Jamais encore je n’avais vu la construction « Avec X, nous… », « Avec X, on… », etc., aussi fréquemment employée dans un livre.
Écrit par Davide Morosinotto et paru en italien en 2017, ce roman pour jeunes lecteurs a été traduit en français par Marc Lesage et publié par l’École des loisirs, sous le titre : L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges. Conformément à un usage de plus en plus répandu, le roman possède un sous-titre : L’affaire des cahiers de Viktor et Nadia.
La narration est assurée tantôt par un narrateur (Viktor), tantôt par une narratrice (Nadia, sœur jumelle de Viktor). Chacun écrit, entre juin et novembre 1941, dans une série de cahiers, le récit de son aventure. Le frère et la sœur, âgés de douze ans lorsque commence le roman, écrivent d’abord alternativement dans le même cahier, puis, lorsqu’ils se trouvent séparés par la force des choses, chacun continue son récit de son côté, avec l’espoir de faire lire à l’autre, plus tard, les cahiers racontant ce qu’il aura vécu. Les pages de Viktor sont imprimées en rouge vif (parce que ce personnage écrit au crayon rouge et qu’il se veut bon communiste…), tandis que les pages de Nadia sont imprimées en bleu (parce qu’elle écrit au stylo-plume).
Le colonel Smirnov, du M.V.D. (ex-N.K.V.D.), est un troisième narrateur. Il prend la parole en décembre 1946, soit plusieurs années après les faits, mais les pages où il intervient se placent entre les cahiers alternés des deux adolescents, et ses annotations (transcrites en cursive d’imprimerie) s’introduisent dans les marges du récit bleu et du récit rouge. Son encre à lui est de teinte grenat, ou sang séché. Il est chargé d’étudier les cahiers afin de recenser les actes délictueux dont se sont rendus coupables, au cours de leur périple, Nadia et Viktor, et de décider si les deux adolescents doivent être exécutés ou avoir la vie sauve. À certains moments, son commentaire reflète la situation des lecteurs que nous sommes : les exploits accomplis par Viktor ou par Nadia sont-ils vraisemblables ? Les deux narrateurs auraient-ils enjolivé certains faits ? Quelles sont les preuves de ce qu’ils affirment ?
Comme souvent dans la littérature actuelle, c’est un roman dans lequel la plupart des personnages ne sont jamais décrits mais se réduisent à un nom, à la mention de leur âge et aux paroles qu’ils prononcent. Le texte ne m’ayant pas fourni la moindre image mentale pouvant être associée aux personnages principaux – Viktor, Nadia et les camarades qui se joignent à eux au cours de leurs aventures –, j’ai parfois confondu tel enfant avec tel autre : notamment Anna avec Klara, vers la fin du roman. Les moyens de locomotion qu’empruntent les personnages (trains, camions…) ne sont pas décrits non plus. Quant aux villes et aux villages, aux maisons et aux bâtiments, leur aspect est le plus souvent représenté par un plan ou par un schéma insérés dans le livre. Lorsque Viktor parvient devant le siège de l’état-major de l’armée, les notations visant à éveiller notre imagination se limitent à : « énorme bâtiment », « silencieux et sombre », « grande arche monumentale » (p. 486). L’atmosphère des lieux est à peine suggérée.
Toutefois, le roman est prenant, réaliste sans misérabilisme, et honnête quant à la vérité historique. Y sont évoquées la surveillance constante dont les citoyens soviétiques sont l’objet, la stalinolâtrie des fonctionnaires (y compris les parents des deux héros), ainsi que la coopération économique, industrielle et technologique qui s’était établie entre l’Union soviétique et l’Allemagne hitlérienne avant 1941. En outre, les effets de la famine dans Leningrad assiégé sont puissamment dépeints. Nous avons affaire à un très bon roman, qui mérite largement d’être mis entre les mains des jeunes lecteurs.
On ne peut que rendre hommage à ces qualités, mais on se désole de rencontrer dans le texte certaine construction syntaxique relâchée, qu’il est pénible de subir à l’oral et dont il est encore plus irritant de voir foisonner les occurrences à l’écrit.
« Aujourd’hui, c’est dimanche, et, avec Viktor, nous sommes allés au musée. » (Marc Lesage traduisant Davide Morosinotto, L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, l’École des loisirs, collection Médium, 2019, p. 17.) Il faut lire les paragraphes suivants du texte pour comprendre que ce nous précédé d’avec ne désigne que deux personnes : Nadia Nikolaïevna Danilova et son frère Viktor Nikolaïevitch Danilov (jumeaux nés en 1928).
En français correct et logique, c’est : « avec Viktor, je suis allée », ou bien : « Viktor et moi, nous sommes allés », ou encore : « Viktor et moi sommes allés » ; voire : « moi et Viktor », si on tient à faire en sorte que le narrateur écrive comme les enfants parlent. Mais on devrait éviter un tour pléonastique, par lequel la notion d’accompagnement ou de simultanéité se voit exprimée doublement. Dans le français d’autrefois, on pouvait exprimer familièrement la même idée d’union et de proximité en disant : nous deux X et moi (sans virgule). Balzac, dans Le colonel Chabert, faisait ainsi dire à un vieillard : « Nous étions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. » (La phrase, qui figure dans l’épilogue du roman, est prononcée par un pensionnaire de l’hospice de Bicêtre. Quant au dénommé Hyacinthe, il n’est autre que le colonel Chabert, privé de son patronyme et de son rang.) Cette construction était moins négligée que l’actuelle.
« Car hier, on était le 21 juin, le [sic] jour de la fête du solstice d’été […]. Avec Viktor, on a passé la journée au parc avec nos amis des Jeunes Pionniers, on a mangé assis dans l’herbe, on a joué au ballon et au tir à la corde. » (L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges, p. 18.) Il est pour le moins maladroit de rattacher au même verbe deux compléments introduits par avec lorsque leur rôle est différent, l’un étant pléonastique et l’autre non. Comment un traducteur peut-il manquer d’oreille au point de laisser passer ça ?
Solution (autorisée par le contexte) : « Viktor et moi, on a passé la journée au parc avec nos amis des Jeunes Pionniers ». Mais, puisque ces jeunes gens ont passé ensemble la journée entière, l’action de manger dans l’herbe et celle de jouer au ballon et au tir à la corde ont vraisemblablement été faites par tous ; il faudrait donc, en outre, déplacer le complément qui mentionne les amis : « Viktor et moi, avec nos amis des Jeunes Pionniers, on a passé la journée au parc, on a mangé », etc.
En critiquant cette construction dans Les noces du français courant et du parler enfantin, j’avais peut-être espéré que les agrégés et les normaliens me liraient.
Le traducteur a-t-il usé et abusé de cette construction (« avec X, nous… ») pour se tenir au plus près d’une prose qui comporterait des négligences et des incorrections, et reflétant la façon d’écrire des adolescents, ou a-t-il de lui-même abaissé le niveau de langue utilisé par l’auteur ? Pour le savoir, je me suis procuré l’édition italienne du roman.