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28 mai 2010 5 28 /05 /mai /2010 00:06

L’expression « se tirer une balle » rencontre un succès croissant. « Quand Vincent saura ça, il va se tirer une balle. » « Tu n’as plus qu’à te tirer une balle. » Où donc ? Ce n’est plus jamais précisé. L’humour est noir et la construction se révèle plaisante.

« “J’te rappelle asap pour le feed-back du bip…” / Si vos collègues parlent de cette façon au bureau, c’est à eux de se tirer une balle. » (Jean-Hugues Lime, 100 [sic] raisons de ne pas se suicider au boulot, Mille et une nuits, 2010, p. 50.) Asap ? C’est As soon as possible. Encore un nouveau mot résultant de la lexicalisation d’une abréviation anglaise… Mais trêve de digressions. J’ai cité ce passage à cause de l’expression « se tirer une balle », qui ne semble plus nécessiter le moindre complément circonstanciel de lieu. Ellipse par souci de la bienséance, pour ne pas enfreindre le tabou du suicide. L’absence du complément circonstanciel donne à la phrase une allure savamment débraillée, qui souligne l’humour.

Ce débraillé n’est pas toujours l’effet que recherchait l’auteur.

Au milieu d’un thriller pour collégiens, Michel Honaker raconte le réveil d’un avocat corrompu que des hommes armés sont venus enlever dans sa chambre d’hôtel après lui avoir tiré dessus. Honaker écrit ceci : « Mark Thénaud émergea lentement du coma, presque surpris de revoir la lumière […]. La balle qu’on lui avait tirée n’était pas létale. » (Le département du diable, éditions Flammarion, collection Tribal, 2009, p. 87.) Aidons cet écrivain. Proposons-lui deux retouches qu’il pourrait faire à ce passage : « La balle qu’on avait tirée sur lui », « La balle qui l’avait atteint ». Enfin, cette balle « n’était pas mortelle »

La même expression bancale apparaît fugitivement dans une page du grand Guy Dupré :

« [L’événement qui vint achever la vie de Maurice Barrès] ce fut la balle de revolver que tira le mari de sa nièce Suzanne sur son épouse endormie – comme si la balle que s’était tirée son neveu Charles Demange, ricochant sur la paroi courbe du temps, avant d’atteindre à l’œil son petit-fils Claude, le 26 mai 1959, dans le djebel Harraba, s’était logée en passant dans la tête de sa nièce Suzanne ! » (Guy Dupré, « Les trois Barrès », dans Les manœuvres d’automne, éditions Olivier Orban, 1989, p. 44 ; et p. 43-44 dans la réédition faite par Bartillat, collection Omnia, 2013.) Il aurait fallu écrire : « comme si la balle que s’était tirée dans la tête son neveu Charles Demange… ».

Mais alors le groupe « dans la tête » se trouve lourdement répété au sein de la phrase. Que faire ?

Ne pourrait-on remplacer sa seconde occurrence par : « à l’intérieur du crâne » ? Cela donnerait : « comme si la balle que s’était tirée dans la tête son neveu Charles Demange… s’était, en passant, logée à l’intérieur du crâne de sa nièce Suzanne ». Le déplacement du gérondif « en passant » supprime une équivoque ; je me demande pourquoi Dupré n’avait pas fait lui-même cette retouche.

Un dénommé Erik Günter avait été blessé en Afghanistan : « Il avait reçu quatre balles et été renvoyé chez lui. » (Annick Le Goyat traduisant Anthony Horowitz, Le réveil de Scorpia, neuvième aventure d’Alex Rider, Hachette, 2011, p. 108.) Il avait reçu quatre balles… dans une enveloppe arrivée par la poste ? Mais non : dans le corps ! Pour le dire autrement : il avait été atteint (ou blessé) par quatre balles.

Et dans une scène qui est censée se dérouler en 1795… « [Rosalie] poussa un petit cri en remarquant des traces sanglantes à la hanche de Delormel : / – Tu as pris une balle ? / – Non. / – Et ça, sur ta hanche… / – C’est le sang d’un hussard que j’ai porté. » (Patrick Rambaud, Le chat botté, roman, éditions Grasset, 2006, p. 257, et dans le Livre de Poche, p. 238.)

À cette époque, on demandait plutôt : « – As-tu été touché d’une balle (atteint d’une balle, frappé d’une balle) ? »

 

La lacune peut résulter de l’absence d’un verbe.

Michel Djerzinski lit une annonce publicitaire pour des croisières de luxe à bord du Costa Romantica : « Ce navire était décrit sous les traits d’un authentique paradis flottant. Voici comment pourraient se dérouler – il ne tenait qu’à lui – les premiers instants de sa croisière : “D’abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l’immense coupole de verre. Par les ascenseurs panoramiques, vous monterez jusqu’au pont supérieur. Là, depuis l’immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant.” » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 228.) Il ne tenait qu’à lui (lecteur de ce prospectus) de les vivre (= de vivre les merveilleux instants promis), ou de les voir se dérouler, si l’on considère que c’est ce verbe, exprimé précédemment, que l’auteur sous-entend dans la parenthèse entre tirets.

C’est parfois toute une subordonnée qui fait défaut : « François disait qu’il rêvait encore souvent aux caves de l’aïeule. […] Quelque chose s’y conservait, quelque chose de très ancien, tout aussi énigmatique pour sa vieillesse [= la vieillesse de François] que pour l’enfant, et qui le retenait avec la même puissance qu’autrefois, qui le tirait en arrière » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 195). La deuxième phrase citée serait plus claire et mieux équilibrée si l’on y procédait à un ajout, en écrivant : « que pour l’enfant qu’il avait été ». Mais alors les relatives se succèdent… Le mal vient du défaut de parallélisme entre les syntagmes « sa vieillesse » et « l’enfant ».

 

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