La directrice nous fait signe pour qu’on se rassemble visiter l’écurie.
– Ça pue !
Je me retourne pour voir qui a parlé à ma place.
– Comment tu t’appelles ?
– Gaylord. Et toi ?
– Ève, même si Courgette ça sonnait mieux.
– J’aime bien les courgettes.
Ce savoureux dialogue est tiré de la page 168 d’un roman intitulé Si Ève Volver apparaît dans une histoire, le coup partira avant la fin, par Déborah Reverdy (éditions l’École des loisirs, collection Médium, 2010). L’intrigue est située à Lyon, vers la fin des années 1980. Tandis que son père lit Cizia Zykë, la petite Ève Volver regarde à la télévision Tom Sawyer, Princesse Sarah ou Les Envahisseurs, et mange du chocolat Merveilles du Monde.
Ève Volver, narratrice du roman, est âgée de cinq ans, et quand arrive le sac de vêtements usagés annuel provenant de sa cousine Aude, vers la fin du roman, elle fête son sixième anniversaire. Allons. Encore un roman de jeunesse au présent de narration ! Encore une fois la langue familière passe-partout ! À croire que les jeunes écrivains ont décidé de tourner le dos à la littérature et de ne se lire qu’entre eux…
Mais non, ce roman est différent. Pour une fois la langue enfantine modelée par la romancière est d’une solide cohérence. À chaque page éclot au moins une trouvaille d’expression, entre astuces jamais lues ailleurs et formulations neuves s’avançant au plus près de la sensation. Au fil des pages, la fillette s’interroge sur la mort, découvre l’amitié, voit sa famille s’agrandir, son père s’éloigner… jusqu’au dénouement tragique. Je ne le dévoilerai pas, mais les dernières pages nous suggèrent que cet événement est à l’origine de la vocation littéraire d’Ève Volver. Les sombres couleurs de ce dénouement sont sans doute la raison qui explique que ce roman soit publié dans la collection Médium, et non pas dans la collection Neuf, alors qu’il raconte une enfance.
Les dialogues sont très drôles et pleins de vie. Les plus efficaces de ces échanges se composent de répliques qui ne contiennent pas le moindre verbe introducteur de parole, pas la moindre incise, le lecteur n’ayant aucun mal à deviner qui dit quoi, même lorsque les interlocuteurs sont plus de deux (voir le dialogue qui occupe les pages 216-218). Aux pages 208-209, la petite Ève, qui se sent « à bout de [s]on rouleau », explose de colère sous les yeux de ses sœurs et de ses parents. La bonde a sauté : les peurs et les idées fixes de la narratrice s’extériorisent dans un flot de paroles qui devient un feu d’artifice d’inventions verbales. Tous les fils métaphoriques, tous les réseaux sémantiques se rejoignent et se nouent ensemble d’un seul coup.
Déborah Reverdy a élaboré une langue très sûre, qui connaît peu de défaillances. Mais je regrette de voir certains traits de la langue enfantine des années 2000 se glisser dans la texture d’un récit situé vers la fin des années 1980. Ainsi l’interjection « ben » est-elle systématiquement remplacée par « bah », même lorsque ce sont des adultes qui parlent (« Oui bah maintenant tu ranges », p. 145), et la petite narratrice emploie-t-elle à plusieurs reprises la récente expression gonfler quelqu’un (« Il hausse les épaules en signe que je le gonfle », p. 127). Autre trait de la langue d’aujourd’hui, pas nécessairement de la langue enfantine : la locution au cas où et la construction en espérant que sont systématiquement suivies du subjonctif ! En revanche, l’expression « avoir les boules » est bien d’époque, même quand c’est une fillette de cinq ans qui la prononce.
Si la prose d’Ève Volver-Reverdy se détraque parfois, c’est à cause de certaines négligences dans l’orthographe grammaticale. Par exemple, en cinq endroits le lecteur a la désagréable surprise de trouver un participe passé qui n’est pas accordé avec son COD antéposé… Et surtout : le futur de l’indicatif est fréquemment confondu avec le présent du conditionnel.
Voici les passages où cette faute est commise :
« – Ça veut dire que si tu continues, je vais me mettre en colère ! Et puis pose ce bâton. / – Oui mais si jamais on s’fait attaquer par une vache j’pourrais pas nous défendre ! » (Si Ève Volver…, p. 60.) Le système hypothétique exprime ici une éventualité, située dans l’avenir. Il fallait donc écrire : « si on s’fait… j’pourrai ».
Gaylord est le prénom d’un petit garçon dont Ève fait la connaissance lors d’un séjour dans une colonie de vacances équestres : « C’est pratique si Gaylord dit tout ce que je pense, parce que ça a pas l’air comme ça mais c’est épuisant d’être un moulin de paroles. Ça va me faire des vacances. Je pourrais les passer rien qu’à l’écouter, et à le regarder… » (Ibid., p. 168-169.) Or la deuxième phrase (« Ça va me faire des vacances ») montre que la narratrice se projette dans le futur, et non pas dans l’irréel du présent.
« Je comprends vite que je suis fichue et que je vais finir ma vie en prison ou dans un cimetière dessous la terre. Surtout que je me suis pas encore confessée et qu’aux yeux de Dieu : je suis sûrement bonne pour l’enfer ! Je saurais jamais comment il a fait pour fabriquer la terre en six jours et les miens sont comptés sur les doigts de la main. » (Ibid., p. 182.) La narratrice ayant affirmé : « je vais finir ma vie en prison », elle devrait dire aussi : « Je saurai jamais… ». Dans la deuxième de ces phrases, le double point placé au centre de la seconde subordonnée introduite par surtout que est une aberration de ponctuation.
« Y a pas si longtemps que ça, j’empruntais encore ses pas [= je suivais mon père] sur la plage au bord de l’Atlantide. La prochaine fois qu’on ira en vacances là-bas, j’aurais plus de marche à suivre alors peut-être que, comme une grande, je laisserai mes brassards rouges et j’irai noyer mon chagrin pour toujours. » (Ibid., p. 234.) La petite Ève donne un sens très personnel à quantité d’expressions toutes faites, qui émaillent le langage des adultes et qu’elle ne comprend pas : une marche à suivre, noyer son chagrin… Comme partout ailleurs dans le roman, la virgule grammaticale est fâcheusement absente avant l’adverbe alors.
On dirait qu’accidentellement Déborah Reverdy se laisse parfois attirer par le futur du passé, alors que le temps principal de la narration (le temps de référence par rapport auquel s’organisent les retours en arrière et les anticipations du récit) n’est jamais le passé simple, ni même son rival le passé composé, mais toujours le présent, qui n’est donc pas un présent de narration.
Ces erreurs résultent d’un manque de vigilance grammaticale. En d’autres endroits du tissu narratif, le conditionnel et le futur ont la bonne orthographe. Exemple : « Si j’étais retenue prisonnière, moi aussi je serais triste ; sauf que je m’enfuirais au centre de la nuit, quand tout le monde est endormi, et je prendrais un avion qui m’envolerait bien plus loin que la ligne d’horizon, jusqu’en Afrique. / C’est là-bas [= en Afrique] que je vivrai quand je serai une adulte majeure » (Si Ève Volver…, p. 9). Le conditionnel exprime ici l’irréel du présent. Dans la dernière de ces phrases, le futur simple est légitime : au moment où elle fait son récit, la narratrice n’est encore jamais allée en Afrique.
À la page 159, on trouve une phrase complexe où les -rai et les -rais sont mêlés sans la moindre faute d’orthographe : « J’aimerais pouvoir changer de couleur quand j’ai les boules, et puis, si je devenais verte, je pourrais me fondre dans le décor et me défendre plus facilement de mes ennemis quand j’irai en Afrique. » Tout au plus peut-on déplorer le choix de la préposition de (au lieu de contre) entre le verbe « me défendre » et son complément « mes ennemis ».
La phrase suivante est-elle correcte ?
« C’est pour ça que quand monsieur Tournebrise [l’instituteur] m’avait demandé ce que je voulais faire quand je serai une grande personne, je lui ai répondu […] » (ibid., p. 237). Il ne semble pas nécessaire de mettre « serais », puisque la narratrice, au moment où elle écrit cette phrase dans une rédaction scolaire, n’est pas encore devenue une grande personne. Il y a pourtant quelque chose qui cloche : « m’avait demandé » s’harmonise mal avec « ai répondu ». Peut-être aurions-nous dû lire : « monsieur Tournebrise m’a demandé ce que je voudrais faire quand je serai une grande personne », ou « voudrai faire ».
Maintenant, pour savoir quelle sorte de lions elle rêve d’affronter, procurez-vous ce roman.