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28 mai 2010 5 28 /05 /mai /2010 00:15

Une nuit, m’apprêtant à entrer dans mon immeuble, j’avais entendu près de moi un homme d’une vingtaine d’années dire à un de ses copains, l’ayant vu boiter : « Qu’est-ce que t’as fait à la jambe, trou du cul [sic] ? » Cette formulation m’avait frappé. Non pas : Qu’est-ce que tu t’es fait à la jambe ? ni même : Qu’est-ce que t’as fait à ta jambe ?

Pour exprimer un rapport de possession ou d’appropriation avec une partie du corps (le sien ou celui d’autrui), l’usage, plutôt que d’attacher au nom qui désigne cette partie du corps un adjectif possessif, est de le flanquer de deux éléments : l’article défini, et un pronom personnel C.O.S. renvoyant au possesseur. Ce pronom personnel C.O.S. peut être réfléchi (se frotter le front) ou non réfléchi (lui donner la main). Aujourd’hui, dans certains cas, la langue a tendance à omettre le pronom personnel C.O.S., sans même que cet effacement soit compensé par le rétablissement de l’adjectif possessif à la place de l’article défini. La phrase « Il se frotte le front » ne devient pas : « Il frotte son front », mais hélas : « Il frotte le front. »

Sans entrer dans les détails, précisons que le phénomène se produit lorsque le sujet du verbe est en même temps le possesseur de la partie du corps évoquée (Il se tâte la jambe), ou lorsque le sujet du verbe désigne une autre partie de ce même corps (Les cheveux lui tombent dans les yeux), voire un attribut ajusté sur ce corps, un vêtement qu’on porte sur soi (Le chapeau lui tombe sur les yeux, Son cache-nez lui dissimulait le visage). On risque alors de trouver : « Il tâte la jambe », « Les cheveux tombent dans les yeux », « Son cache-nez dissimulait le visage », alors que le possesseur est mentionné dans la phrase ou dans le contexte.

« L’œil joyeux, le ton confidentiel, une mèche de cheveux gris retombant artistiquement sur le front, le maire semblait heureux de s’épancher, de livrer quelques secrets de son itinéraire politique […]. » (Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 2005, p. 170.) Nous aurions préféré lire ceci : une mèche « lui retombant artistiquement sur le front ».

« Louiele avait ressorti son petit tambour. Il l’avait accroché autour du cou et s’était mis à battre une mesure insipide et monotone tandis que deux gamins l’accompagnaient à la flûte de Pan. » (Olivier Maulin, Les Évangiles du lac, l’Esprit des péninsules, 2008, p. 237.) Ici, nous aurions aimé lire : « Il se l’était accroché autour du cou ».

En 1992, la ratification du traité de Maastricht est soumise au référendum : « Quand le Vieux [= le président Mitterrand] avait annoncé le référendum, tout le monde avait mis les doigts dans le nez. L’affaire était pesée et emballée. » (Olivier Maulin, Petit monarque et catacombes, l’Esprit des péninsules, 2009, p. 100.) Le chapitre raconte, avec une verve dévastatrice, la campagne menée en faveur du traité de 1992 sur l’Union européenne, dont les péripéties aboutirent à une fragile victoire des oui. Mais le texte a beau être écrit dans un français simulant l’oralité, il aurait fallu dire : « tout le monde s’était mis les doigts dans le nez ».

« Et ce qui craque maintenant ce ne sont pas des pas sur des branches ou dans les broussailles, non, ce qui craque c’est seulement dans sa bouche le grincement de ses dents, sa peur dans la bouche et les mâchoires serrées si fort qu’il pourrait faire saigner les gencives ou se casser les dents au moment où la rafale vient crever la nuit […]. » (Laurent Mauvignier, Des hommes, Minuit, p. 156.) Dans cette phrase qui se prive graduellement de charpente syntaxique, un mot au moins devrait être ajouté : « pourrait se faire saigner les gencives ». En supprimant ce pronom réfléchi, sans toucher à celui qui apparaît ensuite (dans « se casser »), l’auteur s’est efforcé d’éviter une répétition, comme on dit.

Sartre avait écrit, dans sa fameuse préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon (éditions François Maspero, 1961) : « Car, en [sic] le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. » Citée par Jean Daniel dans La blessure, suivi de : Le temps qui vient (éditions Grasset, 1992, p. 217), cette phrase devient : « Car en ce premier temps de révolte, il faut tuer. Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante des pieds (…) ». Les points de suspension entre parenthèses indiquent une coupure faite par Jean Daniel, puisqu’il cite ensuite, sans transition ni ponctuation forte, la fin du paragraphe original, mais la faute est bien là : « des pieds » a été substitué à : « de ses pieds ».

Je constate assez souvent ce phénomène : les auteurs actuels qui font des emprunts à leurs aînés ne peuvent s’empêcher d’altérer la qualité syntaxique des passages qu’ils citent – même entre guillemets.

 

Enfin, abordons un phénomène sur lequel je reviendrai : l’omission, dans certaines circonstances, du pronom personnel C.O.D.

 « Il ne pense pas à Mireille tout le temps. Il ne trouve pas qu’elle soit une fille très belle. Non, l’amour n’est pas aveugle, pas comme on lui a dit. » (Des hommes, p. 155.) Pour satisfaire aux normes de la langue française de niveau courant, il faudrait peut-être : « pas comme on le lui a dit ».

Pendant la guerre d’Algérie, un soldat s’approche du cadavre d’un homme. Le corps du mort est revêtu d’un pantalon et d’une chemise. Il y a une feuille de papier attachée à cette chemise par une épingle à nourrice. « Son visage soudain livide puis quand même il se retourne vers le cadavre et arrache la feuille ; il revient vers les autres pour leur montrer. » (Des hommes, p. 181.) Ce qui signifie : « pour la leur montrer ».

Dans ces extraits du roman de Mauvignier, le fait que l’écrit cherche à refléter le parler de personnages peu instruits, voire socialement défavorisés, est-il une explication suffisante de l’ellipse du pronom personnel C.O.D. ?

[La suite est à lire dans Le destin du pronom personnel COD.]

 

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28 mai 2010 5 28 /05 /mai /2010 00:06

L’expression « se tirer une balle » rencontre un succès croissant. « Quand Vincent saura ça, il va se tirer une balle. » « Tu n’as plus qu’à te tirer une balle. » Où donc ? Ce n’est plus jamais précisé. L’humour est noir et la construction se révèle plaisante.

« “J’te rappelle asap pour le feed-back du bip…” / Si vos collègues parlent de cette façon au bureau, c’est à eux de se tirer une balle. » (Jean-Hugues Lime, 100 [sic] raisons de ne pas se suicider au boulot, Mille et une nuits, 2010, p. 50.) Asap ? C’est As soon as possible. Encore un nouveau mot résultant de la lexicalisation d’une abréviation anglaise… Mais trêve de digressions. J’ai cité ce passage à cause de l’expression « se tirer une balle », qui ne semble plus nécessiter le moindre complément circonstanciel de lieu. Ellipse par souci de la bienséance, pour ne pas enfreindre le tabou du suicide. L’absence du complément circonstanciel donne à la phrase une allure savamment débraillée, qui souligne l’humour.

Ce débraillé n’est pas toujours l’effet que recherchait l’auteur.

Au milieu d’un thriller pour collégiens, Michel Honaker raconte le réveil d’un avocat corrompu que des hommes armés sont venus enlever dans sa chambre d’hôtel après lui avoir tiré dessus. Honaker écrit ceci : « Mark Thénaud émergea lentement du coma, presque surpris de revoir la lumière […]. La balle qu’on lui avait tirée n’était pas létale. » (Le département du diable, éditions Flammarion, collection Tribal, 2009, p. 87.) Aidons cet écrivain. Proposons-lui deux retouches qu’il pourrait faire à ce passage : « La balle qu’on avait tirée sur lui », « La balle qui l’avait atteint ». Enfin, cette balle « n’était pas mortelle »

La même expression bancale apparaît fugitivement dans une page du grand Guy Dupré :

« [L’événement qui vint achever la vie de Maurice Barrès] ce fut la balle de revolver que tira le mari de sa nièce Suzanne sur son épouse endormie – comme si la balle que s’était tirée son neveu Charles Demange, ricochant sur la paroi courbe du temps, avant d’atteindre à l’œil son petit-fils Claude, le 26 mai 1959, dans le djebel Harraba, s’était logée en passant dans la tête de sa nièce Suzanne ! » (Guy Dupré, « Les trois Barrès », dans Les manœuvres d’automne, éditions Olivier Orban, 1989, p. 44 ; et p. 43-44 dans la réédition faite par Bartillat, collection Omnia, 2013.) Il aurait fallu écrire : « comme si la balle que s’était tirée dans la tête son neveu Charles Demange… ».

Mais alors le groupe « dans la tête » se trouve lourdement répété au sein de la phrase. Que faire ?

Ne pourrait-on remplacer sa seconde occurrence par : « à l’intérieur du crâne » ? Cela donnerait : « comme si la balle que s’était tirée dans la tête son neveu Charles Demange… s’était, en passant, logée à l’intérieur du crâne de sa nièce Suzanne ». Le déplacement du gérondif « en passant » supprime une équivoque ; je me demande pourquoi Dupré n’avait pas fait lui-même cette retouche.

Un dénommé Erik Günter avait été blessé en Afghanistan : « Il avait reçu quatre balles et été renvoyé chez lui. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Le réveil de Scorpia, neuvième aventure d’Alex Rider, Hachette, 2011, p. 108.) Il avait reçu quatre balles… dans une enveloppe arrivée par la poste ? Mais non : dans le corps ! Pour le dire autrement : il avait été atteint (ou blessé) par quatre balles.

Et dans une scène qui est censée se dérouler en 1795… « [Rosalie] poussa un petit cri en remarquant des traces sanglantes à la hanche de Delormel : / – Tu as pris une balle ? / – Non. / – Et ça, sur ta hanche… / – C’est le sang d’un hussard que j’ai porté. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 257, et dans le Livre de Poche, p. 238.)

À cette époque, on demandait plutôt : « – As-tu été touché d’une balle (atteint d’une balle, frappé d’une balle) ? »

 

La lacune peut résulter de l’absence d’un verbe.

Michel Djerzinski lit une annonce publicitaire pour des croisières de luxe à bord du Costa Romantica : « Ce navire était décrit sous les traits d’un authentique paradis flottant. Voici comment pourraient se dérouler – il ne tenait qu’à lui – les premiers instants de sa croisière : “D’abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l’immense coupole de verre. Par les ascenseurs panoramiques, vous monterez jusqu’au pont supérieur. Là, depuis l’immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant.” » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 228.) Il ne tenait qu’à lui (lecteur de ce prospectus) de les vivre (= de vivre les merveilleux instants promis), ou de les voir se dérouler, si l’on considère que c’est ce verbe, exprimé précédemment, que l’auteur sous-entend dans la parenthèse entre tirets.

C’est parfois toute une subordonnée qui fait défaut : « François disait qu’il rêvait encore souvent aux caves de l’aïeule. […] Quelque chose s’y conservait, quelque chose de très ancien, tout aussi énigmatique pour sa vieillesse [= la vieillesse de François] que pour l’enfant, et qui le retenait avec la même puissance qu’autrefois, qui le tirait en arrière » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 195). La deuxième phrase citée serait plus claire et mieux équilibrée si l’on y procédait à un ajout, en écrivant : « que pour l’enfant qu’il avait été ». Mais alors les relatives se succèdent… Le mal vient du défaut de parallélisme entre les syntagmes « sa vieillesse » et « l’enfant ».

 

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27 mai 2010 4 27 /05 /mai /2010 01:47

La présence de certains adjectifs ou de certains compléments est exigée par un usage ancien ou par les logiques internes de la langue. L’omission d’un mot ou d’un groupe de mots requis par ces logiques, même si celui-ci n’est pas essentiel pour le sens, cause une lacune dans le style. C’est un phénomène très courant aujourd’hui, qui semble avoir d’abord été la caractéristique de certaines traductions françaises d’œuvres étrangères.

« [Alex] l’aperçut à deux reprises ; une fois en train d’inspecter les sacs des visiteurs à la porte 5, une autre fois en train d’indiquer leur chemin à un couple. » (Anthony Horowitz, Skeleton Key, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat, 2002, Le Livre de Poche jeunesse, p. 41.) Certes, on pourrait se contenter de corriger la faute grossière que contient cette phrase, en écrivant : « d’indiquer son chemin à un couple ». Mais la formulation manquerait encore de contour. Écrivons alors : « d’indiquer son chemin à un jeune couple » ; ou, pour conserver tous les mots de la phrase imprimée : « d’indiquer leur chemin à un couple de retraités » (ou « de Japonais d’âge mûr », etc.). Je serais curieux de savoir ce que disait exactement le texte anglais d’Horowitz.

« D’ailleurs, trois ou quatre voitures étaient garées sur des emplacements, près du passage surélevé sur lequel il marchait. » (Ibid., p. 50.) Là aussi, il faut ajouter quelque chose : les voitures « étaient garées sur des emplacements prévus à cet effet », ou « tracés sur le sol ».

« Dès ses premières confidences, en 1967, Rubi m’assura que ses camarades ex-SS, restés à Allach, avaient tous été exterminés. Mais il n’avait aucune preuve à l’appui… » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, p. 265.) À l’appui de ses dires. En effet, les points de suspension qui terminent la phrase n’indiquent pas une interruption : ce n’est pas un énoncé inachevé. Du reste, les points de suspension n’empêchent pas le paragraphe de se poursuivre, en ces termes : « Ainsi mettait-il, non sans une secrète satisfaction, bourreaux et victimes sur le même plan », etc. Et comme le narrateur s’exprime dans un français soigné tout au long du texte, il s’agit bel et bien, dans le passage en question, d’une défaillance syntaxique et stylistique.

L’important est de rétablir noir sur blanc l’adjectif qualificatif, le complément déterminatif ou le complément circonstanciel dont le manque, perçu par le lecteur, attire inutilement l’attention sur un détail secondaire. L’écrivain est celui qui ne devrait pas donner l’impression que des mots lui manquent, sauf lorsqu’il raconte une histoire par la voix d’un narrateur illettré.

Dans Le cas Gentile, de François Taillandier (éditions Stock, 2001), la journaliste Aspasie entame une enquête sur la condition masculine « au temps du féminisme triomphant ». Nous lisons, p. 33-34 : « Il s’agissait d’entrer en relation avec des types qu’elle ne connaissait pas, et d’empêcher que les intéressés ne se fissent des idées, que la séance de confidences ne tendît à dégénérer. Elle se prémunissait de diverses façons : en choisissant des amis d’amis, qui redouteraient qu’elle n’allât tout raconter si leur comportement laissait à redire [sic] ; en rencontrant l’épouse ou la compagne quand il y en avait une, en lui prodiguant les [sic] marques d’attention et de sympathie ; en mettant les points sur les i, à l’occasion, de façon aussi claire, ferme et aimable que possible ; en arrivant aux rendez-vous vêtue d’un pantalon de velours et d’un pull, les cheveux tirés par un élastique, les lunettes sur le nez, traînant un gros cartable, bref, aussi peu sémillante que possible. »

On notera que le style de Taillandier, romancier pour qui j’éprouve pourtant la plus vive admiration, laisse, dans les détails, un peu à… désirer. Mais voici l’élément que, m’appuyant sur cet extrait, je voulais mettre en évidence : il est bon d’adjoindre au verbe se prémunir un complément. Par exemple en disant : « Elle se prémunissait contre ce danger de diverses façons ». Bien sûr, on trouvera dans la littérature quelques phrases où le verbe se prémunir a été employé de manière absolue, mais le complément introduit par la préposition contre est plus nécessaire au sémantisme de ce verbe que les gérondifs compléments circonstanciels qui le suivent (« en choisissant », « en rencontrant », etc.). Puisque la phrase intègre ces gérondifs, elle doit aussi intégrer le complément le plus nécessaire.

« Johnson n’a plus rien du condamné ahuri ; il pose pour son public et dresse ses deux mains lourdement enchaînées l’une à l’autre, dans un geste de victoire. » (Benoît Duteurtre, La petite fille et la cigarette, Fayard, 2005, p. 109-110.) Employé sans complément circonstanciel, le verbe dresser peut avoir de multiples significations. Écrire ici, par exemple : « il dresse vers le ciel ses deux mains ». L’ajout serait en parfait accord avec le contexte, puisque la scène se passe en plein air.

Le narrateur principal de La possibilité d’une île est parti s’installer en Andalousie avec sa femme Isabelle : « Mon agent voyait d’un bon œil cette période d’isolement ; il était bon, selon lui, que je prenne un peu de recul, afin d’attiser la curiosité du public ; je ne voyais pas comment lui avouer que je comptais mettre fin. » (Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, 2005, p. 65-66.) Que je comptais mettre fin à ma carrière. L’omission de certains compléments est fréquente dans la prose de Houellebecq.

Il arrive que l’aberration syntaxique provoque une absurdité sémantique : « Ils organisaient à longueur d’année des concerts dont la recette allait à diverses organisations d’enfants défavorisés. » (René Belletto, L’Enfer, éditions P.O.L, 1986 ; publié en format de poche dans la collection Points des éditions du Seuil, p. 28 ; faute non corrigée dans la nouvelle édition « revue par l’auteur », parue en 2007 ; collection Folio, p. 36.) Il faut évidemment comprendre : « à diverses organisations d’aide aux enfants défavorisés ».

 

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24 mai 2010 1 24 /05 /mai /2010 21:25

Sur les affiches qui dévorent nos façades et obstruent nos perspectives, dans les prospectus publicitaires qui emplissent nos boîtes aux lettres, dans les sous-titres des programmes diffusés par nos téléviseurs, comme dans la plupart des lettres que nous adressent l’État ou nos amis : tous les nombres sont désormais libellés en chiffres, parfois jusqu’au pauvre article indéfini, qui n’en demandait pas tant (« Votre déclaration de revenus en 2 temps 3 mouvements », « Une bombe explose dans le hall d’un immeuble, faisant 1 mort et plusieurs blessés », « Tes 2 cousins ont acheté 1 nouvelle voiture », « J’ai eu 1 peu peur », etc.).

Sur la quatrième page de couverture des livres mais aussi, depuis peu, à l’intérieur des pages, nous voyons s’imprimer en chiffres, et non plus en toutes lettres, l’âge des personnages, parfois la durée (en jours, en mois ou en années) de tel événement ou processus.

Tout écrivain, tout éditeur, tout lecteur doté d’un minimum de goût devrait combattre cette nouvelle mode typographique. Nous le savions pourtant, on nous l’avait appris : il faut écrire les nombres en toutes lettres lorsqu’ils désignent des quantités ; on peut écrire en chiffres – il est même d’usage de le faire – un nombre qui désigne un rang.

Nous devrions avoir à cœur de rendre visible la différence qu’il y a entre après quinze jours et après le 15 juin. 

Lorsqu’ils sont imprimés en chiffres, les nombres crient sur la page, tout autant que des mots entièrement composés en capitales. Il ne faut donc pas en abuser.

De cette faute de goût, la phrase suivante offre un exemple saisissant : « Son agent soumet le manuscrit de Tante Mame à 19 maisons d’éditions [sic pour l’intempestif pluriel], qui le refusent, jusqu’à un petit éditeur, Vanguard Press, qui a l’idée de lier les aventures successives par une astuce : chacune est annoncée par une moralité, comme dans le Reader’s Digest. » (Charles Dantzig, préface au roman Tante Mame de l’Américain Patrick Dennis, p. VII ; réédité par Flammarion, 2010.)

Au milieu d’un résumé des Manœuvres d’automne de Guy Dupré, Angelo Rinaldi évoquait « Mme Simone, l’inspiratrice d’Alain-Fournier, morte il y a peu, à 100 ans et des poussières – la poussière même qui, à son grand regret, ne voulait pas d’elle » ; puis il citait la chanson Sarah de Reggiani : « La femme qui est dans mon lit/N’a plus 20 ans depuis longtemps » (Angelo Rinaldi, « Nouba au Père-Lachaise », article de 1989 repris dans Service de presse, éditions Plon, 1999, p. 344 et 345). Sans doute ces chiffres sont-ils la trace d’un état du texte antérieur à la mise au net.

Je n’ignore pas que, dès sa première édition de 1934, la couverture d’un livre de Jean Guéhenno portait : Journal d’un homme de 40 ans. Ce nombre s’affichait en chiffres sur la couverture (celle des éditions Bernard Grasset, puis, quelques décennies plus tard, celle du Livre de Poche). En revanche, dans le texte, l’auteur n’utilise que « quarante ans », « vingt ans », etc.

Raphaëlle Bacqué, dans Le dernier mort de Mitterrand (Grasset et Albin Michel, 2010), sait quels nombres il convient d’écrire en chiffres et lesquels il convient d’écrire avec des mots. Par exemple lorsqu’elle évoque, p. 73, la durée d’un trajet : « l’on met parfois sept ou huit heures en voiture, depuis Paris » ; ou, p. 184, « l’entrée de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée » ; ou lorsqu’elle mentionne, p. 188, l’âge des deux filles de Gilbert Mitterrand : « Pascale, neuf ans, et Justine six ans, les petites-filles du président » (oubliant toutefois la virgule avant une apposition) ; ou encore lorsqu’elle décrit les effets de l’âge sur le corps pourtant athlétique de François de Grossouvre (ibid., p. 220) : « Torse nu, à soixante-dix ans passés, il était encore un bel homme ».

Raphaëlle Bacqué a fait composer en chiffres les indications d’heure et nous ne saurions le lui reprocher : « autour de 20 heures » (p. 13) ; « Vers 19 h 50 » (p. 15) ; « Nouvel appel à 21 h 2 » (p. 178 ; il est agréable de lire une unité pour une fois non précédée de ce zéro pour affichage à cristaux liquides, qui s’introduit aujourd’hui jusque dans la numérotation des pages de certaines revues) ; les années : « Un suicide sur les bords de la Nièvre, le 1er mai 1993, jour des fêtes ouvrières et des acquis de la gauche » (p. 20). Car « il y a de l’affectation à écrire 1936 “mille neuf cent trente-six” ; c’est si peu naturel que, précisément, cela distrairait le lecteur », écrit avec raison Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, à l’article « Cohen (Albert) ». En chiffres aussi, le calibre d’une arme à feu, et tout ce qui s’apparente à un numéro : « un 357 Magnum Manurhin » (p. 16) ; « sa vieille 204 cabriolet » (p. 34) ; « l’article 74 du Code de procédure pénale » (p. 37 ; on aura remarqué que, dans tout le livre, les majuscules sont distribuées avec beaucoup de discernement) ; « ses bureaux du 33 rue Tronchet » (p. 53 ; il manque juste une virgule avant la désignation de la rue).

Emploi subtil des indications de quantité, tantôt en lettres, tantôt en chiffres : « Grossouvre a déboursé 185 000 francs et en détient 988 parts, Claude son épouse 10 et Anne Pingeot les deux dernières, pour cent francs chacune. » (Ibid., p. 83 ; certes, « Claude son épouse dix » aurait été une meilleure graphie.) « Montant de la transaction : 110 millions de francs. Six mois plus tard, Alsthom a découvert que les actifs de Vibrachoc atteignent péniblement 2 millions de francs. » (Ibid., p. 200.) Le procédé est moins convaincant page 206, lorsque la journaliste écrit : « À la banque Hottinguer, on lui a remis copie de tous les chèques supérieurs à 1 million émis par Pelat depuis 1982. Visiblement, le magistrat savait ce qu’il cherchait. Il a trouvé un chèque d’un montant de 1 million, émis le 18 septembre 1986, à l’intention du notaire parisien chargé de la vente d’un appartement acquis par Pierre Bérégovoy. » Pourquoi ne pas écrire : « chèque d’un montant d’un million » ?

Malheureusement, certaines mentions d’âge sont libellées en chiffres, sans qu’on sache pourquoi : « un homme de 73 ans » (p. 9), « à 76 ans » (p. 15), « à 18 ans » (p. 46), « un homme de 63 ans » (p. 92) ; « elle qui avait 19 ans lorsqu’il est mort » (p. 236)…

Mais globalement, le texte a fait l’objet d’un traitement éditorial soigné.

Certes, on pourrait considérer que les connotations de la graphie « avoir 20 ans » ne sont pas tout à fait les mêmes que celles d’« avoir vingt ans ». Avoir « 20 » ans, avec une telle mise en relief des chiffres, ce serait en avoir vingt, ni plus ni moins, être entre sa vingtième et sa vingt et unième année, tandis qu’avoir « vingt » ans cela signifierait : avoir entre vingt et vingt-cinq ans… Mais il y aurait là une distinction byzantine, à laquelle ceux qui écrivent ou qui impriment n’ont jamais songé.

Il nous arrive de lire, quelle que soit la nature du document : « Après 35 ans de bons et loyaux services… », comme si le nombre avait là une importance démesurée. Il aurait évidemment fallu imprimer : après trente-cinq ans de bons et loyaux services. Et lorsqu’on lit : « Ça fait 4 mois, depuis le 7 avril 2009, que j’ai 18 ans », ou bien : « Johanna, 24 ans, et Kévin, 26 ans, unissent leurs destinées le 30 septembre 2008 », avouons que l’œil s’y perd un peu, bien que l’auteur de chacune de ces phrases ait précisément voulu mettre l’accent sur les données chiffrées qu’il convoque.

De plus, je constate que les imprimeurs de manuels scolaires et de livres d’images, dans le but naïf de leur faciliter l’apprentissage de la langue écrite, ont renoncé à faire savoir aux enfants que les nombres s’écrivent aussi en lettres.

Il existe un petit livre traduit du néerlandais, aux pages en carton, qui raconte, en quelques phrases et en images, une histoire où sont utilisés des nombres. Dans la traduction française, ces nombres sont tous imprimés en chiffres. Or l’auteur-illustrateur néerlandais les avait fait composer en toutes lettres dans l’édition en langue originale. Je le sais, parce que j’ai eu entre les mains un exemplaire défectueux de l’édition destinée au public français, dans lequel quatre pages imprimées en néerlandais se trouvaient reliées par erreur au milieu des autres. Il existe aussi un roman visant le lectorat dit junior, écrit par Michel Amelin, qui avait pour titre Cent vingt minutes pour mourir, lorsqu’il est paru pour la première fois, en 1997, aux éditions Rageot. En 2005, à la faveur d’un retirage, l’éditeur change le titre imprimé sur la couverture et celui-ci devient : 120 minutes pour mourir.

On voudrait empêcher les nouvelles générations d’apprendre l’écriture des nombres en lettres, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

 

Un jour, il me faudra aussi dire un mot d’une autre mauvaise habitude récemment contractée par les imprimeurs, aidés de leur logiciel de traitement de texte : elle consiste à enregistrer une espace insécable entre tel nombre qu’ils impriment en chiffres et le mot ans.

 

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24 mai 2010 1 24 /05 /mai /2010 18:57

Choses entendues : « J’ai bien hessayé… », « Je doi havouer… », « On descen hau prochain harrêt », « Il y a à Madrid un peti haéroport et un gran haéroport » ; ou encore : Pascal « étè un gran hécrivain » !

Chaque mot est prononcé comme s’il était complètement séparé des autres, la phrase apparaissant comme la juxtaposition de mots tout juste tirés du dictionnaire, ou préenregistrés et collés bout à bout, sans que soit faite aucune de ces liaisons qui, jusqu’à une époque récente, allaient de soi (même la féminisation de la finale ain disparaît, qui était d’usage devant une initiale vocalique). Bien sûr, cette lettre h que j’introduis avant la voyelle n’est pas prononcée ; je cherche encore une manière simple de noter la non-liaison, la déliaison… ou l’anti-liaison.

Le pluriel du mot œil donne aussi du fil à retordre à nos contemporains. Lorsqu’ils prononcent correctement « les yeux », « des yeux », « de beaux yeux », ils n’ont pas conscience de faire une liaison. Presque tous s’imaginent que le mot yeux commence par le son z. S’ils téléchargent un logiciel de retouche anti yeux rouges, ils liront cela : « anti zyeux rouges ».

Comprennent-ils ce que dit Jane Birkin, quand elle chante Jane B. ? Elle articule à la perfection le texte de cette chanson écrite par Serge Gainsbourg, enregistrée en 1968, sortie en 1969 (musique composée d’après un prélude de Chopin) : « Signalement : yeux bleus, cheveux châtains. / Jane B., Anglaise, de sexe féminin. / Âge : entre vingt et vingt et un. / Apprend le dessin. »

Gainsbourg nous a légué là un bel hommage aux ressources méconnues de la langue française.

 

Ajout de novembre 2012

Quatre joueurs de football se sont effondrés en même temps sur la pelouse d’un grand stade, pendant un match, foudroyés sur place pour une raison mystérieuse. Ils meurent en quelques secondes, dans de terribles convulsions.

« Le public se tut, chaque spectateur, chaque acteur [sic] sur la pelouse stoppa sa course, son avancée, pour regarder à nouveau le rectangle vert où venait de se dérouler la tragédie. Cent soixante mille yeux à la recherche des quatre corps immobiles. De ces stars que l’on ne pouvait imaginer à l’arrêt, encore moins mortes, puisqu’on les adulait pour leur puissance, leur vitesse et leurs gestes techniques. » (Bertrand Puard, Les Effacés, Opération 3 : Hors-jeu ; éditions Hachette, 2012, p. 18-19.)

J’imagine que, si quelqu’un lisait ce passage à voix haute, il prononcerait sans hésiter : « mille z’yeux », alors que la bonne prononciation devrait nous faire entendre : cent soixante « milieux ». Voilà pourquoi, en l’absence de tout déterminant terminé par un s, on parlait naguère de paires d’yeux plutôt que d’yeux. Afin de prévenir l’équivoque, il aurait donc été judicieux d’écrire : « Quatre-vingt mille paires d’yeux à la recherche des quatre corps immobiles. » (Ciel ! L’énoncé ne tient pas compte de la présence éventuelle de personnes borgnes !)

 

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24 mai 2010 1 24 /05 /mai /2010 18:22

Les Français ont tendance à confondre les pronoms y et en. Parallèlement, on constate de nombreux cas d’omission pure et simple du pronom y ou du pronom en.

 

1. Omission pure et simple :

Ces deux pronoms sont en train de disparaître de la langue orale… sauf après les pronoms relatifs dont et . « Tes chaussettes sont là où je les y ai mises », « J’ai vu le type dont tu m’en as parlé », etc. De telles phrases, si ostensiblement incorrectes, sont moins rares qu’on ne le pense. Tobie Nathan écrit, dans Qui a tué Arlozoroff ? (Grasset, 2010, p. 109) : « Collée à Tel-Aviv, Jaffa en est à la fois ses racines et son inverse. » Comment une phrase pareille a-t-elle pu échapper à la vigilance des correcteurs ?

Mais venons-en à l’essentiel.

L’omission du pronom en ou du pronom y dans des phrases où ces mots avaient longtemps paru indispensables passe aujourd’hui pour normale. Lu sous le porche de l’école primaire de mon quartier, sur une affiche ornée d’un grand dessin d’enfant : « Pourquoi les kangourous ont-il une poche ? – Pour mettre leurs mouchoirs. » Au lieu de : « Pour y mettre ».

« Si le cadre général d’un “premier contact clientèle” est donc nettement circonscrit, il demeure donc toujours, hélas, une marge d’incertitude. » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions Maurice Nadeau, 1994 ; collection J’ai lu, p. 21.) Écrire plutôt : « il y demeure »… En outre, cet ajout dissuaderait le lecteur de faire la supposition que le pronom il puisse se référer au groupe « le cadre général ». Et personne ne semble avoir remarqué la répétition fâcheuse de la conjonction donc.

Un employé du ministère de l’Agriculture vient d’interroger le héros-narrateur, et celui-ci s’apprête à répondre qu’il n’a pas la réponse à sa question : « Mais Tisserand, décidément en grande forme, me prend de vitesse : une étude vient de paraître sur le sujet, affirme-t-il avec audace […]. Malheureusement il n’a pas l’étude sur lui, ni même ses références ; mais il promet de lui adresser une photocopie, dès son retour à Paris. » (Extension du domaine de la lutte, J’ai lu, p. 60.) Le pronom en ne devrait pas être omis : « il promet de lui en adresser une photocopie ».

« Le lendemain, je ne suis pas allé travailler. Sans raison précise ; je n’avais simplement pas envie. » (Extension du domaine de la lutte, J’ai lu, p. 123.) Je n’en avais…

« Michel était dans sa chambre ; elle poussa la porte et entra. Elle avait prévu de l’embrasser, mais lorsqu’elle amorça le geste il recula d’un bon mètre. » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éditions Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 61.) Lorsqu’elle en amorça le geste…

« [L]a société érotique-publicitaire où nous vivons s’attache à organiser le désir, à développer le désir dans des proportions inouïes, tout en maintenant la satisfaction dans le domaine de la sphère privée. » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 161 ; passage extrait de propos tenus par Bruno.) Mais satisfaction de quoi ? Il ne s’agit pas de la satisfaction personnelle en général, mais de l’action par laquelle on satisfait le désir. Pour faire disparaître l’équivoque que contient la phrase, il faut écrire : « tout en en maintenant la satisfaction dans le domaine de la sphère privée » (ou : « tout en maintenant la satisfaction du désir dans… »).

« Il se dit qu’il aurait dû faire un enfant à Annabelle ; puis d’un seul coup il se souvint qu’il l’avait fait, ou plutôt qu’il avait commencé à le faire, qu’il avait tout du moins accepté la perspective ; et cette pensée le remplit d’une grande joie. » (Les particules élémentaires, J’ai lu, p. 284.) Qu’il en avait tout du moins accepté la perspective.

« Sur le chemin, je prends une bouteille de vodka au poivre pour faire plaisir à Jérôme. / Nous buvons quelques gorgées rouges et brûlantes. » (Tonino Benacquista, Saga, éditions Gallimard, 1997 ; collection Folio, p. 149.) Nous en buvons quelques gorgées…

Échantillons plus anciens : « Van Straeten présentait un visage émacié, presque ascétique. Son menton s'agrémentait d’une courte barbe rousse. Ses cheveux, bien fournis, frisottaient. Ses yeux avaient un regard trouble, équivoque, comme si des taies dégueulasses eussent recouvert le globe. » (Léo Malet, Micmac moche au Boul’Mich’, éditions Robert Laffont, 1957, chapitre VI ; consulté dans l’édition de poche du Fleuve Noir, p. 83.) Comme si des taies dégueulasses en eussent recouvert le globe ! « Gerbère a ôté ses lunettes à grosse monture d’écaille. Il essuyait les verres, très lentement, avec un mouchoir. Il était sûr de son effet. » (Patrick Modiano, Les boulevards de ceinture, éditions Gallimard, 1972, collection Folio, p. 162.) Il en essuyait les verres…

Quelqu’un peut-il m’expliquer ce que de telles omissions sont censées ajouter au style ?

Le solécisme est manifeste dans le texte suivant : « Au mois de septembre 2001, après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse qui avait causé la mort de trente personnes et blessé deux mille cinq cents autres, j’étais parvenu à convaincre trois victimes de tenir un “carnet d’hôpital”. J'y avais inséré des photos de leurs corps tailladés et brûlés. » (Thierry Hesse, Démon, roman, éditions de l’Olivier, 2009 ; collection Points, p. 20.) Or il faut dire : « et en avait blessé deux mille cinq cents autres ». Je crois que ce qui a pu inciter Thierry Hesse à omettre le pronom en, c’est l’idée selon laquelle il conviendrait d’éviter la répétition de l’auxiliaire, quand sont coordonnés deux verbes mis à un temps composé ; idée fausse, mais qui s’est beaucoup répandue.

Dans Qui a tué Arlozoroff ?, roman de Tobie Nathan, nous entendons le propriétaire d’un hôtel poser la question suivante, rapportée au style direct (p. 52) : « Cette table vous convient-elle ou préférez-vous une autre, plus près de la lumière ? » Au lieu de : « … ou en préférez-vous une autre » ; le personnage qui parle n’étant pas un rustre mais un homme d’une courtoisie raffinée. Plus loin dans le même roman (p. 271), nous lisons : « Débordé par le monstre de sept litres de cylindrée, Lowel-Baker avait perdu la maîtrise. » Le monstre dont il est question est un roadster Mercedes, que le dénommé Lowel-Baker est en train de conduire pied au plancher. C’est de cet engin que l’Américain a perdu la maîtrise. Alors pourquoi le pronom en ne précède-t-il pas le verbe « avait perdu » ?

Dans le dernier roman de Benoît Duteurtre, Le retour du Général (éditions Fayard), nous lisons à la page 55 : « À ma vive satisfaction, le premier médicament de la liste était un générique du Voltarène, et le deuxième une pilule pour la protection de l’estomac, auxquels s’ajoutaient un troisième et un quatrième dont la prescription me semblait excessive, mais qui répondaient à mon désir d’un remède de cheval et à la nécessité de soutenir l’industrie pharmaceutique. » Duteurtre aurait dû écrire : « auxquels s’en ajoutaient un troisième et un quatrième ». Le pronom relatif auxquels renvoie aux syntagmes coordonnés « le premier médicament », « le deuxième », situés à sa gauche. Mais ce pronom relatif ne peut pas de surcroît servir de substitut au nom médicament à l’intérieur des syntagmes situés à sa droite : « un troisième », « un quatrième ». Pour que ces adjectifs, nominalisés par l’adjonction de l’article indéfini, puissent soutenir l’ellipse du nom médicament (car il serait maladroit de le répéter), l’usage recourt normalement au pronom en. Et contrairement à ce que s’imaginent parfois nos contemporains, auxquels et en ne seront pas pléonastiques l’un par rapport à l’autre.

Dans l’Album Georges Simenon, Pierre Hebey commence par raconter l’enfance du futur créateur du commissaire Maigret. Le premier mouvement du père de Georges, en rentrant chez lui après sa journée de travail, était d’attiser machinalement le feu dans le poêle du salon. Puis on lit cette phrase : « Le second mouvement était de s’asseoir dans son fauteuil d’osier pour lire le feuilleton de son journal jusqu’au jour où il trouva, bien installé, l’un des pensionnaires de sa femme. » (Album Simenon de la Bibliothèque de la Pléiade, iconographie choisie et commentée par Pierre Hebey ; éditions Gallimard, 2003, p. 27.) On ne s’explique pas l’absence du pronom y dans la subordonnée relative. Faut-il attribuer cette faute à Pierre Hebey, ou à l’ingérence d’un correcteur ignare qui aura jugé qu’après n’importe quel il convient d’ôter le y ? Or ce pronom relatif a pour antécédent le nom « jour », et pas le complément circonstanciel « dans son fauteuil d’osier ». C’est à ce complément circonstanciel qu’il aurait fallu donner un substitut, en recourant au pronom y.

 

2. Confusion entre y et en :

Après avoir repoussé les avances d’un condisciple de son lycée, venu lui proposer de former avec lui une petite cellule terroriste, le héros adolescent médite sur l’amitié : « L’idée d’une société secrète me déplaisait […] ; et si l’amitié ne me semblait pas avoir besoin du terrorisme pour exister, elle n’était plus possible dès lors que le sentimentalisme s’en mêlait. » (Richard Millet, La Confession négative, Gallimard, 2009, p. 365.) Écrire plutôt : « s’y mêlait » (= dès lors que le sentimentalisme se mêlait à l’amitié).

Autre faute, très répandue chez les écrivains : « il en va de… » est très souvent employé à la place d’« il y va de… ». Par exemple sous la plume d’Olivier Maulin, dans Les Évangiles du lac, p. 165 : « Il en va de l’avenir de nos enfants ». Ou sous celle de Benoît Duteurtre, dans Les pieds dans l’eau (Gallimard, 2008), p. 108-109 : « Et lorsqu’on leur demande pourquoi ils veulent araser ces talus au milieu des champs, ils répondent qu’il faut bien “que les camping-cars puissent se croiser” ; et lorsqu’on leur demande pourquoi il est important que les camping-cars se croisent, ils répondent qu’il en va de l’accroissement du tourisme ; et quand on leur demande en quoi l’accroissement du tourisme est utile pour cette commune, ils répondent qu’il en va du commerce local ; et quand on leur rétorque que le commerce local n’existe plus et que les touristes vont tous à l’hypermarché de la ville voisine, ils répondent que c’est une question d’activité. » (La mise en italique est de l’auteur.)

Nous aurions préféré trouver : « il y va de l’accroissement du tourisme… il y va du commerce local » (ou plutôt : « de la survie » de ce commerce). Une phrase longue, progressant par rebonds successifs de la réflexion, peut perdre de son pouvoir de persuasion à cause de quelques bourdes.

Ne dites pas : « Il en va de ma responsabilité », mais : Il y va de ma responsabilité, c’est-à-dire : ma responsabilité sera engagée si je n’agis pas. Et ne dites pas : « Il en va de ma réputation, de mon autorité », mais : Il y va de ma réputation, de mon autorité : la sauvegarde de ma réputation ou de mon autorité en dépendent (dépendent de la décision que je prends, ou de l’action que je mène).

 

3. Utilisation du pronom en ou du pronom y dans des phrases où il aurait fallu recourir au pronom lui ou elle, précédé de la préposition de ou de la préposition à :

Entendu à la radio. « Les Américains : on aura encore besoin d’eux, comme on en a eu besoin par le passé. » Cette reprise par en du syntagme d’eux se justifie ici par la recherche de l’euphonie et par l’absence de toute ambiguïté sémantique. Le pronom en devrait pourtant renvoyer à des animés humains le moins souvent possible ; il devrait être réservé aux inanimés et aux animés non humains.

Morgan Sportès commet cette faute constamment : « En général Oma [= grand-maman] les laisse poireauter sur le pas de la porte, leur donnant un peu de pain pour s’en débarrasser, ou leur accordant un coin de grange où dormir. » (L’aveu de toi à moi, Fayard, p. 235). Il ne s’agit pas de se débarrasser du pain, mais des soldats errants. Donc : « se débarrasser d’eux ».

« C’était une étrange élite que Rubi côtoyait ainsi dans cette pension accrochée au flanc des Alpes bavaroises : bourgeois, aristos, artistes, qui avaient valsé, périlleusement, entre le nazisme, dont ils ne voulaient plus, et le communisme, qui n’en voulait pas. » (Ibid., p. 277.) Qui ne voulait pas d’eux.

« Roosevelt rejette alors cette découverte, il ordonne la destruction du rapport ; et quand Earle insiste pour le publier, le président lui intime l’ordre par écrit de ne pas le faire, puis s’en débarrasse en l’affectant aux îles Samoa. » (Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, collection L’Infini, 2009, p. 171.) Écrire ici, ne serait-ce que pour dissiper toute ambiguïté : « se débarrasse de lui » (de l’homme Earle, pas de son rapport).

« Celui sur lequel nous avions jeté notre dévolu, nous désirions tout lui prendre, le dévorer, qu’il n’en reste rien. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 83.) Le fait que les personnages veuillent ici réduire leur souffre-douleur à l’état de chose innommable suffit-elle à légitimer ce en mis pour de lui ?

« Le monde littéraire est un de ceux où il est le plus facile d’acquérir une réputation de mauvais garçon, et Houellebecq s’y est dûment attelé. Quand une journaliste du Times est venue le rencontrer pour en faire le portrait, il s’est soûlé jusqu’à l’effondrement, s’est écroulé, tête la première, dans son dîner, et lui a dit qu’il ne répondrait à ses questions que si elle couchait avec lui. » (Raphaëlle Leyris traduisant un article de Julian Barnes, « Haine et hédonisme : L’art insolent de Michel Houellebecq » ; dans Les Inrockuptibles, numéro hors-série consacré à Houellebecq, mai 2005, p. 31.) Une journaliste du Times est venue le rencontrer pour faire son portrait.

Houellebecq lui-même remplace fréquemment le pronom ils ou elles (du pluriel) par en : « Plusieurs femmes avaient croisé mon chemin ; je n’en conservais aucune photo, ni aucune lettre. Je n’avais pas non plus de photos de moi : ce que j’avais pu être à quinze, vingt ou trente ans, je n’en gardais aucun souvenir. » (Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 175.) Dans la première de ces deux phrases, il aurait été plus grammatical d’écrire : « je ne conservais d’elles aucune photo ». Dans la deuxième phrase, en revanche, le pronom en est tout à fait à sa place.

Le pronom y, par sa discrétion, se prête à des abus similaires : « Depuis, François ne peut pas la [= Nicole] rejoindre sans avoir le cœur qui bat. / Lui qui cherche toujours de nouvelles conquêtes, il ne pensait pas qu’il y serait si attaché. » (Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010, p. 93.) Au lieu de : « qu’il serait si attaché à elle ».

« Il n’était pas certain que la société puisse [c’est-à-dire pût] survivre très longtemps avec des individus dans mon genre ; mais je pouvais survivre avec une femme, m’y attacher, essayer de la rendre heureuse. » (Houellebecq, Plateforme, J’ai lu, p. 320.) M’attacher à elle, m’attacher à une femme. Ici, la présence de l’article indéfini a pu favoriser le choix du pronom y.

En revanche, l’emploi du pronom en dans la phrase suivante est tout à fait logique : « [Le gestapiste] explique à Jan Karski qu’il ne laisse jamais sortir personne sans en avoir tiré la vérité. » (Haenel, Jan Karski, p. 73.) Ici, on n’aurait pu écrire ni « de lui » ni « d’elle ».

 

Note :

Dans la langue classique, y et en représentaient aussi bien les noms de choses que les noms désignant les êtres humains. « Ne vous y fiez pas » pouvait très bien signifier : « Ne vous fiez pas à cet homme. » C’est pour éviter les équivoques que les écrivains se sont mis à séparer nettement l’emploi d’à lui (à elle) et celui du pronom y. Comme je l’ai indiqué ailleurs (voir Le participe peut-il être apposé à un nom auquel il ne se rapporte pas sémantiquement ?), le système syntaxique et orthographique du français s’est bel et bien amélioré au fil des siècles, du moins jusqu’à une époque récente.

Une phrase comme celle-ci, normalement, n’offre plus la moindre ambiguïté : « Son insolence m’a agacé ; j’y ai répondu par la fermeté. » Comme nous l’explique Joseph Hanse : lui renverrait à l’insolent. (Hanse et Blampain, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, troisième édition, Duculot, 1994, p. 954, dans l’article « Y »).

 

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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 02:16

Laurent Mauvignier fait imprimer, dans Des hommes (éditions de Minuit, p. 148) : « Ils essaient de lui arracher la photo, de se la passer les uns les autres, et les commentaires volent entre deux rires. » Cette construction est-elle incorrecte ? Mauvignier aurait-il dû écrire : « se la passer les uns aux autres » ?

Certes, dans Les mots et les choses de Michel Foucault, on lisait déjà, au cœur d’une phrase splendidement bâtie (Gallimard, 1966, p. 353) : « [À] travers une critique philologique, à travers une certaine forme de biologisme, Nietzsche a retrouvé le point où l’homme et Dieu s’appartiennent l’un l’autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort de l’homme. »

Foucault aurait-il mieux fait d’écrire : « s’appartiennent l’un à l’autre » ?

Dans Les testaments trahis, qu’il a rédigé directement en français, Milan Kundera affirme que « la plus grande partie de la production romanesque d’aujourd’hui est faite de romans hors de l’histoire du roman : confessions romancées, reportages romancés, règlements de comptes romancés, autobiographies romancées […], romans ad infinitum, jusqu’à la fin du temps, qui ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique, n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l’un l’autre » (Gallimard, 1993, rééd. Folio, p. 28). Kundera aurait-il dû écrire : « se ressemblent l’un à l’autre » ?

Dans les phrases que je viens de citer, j’ai longtemps cru que la préposition à, déjà contenue dans le pronom réfléchi indirect se, devait être répétée au sein de la locution l’un l’autre. Or Maurice Grevisse et André Goosse, dans Le bon usage (édition de 1988, § 993), affirment que cette répétition n’est pas obligatoire. « L’un l’autre se construit parfois sans préposition quand cette expression est redondante par rapport à un pronom personnel réfléchi mis devant le verbe : Le soir d’une défaite qu’ils s’attribuent L’UN L’AUTRE (BARRÈS, Union sacrée, p. 211). – Ils se prêtent leur livret L’UN L’AUTRE (DORGELÈS, Réveil des morts, p. 28). –  Ils se lancèrent L’UN L’AUTRE à la tête de multiples écrits (DANIEL-ROPS, Église des temps classiques, t. I, p. 448). »

Cette particularité de la syntaxe française méritait d’être rappelée, mais on ne la rencontre que dans des conditions précises, qu’il faut aussi décrire.

Ayant poursuivi mon investigation, j’ai pu constater que, s’il est permis de se passer de la préposition à dans l’un l’autre lorsque le se du verbe pronominal est un complément d’attribution, il est interdit de le faire quand l’un l’autre est mis au pluriel et devient les uns les autres. J’ignore pour quelle raison mon édition du Grevisse et Goosse ne mentionne pas ce point. L’adjonction du à transforme nécessairement un les en aux. Ne pouvant faire l’ellipse du les, on est bien forcé de faire apparaître noir sur blanc la préposition, fondue dans la composition du mot aux.

Chacun peut aller le vérifier grâce au Trésor de la langue française informatisé, dictionnaire mis en ligne sur Internet, à l’accès non payant. Cet outil extraordinaire rend possible des recherches très fines qu’aucun dictionnaire sur papier ne permettait. En tapant dans la fenêtre de recherche : « les uns les autres », on obtient la liste de cent six occurrences de l’expression. Les liens hypertexte internes permettent de consulter chacune des phrases qui contiennent la locution recherchée, quel que soit l’article où elle est citée. On se retrouve donc avec une centaine de constructions pronominales, la plupart attestées par des écrivains. Mais les verbes y sont tous transitifs directs : s’abhorrer les uns les autres, s’aimer les uns les autres, se manger les uns les autres, se quitter les uns les autres, s’inviter les uns les autres, se dénoncer les uns les autres, se vomir les uns les autres

En revanche, en réponse à la recherche « les uns aux autres », le Trésor de la langue française informatisé donne accès à cent sept attestations de l’expression, la plupart comportant une construction pronominale. Voici quelques-uns de ces verbes pronominaux transitifs indirects que suit l’expression « les uns aux autres » : s’ajuster les uns aux autres, se livrer les uns aux autres, se montrer les uns aux autres, s’unir les uns aux autres… Bilan de nos recherches : dans près de deux cents phrases consultées, aucun verbe pronominal transitif indirect n’a été trouvé qui soit suivi de « les uns les autres ».

La cause est donc entendue. C’est dommage pour la phrase de Mauvignier.

Mais ce que Goosse et Grevisse ne disent pas, c’est si on peut employer l’un l’autre lorsqu’il est question de plus de deux individus. Les exemples qu’ils citent ne nous permettent pas de nous prononcer. Kundera a-t-il eu raison d’écrire : « se ressemblent l’un l’autre » ? N’aurait-il pas dû dire : « se ressemblent les uns aux autres » ?

Affaire à suivre.

 

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2 mai 2010 7 02 /05 /mai /2010 19:02

L’écrivain François Bégaudeau a fait d’un jeune professeur de français le narrateur de son roman Entre les murs, paru en 2006. Comme l’auteur à l’époque, ce professeur travaille dans un collège classé en zone d’éducation prioritaire. Du reste, quand il parlait de son livre à des journalistes, Bégaudeau expliquait qu’il avait en quelque sorte composé une autofiction et que son narrateur-personnage n’était guère différent de lui-même.

Ce narrateur, ou l’auteur, tel qu’il se décrit, est un professeur qui n’admet pas la plus petite offense faite à son autorité, mais qui éprouve beaucoup de lassitude à chaque fois qu’il doit consacrer son énergie et son intelligence à une leçon de grammaire. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il renonce sans trop de scrupules à l’impératif de transmettre des connaissances, oh non… Pourtant, le seul pouvoir qui reste au « prof », dans Entre les murs, ce n’est plus le pouvoir d’enseigner et d’évaluer des connaissances, c’est celui d’avoir le dernier mot lors des discussions animées et parfois tendues qui naissent entre lui et ses élèves.

Mon intention, en recopiant cet extrait, n’est pas de fustiger le langage des « jeunes de cités », que l’écrivain restitue et recrée avec une précision hallucinante. Je désire simplement donner un aperçu de la leçon de grammaire, scène récurrente du livre. Bégaudeau s’efforce d’en tirer à chaque fois le maximum d’effets comiques, en n’épargnant ni les adolescents, ni le professeur évidemment incapable de défendre le bien-fondé de son propre enseignement. On en jugera par cet extrait, dans lequel le narrateur se dépeint face à une classe de troisième.

Que pense François Bégaudeau, professeur de français, de la disparition des temps antérieurs ou de l’inflation du subjonctif ? Pas grand-chose. Au fond, il ne voit pas le problème.

 

J’errais entre les tables, posant sans regarder mes yeux sur les cahiers masqués par les coudes à mon passage. Je m’ennuyais.

– Bon allez on corrige. Donc, une phrase avec « après que ». Hadia qu’est-ce que tu nous proposes ?

Boucles d’oreilles en plastique noir tachetées de cœurs roses.

– Après qu’il soit allé à l’école, il rentra chez lui.

Ayant noté au tableau sur [sic] sa dictée, je me suis reculé. […]

– Hier j’ai dit qu’après « après que » on met l’indicatif. Pourquoi ? Parce que le subjonctif exprime des choses hypothétiques, des actions pas sûres. […] Quand on utilise « après que », c’est que l’action a eu lieu puisqu’on est après, donc on met l’indicatif. Donc là comment on va faire ? Cynthia encore.

Pink [brodé en rose sur le tee-shirt noir de Cynthia].

– Euh. Après qu’il alla à l’école, il rentra chez lui.

Je notais à mesure au tableau.

– Bon, tu as mis l’indicatif, c’est bien. Le seul petit truc, et c’est la deuxième chose qui allait pas dans la phrase d’Hadia, c’est qu’en fait on utilise pas le passé simple dans ce cas-là. On utilise plutôt le passé composé [sic], donc ça donne ?

Pink.

– Euh… après qu’il est allé à la piscine, il rentra.

– Oui mais non. Il faut le mettre partout, le passé composé.

– Euh… après qu’il est allé à la piscine, il a rentré.

[…]

C’est à ce moment qu’Alyssa s’est dressée.

– Mais m’sieur, c’est pas obligé l’action elle est déjà faite quand on utilise après que.

Merde.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Ben par’emple si je dis il faudra que tu manges après que… après que j’sais pas, à ce moment-là ça veut dire le gars il a pas encore fait, alors là on utilise le subjonctif normalement.

– C’est vrai que dans ce cas-là on pourrait utiliser le subjonctif [sic], mais en fait non. Dans ce cas, on utilise un drôle de temps qui s’appelle le futur antérieur. Après que tu auras fait du sport, il faudra que tu manges.

– C’est pas logique.

– On peut dire ça, oui, mais tu sais cette règle avec « après que » personne la connaît et tout le monde fait la faute, alors c’est pas la peine de trop se casser la tête dessus.

   

F. Bégaudeau, Entre les murs, éditions Verticales

(Gallimard), 2006, p. 24-26. Ponctuation respectée,

ainsi que l’omission de la négation ne.

 

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28 avril 2010 3 28 /04 /avril /2010 00:39

Dans les livres que publient les grands éditeurs parisiens, nous découvrons de plus en plus de mots très mal coupés en fin de ligne. La césure graphique est parfois pratiquée avec un laisser-aller qui ne s’observait jusque-là que dans les colonnes des journaux, où ces négligences semblent inévitables.

Dans les journaux, ça peut aboutir à ceci : « ainsi que le dit justement Co-hn-Bendit » (article de Marc Weitzmann, journal Libération, jeudi 25 mars 2010). La coupure en bout de ligne intervient entre « Co » et « hn ». Vous avez dit bizarre ?

Dans les livres, c’est désormais la même chose : « dés-olante » (Jean Dutourd, Au Bon Beurre, l’École des loisirs, 2008, édition illustrée par Philippe Dumas, p. 67) ; « retro-uverons » (Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires ; éditions du Seuil, collection la République des Idées, 2002, p. 51) ; « devai-ent » (Morgan Sportès, L’aveu de toi à moi, Fayard, 2010, p. 138) ; « Il avait marché dans la combine, comme un chiot en rut, il y avait foncé, ouah, ouah ! Avec tant d’autres chi-ots ! » (ibid., p. 310 ; normalement on ne coupe pas entre deux voyelles, même lorsqu’elles forment une diphtongue ou qu’elles sont en hiatus) ; « nous avi-ons vingt ans » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, 1994, collection J’ai lu, p. 31) ; « Antial-lemand forcené, le patron de l’Action française n’en avait pas moins vu, dans la défaite de juin 1940, “une divine surprise” » (ibid., p. 311 ; la coupure aurait dû se faire entre le préfixe anti et la base) ; « qu’ils faisaient partie d’un complot de Mexic-ains anarchistes » (quatrième de couverture de Little Egypt, par Thomas McMahon, Calmann-Lévy, 2010) ; « que nos mômes se fassent rac-ketter » (Matthieu Jung, Principe de précaution, Stock, 2009, p. 266) ; « sur toute l’étendue où portent les ray-ons du soleil » (Pascal Quignard, Triomphe du temps, Galilée, 2006, p. 53 ; on ne peut couper ni avant ni après le y, lorsque cette lettre non seulement forme diphtongue avec la voyelle qui suit, mais influe aussi sur la prononciation de la voyelle qui précède).

Dans les extraits suivants, les mots seront bien coupés entre deux syllabes graphiques. Mais il faut savoir que la typographie soignée s’interdisait de rejeter au début d’une ligne la syllabe finale si celle-ci comportait une consonne et un e muet. Cette contrainte n’avait jamais pu être imposée dans les journaux, en raison de l’étroitesse des colonnes. Aujourd’hui, les professionnels de l’édition de livres semblent ne pas avoir à leur disposition d’autres logiciels de traitement de texte que ceux conçus pour les imprimeurs de journaux quotidiens.

Observez comme chaque coupure de ce type nuit à la perception immédiate de l’unité du mot et menace de fausser la prononciation : « ravis de faire leurs emplettes culturel-les » (Benoît Duteurtre, Le retour du Général, Fayard, 2010, p. 56) ; « de soli-des amis » (Raphaëlle Bacqué, Le dernier mort de Mitterrand, Grasset et Albin Michel, 2010, p. 221) ; « toutes les maîtres-ses » (Pierre Pelot, L’Ange étrange et Marie McDo, Fayard, 2010, p. 211). Et dans les années 1980 déjà : « les antagonis-mes individuels » (André Malraux, Œuvres complètes, volume I, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 775).

La coupure était évidemment proscrite dans un mot de deux syllabes s’il se prononçait comme un monosyllabe. Cette règle de bon sens est-elle encore en vigueur ? On peut en douter, lorsqu’on voit l’adjectif chaque coupé ainsi : « à cha-que personne » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 30-31) ; ou lorsqu’on lit : « de tra-ces écrites » (Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, éditions de Minuit, 2002, p. 27) ; « dès qu’el-le ouvrait la bouche » (Pierre Gripari, Patrouille du Conte, l’Âge d’Homme, réédité dans la collection Revizor en 2010, p. 149) ; « qu’el-le n’a loisir ni liberté » (ibid., p. 150) ; « c’est lui-mê-me » (ibid., p. 164).

Dans un nom propre, la coupure était également proscrite. Aujourd’hui nous lisons : « les collines de Bourgo-gne » (Le dernier mort de Mitterrand, p. 17) ; « Grossou-vre » (ibid., p. 108).

Rappelons aussi qu’il n’existe que deux façons correctes de couper en fin de ligne un mot comme aujourd’hui : « au-jourd’hui » et « aujour-d’hui ». La partie élidée d’un mot (en l’occurrence : aujourd’) ne doit pas béer au bord de la marge. Hélas fréquent dans l’écriture manuscrite de tout un chacun, le phénomène reste rare dans l’édition. Je l’ai toutefois observé dans Céline et le grand mensonge, essai d’André Rossel-Kirschen (éditions Mille et une nuits, 2004), où la préposition de apparaît en fin de ligne, p. 69, sous la forme « d’ ».

Plusieurs nombres en chiffres, multiples de mille, apparaissent dans le texte. Avec raison, André Rossel-Kirschen a libellé en chiffres ces grands nombres. Mais l’imprimeur et l’éditeur se sont montrés fort négligents, en laissant certains de ces nombres se répartir sur deux lignes d’imprimerie par l’effet d’une séparation graphique incongrue : « je dois 600 / 000 francs au fisc » (citation d’une lettre de Céline, p. 54), « Il réclame des droits sur 40 / 000 exemplaires » (p. 62).

C’est le massacre du texte à la tronçonneuse.

 

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Published by Forator
26 avril 2010 1 26 /04 /avril /2010 12:03

J’enlève énormément de majuscules lorsque je relis un manuscrit destiné à la publication, j’en raye beaucoup, par pur agacement, lorsque je lis un livre ou un document déjà imprimé. Nous vivons à une époque qui en met dix fois trop, généralement par ignorance. Il paraît que Luther a décrété que tous les substantifs de la langue allemande prendraient la majuscule, pour que les hommes qui avaient appris à lire et à écrire ne fussent plus hantés par la crainte de confondre les noms communs et les noms propres. Eh bien, les Français d’aujourd’hui en sont presque venus à recourir au même pis-aller, ayant perdu tous leurs repères dans l’usage de la langue écrite.

On met tant de majuscules à tort et à travers aujourd’hui, que les élèves des écoles et des collèges n’arrivent plus à s’en passer et écrivent « Complément d’Objet Direct », « Complément du Nom », et ainsi de suite. Ils y sont parfois encouragés par leurs maîtres et par leurs professeurs… Mais c'est puéril : comme si on risquait d’oublier le lien entre l’abréviation COD et l'expression en toutes lettres ! Ce n’est pas parce qu’on écrit P.S. (ou PS) en capitales qu’on doit cesser de parler d’un post-scriptum, avec une minuscule à chacune des initiales. Ce n’est pas parce qu’on écrit ZEP en capitales qu’on doit cesser de parler d’une zone d’éducation prioritaire, ni parce qu’on emploie le sigle PCF qu’on doit cesser de parler du parti communiste français.

Ni les noms des jours, ni ceux des mois ne devraient s’écrire avec une majuscule en français. C’est par américanisme que nos contemporains écrivent et font imprimer : « en ce Lundi 26 Avril… ». Le même genre d’usage aberrant s’est imposé dans les titres de chansons. Sous prétexte qu’à l'intérieur des livrets accompagnant les disques compacts on trouve The Man Who Sold The World, on imprime désormais : Elle A Les Yeux Révolver, absurdité que les éditeurs de livres eux-mêmes ont commencé à imiter. J’en vois la preuve dans l’album Les Bêtes d’Ombre, par Anne Sibran et Stéphane Blanquet (Gallimard Jeunesse, collection Giboulées, 2010), dont le titre est imprimé sur la couverture toutes majuscules sorties, alors qu’à l’intérieur du livre, dans le texte, on trouve sagement écrit : « bêtes d’ombre ».

Une Assemblée nationale, une Éducation nationale… peuvent bien s’abréger A.N. ou É.N., l’adjectif national ne prend pas la majuscule en français. Dès lors qu’il signifie : « qui appartient à tous les citoyens », laissons cet adjectif être modeste et démocratique. On a toujours écrit Assemblée nationale, Éducation nationale, selon la même règle qui veut qu’on écrive la Troisième République ou la Grande Armée, l’adjectif ne prenant une majuscule que quand il est placé avant le nom avec lequel il forme locution.

Certes, il existe une majuscule employée par déférence. Ainsi, on écrit Monsieur le Comte (plutôt que monsieur le comte) quand on s’adresse à lui, le titre étant mis en apostrophe. Mais quand on parle du même individu à la troisième personne, il convient d’écrire le comte de X (ou le comte tout court), sans majuscule au titre nobiliaire. Ces subtilités sont de moins en moins connues. On pourrait juger admissible la suppression de la majuscule dans les deux cas (à condition d’ôter aussi, dans l’apostrophe, celle mise à l’initiale de Monsieur, pour l’équilibre), mais la tendance sera plutôt à l’ajout d’une majuscule intempestive dans le cas de la phrase à la troisième personne. Remarque : lorsque le général de Gaulle n’est désigné que par son grade, le mot a droit à une majuscule de révérence : le Général ; mais ce traitement de faveur est réservé à un petit nombre de figures historiques (dans le cas du maréchal Pétain, le traitement de faveur aura été de courte durée).

Hélas, les médias et une partie des imprimeurs croient que la majuscule, ailleurs qu’à l’initiale d’un nom propre, est toujours un ornement, une marque de respect, une manière d’ennoblir une dénomination, quand elle sert essentiellement à personnifier un abstrait. Nous aussi, les instruits, nous nous mettons à écrire « Éducation Nationale », « Président de la République », « Service National » ou « Marine Nationale », alors qu’il faudrait écrire président de la République, service national, marine nationale ; aucun des noms président, service et marine n’étant un abstrait personnifié, contrairement à République ou à Éducation. C’est pour susciter une personnification que Baudelaire met une majuscule au nom d’un mois, dans le célèbre vers : « Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres… »

Mais n’encombrons pas les esprits de subtilités excessives. Il n’est pas interdit d’écrire : la Gendarmerie nationale, la Marine nationale. L’essentiel est de ne pas mettre de majuscule à l’adjectif, puisqu’il suit le nom.

 

L’abus actuel des majuscules me semble lié au besoin qu’ont les spécialistes de toute espèce de s’exprimer par sigles et par abréviations.

Il y a encore quelques années, le conférencier considérait comme un manque d’éducation le fait d’infliger à son auditoire des suites de lettres qui ne seraient pas comprises de tous. La faculté d’abréger était encore, comme chez les Romains et chez les copistes du Moyen Âge, une commodité de l’écriture. Elle n’était guère admise à l’oral. On avait tendance à restaurer, pendant la lecture à voix haute, les lettres manquantes des expressions abrégées.

Maintenant les journalistes, les sociologues, les psychologues, et tous les fonctionnaires, nous obligent à entendre chaque jour des dizaines de sigles dont on est obligé ensuite d’aller avouer humblement qu’on en ignore la signification, quand on l’ose. L’orateur croit-il qu’il gaspillerait son souffle vital s’il parlait quelques secondes de plus, se contraignant à articuler l’énoncé complet ? Il faut sans doute voir dans ce goût pour les sigles et pour les abréviations une forme d’intimidation culturelle. Depuis que la science s’est démocratisée, le conférencier redoute de paraître trop peu supérieur à son auditoire et multiplie les signes extérieurs de scientificité. Les abréviations font maintenant partie de ce répertoire de gadgets, elles appartiennent à la panoplie du terrorisme intellectuel.

Dans un contexte à peine différent, certains fonctionnaires prennent plaisir à remplacer la dénomination d’Éducation nationale par celle d’« Éhenne » (É.N.), comme si ces deux initiales étaient plus aptes à exprimer la gloire de la science pédagogique, ou comme si l’adjectif national s’était chargé de connotations trop négatives pour rester associé plus longtemps à la notion d’éducation. L’abréviation nouvelle peut aussi faire sourire : on croit y entendre le mot géhenne. Ce choix n’est pas inapproprié, si l’on songe à l’ambiance qui règne dans certains de nos collèges et de nos lycées…

 

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