovation saugrenue – et elle l’est d’autant plus que notre époque ne sait plus accorder les participes passés ni même les adjectifs qualificatifs. Ces règles d’accord témoignaient pourtant du soin avec lequel la langue française manifestait la présence du genre (et du sexe) féminin jusque dans ses plus fines nervures.
De fait, l’accord du participe passé avec les noms féminins est en train de disparaître dans la France entière, à l’oral et même à l’écrit. Je pense à deux cas principaux, qu’illustreront les exemples suivants : « L’enveloppe a été remise par le facteur », « Ouvrons l’enveloppe que le facteur m’a remise ».
D’une part, il y a le cas où l’accord du participe se fait en genre et en nombre avec le SUJET lorsque le participe est construit avec l’auxiliaire être (cet accord est très facile à faire) ; d’autre part, le cas où le participe s’accorde avec le COMPLÉMENT D’OBJET DIRECT lorsque celui-ci est placé avant le verbe (sous forme de pronom personnel : « Cette enveloppe, le facteur me l’a remise » ; ou sous forme de pronom relatif : « L’enveloppe que le facteur m’a remise »).
Malheureusement, nous entendons dire un peu partout, désormais, qu’une enveloppe a été « remis » par le facteur, qu’une leçon a été « appris », que des décisions ont été « pris ». On nous parle des vérités que tel individu a « dit », de la supposition qu’Untel a « fait », etc.
Certes, nous savons tous que le genre féminin ne correspond pas nécessairement au sexe féminin. Mais il est ahurissant de constater que, même dans les cas où il y a correspondance entre le genre et le sexe, le féminin s’efface de la langue française telle qu’elle est parlée par les hommes et par les femmes.
Notre oubli des règles d’accord du participe passé (même avec l’auxiliaire être, même en l’absence de construction pronominale) amène les femmes à parler de soi au masculin : « Je me suis mis de côté », dit l’une ; « Les épreuves qui m’ont construit », dit telle autre. Tous les jours des femmes prononcent et écrivent : « Les principes qui m’ont conduit », etc. Tous les jours nous entendons et nous lisons : « Elle s’est inscrit », « Elle a été surpris », « Elle s’en est pris à Untel », etc.
L’omission de l’accord est criante lorsque la forme féminine du participe se distingue audiblement de la forme qu’il prend au masculin (les verbes concernés appartiennent tous au troisième groupe) et cela conduit à une masculinisation générale des accords. Ceux qui veulent minorer la gravité du phénomène parleront d’une simple neutralisation. Neutralisation ou masculinisation, le résultat est le même : un fâcheux effacement du féminin.
Nos contemporains ne prennent plus le risque de faire entendre un accord, de crainte de produire une désinence incorrecte. (Depuis peu, je les entends même masculiniser les adjectifs qualificatifs. Ce qui n’empêche pas le surgissement de féminisations intempestives, car on entend parallèlement : « Je suis quelqu’un de très douce », « Une étoile qui n’a rien de mystérieuse »…)
Or jamais la langue française n’a été antiféministe ni masculinocentrée. Par l’existence même des règles d’accord qu’elle imposait, la grammaire traditionnelle faisait une large place au genre et au sexe féminin.
Les règles d’accord du participe passé comportent une seule vraie difficulté : savoir accorder ce participe aux temps composés des verbes pronominaux. Si les pédagogues et les universitaires s’étaient ingéniés à trouver une manière efficace d’enseigner aux enfants la syntaxe des verbes pronominaux, nous n’en serions peut-être pas arrivés à la capitulation collective qui s’observe actuellement. S’ils avaient notamment conservé l’appellation classique de complément d’attribution, ils nous auraient épargné bien des arguties délétères sur la différence entre objet indirect et objet second.
Rappelons les deux règles, à connaître conjointement, qui régissent l’accord du participe passé des verbes pronominaux. 1. Le participe passé d’un verbe pronominal s’accorde toujours avec le sujet, sauf lorsque me/te/se/nous/vous/se est complément d’attribution (me/te/se/nous/vous/se sont complément d’attribution s’ils signifient : à moi, à toi, à lui, à elle, à nous, à vous, à eux, à elles). Le participe passé, dans ce cas, reste invariable. 2. Lorsque me/te/se/nous/vous/se est complément d’attribution, il arrive que le verbe pronominal possède un complément d’objet direct ANTÉPOSÉ. L’accord du participe passé se fait alors avec ce C.O.D.
Autrement dit : lorsque me/te/se/nous/vous/se est complément d’attribution (C.O.I. ou C.O.S., peu importe), le verbe pronominal peut n’avoir aucun C.O.D. (« Elle s’est menti », « Elle s’en est voulu », « Ils se sont téléphoné », « Ils se sont succédé », « Elle s’est plu à… », « Elle s’est permis de… »), auquel cas le participe passé reste invariable ; peut avoir un C.O.D. postposé, auquel cas il n’y a pas non plus d’accord du participe passé (« Jeanne s’est versé des parfums sur la tête ») ; peut avoir un C.O.D. antéposé, auquel cas le participe passé s’accorde en genre et en nombre avec lui (« On aimerait connaître les parfums que Jeanne s’est versés sur la tête »). En italique : le C.O.D.
(J’ai repris ici les principaux éléments d’un billet ancien, L’accord du participe passé : stade terminal (4). On y trouve tous les exemples nécessaires à la compréhension de ces règles.)
La défense du féminin en tant que sexe peut aller de pair avec la défense du féminin en tant que genre linguistique. Certains prétendent que le français occulte le féminin en perpétuant de vilaines règles patriarcales, alors que c’est nous qui, par négligence, occultons le féminin partout où la grammaire avait prévu qu’il soit exprimé.
Comment ne pas voir, dans ce sabotage cautionné par des spécialistes (professeurs, intellectuels, orateurs professionnels…), une obscure volonté de rendre la langue française inutilisable ? Qu’il y ait encore vingt ans de ce traitement, et nos gouvernants décréteront le remplacement du français par l’anglais, au titre de langue officielle de notre pays. Nous aurons perdu notre langue et, dans la pratique, notre anglais sera du globish.
Or nous pourrions commencer la lutte contre les désinences « inclusives » en les prononçant exactement comme elles s’écrivent. Pourquoi pas ?
Prononçons « rendu heu sss », pour rendu∙e∙s, « convaincu heu sss » pour convaincu∙e∙s, etc. (ou : « rendu, point médian, heu, point médian, sss », « convaincu, point médian, heu, point médian, sss »).
Rendons audibles ces horreurs, si nous avons à donner lecture d’un document où elles nous sont infligées.