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12 mars 2011 6 12 /03 /mars /2011 22:36

La directrice nous fait signe pour qu’on se rassemble visiter l’écurie.

– Ça pue !

Je me retourne pour voir qui a parlé à ma place.

– Comment tu t’appelles ?

– Gaylord. Et toi ?

– Ève, même si Courgette ça sonnait mieux.

– J’aime bien les courgettes.

 

Ce savoureux dialogue est tiré de la page 168 d’un roman intitulé Si Ève Volver apparaît dans une histoire, le coup partira avant la fin, par Déborah Reverdy (éditions l’École des loisirs, collection Médium, 2010). L’intrigue est située à Lyon, vers la fin des années 1980. Tandis que son père lit Cizia Zykë, la petite Ève Volver regarde à la télévision Tom Sawyer, Princesse Sarah ou Les Envahisseurs, et mange du chocolat Merveilles du Monde.

Ève Volver, narratrice du roman, est âgée de cinq ans, et quand arrive le sac de vêtements usagés annuel provenant de sa cousine Aude, vers la fin du roman, elle fête son sixième anniversaire. Allons. Encore un roman de jeunesse au présent de narration ! Encore une fois la langue familière passe-partout ! À croire que les jeunes écrivains ont décidé de tourner le dos à la littérature et de ne se lire qu’entre eux…

Mais non, ce roman est différent. Pour une fois la langue enfantine modelée par la romancière est d’une solide cohérence. À chaque page éclot au moins une trouvaille d’expression, entre astuces jamais lues ailleurs et formulations neuves s’avançant au plus près de la sensation. Au fil des pages, la fillette s’interroge sur la mort, découvre l’amitié, voit sa famille s’agrandir, son père s’éloigner… jusqu’au dénouement tragique. Je ne le dévoilerai pas, mais les dernières pages nous suggèrent que cet événement est à l’origine de la vocation littéraire d’Ève Volver. Les sombres couleurs de ce dénouement sont sans doute la raison qui explique que ce roman soit publié dans la collection Médium, et non pas dans la collection Neuf, alors qu’il raconte une enfance.

Les dialogues sont très drôles et pleins de vie. Les plus efficaces de ces échanges se composent de répliques qui ne contiennent pas le moindre verbe introducteur de parole, pas la moindre incise, le lecteur n’ayant aucun mal à deviner qui dit quoi, même lorsque les interlocuteurs sont plus de deux (voir le dialogue qui occupe les pages 216-218). Aux pages 208-209, la petite Ève, qui se sent « à bout de [s]on rouleau », explose de colère sous les yeux de ses sœurs et de ses parents. La bonde a sauté : les peurs et les idées fixes de la narratrice s’extériorisent dans un flot de paroles qui devient un feu d’artifice d’inventions verbales. Tous les fils métaphoriques, tous les réseaux sémantiques se rejoignent et se nouent ensemble d’un seul coup.

Déborah Reverdy a élaboré une langue très sûre, qui connaît peu de défaillances. Mais je regrette de voir certains traits de la langue enfantine des années 2000 se glisser dans la texture d’un récit situé vers la fin des années 1980. Ainsi l’interjection « ben » est-elle systématiquement remplacée par « bah », même lorsque ce sont des adultes qui parlent (« Oui bah maintenant tu ranges », p. 145), et la petite narratrice emploie-t-elle à plusieurs reprises la récente expression gonfler quelqu’un (« Il hausse les épaules en signe que je le gonfle », p. 127). Autre trait de la langue d’aujourd’hui, pas nécessairement de la langue enfantine : la locution au cas où et la construction en espérant que sont systématiquement suivies du subjonctif ! En revanche, l’expression « avoir les boules » est bien d’époque, même quand c’est une fillette de cinq ans qui la prononce.

 

Si la prose d’Ève Volver-Reverdy se détraque parfois, c’est à cause de certaines négligences dans l’orthographe grammaticale. Par exemple, en cinq endroits le lecteur a la désagréable surprise de trouver un participe passé qui n’est pas accordé avec son COD antéposé Et surtout : le futur de l’indicatif est fréquemment confondu avec le présent du conditionnel.

Voici les passages où cette faute est commise :

« – Ça veut dire que si tu continues, je vais me mettre en colère ! Et puis pose ce bâton. / – Oui mais si jamais on s’fait attaquer par une vache j’pourrais pas nous défendre ! » (Si Ève Volver…, p. 60.) Le système hypothétique exprime ici une éventualité, située dans l’avenir. Il fallait donc écrire : « si on s’fait… j’pourrai ».

Gaylord est le prénom d’un petit garçon dont Ève fait la connaissance lors d’un séjour dans une colonie de vacances équestres : « C’est pratique si Gaylord dit tout ce que je pense, parce que ça a pas l’air comme ça mais c’est épuisant d’être un moulin de paroles. Ça va me faire des vacances. Je pourrais les passer rien qu’à l’écouter, et à le regarder… » (Ibid., p. 168-169.) Or la deuxième phrase (« Ça va me faire des vacances ») montre que la narratrice se projette dans le futur, et non pas dans l’irréel du présent.

« Je comprends vite que je suis fichue et que je vais finir ma vie en prison ou dans un cimetière dessous la terre. Surtout que je me suis pas encore confessée et qu’aux yeux de Dieu : je suis sûrement bonne pour l’enfer ! Je saurais jamais comment il a fait pour fabriquer la terre en six jours et les miens sont comptés sur les doigts de la main. » (Ibid., p. 182.) La narratrice ayant affirmé : « je vais finir ma vie en prison », elle devrait dire aussi : « Je saurai jamais… ». Dans la deuxième de ces phrases, le double point placé au centre de la seconde subordonnée introduite par surtout que est une aberration de ponctuation.

« Y a pas si longtemps que ça, j’empruntais encore ses pas [= je suivais mon père] sur la plage au bord de l’Atlantide. La prochaine fois qu’on ira en vacances là-bas, j’aurais plus de marche à suivre alors peut-être que, comme une grande, je laisserai mes brassards rouges et j’irai noyer mon chagrin pour toujours. » (Ibid., p. 234.) La petite Ève donne un sens très personnel à quantité d’expressions toutes faites, qui émaillent le langage des adultes et qu’elle ne comprend pas : une marche à suivre, noyer son chagrin… Comme partout ailleurs dans le roman, la virgule grammaticale est fâcheusement absente avant l’adverbe alors.

On dirait qu’accidentellement Déborah Reverdy se laisse parfois attirer par le futur du passé, alors que le temps principal de la narration (le temps de référence par rapport auquel s’organisent les retours en arrière et les anticipations du récit) n’est jamais le passé simple, ni même son rival le passé composé, mais toujours le présent, qui n’est donc pas un présent de narration.

 

Ces erreurs résultent d’un manque de vigilance grammaticale. En d’autres endroits du tissu narratif, le conditionnel et le futur ont la bonne orthographe. Exemple : « Si j’étais retenue prisonnière, moi aussi je serais triste ; sauf que je m’enfuirais au centre de la nuit, quand tout le monde est endormi, et je prendrais un avion qui m’envolerait bien plus loin que la ligne d’horizon, jusqu’en Afrique. / C’est là-bas [= en Afrique] que je vivrai quand je serai une adulte majeure » (Si Ève Volver…, p. 9). Le conditionnel exprime ici l’irréel du présent. Dans la dernière de ces phrases, le futur simple est légitime : au moment où elle fait son récit, la narratrice n’est encore jamais allée en Afrique.

À la page 159, on trouve une phrase complexe où les -rai et les -rais sont mêlés sans la moindre faute d’orthographe : « J’aimerais pouvoir changer de couleur quand j’ai les boules, et puis, si je devenais verte, je pourrais me fondre dans le décor et me défendre plus facilement de mes ennemis quand j’irai en Afrique. » Tout au plus peut-on déplorer le choix de la préposition de (au lieu de contre) entre le verbe « me défendre » et son complément « mes ennemis ».

La phrase suivante est-elle correcte ?

« C’est pour ça que quand monsieur Tournebrise [l’instituteur] m’avait demandé ce que je voulais faire quand je serai une grande personne, je lui ai répondu […] » (ibid., p. 237). Il ne semble pas nécessaire de mettre « serais », puisque la narratrice, au moment où elle écrit cette phrase dans une rédaction scolaire, n’est pas encore devenue une grande personne. Il y a pourtant quelque chose qui cloche : « m’avait demandé » s’harmonise mal avec « ai répondu ». Peut-être aurions-nous dû lire : « monsieur Tournebrise m’a demandé ce que je voudrais faire quand je serai une grande personne », ou « voudrai faire ».

Maintenant, pour savoir quelle sorte de lions elle rêve d’affronter, procurez-vous ce roman.

 

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18 février 2011 5 18 /02 /février /2011 01:42

En français, le conditionnel joue deux rôles bien distincts. Il s’utilise, d’une part, dans la principale de certains systèmes conditionnels, pour exprimer le potentiel : « Si demain la pluie cessait, les récoltes seraient sauvées » ; l’irréel du présent : « Si les lingots d’or poussaient sur les arbres, j’en cueillerais tout un panier » (variante : « Si ma tante avait deux roues, ce serait une bicyclette ! ») ; ou l’irréel du passé : « Si la pluie avait cessé à temps, les récoltes auraient été sauvées. »

D’autre part, le conditionnel intervient dans la concordance des temps, en tant que futur du passé. La phrase : « Je suis sûr qu’il partira lorsque nous l’aurons payé » devient, une fois transposée dans le passé : « J’étais sûr qu’il partirait lorsque nous l’aurions payé. » Les formes ici mises en gras sont communément dénommées futur du passé et futur antérieur du passé. J’ai déjà parlé de ce phénomène dans plusieurs articles de ma Grammaire, notamment dans le billet consacré au verbe espérer.

 

Les éditions Casterman ont publié en 2007 Le soleil naît derrière le Louvre, un album de bande dessinée réalisé par Emmanuel Moynot, dessinateur et scénariste, d’après le roman de Léo Malet portant le même titre. Le lecteur peut y apprécier la reconstitution méticuleuse d’un Paris qui précéda de quelques années celui des films de la Nouvelle Vague, un dessin souple et faussement nonchalant, où le dépouillement du trait s’offre aux harmonies chromatiques et aux effets de volume déposés sur les pages par les pinceaux de Laurence Busca, et un découpage très habile, qui a su préserver tout l’art avec lequel Malet mettait du relief et de la profondeur de champ dans ses dialogues mêmes et dans l’entrelacement de ces dialogues avec les commentaires énoncés par le détective-narrateur. Certes, prenant quelques libertés avec le texte, Moynot agrémente de tournures propres au français des années 2000 la langue parlée par ses personnages des années 1950, procédé que je trouve désastreux. C’est pourtant le meilleur de tous les Nestor Burma de Moynot, et une bande dessinée qui est artistiquement convaincante en soi.

Dans les cases, outre les bulles contenant les paroles que prononcent les personnages, s’affichent quelques encadrés dans lesquels nous pouvons lire le récit que fait, à la première personne, le détective Nestor Burma, postérieurement aux événements montrés par les dessins. De manière classique, et conformément au mode de narration adopté par le roman de Léo Malet, le temps principal utilisé dans ces encadrés est le passé simple de l’indicatif.

Or, à partir de la page 66, les phrases énoncées par Burma narrateur sont rédigées au futur du passé, tandis que l’action que nous suivions dans les pages précédentes continue de progresser dans les dessins, désormais sans la moindre bulle, sans le moindre échange de paroles. Elle progresse de manière quasi linéaire et chronologique, seulement interrompue par deux brefs flash-back, qu’appelaient les explications fournies par le narrateur.

Nestor Burma transporte le corps de la belle Geneviève Levasseur sur le lit de la chambre d’hôtel dans laquelle s’est déroulée l’explication finale. Une explication classique, qui a mis Burma aux prises avec le truand de l’histoire : commencée verbalement et terminée par un échange de coups de pistolet. Geneviève est grièvement blessée lors de l’échange de coups de feu. Le détective, qui a décidé de passer la nuit sur place, observe les infirmières venues assister la jeune femme pendant les heures qui lui restent à vivre. Enfin, à travers une fenêtre fermée, il voit poindre les premiers rayons du soleil derrière le palais du Louvre. Ces images forment une séquence discontinue, proche du résumé d’actions, dans les blancs ou les ellipses de laquelle Moynot a décidé de loger les deux flash-back. Ceux-ci nous font revoir des moments antérieurs de l’intrigue, sous un angle nouveau, en dévoilant certains agissements, qui avaient jusque-là été maintenus dans l’ombre, de Geneviève Levasseur.

Ce qui nous est raconté au futur du passé dans les encadrés figurant à l’intérieur des pages 66 à 69, ce sont les événements qui se sont déroulés dans l’intervalle entre les scènes montrées par les dessins et le moment où Burma a pu coucher par écrit toute l’histoire. « Plus tard, les flics viendraient. Ils emporteraient Larpent » : la brèche ainsi créée permet au dessinateur d’introduire des flash-back, mais elle lui permet aussi de ne montrer aux lecteurs ni l’arrivée sur les lieux du commissaire Faroux et de ses hommes, ni la sortie sur une civière du corps du truand blessé par balles, ni le départ des policiers, ni l’entrée en scène des infirmières.

Mais au fond il ne s’agit là ni d’une brèche ni d’un écart. Je crois que Moynot a tenté par ce moyen de faire se rapprocher le tissu des mots, prélevé dans les pages du roman de Léo Malet, et le tissu des images dont il est l’auteur. Le recours au futur du passé permet à Burma narrateur de ralentir l’écoulement du temps, de s’attarder dans la chambre d’hôtel auprès de Burma personnage lorsque celui-ci fait ses adieux à une Geneviève Levasseur agonisante. La narration qui s’affiche dans les encadrés ne semble pas venir de la plume du Burma « écrivain », celui pour qui les événements ont tous déjà basculé dans le passé, mais surgir de la pensée du Burma que nous montrent les dessins, celui qui contemple le corps de Geneviève respirant faiblement.

Or la complexité narrative de cette partie de l’album a fait surgir quelques confusions ou fautes d’orthographe au sein du texte, le futur de l’indicatif s’étant malencontreusement substitué au conditionnel dans plusieurs phrases.

« Plus tard, les flics viendraient. Ils emporteraient Larpent, qui claboterait pendant le voyage. […] On prodiguerait des soins à Geneviève, sans grand espoir de la sauver. » Puis la langue quitte les rails de la grammaire : « Moi, j’attendrai [sic] un jour qui tarderait [sic] à venir. Et je penserai à ce que je n’aurai pas dit aux flics. Que, lorsque j’avais culbuté Larpent [= envoyé le sieur Larpent à l’hôpital, au début de l’histoire, à la quatorzième page de l’album], Geneviève était là. Qu’elle l’attendait pour s’enfuir avec lui. Qu’elle avait tout vu… » S’ensuit une narration de faits que nous connaissions déjà, complétée par la révélation des connexions qui nous manquaient.

Dans son récit, Burma recourt passagèrement au présent de narration, ce qui est bien légitime : « Octave Miret s’impatiente, et elle doit lui rendre visite, accompagnée de Chassard, pour calmer le jeu. C’est le moment que je choisis pour m’y pointer. » Mais la conclusion de cette récapitulation des faits s’effectue au futur de l’indicatif, résultat d’une nouvelle confusion avec le conditionnel : « Non, je ne pourrai rien révéler de tout cela à la police. Pas plus qu’elle [= Geneviève] n’avait pu se résoudre à me tuer. » Et hop, retour au futur du passé : « La mémoire de Larpent supporterait le poids de ses crimes. Place Vendôme, on pleurerait l’élégant mannequin [= Geneviève] dont le corps parfait fut criblé de projectiles. On ignorerait qu’elle l’avait jeté sous une pluie de balles pour protéger celui d’un détective besogneux et toujours fauché. »

Avec Brouillard au pont de Tolbiac, puis 120, rue de la Gare et Casse-pipe à la Nation, Tardi avait recréé Léo Malet, par des albums qui étaient l’équivalent artistique des romans. Avec son Soleil naît derrière le Louvre, Moynot s’est approché de cet idéal. L’éditeur aurait dû veiller à ce que les textes y fissent l’objet d’une relecture plus attentive car, tout desservi qu’il soit par les confusions orthographiques que j’ai notées (négligences entraînant un flottement de la syntaxe), le beau finale de cet album enrichit l’histoire écrite par Léo Malet. Le dénouement atypique qu’avait imaginé le créateur des Nouveaux Mystères de Paris avait déjà l’avantage d’éviter une scène d’« explications dans un fauteuil », ces explications que fournit habituellement le détective en présence de tous les suspects assemblés. Modifiant et remodelant le texte du roman, Emmanuel Moynot s’en est approprié le dernier chapitre et l’a doté d’une dimension supplémentaire. Par rapport à l’ultime phrase du roman : « Le soleil naissait derrière le Louvre », la dernière phrase de l’album est d’une plus grande force poétique, renforçant le caractère mélancolique dont est si souvent empreint, chez Malet, le dévoilement de la vérité : « Demain, comme aujourd’hui, le soleil naîtrait derrière le Louvre. »

Le soleil naîtrait encore derrière le Louvre et je ne me trouverais plus dans cette chambre d’hôtel pour le voir.

Faut-il critiquer l’adverbe demain mis pour le lendemain ? Ce demain-là renferme la contradiction productive qui fonde la beauté de ces pages : l’hésitation implicite entre le futur du passé, autour duquel se construit la narration écrite (il nous rappelle que les faits sont situés dans un passé révolu), et le futur simple, celui de l’indicatif, qui ne peut pas être écrit mais dont le référent imaginaire est ancré dans la réalité que montrent les dessins.

Arrive alors le mot : « FIN », comme au cinéma.

 

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6 février 2011 7 06 /02 /février /2011 00:35

Comme plus personne ne sait qu’il existe une différence de prononciation entre les désinences -ai et -ais, nous voyons se multiplier à l’écrit les confusions entre les graphies du futur (simple ou antérieur) de l’indicatif et celles du conditionnel (présent ou passé). Bien sûr, ces confusions ne peuvent se produire qu’à la première personne du singulier.

Le problème, c’est quand ça s’imprime.

Parfois, on trouve le futur de l’indicatif mis pour le conditionnel présent.

« [Anna] m’invita à son tour à lui rendre visite dès que je le pourrai, ce que d’ailleurs je comptais faire bientôt… » (Alain Nadaud, Auguste fulminant, éditions Grasset, 1997, p. 111.) Le roman Auguste fulminant comporte bien des fautes, dont cette substitution de l’indicatif au conditionnel. Il faudrait mettre : « dès que je le pourrais », ce conditionnel exprimant le futur du passé.

La concordance des temps, comme la syntaxe des modes, se voit ignorée par beaucoup d’écrivains actuels :

« – Monsieur m’a l’air de fort bonne humeur ce matin, lui avait glissé Hans. / – En effet, Hans ! De fort bonne humeur et vous le serez aussi lorsque je vous apprendrai que si l’entreprise que je me suis fixée venait à réussir, je vous offrirai une gratification de 10 [sic] marks… » (Tobie Nathan, Qui a tué Arlozoroff ?, Grasset, 2010, p. 124.) Ici, le futur de l’indicatif est mis à la place du conditionnel présent. « Si l’entreprise venait à…, je vous offrirais… » : ce système hypothétique exprime le potentiel, et cela bien que ledit système hypothétique se trouve inclus dans une proposition subordonnée qui dépend d’un verbe au futur de l’indicatif, « apprendrai » (que l’écrivain aurait été bien inspiré de remplacer par le futur antérieur : « aurai appris »).

Bref, c’est encore une faute de collégien. Ordinairement, on constate plutôt l’inverse : le présent du conditionnel mis pour le futur de l’indicatif.

Le passage suivant est au discours direct : « – […] Attendez-moi bien sagement tous les deux au Café du Palais. Ça se trouve en bord de Seine, un peu plus haut que la Préfecture. J’y serais vers quatorze heures. » (Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, éditions Gallimard, collection Série noire, 1984 ; collection Folio policier, p. 200.) Nous devrions lire ici : « J’y serai », comme l’indique sans ambiguïté le complément circonstanciel de temps qui figure dans la même phrase.

Dans une admirable bande dessinée des années 80, Enfants c’est l’Hydragon qui passe, le personnage de Boris Dobritch, alias M. Ferdinand, s’adresse au jeune Jules et au père de celui-ci (il les héberge à bord de sa péniche) : « Votre présence m’a beaucoup aidé depuis trois mois… Aujourd’hui, si vous voulez partir, je ne vous en voudrais pas… » (Jean-Claude Forest, Enfants c’est l’Hydragon qui passe ; éditions Casterman, 1984, p. 35.)

Forest aurait dû écrire : Aujourd’hui, si vous voulez partir, je ne vous en voudrai pas (condition simple, ancrée dans le réel).

Ou bien : Aujourd’hui, si vous vouliez partir, je ne vous en voudrais pas (potentiel ou irréel du présent).

Dans un autre album de bande dessinée, plus récent, Le soleil naît derrière le Louvre (par Emmanuel Moynot, éditions Casterman, 2007), on peut lire, à la page 54 : « Au moins, j’aurais appris où j’ai… laissé des plumes, l’autre soir Un oiseleur nommé Peltier », explique Nestor Burma à sa secrétaire Hélène, les points de suspension faisant partie du texte. Dans cette réplique, « j’aurais appris » est mis pour « j’aurai appris ». En effet, grâce à la conversation téléphonique qu’il vient d’avoir avec le commissaire Faroux, Nestor Burma connaît maintenant (« aura appris ») le nom de l’oiseleur dans la boutique duquel ses agresseurs l’ont emmené pour le fouiller, l’avant-veille.

Sur Internet, dans les phrases écrites à la première personne, la forme normale du futur de l’indicatif n’apparaît plus guère. La désinence -ais sera bientôt seule en lice.

 

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5 février 2011 6 05 /02 /février /2011 22:49

Lorsqu’elles ne sont plus comprises par ceux qui parlent ou qui écrivent, les anciennes logiques de syntaxe subissent une sorte de réduction. À certains usages traditionnels qui réclamaient un raisonnement au cas par cas, nous voyons se substituer une règle simplificatrice.

 

1. Après pas de, sans, dénué de ou dépourvu de, faut-il mettre le singulier ou le pluriel ?

 

« Il y a longtemps que je n’ai pas mangé de bonbon ! » Le singulier sous-entend que je mange rarement plus d’un seul bonbon à la fois. « Il y a longtemps que je n’ai pas mangé de bonbons ! » Si bonbons est au pluriel, la phrase laisse entendre que je mange plusieurs bonbons en une seule bouchée ou que je les mange à de courts intervalles. « Il y a longtemps que je n’ai pas mangé de pain ! » Quand le nom pain est utilisé pour désigner une quantité indénombrable, il est normal de le laisser au singulier.

Un oiseau ayant normalement deux ailes, il serait absurde de parler d’un oiseau « sans aile ». On écrit qu’un homme est « sans dents », que sa bouche est « vide de dents » ou « dénuée de dents », car la norme est d’avoir plusieurs dents et non une seule. Écrire d’un visage qu’il est « sans lèvre » (alors que nous avons deux lèvres) ou d’un homme qu’il est « sans dent » est absurde, quoique Baudelaire ait commis ces deux péchés dans Le jeu : « Autour des verts tapis des visages sans lèvre, / Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent » ; mais dans ce texte les s de pluriel ont été supprimés par licence poétique. De fait, la lecture du quatrain complet nous permet de constater que « mâchoires sans dent » rime avec « sein palpitant » et que « sans lèvre » rime avec « infernale fièvre ». Je suppose que la lumière crue des lampes, en rendant plus blêmes les visages et en noyant d’ombre l’intérieur des bouches, efface les lèvres des joueurs et fait disparaître leurs dents…

Normalement, on reste sans nouvelles de quelqu’un (pluriel), et celui qui s’efforce d’écrire sans fautes cherche à éviter les fautes que les autres commettent.

La phrase suivante est légèrement différente : « Je viendrai dimanche après-midi sans faute. » Il ne s’agit pas ici d’éviter les trous de mémoire ou les fautes d’orthographe, mais la faute morale, le manquement au savoir-vivre.

« Untel a fait un parcours sans faute. » Il est logique de choisir le singulier. L’athlète qui commet une seule faute peut perdre toute chance de remporter son épreuve. Toute personne qui cherche à surpasser ou à évincer ses concurrents sait qu’elle est à la merci du moindre faux pas, de la moindre fausse note.

Mais nos contemporains semblent considérer ces nuances comme un brouillamini de difficultés. La preuve qu’ils n’y comprennent plus rien, nous la trouvons dans les livres :

« Quelques minutes plus tard, James découvrit une baraque flanquée d’un hangar moderne dépourvu de fenêtre. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 5 : Les Survivants ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2008 ; réédition au format de poche, p. 253.) Laisser le mot fenêtre au singulier, dans l’expression « dépourvu de fenêtre », laisse entendre que tous les hangars de ce type comportent normalement une fenêtre, en tout et pour tout, mais que le spécimen que découvre James Adams ne possède même pas cette unique fenêtre. Si l’on tient à laisser au singulier le complément de l’adjectif, il vaut mieux parler d’un « hangar moderne dépourvu de toute fenêtre ».

En revanche, il est légitime de choisir le singulier pour parler d’un cabinet, d’une cellule. Une pièce de petite dimension est plus souvent sans fenêtre que sans fenêtres, surtout quand l’observateur se trouve à l’intérieur : « Une fois dans la pièce, [Bourrieu] fut surpris par l’absence de fenêtre. D’immenses vases vert d’eau éclairaient cette sorte de boudoir sans fioritures. » (Bernard Frank, Les rats, Flammarion, p. 51 ; première édition en 1953, la Table Ronde.) Le syntagme sans fioritures est parfaitement orthographié, lui aussi.

Les jeunes écrivains ne sont pas aussi bons en grammaire que l’était Bernard Frank. La tendance est de mettre l’expression au singulier dans tous les cas :

« Dignitas […] avait son siège dans un immeuble de béton blanc, d’une irréprochable banalité, très Le Corbusier dans sa structure poutre-poteau qui libérait la façade et dans son absence de fioriture décorative, un immeuble identique en somme aux milliers d’immeubles de béton blanc qui composaient les banlieues semi-résidentielles partout à la surface du globe. » (Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, 2010 ; collection J’ai lu, p. 359.) On évoque généralement les fioritures décoratives d’un bâtiment ou d’une œuvre d’art. Que le syntagme comporte le mot absence ne suffit pas à légitimer le singulier bizarrement voulu par l’auteur.

Nous lisons dans le premier volume de la série Cherub : « Relâchée faute de preuve, elle vit aujourd’hui à Brighton […]. » (Cherub, Mission 1 : 100 jours en enfer ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2007 ; réédition au format de poche, p. 394.) Or une preuve suffit rarement à la justice pour condamner quelqu’un…

« À ce moment-là [= quelques années après que Nicolas II a succédé à son père Alexandre III] la police secrète du tsar, l’Okhrana, ne chôme pas. Très puissante, elle peut perquisitionner, arrêter, déporter sans rendre de compte. » (Irène Cohen-Janca, Staline, documentaire pour enfants, éditions Actes Sud, 2010 ; p. 35.) La locution normale est : rendre des comptes. Donc il fallait écrire : « elle peut perquisitionner, arrêter, déporter sans rendre de comptes. »

Le héros du film Into the Wild, Christopher McCandless, a passé plusieurs mois en Alaska, isolé en pleine nature. Puis il décide de repartir vers la société. « Mais une mauvaise surprise l’attend : la rivière qu’il avait traversée à l’aller s’est transformée, grossie par la fonte des neiges, en un torrent puissant et infranchissable. Il doit rester. Pourtant, l’envie s’est dissipée, il n’a plus de munition et ne peut plus chasser. » (Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, éditions du Seuil, collection L’Histoire immédiate, 2011, p. 110.)

Les phrases où l’on rencontre ce déni de pluriel sont de plus en plus nombreuses.

La formule « Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous ! » se voit maintenant partout écrite sans la marque du pluriel : « Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous ! » ; alors qu’on y trouve la négation de l’expression « recevoir des ordres », et qu’il ne s’agit pas de l’ordre au singulier, notion indénombrable (l’ordre public, le bon ordre, avoir le goût de l’ordre…).

Sous la couverture cartonnée de la Bibliothèque rose de mon enfance, il y avait un roman d’Enid Blyton qui, dans sa traduction française (non signée), s’intitulait Le feu de joie du Clan des Sept. Son premier chapitre comportait le dialogue que voici : « Bonjour, vous trois ! s’écria-t-elle [= Suzie]. Le Clan des Sept existe-t-il encore ? Vous ne tenez plus de réunions, n’est-ce pas ? / – Le Clan des Sept existe toujours, déclara Pierre. Ne dis pas de bêtises ! » (Éditions Hachette, Bibliothèque rose, 1970, p. 8.)

Ce livre a reparu, désormais pourvu d’une couverture semi-rigide qui paraît être en plastique et qui persiste à arborer la mention « Bibliothèque rose ». Il s’agit d’une réédition entièrement recomposée. Fort heureusement, elle offre un texte inchangé ; sauf sur un point : « Ne dis pas de bêtises ! » y est remplacé par : « Ne dis pas de bêtise ! » (Enid Blyton™ [sic], Le feu de joie du Clan des Sept, Hachette, Bibliothèque rose, 2006, p. 5.)

L’éditeur n’a pas eu l’idée de remplacer aussi « Vous ne tenez plus de réunions » par ceci, qui eût semblé encore plus moderne : « Vous ne tenez plus de réunion ». On l’a peut-être échappé belle.

 

2. Quel accord choisir lorsqu’une locution au singulier introduit l’expression d’une pluralité ?

 

L’expression la plupart de, suivie d’un nom au pluriel, exige que le verbe soit mis au pluriel et non pas au singulier.

Récemment, on lisait sur Wikipédia, dans un article portant sur la notion de copule en linguistique, la phrase suivante : « La plupart des langues possède une copule »… Mais non, voyons : possèdent !

J’ai relevé le passage suivant, au milieu d’un billet radiophonique de Caroline Eliacheff : « De nos jours, […] on imagine qu’il est nouveau de distinguer père biologique, père d’éducation, voire père d’adoption. Mais la plupart des hommes a toujours cherché et parfois trouvé, chez d’autres que leur père, une figure, qu’on peut appeler un maître, sur laquelle s’appuyer pour se dégager de l’emprise réelle ou supposée du père. » (Chronique de Caroline Eliacheff, diffusée sur France Culture chaque mercredi matin à 9 heures moins le quart, émission du 2 février 2011.)

La deuxième de ces phrases présente une construction non seulement fautive mais très incohérente. Il fallait construire les participes cherché et trouvé avec l’auxiliaire « ont ». Ce pluriel était d’autant plus nécessaire que la suite de la phrase fait apparaître l’adjectif possessif leur.

 

On voit aussi se multiplier les cas de refus du pluriel après nombre de…, la majorité de…, etc. Tous ces cas relèvent du même processus d’hypercorrection.

« [D]ans le domaine de la bande dessinée réaliste, il a fallu quelques génies comme Harold Foster, Alex Raymond ou encore Roy Crane et Noel Sickles pour écrire une grammaire dont s’inspire bon nombre d’artistes de nos jours. » (Extrait d’un article paru sur le site Actua BD le 25 juillet 2010.) La logique de la langue demandait : « dont s’inspirent bon nombre d’artistes ».

J’entends à la radio : « Il y a un certain nombre de gens qui dit… », comme si on devait faire porter l’accent sur le mot nombre !

« Cette après-midi-là, Samir resta chez lui, allongé sur son lit, à feuilleter le livre que lui avait prêté Marc Akimbele. Il n’aurait jamais soupçonné qu’un si grand nombre d’oiseaux, si divers, survolât tout au long de l’année les étangs de Thiais, endroit banal et familier. » (Marie Desplechin, La prédiction de Nadia, l’École des loisirs, collection Neuf, 1997, chapitre 3, p. 51.) Tout ça pour ne pas mettre : « survolassent », qui n’aurait pas été sans beauté dans ce passage.

Le phénomène s’observe même dans la prose, pourtant d’une rare perfection, de Charles Dantzig : « La grande majorité des lecteurs confond Fitzgerald et ses personnages, ce qui le dessert fortement, car on le croit, à leur image, futile et velléitaire. » (Charles Dantzig, Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, éditions Grasset, 2009, p. 545 : « Liste de Gatsby le Magnifique ».) Ou dans celle de Pierre Jourde, comme le montre ce passage extrait du fascinant roman Paradis noirs : « Ce ne sont pas les autres occupants du wagon qui pourront me porter secours. […] Une bonne partie d’entre eux semble occupée à téléphoner. » (Pierre Jourde, Paradis noirs, Gallimard, 2009, p. 116.)

Quand l’accent est mis sur les individus, on écrit : « La grande majorité de mes compagnons étaient des ouvriers ». En revanche, dans cette phrase de Verlaine, le singulier est parfaitement justifié : « La grande majorité, disons la totalité de mes compagnons, se composait d’ouvriers affalés là pour menues fautes contre la discipline […]. » (Verlaine, Mes prisons, 1893.) Il est normal de considérer qu’une majorité ou qu’une totalité « se compose », au singulier.

 

Avec dizaine, douzaine, centaine, millier de…, le choix du singulier ou du pluriel demande un peu de réflexion (voir Grevisse et Goosse, Le bon usage, édition de 1988, § 422, auquel j’emprunte les trois exemples suivants). Le verbe est mis au pluriel lorsqu’on ne veut pas insister sur l’exactitude du nombre :

« À la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant ensemble » (Alain-Fournier, Le grand Meaulnes, éditions Émile-Paul Frères, 1913 ; Première partie, chapitre III) ; « Une douzaine de bonnes se succédèrent » (Jacques Chardonne, Claire, éditions Grasset, 1931, p. 173).

En revanche, lorsqu’on écrit : « Une douzaine d’exemplaires de cette grammaire vous coûtera quinze francs » (Dictionnaire de l’Académie française), on signifie qu’il s’agit de douze exemplaires exactement et non d’environ douze. Style de boutiquier.

La règle logique ayant été rappelée, considérons un exemple récent.

« Cinquante chaises étaient disposées dans la salle de conférences de la mairie de Palm Hill, mais seule une douzaine était occupée. » (Robert Muchamore, Cherub, Mission 4 : Chute libre ; traduit de l’anglais par Antoine Pinchot, éditions Casterman, 2008 ; réédition au format de poche, p. 297.)

Il me paraît évident que ce traducteur aurait dû écrire : « seule une douzaine (d’entre elles) étaient occupées », voire : « seules douze d’entre elles étaient occupées » (s’il tenait à insister sur le nombre).

Dans le choix, qui devient systématique, de mettre le verbe au singulier après dizaine ou douzaine, je vois à l’œuvre la même tendance déjà décrite, la tendance à simplifier la langue contre tout bon sens.

 

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25 décembre 2010 6 25 /12 /décembre /2010 16:25

Principe de précaution, par Matthieu Jung, est un roman ironique et plein de ruse, d’une incroyable puissance comique, paru aux éditions Stock en 2009. Étrangement, dans les incises contenant les verbes de parole, l’auteur a laissé proliférer les redondances :

« – Allô, Alice ! l’a-t-il interpellée en agitant ses deux mains devant elle, comme un marionnettiste » (p. 32) ; « – T’es triste, papa ? s’interrompit Manon au beau milieu d’une phrase » (p. 149 ; la fillette était en train de réciter une leçon) ; « – Pardon, tu nous précises juste ton prénom, l’a reprise Manu d’un ton agacé » (p. 255) ; « – Attends, a contesté le militant des JCR » (même page) ; « – Attends, attends, t’interromps pas les gens sur ce ton et tu t’présentes s’il te plaît…, l’a repris le grand ordonnateur » (p. 257) ; « – Ne nous dispersons pas, ai-je fermement recadré le débat » (sic ! p. 260) ; « – Si, c’était pareil ! l’a violemment contredite Manu » (p. 261) ; « – Certaines phrases sont tout de même inintelligibles…, se lamenta Cécile en relisant quelques passages » (p. 337) ; « – En tout cas, ta décontraction m’a bluffé ces derniers mois…, l’ai-je félicité » (p. 381) ; « – Tu préférerais peut-être vivre au Darfour, imbécile ! l’ai-je rembarré » (p. 396).

On trouve aussi, en guise de verbes introducteurs du discours direct : « aimait à me charrier Pierre Sopardi » (p. 75) ; « m’a mielleusement rabroué Lionel » (p. 145) ; « s’inquiéta-t-elle, surprise » (p. 204) ; « le contrai-je » (p. 213) ; « s’est moqué Malik » (p. 266).

Le héros-narrateur, Pascal Ébodoire, est un homme dominé par ce qu’on appelait autrefois le respect humain (prononcez : respèkumain) ; dominé par ce qu’on appelle aujourd’hui, dans notre franglais, le « politiquement correct ». Salarié consciencieux, mari fidèle et aimant, père de famille à l’autorité chancelante, Pascal Ébodoire est hanté par la crainte de ne pas être assez dévoué aux idées à la mode lorsqu’elles concernent des problèmes moraux, sociaux et sanitaires.

L’écrivain a su faire jouer l’un par rapport à l’autre deux niveaux d’ironie. Au premier niveau, la satire que fait le narrateur du milieu professionnel au sein duquel il évolue (il est opérateur de marchés financiers), satire dont il est le maître d’œuvre, bien qu’elle tourne fréquemment à son désavantage. Au second niveau : l’ironie romanesque, immanente, portant sur le héros-narrateur lui-même. Les éléments constitutifs du récit naïvement assumé par Pascal font que nous rions de lui plus souvent que nous ne rions avec lui.

Aucun auteur omniscient ne vient nous dire où nous devons placer notre sympathie. Tant mieux. Grâce aux nombreux jeux de miroirs qui parsèment son propre récit, nous déchiffrons le regard que portent sur Pascal les personnages que celui-ci croit décrire avec condescendance, notamment celui de l’ahurissant Lionel Ruszczyk, son collègue et sa bête noire, son exact contraire, personnage mordant et haut en couleur, immonde et truculent, inoubliable créature littéraire.

Dans Principe de précaution, la parole narrative émane d’une conscience dont l’intelligence aliénée s’achemine tranquillement, dans toute la candeur de sa bonne foi, vers un état d’irrémédiable obsession, puis de folie. Pascal Ébodoire rapporte avec une sorte de gourmandise les conversations qu’il a avec ses collègues de travail ou avec sa femme, de sorte que ces dialogues finissent par laisser transparaître certaines réalités dont la parole du narrateur nous donnait une image faussée.

Rien que pour avoir rendu vraisemblable son dispositif narratif, en détournant notre attention de la contradiction féconde qui rend possible le romanesque, Matthieu Jung mérite l’admiration du public et de la critique. Son roman est si brillant que j’en suis venu à me demander si les maladresses relevées plus haut étaient de regrettables accrocs dans le tissu du style, ou s’il s’agissait de lourdeurs calculées.

Peuvent-elles s’interpréter comme reflétant volontairement la mentalité du narrateur ?

Le comique et l’ironie ont toujours légitimé la présence de fautes de goût et de gaucheries délibérées, qu’aucun commentaire de l’auteur ne vient signaler. En voici une, tirée du chapitre XXX de L’affaire Blaireau, un roman parodique écrit par Alphonse Allais :

« Fléchard eut un tressaillement de joie : / – Arabella, vous êtes un ange ! lui baisa-t-il la main. »

Dans Les caves du Vatican d’André Gide, on trouve ce « ment-il » qui peut se révéler si agaçant dans un roman au ton grave :

« – Qu’est-ce que c’est que ces machinettes-là ? / Julie comprend fort bien que la question n’est pas sérieuse ; mais pourquoi s’offusquerait-elle ? / – Comment, mon oncle ! vous n’avez jamais vu des médailles [pieuses] ? / – Ma foi non, ma petite, ment-il ; ça n’est pas joli-joli, mais je pense que cela sert à quelque chose. » (Les caves du Vatican, livre premier, chap. III.)

Dans tout ce passage, le narrateur intervient de manière visible, appuyée, mais avec une intention plaisante. Il joue de la connivence qu’il a établie avec son lecteur. Celui-ci connaissait les opinions de l’oncle de la petite Julie, le franc-maçon et libre penseur Anthime Armand-Dubois, il n’attendait que de le voir à l’œuvre. Le ton de la narration est moins ironique que délibérément moqueur.  

Or, dans Principe de précaution, je crains que les incises des dialogues n’aient pour effet d’affaiblir le réalisme des répliques placées dans la bouche des personnages et leur puissance d’impact. Car la force satirique du roman ne provient pas d’une désinvolture et d’une insolence du sens littéral, comme dans L’affaire Blaireau ou dans Les caves du Vatican, mais de la contradiction qui se fait jour entre la réalité des rapports sociaux et des relations entre les sexes, à lire entre les lignes, et un discours « citoyen » et responsable élaboré pour nier cette réalité, discours dont est imprégnée la narration faite par Pascal Ébodoire sur le ton grave, masochiste, et parfois vindicatif, qui lui est naturel.

Certes, en mettant de la redondance dans les verbes introducteurs, Pascal Ébodoire narre (ou écrit) en style de « roman citoyen ». Entre les dialogues, qui font pénétrer dans le texte la réalité extérieure, et le récit obsessionnel fait par Pascal Ébodoire, les incises épaisses jouent-elles le rôle d’une nécessaire transition ?

Il y a un autre élément indécidable. Comme on peut le voir par les extraits que j’ai cités en commençant, le style de Principe de précaution a une particularité qui peut gêner la lecture : les paragraphes narratifs ne cessent d’osciller entre le passé composé et le passé simple, alors que normalement on choisit l’un ou l’autre comme temps de base du récit et qu’on ne les emploie pas côte à côte. Le narrateur cherche-t-il à appliquer à la lettre le cours que faisaient les professeurs des années 1970 et 80 sur les valeurs des temps verbaux ? Ces professeurs nous affirmaient que le passé composé s’emploie pour les actions antérieures au moment présent de l’écriture, le passé simple pour les actions qu’ils disaient « brèves »… L’application (machinale ?) de cette doctrine tronquée donne un résultat étrange, si l’on en prend conscience, mais qui n’est pas incompatible avec le projet de l’auteur. Ni le rythme ni l’efficacité du roman n’en sont affectés. Je crois même qu’il en surgit une certaine beauté.

Décidément, ce grand roman se défend très bien contre les objections que peut susciter sa technique. C’est un roman qu’on relit, qui ne déçoit jamais et qui, comme Madame Bovary, se révèle inépuisable.

 

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25 décembre 2010 6 25 /12 /décembre /2010 12:59

« Le père Leemans vous a une de ces trognes ! » (Alphonse Daudet, Les rois en exil, 1879.) « Tu peux te vanter de m’avoir fichu une de ces frousses ! » (Roger Ikor, Frères humains, 1969.)

Jusque-là, tout est normal.

Mais il arrive que l’expression « un/une de ces » se vide de sa valeur primitive et se fige.

Empruntées au Bon usage de Grevisse et Goosse, voici quelques illustrations de ce curieux phénomène : « Je me suis levé vers les midi, avec un de ces mal aux crins » (Queneau, Saint Glinglin, Gallimard, 1948) ; « J’ai un de ces mal de tête » (Henri Troyat, La malandre, éditions Flammarion, 1967). Comme l’observent les auteurs du Bon usage, le substantif reste alors au singulier malgré son environnement syntaxique.

C’est absurde, mais lequel d’entre nous ne s’exclame pas spontanément : « J’ai un de ces mal de gorge ! »

Peut-être est-ce dû au fait que le nom mal a connu un pluriel populaire, « mals », prononcé de la même façon que le singulier.

À ma connaissance (et Le bon usage ne le souligne pas assez), le phénomène ne se produit que lorsque l’expression « un de ces » est employée devant le nom mal. « Un de ces » n’est suivi du singulier dans aucun autre contexte. Il s’agit donc d’un phénomène aux effets très limités. Mais il est cousin d’une autre bizarrerie, et celle-ci se répand.

 

Lorsque le syntagme « un(e) des » ou « un(e) de ces » constitue l’amorce d’un groupe nominal et que ce groupe nominal est ensuite repris par un pronom relatif, la recherche de l’accord du verbe de la subordonnée relative paraît causer à nos contemporains les plus grandes difficultés.

Observons d’abord une phrase parfaitement correcte, que je tire d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly : « [La comtesse] était une de ces femmes de vieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, du fond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire : “Je suis vaincue du temps, comme ma race ; je me meurs, mais je vous méprise !” et, le diable m’emporte, tout plébéien que je suis, et quoique ce soit peu philosophique, je ne puis m’empêcher de trouver cela beau. » (Les diaboliques, 1874, « Le bonheur dans le crime ».) La difficulté qu’elle comporte n’est qu’apparente : les adjectifs épuisée, élégante, distinguée, hautaine, se rapportent non à « ces femmes » mais à « vieille race ».

 

En revanche, l’accord se révèle incorrect en plusieurs passages du dernier livre que j’ai lu. Il s’agit du journal qu’a tenu Benoît Peeters tandis qu’il écrivait son Derrida pour la collection Grandes Biographies des éditions Flammarion. Ce journal s’intitule Trois ans avec Derrida : Les carnets d’un biographe. Il est paru en même temps que la volumineuse biographie et chez le même éditeur. Peeters y retrace ses entretiens avec les témoins, le dépouillement des correspondances et des manuscrits qui sont actuellement archivés dans les collections de l’IMEC (institut Mémoires de l’édition contemporaine) et dans celles de la bibliothèque de l’université d’Irvine, en Californie. Trois ans avec Derrida est très bien écrit. Mais on y lit ceci :

« Une des choses qui me gêne chez Derrida (comme chez Michel Butor), c’est une forme de graphomanie. Il écrit trop » (Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida, éditions Flammarion, 2010, p. 37).

Dans sa phrase, Peeters laisse entendre que plusieurs caractéristiques de l’œuvre de Derrida ont pu le rebuter, et que cette « forme de graphomanie » est l’obstacle principal auquel il se heurte dans son étude de l’œuvre du philosophe. Il se doit de mettre le verbe gêne au pluriel, ou de dire : « La chose qui me gêne le plus chez Derrida, c’est… ». Mais s’il veut atténuer la sévérité du reproche : « La seule chose qui me gêne chez Derrida, c’est… ».

Il y a bien d’autres phrases de Peeters à citer :

« Ailleurs dans le même livre [= Codicille, paru en 2009], Genette développe un des thèmes qu’il avait esquissé devant moi – la difficulté spécifique de la biographie d’un écrivain : “Le biographe d’écrivain scrupuleux doit […] produire alternativement des pages de récit et des pages de critique littéraire […]” » (ibid., p. 170 ; c’est Peeters qui, citant Genette, a fait les deux coupures signalées par les points de suspension entre crochets). Le participe passé « esquissé » est ici accordé avec « un » et non avec « thèmes ». Or d’autres pages du même livre prouvent que l’auteur connaît les règles d’accord du participe passé. S’il avait passé deux secondes à analyser la signification de ce qu’il venait de coucher sur le papier, Peeters aurait pu faire l’accord qui s’imposait (« esquissés »). Mais il aurait aussi bien pu se contenter d’écrire : « Genette développe un thème qu’il avait esquissé devant moi ». Une telle formulation aurait suffi à suggérer que Gérard Genette avait un jour résumé devant lui plusieurs problèmes liés à la composition des biographies, et non un seul.

« Lecture enthousiaste de L’animal que donc je suis, livre posthume, texte majeur, l’un des plus fluides et des plus nécessaires qu’il ait écrit. » (Ibid., p. 207.) De la même façon que dans la phrase précédente, le participe passé « écrit » est accordé avec « un » et non avec « des plus fluides et des plus nécessaires ». C’est comme si l’on disait : « Voilà l’une des raisons pour laquelle nous ne sommes pas d’accord » !… Hélas, cela se dit, puisque je l’ai entendu à la radio.

Dira-t-on bientôt : « Un de ceux qui l’a aimée »… ?

« [Daniel Giovannangeli] m’aide à débrouiller l’un des aspects de l’œuvre qui me demeure le plus étranger : la relation à [sic] Husserl. » (Ibid., p. 217.) Mais qu’a donc apporté à la phrase le refus d’écrire : « l’aspect qui me demeure le plus… » ?

« Faire partager mon enthousiasme, donner envie d’entrer dans un monde a priori difficile et intimidant, c’est une des choses qui m’anime dans ce projet – et peut-être dans tout ce que j’aborde. » (Ibid., p. 234.) Comme cet illogisme est agaçant !

L’extrait suivant se situe, dans le livre, un peu avant celui qui vient d’être cité : « Bernard Tschumi au Rouquet, boulevard Saint-Germain. Ce sera sans doute l’un des derniers témoins que je rencontre. » (Ibid., p. 230.) S’il s’était donné la peine d’ajuster entre eux les temps verbaux, Peeters aurait été obligé de choisir entre le singulier et le pluriel, en écrivant par exemple : « que j’aurai rencontrés », au futur antérieur. Notons au passage que le futur simple ne devient acceptable que si l’on remplace Ce sera par C’est : « C’est l’un des derniers témoins que je rencontrerai. »

La même tournure, suivie de la même absence d’accord, est venue sous la plume de l’historien Gérard Noiriel : « [I]l faut insister sur le fait que Jacques Rancière est l’un des philosophes critiques qui a accordé le plus de soin à l’élaboration de son “vocabulaire final” ; souci attesté dans ses livres, par la fréquence des expressions du type : “J’appelle”, “Je propose d’appeler”, etc. » (Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question ; éditions Agone, 2010, p. 120.)

Sous la plume de Michel Houellebecq : « Un des premiers reproches qui fut adressé à son projet tenait à la suppression des différences sexuelles, si constitutives de l’identité humaine. » (Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éditions Flammarion, 1998 ; réédité dans la collection J’ai lu, p. 312.) Un des premiers reproches qui furent adressés à son projet tenait à… Cela dit, je ne comprends pas pourquoi l’auteur emploie la construction « tenait à », plutôt que « portait sur ».

Sous la plume de René Girard : « Mais ce n’est pas Sartre qui peut nous aider à démystifier le faux narcissisme de la coquette. Un des écrivains qui a le mieux compris ce phénomène est Proust. » (R. Girard, dans l’avant-propos qu’il a écrit pour un recueil d’articles et d’entretiens, La conversion de l’art, paru aux éditions Carnets Nord en 2008 ; p. 20. On n’aura pas manqué d’observer que cet auteur commet un fâcheux pléonasme en parlant de « démystifier le faux narcissisme ».)

Et sous la plume de Richard Millet : « Et ce n’est pas une des moindres questions que j’ai posée à la littérature que de savoir en quoi l’écriture et autrui s’excluaient sans doute l’un l’autre, écrire marquant la défaite de l’amour et l’amour réduisant l’écriture à un bruissement sur quoi le vivant établit son triomphe. » (Richard Millet, Place des Pensées : Sur Maurice Blanchot ; éditions Gallimard, 2007, p. 43.)

Le tour « n’est pas un/une des moindres… » est classique, mais il exige normalement l’accord du participe passé, que celui-ci figure en position d’épithète (« une des moindres questions posées ») ou qu’il soit inclus dans une proposition relative épithète (« une des moindres questions que j’ai posées ».)

Enfin, dans la nouvelle traduction d’Ulysse, parue en 2004 chez Gallimard, nous lisons au milieu du huitième chapitre (ou cinquième chapitre de la deuxième partie), pourtant merveilleusement traduit par Tiphaine Samoyault, le texte suivant : « Par exemple un de ces sergents qui sue dans sa chemise son ragoût de mouton ; on ne lui presserait pas une goutte de poésie du citron. Ne sait même pas ce que c’est la poésie. » (James Joyce, Ulysse, nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert, éditions Gallimard, collection Du Monde entier, 2004, p. 210.)

Traduite par Auguste Morel et Stuart Gilbert, la première phrase de cet extrait se présentait ainsi : « C’est sûr qu’un de ces sergots qui suent le ragoût de mouton dans leur chemise, vous ne pourriez pas en extraire un grain de poésie. » (Ulysse, traduction française éditée en 1929 par La Maison des Amis des Livres ; rééditée dans Œuvres de James Joyce, volume II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 187.) Par le choix de mettre au pluriel le verbe de la subordonnée relative et l’adjectif possessif se rapportant à l’antécédent de celle-ci, Morel et Gilbert se sont montrés le plus fidèles au texte anglais : « For example one of those policemen sweating Irish stew into their shirts ». Précisons qu’il n’existe aucun état du texte donnant his à la place de ce their.

Dans cette phrase d’Ulysse, Joyce procède à une généralisation. Le groupe des policemen mangeurs de ragoût de mouton importe autant que l’individu qui en est extrait. Le tour « un de ces » y est donc justifié. Mais bien souvent, « un/une des » constitue un tic d’écriture, une tournure qu’on emploie par mimétisme langagier plus que par goût de la nuance ou de la précision. Les professionnels de l’écrit prendront-ils un jour conscience des inconvénients qu’elle comporte ?

 

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4 décembre 2010 6 04 /12 /décembre /2010 15:58

Nathalie Sarraute a publié en 1956, dans la Nouvelle Revue française, un essai consacré aux dialogues dans le roman, qui s’intitule Conversation et sous-conversation. Cet essai a ensuite été inclus dans L’ère du soupçon, paru la même année.

Dans Conversation et sous-conversation, ainsi que dans les trois autres articles que regroupe L’ère du soupçon, Sarraute s’efforce de définir sa propre esthétique romanesque, en insistant sur la continuité qui existe entre son œuvre et celles de Proust, de Kafka, de Virginia Woolf ou d’Ivy Compton-Burnett, mais aussi sur son rejet de certaines techniques, de certaines « conventions », qu’elle déclare héritées de Stendhal ou de Tolstoï (mais qui, en réalité, sont beaucoup plus anciennes).

Je me permets d’extraire de Conversation et sous-conversation la page que voici, spécialement consacrée au problème des verbes introducteurs du discours direct :

« [R]ien n’est moins justifié que ces grands alinéas, ces tirets par lesquels on a coutume de séparer brutalement le dialogue de ce qui le précède. Même les deux points et les guillemets sont encore trop apparents, et l’on comprend que certains romanciers (Joyce Cary notamment) s’efforcent de fondre, dans la mesure du possible, le dialogue avec son contexte en marquant simplement la séparation par une virgule suivie d’une majuscule.

» Mais plus gênants encore et plus difficilement défendables que les alinéas, les tirets, les deux points et les guillemets, sont les monotones et gauches : dit Jeanne, répondit Paul, qui parsèment habituellement le dialogue ; ils deviennent de plus en plus pour les romanciers actuels ce qu’étaient pour les peintres, juste avant le cubisme, les règles de la perspective : non plus une nécessité, mais une encombrante convention.

» Aussi est-il curieux de voir comment aujourd’hui ceux mêmes des romanciers qui ne veulent pas se mettre – inutilement, pensent-ils – martel en tête, et continuent à se servir avec une heureuse assurance des procédés du vieux roman, semblent ne pas pouvoir échapper sur ce point précis à un certain sentiment de malaise. […]

» Tantôt – comme les gens qui préfèrent afficher et même accentuer leurs défauts pour courir au-devant du danger et désarmer les critiques – ils renoncent avec ostentation à ces subterfuges (qui leur paraissent aujourd’hui trop grossiers et trop faciles) dont se servaient ingénument les vieux auteurs et qui consistaient à varier continuellement leurs formules, et exhibent la monotonie et la gaucherie du procédé en répétant inlassablement, avec une négligence ou une naïveté affectées : dit Jeanne, dit Paul, dit Jacques, ce qui n’a d’autre résultat que de fatiguer et d’agacer encore davantage le lecteur.

» Tantôt ils essaient d’escamoter ce malencontreux “dit Jeanne”, “répliqua Paul”, en le faisant suivre à tout bout de champ des derniers mots répétés du dialogue : “Non, dit Jeanne, non” ou : “C’est fini, dit Paul, c’est fini.” Ce qui donne aux paroles des personnages un ton solennel et chargé d’émotion qui ne répond visiblement pas à l’intention de l’auteur. Tantôt encore, ils suppriment autant que possible cet appendice encombrant en introduisant à tout instant le dialogue par le plus factice encore, et qu’aucune nécessité interne, on le sent, n’exige : Jeanne sourit : “Je vous laisse le choix” ou : Madeleine le regarda : “C’est moi qui l’ai fait.” »

Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, « Conversation

et sous-conversation », Gallimard, 1956.

 

À la suite du Sartre de Situations I et à l’instar du jeune Roland Barthes, qui avait publié, trois ans plus tôt, Le degré zéro de l’écriture, Nathalie Sarraute entend rompre avec un art qu’elle juge périmé. Elle ne veut pas faire partie de ces romanciers qui « continuent à se servir avec une heureuse assurance des procédés du vieux roman ».

Bien sûr, je ne partage pas du tout l’agacement que ressent Sarraute devant le verbe dire mis en incise. J’avoue que, lorsque les dialogues arrivent à me donner l’illusion de la vie, je remarque à peine les « dit » ou « répondit Untel » dont ils sont parsemés.

De plus, comme je l’ai personnellement constaté, le piètre « subterfuge » consistant « à varier continuellement leurs formules » n’a jamais été adopté par les grands romanciers, mais par leurs disciples moins talentueux. Pour se persuader que le procédé de la variation incessante des incises avait appartenu à la forme classique ou traditionnelle du roman, Sarraute n’a pas dû observer de trop près le fonctionnement du dialogue chez nos vieux auteurs, lesquels avaient au moins, nous dit-elle avec un soupçon de morgue, l’excuse de l’ingénuité.

 

Aujourd’hui, qu’en est-il des techniques conventionnelles dénoncées par Sarraute ? Je l’ai signalé en commençant cette série d’articles : la plupart des romanciers actuels, pour insérer des dialogues dans le tissu narratif, recourent à des méthodes nettement plus maladroites que celles que fustigeait en son temps L’ère du soupçon, y compris les écrivains qui se déclarent solidaires des classes populaires et qui écrivent des romans dont la critique loue le caractère « engagé » ou « subversif ».

Qu’en est-il, en particulier, des jeunes romanciers de la maison Minuit ? Celle-ci est encore considérée par beaucoup comme l’éditeur par excellence de la littérature d’avant-garde. Les romanciers qu’elle publie se soucient-ils des ambitions affichées par Sarraute dans L’ère du soupçon ?

Voici Jean Echenoz faisant dialoguer Franck Chopin, espion occasionnel, qui est aussi un entomologiste spécialisé dans l’étude des mouches, et le petit Jim, six ans, fils de la femme dont Chopin est devenu l’amant. Nous sommes dans le roman Lac, paru en 1989 :

– Alors, fit Jim inopinément, elle vous plaît, ma mère ?

La cuiller de Chopin tournait seule dans sa tasse, il essaya de l’en extraire tout en réfléchissant à cette question.

– Les enfants ne parlent pas à table, se borna-t-il à suggérer.

– Les lois ont changé, rappela le jeune Jim.

Lac, éditions de Minuit, 1989 ;

collection Double, p. 49-50.

 

Dialogue tout en retenue et en sobriété…

Constamment, et comme dans un roman traditionnel, les dialogues sont assaisonnés de verbes introducteurs de parole. Ainsi, dans le dialogue de la page 71, nous trouvons successivement : « reprit Veber après un silence », « répondit l’autre [= le secrétaire et chiffreur de Veber] », « fit observer le secrétaire général [= Veber] », « suggéra le chiffreur », « s’alarma Veber », « dit calmement le chiffreur », « conclut Veber en tirant sur le frein à main ». Tout cela dans une seule page d’un livre au format de poche, et pour encadrer le dialogue de seulement deux personnages ! Certains d’entre eux sont tout à fait classiques. D’autres, en explicitant des émotions qui se devinaient aisément à travers les propos rapportés au discours direct, s’avèrent indiscrets.

Ailleurs, nous tombons sur :

(Page 81.) « – C’est qui, votre type sur place ? voulut savoir Chopin. »

(Pages 156-157.) « – Et puis j’ai laissé des affaires à l’hôtel, argumenta Chopin […]. / – Mais je peux très bien m’occuper de ça, moi, fit valoir Mouezy-Éon tout en repliant son triangle de détresse. Vous êtes crevé, enfin, vous voyez bien. Passez la main. / – Non non, claqua des dents Chopin. Non. / […] / – Bon, dut-il finir par s’attendrir, je vais voir avec le docteur ce qu’on peut faire. »

(P. 159.) « – Content de vous revoir, assura-t-il en faisant glisser la porte du box. »

(P. 160.) « – Je vais tâcher de faire vite, s’imagina Chopin. »

L’auteur veut nous faire sourire avec son désinvolte « claqua des dents Chopin », puisque cette proposition énonce un acte que le personnage effectue tout en répétant un monosyllabe (« Non non. Non »). La formulation normale, qui serait par exemple : « fit Chopin en claquant des dents », ne ferait sourire personne, mais le tour choisi par Echenoz produit dans la syntaxe un court-circuit capable de faire disjoncter la lecture. Quant à son « dut-il finir par s’attendrir », en voilà une trouvaille : associer un modalisateur (« dut ») à un verbe comme s’attendrir, qui déjà explicite l’émotion reflétée par les propos rapportés ! C’est beaucoup pour une incise du dialogue.

 

Dans ses romans des années 2000, Jean Echenoz, à la manière de Beckett et pour rendre plus discrète la césure entre parole narrative et parole des personnages, prendra l’habitude d’introduire cette dernière par un simple retour à la ligne, sans faire apparaître l’habituel tiret (et sans ouvrir non plus les guillemets).

Parfois, un même paragraphe constitue un bloc compact de plusieurs répliques, les changements d’interlocuteur n’étant signalés que par les verbes introducteurs en incise. Cette technique est déjà utilisée dans Lac, notamment à la page 64, lorsqu’un jeune homme prénommé Frédéric rend visite inopinément à Suzy Clair, mère du petit Jim. Quant à Chopin, dont Suzy est la maîtresse, il est absent ce matin-là. (Ma transcription respecte le découpage en paragraphes du texte imprimé. Dans ma transcription comme dans le texte, le passage composé en capitales présente de grandes capitales à l’initiale des noms propres et après la ponctuation forte. Seule est de mon fait la mise en italique, qui me permet d’éviter les guillemets de citation.)

C’est urgent, dit le jeune homme dès que Suzy parut. Plus tard, fit-elle doucement avec un geste discret, un regard de biais vers Jim – tout à l’heure. Elle versait des corn-flakes dans le bol de l’enfant qui soudain sauta de sa chaise en reconnaissant un générique de jeu télévisé repéré comme rigolo. Non, Jim, protesta Suzy, on n’aura pas le temps. C’est très court, c’est très très court, assura Jim en montant brusquement et démesurément le son, ET QUELLE EST LA PROFESSION DE VOS PARENTS, FABIENNE ? EH BIEN MON PÈRE EST AGENT DE MAÎTRISE ET MA MÈRE EST AU FOYER. FORMIDABLE, FABIENNE, C’EST MAGNIFIQUE ET VOICI MA PREMIÈRE QUESTION, Suzy dut se mettre à crier non, non, baisse – vous voulez une pomme, Frédéric ? ça fait du bien, le matin. Il allait accepter mais elle regardait ailleurs déjà, groupant les tasses sur un plateau. Ça va être l’heure, dit-elle, habille-toi, va vite t’habiller. Puis-je vous aider, suggéra Frédéric dans le tumulte. Je te dis d’éteindre la télé, commanda fermement Suzy. AH, FABIENNE, JE SUIS DÉSOLÉ.

– Bon, dit-elle à Frédéric une demi-heure plus tard, ce n’était pas si urgent, finalement.

Ils revenaient d’accompagner Jim, ils marchaient plus lentement qu’à l’aller.

 

Plus loin (Lac, p. 137) :

À l’autre bout du fil on décroche aussitôt.

C’est moi, dit Chopin, et comme Suzy ne répond pas tout de suite il répète que c’est lui, Franck. Sans doute va-t-elle s’exclamer c’est toi ? mais où es-tu ? comment sais-tu que je ? C’est ce qu’elle dit en effet, mais à voix basse.

– Je suis tout près, répond Chopin, l’étage au-dessous, je t’expliquerai. Il faut que je te voie.

 

Et page 139 :

Arrivé devant l’appareil [de télévision] il [= Chopin] se tourna vers l’autre pièce, tout occupée par un grand lit blanc. Je t’avais dit de ne pas venir, rappela très calmement Suzy dans la pénombre.

 

Variante du dialogue sans tirets ni guillemets (variante dont on aura remarqué la présence dans l’extrait de la page 137 cité précédemment) : les tournures propres au discours direct peuvent être encastrées dans une phrase contenant l’amorce d’une construction de discours indirect. En voici une illustration, tirée de Lac, collection Double, p. 99-100 :

On frappa à la porte. […] C’était un groom rouge et or caché derrière un énorme bouquet, un alleluia de glaïeuls pourpres […]. Veber ouvrit un œil et demanda qu’est-ce que c’est que ça. C’est pour qui.

– Monsieur Veber, dit le groom.

– Il n’y a pas de carte ?

Le chiffreur avait saisi le bouquet, il le faisait pivoter en disant non, pas de carte.

 

Notons que ces procédés, qui se veulent modernes, ne conservent au dialogue son intelligibilité que si les verbes introducteurs y sont nombreux. Les artifices du romancier de Minuit ne sont donc que de surface : ils n’empêchent pas ses dialogues d’être on ne peut plus classiques, et ses verbes introducteurs d’être fréquemment redondants.

La présence des alinéas et des tirets favorisait, au contraire, la raréfaction des verbes introducteurs.

Dans ses derniers livres, Echenoz semble avoir voulu se débarrasser des dialogues, peut-être pour échapper aux difficultés qu’entraîne leur insertion dans le récit. Malgré l’exaspérant tarabiscotage de certaines phrases, Des éclairs (éditions de Minuit, 2010) raconte une histoire qui captive et entraîne, sans que l’auteur ait recouru une seule fois au discours direct.

 

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9 octobre 2010 6 09 /10 /octobre /2010 23:37

La technique la plus classique peut encore être utilisée avec brio. Dans son roman Victor Hugo : La révolte d’un géant (éditions Pocket Jeunesse, 2010), Jean-Côme Noguès recourt à un narrateur impersonnel omniscient, qui promène le lecteur à travers plusieurs consciences successivement.

Les redondances qui affectent la plupart des dialogues romanesques d’aujourd’hui sont peu nombreuses dans Victor Hugo : La révolte d’un géant, au point qu’on peut presque toutes les citer en quelques lignes : « – Comme les prix augmentent ! se plaignit Élise en revenant de chez l’épicier » (p. 39) ; « “Ne va-t-on pas me voir si je m’avance un peu ?” s’inquiéta-t-il » (p. 44) ; « – C’est une bonne idée, s’empressa d’accepter Casimir » (p. 72) ; « – Le courrier est arrivé ? s’informait-il chaque jour auprès d’Élise » (p. 104) ; « “Mon Dieu ! Pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur ?” [sic] s’affola Valentin » (p. 133) ; « “L’autre est sans doute Devéria”, réfléchit Valentin » (p. 180). Et nous voyons un « s’enquit Hugo » surgir, en tant que verbe introducteur du discours direct, à la page 181.

Mais partout ailleurs, les verbes introducteurs en incise sont utilisés sobrement, à la manière traditionnelle, et presque toujours pour servir de transition entre une réalité perçue de l’extérieur par les personnages qui la vivent et une réalité cachée que l’auteur choisit de révéler aux seuls lecteurs :

« Tiré de ses songes, Valentin regarda son grand-père et lui trouva un air étrangement guilleret. / – Quand es-tu allé à Paris la dernière fois ? demanda-t-il, reprenant sans le savoir les pensées du vieil homme. » (Victor Hugo : La révolte d’un géant, p. 19.) N’étant pas redondant par rapport aux paroles prononcées, le commentaire stimule ici l’intérêt du lecteur au lieu d’affadir la conversation des personnages.

Raoul et Casimir Devernois sont deux vieillards, deux cousins qui ne se sont pas revus depuis des décennies. Raoul Devernois se rend un jour à Paris, accompagné de son petit-fils, et vient frapper à la porte de son cousin Casimir. « L’hôte [= Casimir] vint à eux les bras ouverts, l’air amical. Il avait bien changé depuis qu’ils ne s’étaient vus. La robe de chambre de satin tabac, la culotte ivoire à l’ancienne et une cravate savamment nouée ne dissimulaient pas la marque des années. / – Tu n’as pas changé ! s’exclama Raoul en franchissant la porte du salon. / – Hé ! Toi non plus ! / Tous deux mentaient. Chacun le savait. Cela n’avait pas d’importance. » (Ibid., p. 27.) C’est autre chose qu’un « mentit Raoul » ou qu’un « mentit Casimir ».

Bien sûr, cette perpétuelle intrusion dans les consciences a quelque chose d’agaçant et menace d’ôter au récit une part de sa vraisemblance. Il n’est pas difficile de saisir la manière dont le reniement de ce procédé balzacien et hugolien a pu donner naissance au roman moderne du XXe siècle. Néanmoins, j’avoue prendre plaisir à retrouver ces techniques classiques, si bien illustrées par le roman de Noguès, et qui me paraissent témoigner d’un savoir-faire bien réel. Les redondances et les soulignements qui infestent certains des romans dont j’ai parlé ici même font beaucoup plus de tort au goût et au savoir-lire de leurs lecteurs adolescents que la manière dont un Noguès expose l’intériorité des cœurs par des moyens raffinés qui créent l’illusion de la simplicité.

 

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9 octobre 2010 6 09 /10 /octobre /2010 20:54

 

Page 264, Kao et son ami Clift ont découvert des centaines de boîtes métalliques rondes contenant de vieilles bobines de films, entreposées dans un grenier. Les deux garçons décident d’en charger la plus grande quantité possible dans leur fourgonnette, qu’ils ont garée au pied de la maison : « – On ne parviendra pas à tout descendre si personne ne vient nous aider ! se plaignit-il [= Kao] en croisant Clift entre deux étages. / – Personne ne peut venir nous aider… déplora ce dernier. »

Page 307, après avoir réussi à échapper aux policiers de la Brigade de l’Œil : « – Il y avait tant de films… geignit Kao. »

Le pathos, le style hyperbolique mis au service de platitudes viennent gâcher l’effet dramatique qu’était censé produire le recours même au discours direct.

La redondance qui empèse ainsi les transitions entre la narration et les dialogues rend encore plus patent le fait que les fictions de Guéraud ont une fâcheuse tendance à ressembler à un montage d’images toutes faites, et cela en dépit de l’originalité si visiblement poursuivie dans le domaine des métaphores. Pour que s’animent ses personnages dans nos esprits de lecteurs, Guillaume Guéraud, à l’instar de Michel Honaker, nous fait convoquer des images préexistantes, que nous empruntons spontanément aux fictions de la télévision ou du cinéma. Surtout à celles du cinéma, du reste, vu le budget que nécessiterait l’adaptation de certaines séquences du roman.

Or voilà qu’en critiquant la technique littéraire de Guillaume Guéraud et la manière dont il recycle le déjà vu, je me mets à raisonner comme l’impératrice Harmony et ses sbires ! Me serais-je fait prendre au piège d’une fiction qui serait plus habile que je ne l’avais cru ? La construction du roman La Brigade de l’Œil permet-elle à son « message » de se retourner contre ma critique ? Il me semble que non. Car parmi l’ensemble des vignettes mentales que les moyens modernes de reprographie, les salles de cinéma et les postes de télévision nous ont fournies depuis notre naissance, Guéraud choisit toujours celles de la fiction mainstream. Contrairement à d’autres romans d’anticipation, La Brigade de l’Œil n’invente aucun paysage urbain dont la forme se déduirait de la situation politique exposée dans ses premières pages.

Ce roman ne révèle, à travers les actes des personnages qu’il met en scène, aucune mutation psychologique majeure. Le lecteur n’est presque jamais amené à se confronter à des modes de pensée qui seraient ceux d’un monde transformé par la privation des images, car les personnages du roman agissent, raisonnent et s’expriment comme si rien n’était changé par rapport à l’époque où nous sommes. Hormis l’évocation des souffrances éprouvées par le capitaine Falk, à mesure qu’il sent se désagréger les images mentales qui lui restent de sa femme morte, les éléments de l’intrigue censés conférer son poids de réalité à ce futur façonné par l’imagination de l’auteur sont maigres. Au fond, le narrateur ne semble pas appartenir à ce monde des années 2030. Le « message » du roman valorise l’œuvre des grands cinéastes, mais la forme romanesque façonnée par l’écrivain s’enlise dans les stéréotypes du thriller de studio.

 

Nonobstant, il paraît qu’on considère Guillaume Guéraud comme « l’un des auteurs les plus stimulants et dérangeants de sa génération », si j’en crois la phrase qui conclut la présentation de l’auteur dans la collection Folio Science-Fiction. Essayons donc de redorer le blason de ce jeune écrivain. Parlons de son dernier livre, Sans la télé, paru en 2010 aux éditions du Rouergue, de nouveau dans la collection doAdo. Il s’agit cette fois d’un récit autobiographique, long d’une centaine de pages, où l’auteur nous raconte comment le cinéma s’est mis à jouer un rôle de plus en plus important, de plus en plus vital, dans son enfance et dans son adolescence, contribuant à former sa personnalité et son imaginaire. Le cinéma, et non la télévision. C’est la même thématique que dans le roman d’anticipation. Guéraud décrit les obsessions qui le hantent, il est même l’un des premiers écrivains français à décrire les effets qu’a pu avoir sur les esprits des enfants nés après 1970 l’exposition précoce et prolongée à la culture non plus écrite mais audiovisuelle (Guillaume Guéraud ayant été élevé « sans la télé », les effets de la culture proprement télévisuelle sont évoqués à travers le portrait des autres enfants de son quartier ou ayant fréquenté les mêmes établissements scolaires que lui). Sur ces questions, Sans la télé est un livre qui en dit davantage que La Brigade de l’Œil.

Qu’en est-il des dialogues dans ce nouveau livre ? S’il est plus abouti que La Brigade de l’Œil par bien des aspects, nous constatons que les incises des dialogues y laissent beaucoup à désirer, une fois de plus.

(Page 14.) « Je rentre de l’école en m’égosillant : / – “Il est toujours prêt pour tenter l’aventure avec ses bons copains ! Il n’a peur de rien, c’est un Américain !” / – Où as-tu entendu cette chanson ? s’intéresse ma mère. »

(Page 26-27.) « Mais ma mère ne m’a encore jamais parlé de la photo encadrée dans sa bibliothèque. / – Qui c’est ? je finis par oser lui demander. »

(Page 34.) « – Superman est une connerie inventée par les Américains ! crache mon oncle. / – Sa cape est aussi rouge que le drapeau communiste ! je lui signale. / Le problème, avec mon oncle, c’est que les seuls héros qui lui plaisent sont les héros de la Résistance. / – Ceux qui ont lutté vaillamment contre les nazis ! il me sermonne. »

(Page 36.) « Je lui ai carrément pété le bras sans le vouloir [= à Yaya, l’une des terreurs du quartier]. / Résultat : Yaya va à l’hôpital et il revient avec un plâtre. / – Qui lui a fait ça ? se demande tout le monde. / – C’est Guillaume ! vantent mes camarades. »

(Pages 56-57.) « – La lutte des classes est le seul moyen de renverser tout ça ! estime mon oncle. / – On ne peut pas changer le monde… se découragent les pleurnichards. / Il leur répond par un couplet du Chant des partisans […]. »

(Page 59.) « – Baisse les yeux ou je t’en colle une ! me menace le plus méchant des frères Labesse. / […] Je finis par baisser les yeux. / – On dirait que tu vas faire dans ton froc ! il se marre. / – Je baisse juste les yeux pour pas voir ta sale tronche ! je lui jette. » (Le verbe jeter est classique en incise ; mais dans ce passage il paraît maniéré, et surtout il est superflu.)

(Page 66.) « – C’est un vieux réactionnaire… estime ma mère. » (Le grand-père du narrateur ayant critiqué la décision, prise récemment par le gouvernement français, d’abolir la peine de mort.)

(Page 75-76.) « Fabrice enrichit mon vocabulaire dans ce domaine. Il m’apprend des mots comme vagin, utérus, clitoris et toutes les définitions correspondantes. / – Tu t’es déjà branlé ? il veut savoir. / Bien sûr que oui ! je lui dis. »

(Page 82.) « [J]e m’embrouille bientôt avec tout le monde, aussi bien les filles que les garçons, à cause de SOS fantômes. On va le voir en bande et toutes les scènes les font mourir de rire alors que je trouve ça complètement débile. / – T’étais le seul à ne pas rire dans la salle ! me fait remarquer Marie. / – Faut croire qu’il n’y avait que des crétins dans cette salle… je me défends. »

Pour le reste, le texte pâtit de quelques formulations paresseuses. Ainsi, à propos de Kagemusha : « [J]e confonds tous les personnages et je ne pige rien à la théorie du complot » (sic ; ce contresens sur l’expression théorie du complot figure à la page 22). Pourtant, malgré ces défauts et malgré les nombreux tics d’écriture dans lesquels Guéraud se laisse emprisonner, je dois reconnaître que ce livre est réussi. Sans la télé me confirme aussi dans l’idée que je dois avoir avec Guillaume Guéraud quelques affinités, puisque nous éprouvons lui et moi une passion dévorante pour le cinéma de Kurosawa, pour Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone et pour L’année du Dragon de Michael Cimino.

La Brigade de l’Œil se révélait monotone à force d’éréthisme. Dans les dix-neuf chapitres de Sans la télé, la langue se déploie dans des registres et sur des rythmes plus variés. Si l’on y trouve, comme dans le roman, l’imitation du style coup de poing de James Ellroy, ce style est utilisé à meilleur escient, dans des passages où la présence d’un phrasé elliptique ou expressionniste se justifie.

 

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9 octobre 2010 6 09 /10 /octobre /2010 19:53

Parmi les dithyrambes qu’on lit partout, mes observations dissonantes passeront-elles inaperçues ? Au fond je le souhaite, car je ne romps pas sans trembler l’unanimité qui s’est faite en faveur d’un roman qui, depuis sa parution en 2007, n’a cessé d’être encensé, autant par les critiques que par ses jeunes lecteurs. Il s’agit de La Brigade de l’Œil, de Guillaume Guéraud. Initialement paru aux éditions du Rouergue, il a été réédité en 2009 par Gallimard – excusez du peu – dans sa collection Folio Science-Fiction.

Dans ce roman, qui relève de la littérature d’anticipation, le côté tapageur de l’intrigue, la violence hyperbolique, l’attitude, toujours empreinte de gravité, des personnages, le ton dramatique de la narration, contrastent fortement avec les sentiments à l’eau de rose que se témoignent mutuellement les personnages incarnant la résistance à l’oppression, ainsi qu’avec le caractère fumeux, incohérent, de la doctrine que ces héros combattent.

Quelle est cette doctrine ? Pour lutter contre la déchéance morale dans laquelle avait sombré une société livrée à ses pulsions, le territoire de Rush Island s’est doté d’un gouvernement impérial, qui a rapidement instauré un régime totalitaire. Ce gouvernement, formé de l’impératrice Harmony et de ses conseillers, a décidé de proscrire toutes les images sans exception, du plus grossier dépliant publicitaire présentant des meubles de jardin jusqu’aux bobines des films les plus prestigieux de l’histoire du cinéma. L’interdiction frappe même les dessins et les pictogrammes. Les tatouages aussi, ce qui aurait pu inspirer à notre subversif romancier une scène bien saignante d’écorchement.

« Les images allaient nous faire perdre l’écriture », déclare l’Impératrice dans le chapitre 13. En accord avec ce postulat, le gouvernement de Rush Island promeut la lecture, celle de tous les livres, ne voyant ni dans la littérature ni dans la philosophie la moindre menace pour la pérennité de son pouvoir. Le niveau d’instruction de la population s’est considérablement élevé (les élèves de terminale sont maintenant âgés de quinze ans). Je me demande seulement comment on fait pour apprendre la biologie et la médecine sans le secours du moindre schéma ; et pour construire un bâtiment, une route, un pont !… Plus étonnant encore : l’égalité sociale a été établie entre les habitants de Rush Island grâce au « partage équitable des richesses », au point que l’impératrice Harmony mériterait d’être rebaptisée Contradiction Reine. Certes, les effets pratiques de cette édification d’un socialisme tant espéré ne sont jamais décrits. Mais ces détails n’intéressent guère le jeune Kao ni ses amis, qui luttent vaillamment contre l’interdit frappant les images, en se livrant à la vente illicite de documents prohibés. Un trafic très lucratif, dont l’évocation permet à l’auteur de faire le portrait de Chen, jeune homme icono-dépendant, qui se conduit comme un véritable toxicomane en crise de manque.

Or les détenteurs et les revendeurs d’images sont pourchassés par un corps de police qui a été spécialement créé dans ce but : la Brigade de l’Œil. Les membres de cette police, commandée par le redoutable capitaine Falk, ont le pouvoir de châtier les contrevenants en leur détruisant les pupilles. L’histoire se termine sur un incendie (un de plus dans ce roman), qui fait des centaines de victimes anonymes, simples spectateurs venus assister à la projection clandestine des Temps modernes de Chaplin. Les deux héros adolescents, Emma et Kao, sont seuls à pouvoir s’arracher vivants aux flammes. Hélas, ces malheureux enfants meurent quelques pages plus loin… dans un autre incendie !

C’est sûr : un État totalitaire a tout intérêt à interdire les photos sur les papiers d’identité et les formulaires administratifs, ou sur les billets de banque et les pièces de monnaie… Surtout, comment des hommes peuvent-ils se laisser réduire en cendres pour sauver des photographies et des rouleaux de pellicule qui vraisemblablement continuent d’exister dans le reste du monde ? Ce n’est pas parce que Rush Island a décidé de vivre en autarcie que les autres États ont été rayés de la carte. Même s’il faut considérer La Brigade de l’Œil comme un apologue, les postulats sur lesquels se fonde l’intrigue manquent de vraisemblance et le message politique que Guéraud inscrit au cœur de son roman est plutôt sommaire. Les « résistants » de l’histoire s’opposent aux oppresseurs de la liberté, qui prônent le renoncement aux images. Mais ces résistants eux-mêmes ont besoin d’opérer des distinctions : ils dénoncent la télévision, ne se soucient nullement de sauver les œuvres des peintres, et idolâtrent le cinéma. Le bricolage conceptuel auquel s’est livré Guéraud, sa peinture hâtive d’un totalitarisme en trompe-l’œil, tout cela n’avait qu’un but : lui permettre de nous parler de ses films préférés.

Quoique la mention de la loi de 1949 ne figure pas dans le livre, le nom de la collection au sein de laquelle est parue sa première édition : Doado, ou plus exactement doAdo, si l’on respecte les inversions de casse adoptées par l’éditeur, indique qu’il s’agit d’un roman destiné d’abord aux adolescents (âgés de plus de quinze ans, si possible) et aux jeunes adultes. Bon calcul, car un lecteur de plus de dix-huit ans aura du mal à se laisser convaincre par le scénario qu’a conçu l’auteur, ainsi que par le mélange de sauvagerie et de sentimentalisme dans lequel il semble se complaire. Pour bâtir une intrigue cohérente, l’auteur aurait pu imaginer un État prohibant seulement les images pornographiques, ce qui l’aurait mené à s’interroger sur la nature de ces images et à se demander si le désir avec lequel on scrute ces images ne fait pas d’elles autre chose que des images… La difficulté aurait alors été de tirer de ce postulat un roman destiné au jeune public.

La Brigade de l’Œil se lit très facilement, tout en étant pénible à lire. Son style composite oscille entre langue soutenue et langue familière, et souvent se contente de pasticher le phrasé du James Ellroy de White Jazz. De plus, ce style est chargé de métaphores emphatiques : des battements de cœur, quoique « silencieux », sont capables d’« étriller l’air », lors des bagarres les dents « giclent » hors des bouches, un policier « empoigne » une femme « par le visage », la pluie en tombant trace ou forme des « courroies », etc.

Ça n’empêche pas le surgissement d’une authentique poésie, par exemple à la page 23 (La Brigade de l’Œil, éditions du Rouergue, 2007) : « Puis “schraouf !” – le bec de son chalumeau enflamma les documents qui disparurent dans un souffle igné en semant d’éphémères lucioles à travers toute la salle. » Guéraud crée une sorte de lyrisme haletant, un peu facile, en substituant, dans certains paragraphes, la conjonction et à toutes les virgules. Ainsi, à la page 126 : « [Chen] se dirige dessus [= en direction d’une lucarne] en buttant contre des planches et en renversant des objets non identifiables et il se cogne le crâne contre une poutre et des araignées lui effleurent le cou et leurs toiles lui voilent tout le visage alors il se précipite en tendant les mains en avant et il atteint la lucarne et il écarte le rideau de papier qui en masque la fenêtre et le soleil éclabousse enfin le grenier. » (Mais pourquoi la virgule grammaticale est-elle omise avant l’adverbe alors ?)

Le style étant ce qu’il est, le contraste le plus frappant est celui qui surgit entre les traits caractéristiques de la littérature la plus sérieuse, que nous avons énumérés en commençant, et la manière pour le moins empesée dont les dialogues sont insérés dans la narration. Comme beaucoup de romanciers français d’aujourd’hui, Guillaume Guéraud pratique la mise en relief des verbes introducteurs du discours direct.

 

Oui, c’est ici que je voulais en venir. Qu’on veuille bien pardonner mes interminables remarques préliminaires. Voyons ces dialogues de plus près :

« Kaneshiro vira sèchement dans la rue Nosaka et la tête de Strummer heurta la portière latérale. / – Et si tu te réveillais ! le brusqua Falk. » (La Brigade de l’Œil, éditions du Rouergue, p. 15.)

« – Le bureau de mon patron est au premier étage… dit-elle – sa voix tremblait. / Il cala ses galiscopes [galiscopes = lunettes spéciales que portent tous les membres de la Brigade de l’Œil pour pouvoir garder les yeux ouverts en permanence] un cran plus haut : / – Je ne vois qu’un store baissé. / – Le store du bureau de mon patron ! glapit-elle. / – Où est le problème ? s’impatienta Falk […]. / Elle se mordit les lèvres. / Elle dévoila enfin : / – Le problème est que mon patron est en train de baiser une fille dans son bureau. / Falk resta de marbre : / – Et puis ? […] Je ne vois pas en quoi ça concerne la Brigade de l’Œil. / – Il ne peut pas bander sans photos ! le retint la femme. […] Il ne peut pas bander sans avoir de photos de cul sous les yeux ! dénonça-t-elle, un ton à peine plus bas. » (Ibid., p. 92-94.)

On aura noté le singulier mélange d’épaisseur stylistique et de crudité verbale.

Ibid., p. 116 :

– Je peux savoir ce que tu comptes faire ? l’arrêta Kaneshiro.

[…]

– Cherche pas, préconisa Falk.

 

Pages 238-239 (noter le tiret que Guéraud emploie parfois au milieu de ses paragraphes narratifs, pour leur donner un rythme de halètement, en esquivant le verbe, alors que les incises du dialogue, juste après, témoignent d’un goût marqué pour la redondance) :

[L]a fourgonnette glissa le long du trottoir.

Derrière son pare-brise – le visage féodal de Clift.

Kao monta à ses côtés.

– Ils disent que le vent va faire rage ! lui annonça Clift en désignant l’autoradio.

Il écoutait la météo – à fond.

– Je ne me fie jamais à ces prévisions… commenta Kao.

Clift s’esclaffa avec amertume :

– On ne peut jamais les vérifier depuis le fond de notre trou. Mais j’aime les entendre.

Il arrêta cependant la radio et secoua la tête :

– Ça fait à peu près dix ans que je vis sous terre. Je ne sors que de temps en temps, la nuit, pour respirer et regarder le ciel. Sans presque jamais dépasser les murs du cimetière Haïku.

Il se massa la nuque.

– Le paquet est dans la boîte à gants ! finit-il par dévoiler.

Mais il plaqua une main contre le torse de Kao pour le retenir.

– Où est notre camarade ? voulut-il savoir avant tout.

– Dans le bar, répondit Kao le dos collé au siège. Le Rouge et le Noir [= nom du bar]. Là-bas.

Clift retira sa main.

 

Aucune ellipse ne peut justifier le recours à des verbes tels que « préconisa », « voulut-il savoir », etc. Ces verbes semblent résulter de la soumission de l’auteur à plusieurs contraintes bien récentes : 1. ne pas répéter le verbe dire (un interdit qu’on ne s’impose qu’en France) ; 2. mettre, immédiatement après les paroles rapportées, les points sur les i, empêcher tout risque de mésinterprétation du discours direct, comme si la parole directe exigeait d’être constamment réarrimée à la berge de la parole narrative. Bref, tout le contraire de ce que faisaient les grands écrivains des époques antérieures. Ceux-ci s’efforçaient de rendre le lecteur co-créateur du récit, en lui laissant le soin de deviner les mouvements intérieurs des personnages qui se parlent. Ils ne commentaient ou n’analysaient les paroles rapportées que si celles-ci avaient un sens caché auquel ils voulaient faire accéder le lecteur, mais ce commentaire et cette analyse se faisaient alors sous la forme d’un complément circonstanciel prolongeant le verbe dire, ou sous la forme de phrases complètes glissées entre les différentes répliques, et non pas à travers des verbes introducteurs tautologiques.

 

« – Des fleurs ? s’étonna Emma. / – On appelle ça comme ça… confirma-t-il. / Elle les prit et chuchota : / – Des fleurs, de la part d’un malfaiteur, c’est plutôt flatteur. / La faille, entre son nez et le creux de sa lèvre supérieure, se plissa. / – Mais, si c’est dans le but de me séduire, ça manque d’originalité… déplora-t-elle. » (La Brigade de l’Œil, p. 107-108.)

« – Quelle est cette épouvantable odeur ? renifla Doyle – ministre de l’Éducation. / – Ce mec vient d’écraser une cigarette à l’intérieur de sa main ! dénonça un vigile. » (Ibid., p. 136.)

« – Les images ne sont pas les seules drogues à intoxiquer la population ! se permit de plaider McNee. / – Quelles sont les autres ? insista Kaneshiro. / – L’opium lui-même ! gronda McNee. » (Page 319.)

Avec de pareils enchaînements de verbes introducteurs, au milieu de scènes frôlant constamment le stéréotype, on atteint le comique involontaire. Utiliser « confirma » (ou « retint », ou « dénonça », ou « renifla ») en guise de verbe introducteur du discours direct, c’est tomber dans la redondance, presque dans la tautologie, puisque chacun de ces verbes ne fait que résumer le contenu manifeste des paroles rapportées.

Et comme les dialogues manquent cruellement d’originalité, comme ils versent tantôt dans la gravité chargée de menace, tantôt dans l’émotion larmoyante, chacun de ces verbes semble expliciter et souligner la nature d’une émotion que le lecteur avait devinée par lui-même. Ces incises nous paraissent d’autant plus pesantes que les descriptions des lieux où évoluent les personnages sont généralement maigres, réduites à des indications rudimentaires, et parfois inexistantes. Il se crée ainsi un déséquilibre entre les masses narratives elles-mêmes.

 

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