Principe de précaution, par Matthieu Jung, est un roman ironique et plein de ruse, d’une incroyable puissance comique, paru aux éditions Stock en 2009. Étrangement, dans les incises contenant les verbes de parole, l’auteur a laissé proliférer les redondances :
« – Allô, Alice ! l’a-t-il interpellée en agitant ses deux mains devant elle, comme un marionnettiste » (p. 32) ; « – T’es triste, papa ? s’interrompit Manon au beau milieu d’une phrase » (p. 149 ; la fillette était en train de réciter une leçon) ; « – Pardon, tu nous précises juste ton prénom, l’a reprise Manu d’un ton agacé » (p. 255) ; « – Attends, a contesté le militant des JCR » (même page) ; « – Attends, attends, t’interromps pas les gens sur ce ton et tu t’présentes s’il te plaît…, l’a repris le grand ordonnateur » (p. 257) ; « – Ne nous dispersons pas, ai-je fermement recadré le débat » (sic ! p. 260) ; « – Si, c’était pareil ! l’a violemment contredite Manu » (p. 261) ; « – Certaines phrases sont tout de même inintelligibles…, se lamenta Cécile en relisant quelques passages » (p. 337) ; « – En tout cas, ta décontraction m’a bluffé ces derniers mois…, l’ai-je félicité » (p. 381) ; « – Tu préférerais peut-être vivre au Darfour, imbécile ! l’ai-je rembarré » (p. 396).
On trouve aussi, en guise de verbes introducteurs du discours direct : « aimait à me charrier Pierre Sopardi » (p. 75) ; « m’a mielleusement rabroué Lionel » (p. 145) ; « s’inquiéta-t-elle, surprise » (p. 204) ; « le contrai-je » (p. 213) ; « s’est moqué Malik » (p. 266).
Le héros-narrateur, Pascal Ébodoire, est un homme dominé par ce qu’on appelait autrefois le respect humain (prononcez : respèkumain) ; dominé par ce qu’on appelle aujourd’hui, dans notre franglais, le « politiquement correct ». Salarié consciencieux, mari fidèle et aimant, père de famille à l’autorité chancelante, Pascal Ébodoire est hanté par la crainte de ne pas être assez dévoué aux idées à la mode lorsqu’elles concernent des problèmes moraux, sociaux et sanitaires.
L’écrivain a su faire jouer l’un par rapport à l’autre deux niveaux d’ironie. Au premier niveau, la satire que fait le narrateur du milieu professionnel au sein duquel il évolue (il est opérateur de marchés financiers), satire dont il est le maître d’œuvre, bien qu’elle tourne fréquemment à son désavantage. Au second niveau : l’ironie romanesque, immanente, portant sur le héros-narrateur lui-même. Les éléments constitutifs du récit naïvement assumé par Pascal font que nous rions de lui plus souvent que nous ne rions avec lui.
Aucun auteur omniscient ne vient nous dire où nous devons placer notre sympathie. Tant mieux. Grâce aux nombreux jeux de miroirs qui parsèment son propre récit, nous déchiffrons le regard que portent sur Pascal les personnages que celui-ci croit décrire avec condescendance, notamment celui de l’ahurissant Lionel Ruszczyk, son collègue et sa bête noire, son exact contraire, personnage mordant et haut en couleur, immonde et truculent, inoubliable créature littéraire.
Dans Principe de précaution, la parole narrative émane d’une conscience dont l’intelligence aliénée s’achemine tranquillement, dans toute la candeur de sa bonne foi, vers un état d’irrémédiable obsession, puis de folie. Pascal Ébodoire rapporte avec une sorte de gourmandise les conversations qu’il a avec ses collègues de travail ou avec sa femme, de sorte que ces dialogues finissent par laisser transparaître certaines réalités dont la parole du narrateur nous donnait une image faussée.
Rien que pour avoir rendu vraisemblable son dispositif narratif, en détournant notre attention de la contradiction féconde qui rend possible le romanesque, Matthieu Jung mérite l’admiration du public et de la critique. Son roman est si brillant que j’en suis venu à me demander si les maladresses relevées plus haut étaient de regrettables accrocs dans le tissu du style, ou s’il s’agissait de lourdeurs calculées.
Peuvent-elles s’interpréter comme reflétant volontairement la mentalité du narrateur ?
Le comique et l’ironie ont toujours légitimé la présence de fautes de goût et de gaucheries délibérées, qu’aucun commentaire de l’auteur ne vient signaler. En voici une, tirée du chapitre XXX de L’affaire Blaireau, un roman parodique écrit par Alphonse Allais :
« Fléchard eut un tressaillement de joie : / – Arabella, vous êtes un ange ! lui baisa-t-il la main. »
Dans Les caves du Vatican d’André Gide, on trouve ce « ment-il » qui peut se révéler si agaçant dans un roman au ton grave :
« – Qu’est-ce que c’est que ces machinettes-là ? / Julie comprend fort bien que la question n’est pas sérieuse ; mais pourquoi s’offusquerait-elle ? / – Comment, mon oncle ! vous n’avez jamais vu des médailles [pieuses] ? / – Ma foi non, ma petite, ment-il ; ça n’est pas joli-joli, mais je pense que cela sert à quelque chose. » (Les caves du Vatican, livre premier, chap. III.)
Dans tout ce passage, le narrateur intervient de manière visible, appuyée, mais avec une intention plaisante. Il joue de la connivence qu’il a établie avec son lecteur. Celui-ci connaissait les opinions de l’oncle de la petite Julie, le franc-maçon et libre penseur Anthime Armand-Dubois, il n’attendait que de le voir à l’œuvre. Le ton de la narration est moins ironique que délibérément moqueur.
Or, dans Principe de précaution, je crains que les incises des dialogues n’aient pour effet d’affaiblir le réalisme des répliques placées dans la bouche des personnages et leur puissance d’impact. Car la force satirique du roman ne provient pas d’une désinvolture et d’une insolence du sens littéral, comme dans L’affaire Blaireau ou dans Les caves du Vatican, mais de la contradiction qui se fait jour entre la réalité des rapports sociaux et des relations entre les sexes, à lire entre les lignes, et un discours « citoyen » et responsable élaboré pour nier cette réalité, discours dont est imprégnée la narration faite par Pascal Ébodoire sur le ton grave, masochiste, et parfois vindicatif, qui lui est naturel.
Certes, en mettant de la redondance dans les verbes introducteurs, Pascal Ébodoire narre (ou écrit) en style de « roman citoyen ». Entre les dialogues, qui font pénétrer dans le texte la réalité extérieure, et le récit obsessionnel fait par Pascal Ébodoire, les incises épaisses jouent-elles le rôle d’une nécessaire transition ?
Il y a un autre élément indécidable. Comme on peut le voir par les extraits que j’ai cités en commençant, le style de Principe de précaution a une particularité qui peut gêner la lecture : les paragraphes narratifs ne cessent d’osciller entre le passé composé et le passé simple, alors que normalement on choisit l’un ou l’autre comme temps de base du récit et qu’on ne les emploie pas côte à côte. Le narrateur cherche-t-il à appliquer à la lettre le cours que faisaient les professeurs des années 1970 et 80 sur les valeurs des temps verbaux ? Ces professeurs nous affirmaient que le passé composé s’emploie pour les actions antérieures au moment présent de l’écriture, le passé simple pour les actions qu’ils disaient « brèves »… L’application (machinale ?) de cette doctrine tronquée donne un résultat étrange, si l’on en prend conscience, mais qui n’est pas incompatible avec le projet de l’auteur. Ni le rythme ni l’efficacité du roman n’en sont affectés. Je crois même qu’il en surgit une certaine beauté.
Décidément, ce grand roman se défend très bien contre les objections que peut susciter sa technique. C’est un roman qu’on relit, qui ne déçoit jamais et qui, comme Madame Bovary, se révèle inépuisable.